Dans la petite boutique, il n’y avait personne mais du bruit provenait de l’atelier. Elle s’y dirigea, espérant pouvoir s’entretenir avec son patron et mettre en ordre son travail et les dernières commandes avant son départ. Lorsqu’elle chassa les lourds rideaux du passage, ce fût son père qui l’attendait, en grande discussion avec le vieil artisan au regard soucieux. Le regard de son père étouffa les mots qu’elle s’apprêtait à prononcer tandis que ses doigts fins serraient le parchemin dans sa main.
« Veux-tu m’expliquer, je te prie, ce que c’est que cette histoire ? Comment, par Moura et tous ses océans, as-tu pu me cacher cela ?
- Je … balbutia Kymil nerveusement.
Ce n’était point mon intention. Je … je ne pensais pas que cela vous offenserez.
- Seule, sans un mot pour moi ou ta famille, seule là-bas !!
- Pardonnez-moi père, je ne voulais pas vous causer du tort.
- Aux foudres les offenses et les torts !! Que faisais-tu à ce recrutement ? »
La main sur son parchemin se desserra légèrement. La fureur de son père n’était pas causée par son entrée à la milice. Elle se détendit, du moins ses pensées quittèrent la sphère de désillusion de son esprit, mais un doute la tourmentait. Elle respira profondément, regarda son père dans les yeux et laissa son courage parler pour elle.
« Je voulais suivre vos pas, vous succéder. Père, dit-elle sur un ton plus haut alors qu’il ouvrit la bouche.
Mère aura peut être un fils, peut-être son instinct la trompe-t-elle ; mais à ce jour, je suis votre dernière fille, ni mariée, ni mère. J’aurais aimé être digne de vous dès ce recrutement, venir à vous et vous apprendre la grande nouvelle.
- Aurait aimé ? demanda son père d’une voix étrangement calme.
- J’ai échoué. Et … je sais maintenant que je ne possède pas ce qu’il faut pour être digne de vous, de notre nom, digne un jour de vous succéder mais …
- Il suffit Kymil ! la coupa son père.
Me crois-tu indigné par le secret de ton engagement ?
- Vous ne l’êtes pas ?
- En venant ici, j’étais le plus inquiet des pères. Mon monde est violent et brutal, je ne veux pas que ma fille risque sa vie pour la réputation de notre famille. Nous ne t’avons pas élevée pour cela. »
Le regard de Kymil s’assombrit. L’inquiétude naturelle de son père la renvoie à tout cet entrainement enduré, à toutes ces épreuves supportées, à sa condition de benjamine, à sa condition de femme.
« Je ne suis plus une enfant père. Je suis prête à faire mes preuves, à faire votre fierté. Je ne suis pas faible.
- Ne te fourvoies pas jeune fille, ma fierté vient de ce que tu es et non ce que tu fais … mais cela ne te suffit pas, n’est-ce pas ? Rajouta-t-il sur un ton résigné.»
Assurée, décidée, résolue, Kymil apprit alors à son père et au maître artisan qu’elle venait d’intégrer la milice, qu’elle avait accepté sa première mission. Le regard calme et serein, elle dit à son père qu’avec ou sans son accord et sa confiance, elle marcherait comme lui sur le chemin de l’abnégation et du dévouement, différemment certes.
Restés seuls dans l’atelier, ils discutèrent de longues minutes, Kymil révéla qu’elle possédait le don de magie et l’existence de l’artefact magique, apparu lorsqu’elle pria Moura de lui montrer la voie de sa destinée. Le visage las, il lui demanda finalement de le rejoindre dans la demeure familiale avant la nuit. Il dit respecter sa décision et elle le crut, son regard ne pouvait lui mentir. Il souffrait de sa décision et elle n’eut pas le courage d’en demander la raison.
Il partit après avoir salué le vieil artisan qui, une fois seul avec son employée la regarda d’un air étrange, comme soulagé.
« Alors c’est pour cela que tu as tant travaillé sur nos commandes ?
- Oui Thésiès, pardonnez-moi vous aussi de ne vous avoir rien dit.
- Te voyant avancé si vite ces derniers jours, je craignais que tu ne m’annonces que tu partais chez les Sœurs contraires.»
Il ria de bon cœur et jugea de son vieil âge les désirs de la jeune elfe comme une saine ambition, même s’il aurait préféré garder sa prometteuse apprentie dans le domaine de l’artisanat. Ils s’entendirent facilement quant à son retour à ses côtés, sa place ici l’attendrait.
Curieux de nature, il lui demanda ensuite de lui raconter son récent parcours et les tenants de cette première mission au sein de la milice et, tandis qu’elle lui conta ses aventures et mésaventures en un récit circonstanciel, il fouilla dans un coffre.
« Cette perle, dit-il d’une voix où résonnait toute sa foi,
n’est pas qu’un présage pour juger de ton futur en toute piété, c’est un signe, un gage. Tu es vouée à un grand destin.
- Thésiès allons !
- Tu verras, laisse à un vieil elfe sa sagesse. Mais tu as raison, c’est un pari sur l’avenir. Dans l’immédiat, laisse-moi te donner ceci. »
Il lui tendit une bourse de cuir. Pour le travail accompli ces derniers jours, pour l’avance prise grâce à ce dernier et pour l’aider un peu pendant son voyage.
« J’insiste, ajouta-t-il.
Voyager coûte cher, s’y préparer aussi.
