IX 3 Les geôles du nord avec tout le confort
IX 4 L’échappatoire
On ne m’emmène pas hors de ma cellule. Je dirais plutôt qu’on me dégage sans ménagement. De temps à autre, je sens le froid et la piqûre de l’extrémité de la lance dans mon dos, tandis qu’un autre homme marche devant moi pour me montrer la voie. Sur le trajet, je suis la cible des regards. Je décèle de la haine dans leur attitude. Hautaine, dédaigneuse, tout le mépris que j’ai pu voir chez les gens depuis ma fuite d’Omyre semble se concentrer ici. Pourtant, je remarque autre chose, comme une forme de curiosité, d’incompréhension. Est-ce le sauvetage que j’ai réalisé qui les met dans un tel état ? Pensent-ils qu’à cause de ma nature Shaakt, sauver autrui est contre-nature ?
Je n’ai pas le temps de me dérouiller les jambes à l’extérieur que déjà je pénètre dans un autre bâtiment, plus sécurisé celui-ci. Les hommes y sont plus nombreux et ô combien armés. Encore une fois, je passe sous le jugement des hommes et femmes présents. Ce petit manège continue jusqu’à ce qu’on m’arrête devant une porte imposante. Trois coups secs, forts, résonnent dans le couloir où je me trouve. Une voix forte ordonne d’entrer et c’est sans ménagement que l’on me pousse à l’intérieur.
Une grande pièce chauffée par une cheminée bien fournie donne une chaleur douce et agréable. Les dorures sont raffinées et les décorations militaires sont érigées en de nombreuses fois : tableaux de soldats décorés, représentations de champ de bataille et statues de buste d’hommes. Les tapis au sol aident à offrir un sentiment de réconfort. Ce qui n’est pas le cas des deux hommes déjà en places. Un homme se tient sur le côté, adossé au mur près d’une fenêtre, les bras croisés, tourne la tête dans ma direction à mon arrivée. Il me faut quelques secondes pour me remettre son visage. C’est l’elfe blanc qui avait scruté mes faits et gestes durant mon "escorte" jusqu’à Lebher. Ce même elfe qui a lancé sur moi le sort d’eau qui m’a affaibli et que je tente de reproduire. Je devrais lui poser la question sur la méthode employée pour faire pénétrer le poison dans le corps. Le second homme, un Earion, est le chef qui m’a permis de vivre assez longtemps pour subir un interrogatoire douloureux. Assis dans un fauteuil richement garnis, il semble avoir une position plus importante que je ne l’aurais cru. Les deux gardes m’encerclent, armes en mains pour me montrer qu’ils sont prêts à s’en servir à la moindre occasion.
"Qui es-tu ?" Me demande le chef que je qualifierais à présent de capitaine.
"Nhaundar Zanakfein messire." Répondis-je en me tenant aussi droit que possible, parlant haut et clair. Je n’ai après tout, rien fait de mal.
Rien pas de réaction particulière. Il cache parfaitement ses émotions par un visage fermé. Difficile de lire les traits de son visage dans ces conditions.
"Que fais-tu ici ?" Continue-t-il son interrogatoire.
"Vous m’avez fait demander messire !" Dis-je simplement.
Bien entendu, ce n’est pas la réponse qu’il souhaite, mais il reste toujours le visage figé. En revanche, j’entends sur le côté l’agacement d’un des soldats qui frappe sa lance sur le sol.
"Je répète." Reprend-il avec une légère pointe d’agacement dans la voix.
"Qu’est-ce qui t’as amené sur nos terres, à te balader sans aucune crainte comme si tu étais chez toi ?"
"Il paraît que l’éclosion des fleurs de la région est magnifique en cette période de l’année !" Fais-je gaiement, cherchant une réaction.
Cependant, elle ne vient pas du capitaine, mais d’un des soldats. Forcée par un coup de pied brutal au genou, ma jambe ploie sous le choc et entraîne la seconde, m’obligeant à finir à terre avec force. On cherche à me rabaisser. On cherche à m’humilier. Cependant, je perçois enfin l’agacement du chef l’Earion qui m’interroge. Un début qui me permet de mieux le cerner ses intentions. Tapotant du doigt sur la table, il attend toujours sa réponse et ne semble pas vouloir céder en la reposant à nouveau.
"Je…je me suis égaré…messire." Fais-je tout simplement.
En portant mon regard sur lui, j’ai le temps de voir un échange fugace entre lui et l’Hinion. Un geste de la tête, hochant tout simplement, avant de reposer ses yeux sur moi.
"Es-tu envoyé par nos ennemis ?" Enchaîne-t-il calmement.
"Pas du tout messire !" Fais-je en répondant rapidement. Là encore, un échange se fait entre les deux elfes.
"Tu n’as donc aucune mission nécessitant ta présence ?" Demande-t-il ensuite.
