Dans le chapitre précédent...
Interarc : Le rempart des innocents.
Chapitre II.2 : Début d'une errance.
"Force". Telle était la signification de cette dernière rune. Et de la force, il allait en avoir besoin dans les mois qui s'annonçaient... Encore une fois, il regretta de ne pas avoir trouvé une rune action. Si les runes élémentaires, objets et autres étaient des briques, les runes actions étaient quant à elles le mortier qui les reliait. Akihito avait lui un beau paquet de briques, de plus ou moins grandes qualités. Mais sans le mortier, il lui était difficile de faire quoi que ce soit d'intéressant. Et vu l'échec qui avait failli lui coûter la vie face à Karsinar la dernière fois qu'il avait utilisé une rune seule, il n'était pas pressé de recommencer.
Nataku revint alors avec tout ce que l'enchanteur lui avait demandé, non sans l'abreuver de divers conseils. Chasser, notamment, car les rations n'allaient durer qu'un temps et n'étaient pas faites pour être consommées par un combattant actif. Il soupira : voilà bien un domaine dans lequel il n'excellait pas. Lors de son dernier voyage, il n'était pas dévolu à cette tâche et pour une bonne raison. En revanche, ce n'avait pas été un problème pour...
Il réprima comme il put la douleur sourde et remercia le commerçant, avant de se diriger vers la porte.
"Merci, monsieur Arashimasi. Prenez soin de vous."
- Et tâche d'être prudent, hein ? Il y a eu bien assez de ravages, n'ajoute pas ton nom à la liste.
- ... J'essayerai. Promis."
Essayer. C'était tout ce qu'il pouvait faire.
Sortant de la boutique, il avait traversé toute la ville, d'une traite. Les rues étaient encore très clairsemées et les rares passants n'arboraient que des nuances de tristesse sur le visage. Nombreux étaient ceux à prendre le même chemin que lui, la direction de la sortie de la ville. Les plus richement habillés des Ynoriens portaient des urnes entre leurs mains, quand les autres cachaient leurs mains dans leurs manches ou se les tordaient nerveusement. Bien sûr, on le reconnut et les réactions furent diverses et variées : si la plupart ne faisaient que murmurer sur son passage, d'autres éprouvaient du ressentiment.
"Pourquoi est-il en vie ?"
"Mon fils et mon frère sont morts, mais lui a survécu comme par hasard..."
"Porteur de la Kizoku Rana, tu parles..."
Il ne répondit à personne. Qu'aurait-il pu dire, de toute façon ? Se défendre en disant que les conseillers avaient eux aussi survécu ? Avouer qu'il n'avait aucune foutue idée de pourquoi sa vie n'avait pas été fauchée avec toutes les autres ? S'excuser d'être encore en vie ? S'énerver en disant qu'il n'aurait rien pu faire, de toute façon ?
(J'en ai pas la force.)
Certains cherchaient un coupable pour atténuer leur malheur, et il était un miraculeux rescapé d'à peine vingt-trois ans : reliques ou pas à la ceinture, il était aisé de le prendre pour cible. Vouloir répondre n'aurait fait qu'accentuer leur colère et leur peine, quoi qu'il dise.
("Pourquoi moi, et pas les autres", c'est le fardeau des survivants. Tout finira par se tasser, ne leur en veut pas trop.) lui rappela sa Faëra. Lui, il accéléra simplement le pas.
Visible depuis l'extérieur de la ville, les longues langues de fumées noires provenant des charniers qui brûlaient les corps chargeaient l'air d'une odeur de mort et de chair brûlée atroce. C'était sans doute préférable à celle des cadavres pourrissants, mais ne rendait pas pour autant l'épreuve plus facile. Une longue procession de mères abattues, de femmes éplorées et d'enfants en larmes s'étendait de la brèche aménagée à travers les portes de la ville effondrées jusqu'à l'espace où des centaines de corps étaient étendus. Tous, riches comme pauvres, notables comme issu du peuple, espérait pouvoir identifier un proche, un parent, avant qu'il ne soit incinéré. Rares étaient ceux à avoir cette chance, et à pouvoir emmener les corps se faire incinérer au Bôchi.
Le Bôchi était le cimetière de la ville, et consistait en un ensemble de colonnes qui faisaient office de pierres tombales. Après avoir incinéré le défunt, les Ynoriens gravaient son nom dans la colonne de sa famille et enterraient l'urne. Les plus riches exposaient les urnes décorées et finement ciselées dans des alcôves, et leurs colonnes portaient les armoiries de leur famille. Pour le commun des mortels, de simples amphores en terre cuites étaient utilisées et vendu au prix coûtant dans le crématorium.
