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6.2
« Kadmos ! j’t’emmène ton plus riche client d'la soirée et par Bek’Mor, c’est un sekteg ! »
Les parties de carte s’interrompirent ; on cessa de boire dans les choppes et de tripoter les femmes ; le maladif accordéoniste arrêta de jouer ; ceux accoudés au comptoir se retournèrent ; à l’étage, deux femmes pomponnées s’exclamèrent.
Sous la tête d’un crocodile géant fixée au mur, la voix de basse du patron retentit dans le silence :
« Tu t’es déjà bien usé ce soir, founier, dit-il,
va te reposer.»
Rouêt gloussa et tangua vers lui. Tête basse, Sump suivit. Un homme patibulaire cracha à ses pieds.
« J’ai d’quoi payer, founedieu !» fanfaronna le paysan.
Il brandit la pièce d’or. Kadmos s’en saisit et la croqua.
«De l’or, du vrai, dit-il en la glissant dans son tablier,
je vais te servir si c’est ce que tu veux. »
Ses petits yeux se posèrent sur Sump :
« Quant à toi sekteg, si tu as de quoi payer, tu seras bien traité. »
Sump se hissa sur un tabouret et sursauta quand le patron abattit ses mains poilues sur le comptoir gras :
« Écoutez-moi tous, articula-t-il d’une voix forte,
le sekteg est mon client. Si jamais l’un d’entre vous, bande de boueux, lui cherche des noises, il aura à faire à moi, compris ? »
La musique et les jeux de cartes reprirent par-dessus le bruit de la pluie contre le toit en bois. Kadmos remplit deux chopines et en posa une devant Sump :
« Tu as crevé le chien de Traster. » dit-il.
Sump se figea ; sa main se posa sur le manche de sa dague. Cramponné au comptoir, Rouêt gloussa et commença à raconter le pugilat. Le patron tourna la tête vers lui et sous les yeux de Sump, son profil s’aligna avec celui du crocodile. Le paysan se tut, balbutia quelques excuses et emporta son verre à l’écart. Kadmos revint sur Sump :
« Traster est le pire des emmerdeurs que je connaisse, dit-il en nettoyant un verre,
et sa satanée vérole de bestiole a tué trois de mes propres bêtes et je ne te parle pas de l’or que j'y ai laissé. J’aurais donné cher pour te voir saigner sa saloperie. »
Sump écarta sa bière :
« Manger. » dit-il.
Le patron lui proposa le plat du jour : de la bouillie de foune accompagné de crapaud de plaine. Et une boisson plus corsée. Sump accepta.
« Je te conseille aussi de rester dormir, ajouta Kadmos,
les nuits en ville sont à peine moins dangereuses que celles de la tourbe. Mes chambres sont sûres. »
Kadmos disparut derrière. Sump tendit le cou mais ne vit rien des cuisines ; d’impatience il se mâchonna l'intérieur des joues et détailla les étagères en face de lui. Un batracien se débattait dans un des récipients. Le patron revint avec une assiette qu'il posa sur le comptoir. Sump empoigna la cuillère en bois et la planta dans la bouillie grisâtre. Un coup de tonnerre retentit ; l’établissement trembla. Des clients trinquèrent. Sump porta la nourriture à sa bouche lorsqu'une souris se dirigea vers un morceau de fromage posé sur un piège derrière le comptoir.
« Mange, sourit le patron,
c'est immonde mais c'est consistant. »
Avec un "clac", le piège se referma sur le rongeur. Les yeux de Sump croisèrent ceux de Kadmos, jaunes et petits au-dessus d'un sourire tout en dents. Sump repoussa son assiette et se redressa. Le sourire de Kadmos s’étira. Il sortit un gourdin de son tablier :
« Traster a promis une belle récompense pour ta capture, dit-il,
mais avant on va se partager ton or. »
Une seconde passa. Sump sauta à terre alors qu'un homme derrière lui se jetait sur le comptoir ; nourriture et boisson volèrent. Il détala comme un lièvre au milieu d’une meute de molosses affamés. Il sortit de la taverne en dérapant dans la boue ; les trombes de pluie l'assommait. Il s'enfuit.
Encensés par l’or, le sang et la boisson, les clients et le patron se ruèrent à sa poursuite mais perdirent vite sa trace.
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