Sa question semble directe. Suis-je ou non un ennemi ? Evidemment pas et voyant une porte de sortie, je m’y précipite.
"Bien sûr que non messire !" Fais-je toujours aussi immédiatement.
Il prend le temps d’une grande respiration avant de poursuivre.
"Tu n’as donc aucune information de valeur ? Rien qui justifierait de te garder en vie plus longtemps ?"
La question me fige sur place, envahie par mon sang qui se glace. Je me suis laissé guider sur ce terrain comme un ignare complet. Non, je ne suis pas un espion. Me garder n’a donc aucun sens tactique pour eux. Alors quoi ? Je laisse ma tête rouler sur le sol gelé de Lebher ? Après tout ce que j’ai vécu ?
"Alors ?" Force-t-il pour ne pas me laisser le temps de réfléchir.
"Je…j’ai servi dans la milice Oranaise. Je suis sûr que je peux vous être utile !" Dis-je pris par la panique.
Il regarde sur son bureau et porte son attention sur quelque chose hors de ma vue.
"Oui…j’ai lu ce document qui le…certifie !" Déclare-t-il.
"Oui ! Oui ! Celui-là même ! C’est bien la preuve de mon utilité !" Dis-je avec un espoir retrouvé.
"Ce que je vois c’est une falsification de grande qualité ! Quand bien-même il serait vrai, nous sommes à Lebher, pas à Oranan." Lâche-t-il dans un silence de mort, le bois crépitant accompagnant cet instant difficile. Puis il enchaîne en présentant divers objets en ma possession.
"Tu avais sur toi des objets peu ordinaires, je l’avoue. Des babioles particulièrement inutiles." Fait-il en dénigrant mes précieux objets magiques aux pouvoirs surprenants.
"Ils ne sont utiles que puis celui qui a l’esprit ouvert…messire !" Fais-je malgré moi, prenant sa remarque comme une insulte impardonnable, avant de comprendre trop tard qu’on se joue de moi.
Si les lances des soldats sont acérées, l’extrémité opposée est, elle, particulièrement solide. Entre les mains d’un soldat aguerri, il n’est pas difficile de porter un premier coup au ventre pour me plier en deux et un second sur la nuque pour forcer ma tête à percuter le sol.
"En revanche…ceci est tout à fait remarquable." Déclare-t-il en dégainant mon épée magique.
"Ce n’est pas une bonne arme de combat, mais il paraît qu’elle regorge de pouvoirs surprenants !"
(Je suis l’échange comme un simple spectateur. En continuant sur cette voie, c’est la mort assurée. Si je souhaite trouver une échappatoire, je dois créer une opportunité moi-même. Mais qu’ai-je à offrir, si ce n’est mes capacités magiques…)
Je regarde l’Hinïon qui continue de m’observer avec attention. Le visage impassible, adossé au mur il ne cesse de me scruter, de me détailler, de…m’analyser.
(C’est donc cela ! Lui aussi est un psychomancien. Il fait office de détecteur de vérité ! Et vu l’importance qu’il semble avoir, c’est lui que je dois convaincre !)
Fort de cette nouvelle information, je réfléchis à toute vitesse. L’Hinïon, la psychomancie, les pouvoirs contenus dans l’épée, la guerre avec Pohelis...
(…oui . Si mes soupçons sont fondés, ça peut fonctionner !)
Je regarde le capitaine avec toute la hauteur que je peux me permettre en étant à genoux, tandis qu’il tient toujours mon épée magique entre ses mains.
"Une épée d’une grande puissance oui. Cependant, vos hommes en sont-ils simplement dignes…messire ?"
Je perçois un mouvement de lance qui me crispe malgré-moi avant de recevoir le coup. Néanmoins, au travers de mes paupières qui font un va-et-vient particulièrement rapide, je discerne la main du capitaine qui l’arrête.
"Parce qu’un misérable Shaakt serait bien plus digne que n’importe lequel de mes hommes ?" Déclare-t-il, avec une voie encore plus froide que le climat à l’extérieur.
"Vos yeux vous trompent, messire. Vous voyez une peau noire alors c’est forcément un ennemi. N’est-ce pas ? Pourtant, j’ai au Nirtim, œuvré bien plus que n’importe lequel des miens pour fuir la réputation de ma race et sauvé la vie de nombreux êtres, jusqu’à l’Imiftil. J’ai œuvré pour la milice avec succès. Vous avez un document qui prouve qu’Oranan a bien fait l’effort de croire en moi. Une simple vérification vous assurera de mes propos. Je peux vous être d’une aide. Aussi insignifiante puisse-t-elle être, elle pourra toujours assister vos hommes sur le front de guerre !"
Le capitaine me regarde sans ciller, de ses yeux glaçant, avant de soudainement partir dans un rire moqueur.