Akihito fit la queue, comme les autres. Les voix basses qui le suivaient s'éteignirent peu à peu alors qu'ils progressaient dans le charnier, chacun cherchant des yeux l'être aimé. Parfois, une personne sortait de la file et se dirigeait vers un corps étendu, vérifiant son identité. La plupart du temps c'était en pure perte, mais parfois un cri de douleur émergeait et une des personnes chargées des bûchers venaient alors l'aider à empaqueter le corps pour le mener au crématorium. Au bout de la queue, on pouvait accéder à une femme d'une quarantaine d'années au visage blafard, aux traits tirés et au chignon strict. Elle était en charge du lourd registre des morts identifiés et de s'il avaient été déjà brûlés, ou non. Malgré la fatigue évidente ses yeux n'avaient pas perdu leur ardeur d'aider les malheureux endeuillés à offrir une sépulture décente à leur famille tombée au combat. Quand vint son tour, Akihito n'eut que le temps d'ouvrir la bouche.
"Je...
- Ah, Porteur. La Conseillère m'avait prévenu de votre arrivée prochaine. Ceux que vous cherchez sont dans la troisième rangée, septième rang."
(Ceux ?)
Un effroyable espoir émergea. Il n'entendit qu'à peine la chargée du registre s'excuser d'être si expéditive car il s'avançait déjà vers l'emplacement indiqué. Il reconnu sans peine le visage encore enfantin du porteur de potions, dont la peau avait commencé à foncer par la décomposition. Mais nulle trace d'Elle. Car à côté de l'adolescent, c'était les corps d'un couple qui reposaient. Les cadavres. La famille du porteur. Et un nom.
Kento, Arime, Fudô Arashimasi.
Les morts que pleuraient Nataku et sa femme étaient les mêmes qu'il allait enterrer. Il dut se mordre jusqu'au sang l'intérieur des joues pour ne pas être secoué d'un rire nerveux devant l'ironie de la situation, et avala difficilement le sang dans sa bouche quand un des techniciens s'approcha de lui.
"Voulez-vous qu'on les emmène au Bôchi ?
-... S'il vous plait."
La crémation ne dura pas. Les fours marchaient à plein régime car s'ils servaient à incinérer les cadavres identifiés par leur famille, on y brûlait aussi quantité d'anonymes pour ne pas qu'ils pourrissent inutilement dans la plaine. En quelques minutes, Akihito se trouva avec une urne funéraire grise gravée du nom de la famille. La froide réalité de la vitesse à laquelle trois corps avaient été réduits à une poignée de cendres lui glaça le sang, et il se mit à suivre le fossoyeur et le marbrier d'un pas tremblant, alors qu'il le menait vers la colonne familiale. Un simple pilier de marbre poli, grisâtre, marqué du nom des défunts Arashimasi. Parmi eux, le connu Hyori Arashimasi qui siégea au Conseil quelques dizaines d'années auparavant. Les agents du Bôchi remplirent alors leur office : le marbrier grava le nom des trois défunts, puis à côté "C.A". Le Charnier des Âmes. Les victimes du Dragon Noir. Le fossoyeur creusa la terre, et laissa Akihito y placer l'urne avant de l'ensevelir. Puis ils partirent sans un mot, saluant silencieusement le mage avant de repartir s'occuper d'une nouvelle famille. Après un long moment, sa voix résonna à travers le Bôchi.
"Voilà, Kento. Je t'avais promis de t'enterrer, toi que je n'avais pas pu sauver. Je pensais le faire en compagnie de ta famille... Mais c'est peut-être mieux pour eux qu'ils n'aient pas eus à t'enterrer si jeune."
Il tomba à genoux.
"J'ignorais que tu étais de la famille de Nataku. Le hasard s'est montré cruel, une fois de plus. Je suis passé tant de fois chez ton oncle, peut-être que nous nous étions déjà croisés. Peut-être que si nous avions fait connaissance, nous aurions joué ensemble, plus jeunes. Tu aurais été le petit frère que je n'ai jamais eu, et j'aurais été un grand frère pour toi. On aurait pu s'amuser avec Hïo, aussi.
Tu as eu le courage de protéger Oranan malgré ton âge. Et si la guerre n'est pas finie, Oranan reste vulnérable : repose en paix, Kento. Ton sacrifice ne sera pas en vain, je m'en assurerai."
Il se releva et écrasa la larme qui roula sur sa joue. Il voulait aussi ajouter une parole à Son attention mais il n'en eut pas la force, en fin de compte.
Il lui restait une dernière chose à faire, avant de battre la campagne Ynorienne.
"Maman..."
Dans un flash de lumière, Akihito s'enfonça dans les nuages pour rejoindre avec la vitesse de la foudre la seule membre de sa famille qui lui restait.