- Merci Thésiès, dit Kymil en serrant le vieil elfe dans ses bras. »
Sa compagnie, son enseignement, ses conseils et sa bonhomie lui manqueront. Savoir qu’elle ne quittait pas définitivement cet aspect de sa vie lui permit aussi de mieux envisager ce nouveau chemin, parallèle à sa vie actuelle.
Elle marcha vite dans les rues enneigées de Lehber jusqu’à la maison familiale, le cœur battant et les muscles tendus. Chaque minute passée la rapprochait du moment où elle ferait face à la commerçante, où elle devrait parler et œuvrer au nom de la milice. Elle se remémora le trajet, le long voyage jusqu’au nord de la forêt et réalisa qu’elle n’était jamais allé si loin, du moins sur la terre ferme.
La main sur la poignée de porte, elle inspira et appuya fermement, entrant en conquérante, mutée dans sa carapace d’aplomb. Personne, cependant, n’était à l’entrée ni dans les pièces du rez-de-chaussée ; personne, donc, ne put découvrir l’étendue de cette hardiesse personnifiée. D’un mouvement las des épaules, elle s’avança et traversa la maison jusqu’à rejoindre le bureau de son père, dernier endroit où il pouvait l’attendre.
Cette pièce était aux yeux de Kymil plus une galerie qu’un lieu de travail. Son père, souvent absent, y passait très peu de temps et la poussière y régnait tant que l’air en était imprégné. Entourée des médailles, d’une collection d’armes et d’artéfact, de tableaux et objets d’arts représentant le monde où évolue son père, Kymil garde sa contenance, persuadée, à juste titre, qu’elle n’a point à craindre un retournement de situation.
Son père, dont l’inquiétude se lit encore dans le regard, s’arme par respect pour la décision, la détermination et le courage de sa fille, d’une attitude officielle et digne malgré l’intimité. Un brin solennel pour un entretien père fille mais qui les rendirent tout deux tremblants. Kymil sut là que son père lui donnait sa bénédiction. Il lui demanda alors de lui narrer ses dernières semaines, son entrainement, sa tentative d’intégration et comme lui était venue l’idée d’intégrer la milice et Kymil, comme libérée d’un poids, se livra à un autre récit passionné. Ils échangèrent des rires, des anecdotes et des impressions plus philosophiques. Ils passèrent ainsi une grosse heure ensemble, avant que son père ne se lève et ouvre un meuble bas, un présentoir à la vitrine sale d’où il sortit une épée courte à lame large et poignée courte. Il lui tendit, posée à plat sur ses paumes.
« Ce glaive m’a été offert par mon père à mon premier centenaire. C’est une très vieille lame, elle a plusieurs fois été réparée et reforgée mais elle a gardé sa solidité. Mon père me l’offrit lorsqu’il m’accepta à bord de son navire pour me former, elle était le symbole d’un sentiment d’assurance, de certitude quant à mes capacités, un symbole d’espérance aussi, basé sur l’abandon total. Il croyait en moi et ce soir, je connais aussi ce sentiment. Peu importe ce que tu entreprends aujourd’hui et feras dans le futur, je te soutiendrais car j’ai foi en toi. »
Incrédule et euphorique à la fois, Kymil accepta le glaive et le garda sous ses yeux ébahis de longues secondes avant de pouvoir articuler ses premiers mots. Et ils furent plein d’incompréhension, plein de doute et d’incertitude. Elle ne doutait pas des mots, ni des sentiments de son père, seulement de leur origine et de la nature de sa sincérité. L’avait-elle contraint à devoir agir ainsi, s’était-il senti dos au mur en raison de ses choix ? Elle le questionna et il avoua qu’il aurait préféré qu’elle fasse carrière dans l’artisanat, à l’abri derrière les murs de la ville.
« Excuse les espoirs utopique d’un père je t’en prie. Dit-il après un terrible soupir.
Vous êtes ma faiblesse … tu le sais, n’est-ce pas, rajouta-t-il en se confrontant au doux sourire affectueux de Kymil.
Même avec son caractère si passionné, votre mère est plus pragmatique que moi quand il s’agit de vous, elle est plus réaliste aussi. Moi, secrètement, au fond de ce cœur trop mou, j’aspire à n’avoir que des filles depuis la naissance de ta sœur à cause de ce rêve idiot, ce songe de vous voir loin du danger et de la mort.
- Pourtant, tu nous as laissé faire nos propres choix toute notre vie. Nos rencontres hasardeuses, nos périples en mer … oh ! S’exclama-t-elle soudain.
Tu nous as tenues éloignées de ton monde. Celui dans lequel je mets maintenant un pied.
- Oui, dit-il en s’affaissant dans son fauteuil.
Les traditions et le protocole qui font d’un fils mon successeur ne sont que des excuses pour moi. »
Le glaive qu’elle tient dans la main est le symbole de l’abandon d’un rêve pour s’abandonner à un sentiment tortueux : la confiance en l’autre. Le contrôle qu’il espérait tant avoir sur le futur de sa fille, il lui en fit don ici-même, dans l’intimité d’un bureau. Un pacte qui n’en sortira d’ailleurs pas. Kymil, peu surprise par la demande de son père et déçue de sa réalité, lui fit la promesse de ne point en parler à sa mère, de ne point ébruiter son intégration à la milice et ce, tant pour préserver la santé de sa mère dont la grossesse est difficile que pour se préserver elle-même de la colère de cette dernière, capable même alitée de lui barrer la route de sa nouvelle voie.
((hrp : reçoit une bourse de yus de la part de l’artisan
- reçoit un glaive de la part de son père.))