"Toi ! Un Shaakt ? Tu proposes de nous servir sur le front ? Penses-tu sérieusement que je vais laisser une maudite peau noire user de sa magie au milieu de mes vaillants soldats ?"
"Absolument pas ! En revanche, je peux enchanter armes et armures pour qu’elles vous assistent dans votre conflit." Dis-je calmement. Mes propos semblent faire mouche, car il se tait soudain, arborant une réaction d’écoute sincère.
"Je connais une magie permettant d’incorporer n’importe lequel de mes sorts dans une arme ou une pièce d’armure et des sorts, j’en connais de différents éléments. En plus d’user de sorts offensifs, je peux faire chauffer les armes de vos ennemis au point de les forcer à les lâcher. Je peux protéger vos soldats les moins équipés avec une enveloppe de pierre et de terre. Je peux user de magie curative, ou aveugler les assauts adverses quelques instants. Et je connais quelques sorts pour altérer l’esprit ennemi, en leur faisant croire qu’ils leur manquent une jambe ou un bras, en brouillant leurs sens au point que même les soldats les plus forts ne parviennent plus à tenir droit. Je suis même capable d’empêcher tout usage de magie ou technique de combat et pour vos mages, créer une onde de magie pour guider leurs sorts !"
Durant l’énumération de mes sorts, j’ai davantage porté mon attention sur l’Hinïon. Lui comme le capitaine semblent être intrigué par mes compétences et ce dernier cherche du regard la confirmation de l’aide que je peux apporter. Décroisant les bras, l’elfe blanc ouvre enfin la bouche.
"J’ai connaissance de certains de ces sorts en effet. Tout comme il en existe bien un qui permet d’incorporer des sorts comme il le prétend." Explique-t-il à son capitaine, avant de revenir à la charge.
"Néanmoins. Cela demande des besoins en magie particulièrement conséquents. Un coût en potions de mana bien supérieur au gain possible. Ce n’est que de l’esbroufe, une vaine tentative de gagner du temps !" Clame-t-il en me portant un regard empli de haine, avant de se tourner vers son supérieur.
(Fichtre, il haïe lui aussi les Shaakt. Fallait s’y attendre.)
Celui-ci sourit à la réplique de son homme de main, jugeant l’entretien à son terme.
"Et si je suis en mesure de me passer de potions de mana ?" Fais-je tout simplement, balayant ainsi le seul argument qui m’est défavorable.
"Impossible !" Grogne-t-il de toutes ses dents à mon attention.
"Souhaitez-vous que je vous prouve le contraire ?" Fais-je le plus calmement du monde, contrastant avec la colère évidente qui m’est adressée, avant de chercher du regard l’avis du seul homme capable de décider.
D’un ordre simple et d’un regard autoritaire, un des soldats laisse tomber à mes pieds un brassard. Je tends la main pour le saisir, qu’un coup de pieds l’éloigne de moi pour arriver près de l’Hinïon. Je m’apprête à me relever que la voix du soldat me l’interdit, jugeant cette position trop dangereuse pour la sécurité du capitaine. Je suis donc contraint et forcé de marcher à quatre pattes jusqu’aux pieds de mon homologue psychomancien à la peau blanche. Je ramasse la protection et entreprends de monopoliser mes fluides, qu’un bruit désagréable et un froid à la gorge déplaisant se font sentir.
"Au moindre signe d’agression, ta tête aura la capacité de voler quelques instants !" Me menace-t-il, sa lame dégainée et pointée sur ma gorge.
Je lui adresse un maigre sourire et recommence à concentrer mes fluides en moi. L’ambiance est plutôt tendue et ma situation ne prête guère à l’aisance magique. Je fais donc le vide en moi avant de plonger à nouveau dans mes ressources magiques. J’use de mon savoir pour créer le réceptacle qui servira à recevoir le sort à lancer, puis focalise ma concentration pour y incorporer le sort permettant de recouvrir ses réserves magiques, grâce à l’appel des esprits ambiants. Une fois cela fait, je regarde l’objet de mon travail et le porte à l’Hinïon. Lorsque celui-ci cherche à le prendre, je l’éloigne de sa main et précise.
"Comprenez qu’il s’agit-là d’un sort pour recouvrir ses réserves magiques. Il faut donc au préalable qu’elles ne soient pas au maximum. Pourquoi ne pas faire usage de votre sort sur moi, celui qui m’a éreinté ? Je me demandais justement comment le liquide s’infiltre dans la peau. Est-ce une composition du poison particulière ou une volonté de l’utilisateur qui permet cela ?"
