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Elle arriva à la grange en avance. C’était l’une des plus grandes et sans doute la plus réputée de la ville. Il y avait ici, quelque soit la saison, beaucoup de monde ; clients, éleveurs, fermiers, maréchal-ferrant et employés se partageaient l'espace et l’activité ne baissait vraiment qu’à la nuit tombée.
Afin de gagner du temps et espérant bien faire, elle se permit de prévenir un elfe finissant de sceller un cheval iakoute à la crinière presque blonde lui arrivant au dessus des naseaux. Elle remarqua un changement saisissant chez son interlocuteur après qu’elle eût évoqué le nom de la cliente désireuse de les rejoindre. Elle parvint à détecter une touche de compassion, presque un apitoiement envers elle lorsqu’il vit l’insigne de la milice. Cette dame pécuniairement généreuse n’en était pas moins une personne peu appréciée ici, trop stricte, trop intransigeante, peu aimable et exigeante quant à quantité de manies.
Elle les observa pourtant s’échiner à préparer le chariot de la négociante avec une précipitation étonnamment efficace. Deux chevaux iakoute furent sortis de leurs emplacements et attachés à un chariot couvert dont les roues étaient plus grande que la jeune elfe.
« Il y a une commande en attente, dit un contremaître en questionnant Kymil,
pour son Voyage … on la charge ? »
Il avait laissé trainer sa voix sur voyage, nul ici ne savait où, quand, ni pour combien de temps et encore moins le nombre de passager il fallait prévoir. Mais il y avait deux grandes caisses de matériels commandées par la négociante. Kymil acquiesça, espérant là encore bien faire car malgré l’empressement manifeste de sa cliente à vouloir quitter la ville ; elle ne savait si parmi les manies agaçantes de cette dernière, évoquées ça et là par les plus râleurs des employés, le contrôle excessif dominait.
Tout fût prêt quelques minutes avant que la négociante n’arrive et un autre étrange ballet s’offrit à la vue de Kymil qui, à nouveau, n’en comprit rien. Les employés déjà au fait de la manœuvre se reculèrent et certains grommelèrent contre la cliente avant d’être repris par le contremaître plus respectueux de la vie privée de la clientèle.
Mais les mots avaient été dits. La folie de cette femme fut moquée ; les plus acides des propos parurent dénoncer une folie inventée afin de faire oublier le suicide du mari. En définitive, chacun avait un avis sur elle sans que quiconque ne connaisse même son prénom.
Kymil, qui ne s’était point jusque là posé la question de l’existence ou non de l’enfant fut tant surprise par les agissements de la négociante qu’elle se mit à se questionner. Elle et son enfant, imaginaire pour beaucoup, passèrent d’un transport à l’autre cachés du regard des autres ; et seule la femme en ressortit. Le visage crispé par une angoisse que les plus acariâtres n’auraient osé dénoncer comme factice ou inventé.
La suite fut expédiée de main de maître. La vérification de la marchandise, la fixation de la paille pour les chevaux, le paiement et les réglages des sangles et des guides … tout se fit sans heurts ni amabilité avec le contremaître.
Jusqu’au bout, Kymil fut invisible aux yeux de la commerçante.
« Veuillez déposer vos affaires contre la paille et prenez place à l’avant. »
La jeune milicienne s’exécuta aussitôt sans toutefois parvenir à croiser le regard froid et inquiet de l’autre, un regard qui passait de la ville à la forêt et Kymil jurerait avoir aperçut de l’humidité perler au bord intérieur de ces yeux bleus.
A peine installées, les chevaux avancèrent au pas et la commerçante s’enquit du plan prévu pour les mener vers leur destination.
« Nous allons emprunter la voie balisée jusqu’à la Manufacture des Jumeaux, de là, nous longeront l’orée Est de l’Astirya, plus praticable pour le chariot et il y a entre la forêt et le fleuve plusieurs petites garnisons à la frontière et des hameaux de bucherons et de chasseurs. Plus on montera, moins il y aura de garnisons ou de convois de marchands. Nous aurons alors à choisir si nous contournons l’Astirya par les steppes ou si nous la traversons. Cela dépendra des conditions météorologiques et de la détermination de vos ennemis. »
L’Earionne eut une brève réaction à l’énonciation de ses ennemis, à peine décelable par le mouvement des mèches rousse contre son front. Ses lèvres pincées prédirent à Kymil une nouvelle série de critiques ou remontrances mais il n’en fut rien. Elle vit cette femme abîmée par le chagrin et l’angoisse guider ses chevaux vers les premières marques de peinture du balisage vers la Manufacture d’armes et outils.
Toutes ces recherches effectuées en amont par Kymil, la négociante n’avait osé les faire, de crainte d’éveiller les soupçons quant à ses projets et précipiter le moment où les menaces seraient mises à exécution. Elle entrevoyait tout de même quelques erreurs manifestes dans ce choix et le fit remarquer à la trop jeune et trop confiante milicienne.
« J’ai pensé au contraire que partir dans cette direction nous donnerait une chance de prendre de l’avance si d’aventure quelqu’un nous surveillait. Répondit Kymil qui s’efforçait de paraître professionnelle et assurée.
Bien qu’insolite, ce trajet vers la manufacture ne peut guère être pressenti comme une échappatoire ; dans quelques jours, ne vous voyant pas revenir, ils chercheront en vain des traces effacées par la neige.
- Vous oubliez votre présence. Dit la commerçante avec une amertume à peine contenue
- L’escorte de citoyens fait parti des affectations d’un milicien novice.
- Et les caisses de chargement ? Quelqu’un pourra parler.
- Elles sont toujours fermées. Elles ont été chargées alors que j’étais seule avec les employés et aucun d’eux n’a été curieux. »
Mais la vieille Earionne n’était pas convaincue. Elle maugréa à nouveau ses griefs vis-à-vis de la milice et les compétences de la jeune elfe ; les mots étaient durs mais le timbre tendait à se faire tremblant et l’intensité était à l’opposé de la colère. Car l’espoir que représentaient ce départ et la présence controversée de Kymil avait rendu plus faillible encore son moral.
Elle ne parvenait pas à détecter d’imposture dans la patience et la politesse de la jeune milicienne, mais ne parvenait pas à ressentir l’aplomb qu’elle en espérait. Elle venait d’un monde dur où loyauté et faux-semblant vacillaient au gré des courants et des modes, où tout s’achetait et se vendait, même la déférence. Un gouffre existait entre les deux femmes, tant générationnel que social, même leur échelle de valeurs n’était compatible que dans un monde imaginaire.
Kymil se contentait d’essayer de bien se faire voir sans avoir la curiosité de comprendre le monde d’origine de cette femme qui voyait, elle, ses ressources habituelles devenues inefficaces et se murait dans une antipathie inutile et non réciproque.
En ce petit matin d’un printemps qui tardait à s'installer, un long voyage vers l’inconnu commençait.