Ma demande semble l’irriter particulièrement, au vu du rictus de colère qui anime son visage. C’est avec un grand plaisir qu’il use de sa magie sur moi. Je vois le liquide se former dans da main, avant d’être projeté d’un simple geste du poignet. Ses doigts sont toujours dirigés vers moi, alors que je sens le poison s’infiltrer avec force au travers de ma peau, engendrant rapidement une faiblesse généralisée lorsqu’il se répand dans le reste de mon corps. Ainsi, il faut maintenir la concentration sur le poison. Ma théorie se confirme donc. Après cela, l’Hinïon se concentre sur la protection et observe avec attention l’incrustation de mon sort. Il porte un premier coup d’œil rapide, presque méprisant sur mon travail. Puis après quelques secondes d’examen, son attention est plus importante, davantage studieuse. Comme s’il avait fait une importante découverte. Il me jette un regard d’incompréhension, avant que l’ombre d’une hésitation ne se présente sur son visage et que finalement, il n’use de la magie qui s’y trouve. Entrant en communion avec les esprits, une aura s’imprègne autant en lui que sur lui, perturbant particulièrement toutes personnes qui y portent son attention. Des volutes magiques émanent de lui et s’en vont s’étaler comme des tentacules, à la recherche des esprits ambiants. Moi, je sais ce qu’il se passe, mais les esprits étant invisibles et seul le lanceur à la compréhension clair de ce qu’il s’y passe, pour un néophyte l’impression est clairement flippante.
(Ainsi, c’est cela l’effet généré par l’union du corps avec les esprits ? C’est fascinant !)
La magie se dissipe et alors que l’Hinïon garde le silence, le capitaine lui enjoint de dévoiler ce qu’il s’est produit.
"Il…" Commence-t-il en me portant de brefs regards, hésitant à poursuivre.
"Il dit vrai. Il est en effet capable de se passer de potion." Cède-t-il enfin.
"On peut donc l’utiliser pour les enchantements ?" Demande simplement le capitaine.
L’Hinïon le confirme d’un simple hochement de la tête, avant de préciser qu’il faudra analyser chaque pièce individuellement, s’assurant ainsi qu’il n’y aura pas d’entourloupe. Le capitaine clos ainsi l’échange en indiquant aux gardes de me reconduire au cachot, avant de préparer le nécessaire pour ma tâche à venir. Il n’est nulle question de m’installer dans un espace confortable, mais bien de me surveiller avec attention. Pourtant, fort de mon utilité, je profite des derniers instants pour interpeller le capitaine après m’être relevé.
"Qu’en est-il de ma récompense ?" Fais-je simplement et faisant attirer à moi une véritable stupéfaction.
"Une…récompense ?" Répète le responsable des lieux.
"Et en quel honneur ? Tu as encore ta tête sur tes épaules Shaakt, cela ne te suffit pas ?"
"N’ai-je pas sauvé la vie d’un des vôtres ? Un homme qui avait une certaine valeur d’après ce que j’ai pu voir. Ne pensez-vous pas qu’un tel mérite quelque chose en retour ?" Dis-je en me tenant droit.
L’Earion me regarde un instant, me toisant de toute sa stature, avant de répliquer sèchement.
"Le Shaakt marque un point." Commence-t-il, provoquant la stupéfaction des autres elfes présents.
"Soit ! Je t’accorde une faveur, mais une seule ! Choisi bien. Couche confortable, nourriture décente, eau potable, pièce chauffée. Le choix est tient."
Les regards se portent rapidement sur moi. Que vais-je choisir ? De quoi manger et boire ? Certains auraient du mal à faire un choix, mais pour ma part, il n’y a qu’une seule évidence.
"Mange-Botte !" Dis-je haut et clair.
"Mange…botte ? Qu’est-ce ? Un étrange rituel Shaakt pour entretenir ses souliers ?" Déclare-t-il en provoquant des rires moqueurs.
"Non." Fais-je simplement lorsque les rires se sont assez estompés.
"Mange-Botte est le nom de mon Corgy. L’énorme chien sur lequel je suis venu. La seule chose que je demande est que l’on s’occupe de lui. Qu'on s'en occupe avec soin. Il a été atteint par un maléfice qui a accru sa taille. Il n’est affilié à aucune organisation ou armé. Ce n’est qu’un chien. Géant certes, mais un simple chien, qui a besoin qu’on s’occupe de lui. Voilà ma demande, capitaine."
Ma requête le laisse sans voix. Grâce à ma magie, je peux monter la température ambiante ou remplir une gourde d’eau. Le choix de la nourriture aurait été une évidence, mais je dois penser à Mange-Botte et veiller sur lui.
"Requête acceptée !" Déclare finalement le capitaine. Alors que ses gardes me guident vers la sortie, il émet cependant une dernière remarque.
"Sache cependant que ta vie n’est pas encore sauvée. Je vais présenter ce projet, les possibilités que tu offres, à mes supérieurs. Eux prendront la décision de ta réelle utilité. Emmenez-le !"