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Lorsque Kurgoth se réveilla, quelques minutes en avance sur le soleil, il constata, sortant la tête par l'ouverture de la tente en peau, que Krel'Ka était restée fidèle au poste, se retournant même pour le saluer en l'entendant remuer, et que le brasier n'avait toujours pas fini de consommer l'immense souche. Disparaissant à nouveau dans son abri, le garzok s'habilla de sa bure cérémonielle et s'allongea sur le sol, face contre terre, pour prier Thimoros. Après quelques longues minutes de recueillement durant lesquelles le barbare demandait la protection de son dieu, il finit par ressortir, tout équipé, de son abri. Il ne leur fallut, avec sa compagne de voyage que quelques minutes pour ranger la tente et nettoyer une dernière fois les alentours du brasier, se préservant ainsi de créer un incendie pouvant tout à la fois enrager Ter Zignok, réduire en poussière les troncs utilisés pour marquer leur chemin et menacer les œufs de Khynt. Le couple de serviteurs de la modifiée repris ensuite sa longue marche entrecoupée d'arrêts fréquents dédiés au marquage de troncs.
Alors qu'ils progressaient lentement dans les bois, d'autres odeurs et d'autres sons que ceux de la forêt leurs parvinrent petit à petit, des odeurs de feu, des cris, le brouhaha d'une foule lointaine. Ils ne tardèrent pas à arriver sur ce qui semblait être un sentier régulièrement utilisé et Kurgoth y laissa sa dernière marque sur un tronc. La proximité de la civilisation l’apaisait, au point même qu'il rangea définitivement son arme après avoir entaillé l'arbre au bord du chemin forestier. Leur progression se fit également plus facile, il n'y avait en effet plus de grosses racines à enjamber ou de mousses glissantes sous leurs pieds, le sentier, tassé par les pas répétés, évitant chacun des obstacles des bois en se faufilant au travers des troncs. La densité même des arbres se réduisait, leur apportant progressivement plus de lumière tandis qu'ils pressaient le pas, soulagés d'enfin pouvoir se déplacer sans peine à une vitesse raisonnable.
Au milieu d'après-midi, les deux compagnons, Kurgoth en tête, émergèrent finalement de la forêt aux abords du Grand pont des Bois. Il s'agissait d'un grand pont de rondins que le barbare avait déjà traversé pour se rendre dans le Comté de Bouhen et qui fourmillait d'activité, servant d'unique accès à la moitié Ouest du port alimentant la cité noire. Remarquant les nombreux gardes autour de l'édifice, il se tourna vers Krel'Ka.
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En voilà des soldats! Tu penses qu'on trouvera ici de quoi ramener les œufs?"
Celle-ci fit "non" de la tête et l'encouragea à rejoindre Omyre avant la nuit pour pouvoir repartir le lendemain avec les troupes de Khynt. Kurgoth haussa les épaules et s'avança sur la construction de bois suivi de la femelle. Au milieu de la traversée, le barbare s'immobilisa soudain, sans réagir lorsque sa compagne de voyage le percuta. Absorbé par un vieillard penché au bord du pont, celui-ci ignora les questions de sa compagne de voyage pour se diriger vers le garzok. Celui était assis sur l’extrémité d'un des piliers qui dépassait assez pour en faire un tabouret rudimentaire. De part et d'autres de lui, deux seaux de bois étaient posés. Le premier remplit d'eau contenait quatre truites qui semblaient en chercher la sortie, tandis qu'au fond du second rampaient quelques larves d'insectes. L'ancien, imperturbable malgré la foule se pressant dans son dos, tenait dans ses mains un bâton de bois au bout duquel était attaché une ficelle, celle-ci rejoignait la rivière quelques mètres plus bas. Curieux, le prêtre l'observa, malgré les demandes de Krel'Ka pour reprendre la route, mais le pêcheur restait impassible.
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Curieuse manière de pêcher, un filet ne serait-il pas plus efficace?"
Sans quitter des yeux le point où la ficelle rejoignait la rivière, le vieillard répondit d'une voix lasse et rugueuse.
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Efficace? A quoi bon? Quand mon clan vivait chichement le long de ce cours d'eau, nous pêchions au filet. Mais aujourd'hui, à quoi bon? Avec la renaissance du vieux port des elfes, nos maisons sont devenues des entrepôts et les miens travaillent comme porteurs pour décharger les navires plutôt que de pêcher... Tout ça pour quelques yus dont ils se servent pour acheter de la viande de rat... Nous vivions mieux avant le retour de la reine noire."
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Tu oses dire que tu regrettes que Thimoros nous ait renvoyé sa fille? Tu es soit trop courageux soit sénile, vieillard."
Le ton du barbare était sec et sa lourde main se posa sur l'épaule de son interlocuteur, menaçante.
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Qui sommes-nous, moi ou même mon clan pour nous opposer à la volonté du dieu sombre? Je m'inquiète surtout de la colère de Ter Zignok qui nous protégeait auparavant. Il est d'ailleurs inutile de me menacer, à mon âge, ma vie ne tient plus qu'à un fil. Trop faible pour me battre ou travailler au port, les miens ne m'acceptent que parce que je leur ramène quelques maigres poissons. Ter Zignok me les offre car il sait que je lui suis fidèle, c'est donc à lui que je me dédie plutôt qu'à Thimoros."
La main brune du guerrier revint se placer à son côté, le vieux garzok attendait manifestement la mort et ne la craignait plus depuis longtemps. Les paroles prononcées trouvèrent un écho dans la ferveur du prêtre et celui-ci répliqua.
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Thimoros et sa fille, tout puissants soient-ils, s'occupent du destin de notre peuple comme un tout. Ils ne peuvent protéger chaque clan et chaque individu. Thimoros lui-même, dieu de la souffrance, nous commande l'acte de sacrifice. Je lui ai sacrifié mon corps et lui dédie aujourd'hui ma vie, ton clan lui a sacrifié son mode de vie. C'est grâce à ces sacrifices qu'il nous protège et nous donne la force de conquérir plutôt que d'être exterminés comme ce fut le cas il y a longtemps."
Le prêtre fut coupé dans sa tirade par son estomac criant famine, lui rappelant qu'il n'avait rien mangé depuis son retour sur Yuimen. Entendant ce bruit, le vieillard se mit à ricaner.
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Mais c'est bien Ter Zignok qui nous offre le gibier que nous mangeons! Je me tourne vers lui, et il me donne des poissons qui me nourrissent, moi et mon clan. Qu'as-tu à offrir, toi qui prie Thimoros? Et quel sacrifice vais-je devoir payer en échange?"
Kurgoth réfléchit, sentant que s'il donnait une réponse satisfaisant le pêcheur, celui-ci accepterait de lui céder une partie de son butin. Mais que pouvait-il faire? Que pouvait-il donc demander à Thimoros pour satisfaire le vieillard? C'est alors que je lui murmurai par le lien qui nous unissait:
(
Voyons, tu le sais ce qu'il veut... Que son clan retrouve sa vie d'avant... Qu'ils fassent couler le sang plutôt que servir de mules...)
Mon maître sembla inspiré puisqu'il répondit aussitôt:
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Si tu m'offres ces poissons, je prierai Thimoros pour toi. Je lui demanderai de réveiller la rage dans le cœur des tiens, afin qu'ils quittent cet asservissement et partent conquérir un autre territoire le long du fleuve... Vous pourrez ainsi retrouver vos coutumes faites de chasse et de pêche."
Il se tut un instant, planta son regard dans celui de l'ancien qui ne savait quoi en penser, puis continua.
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Les dieux ne sont pas jaloux et se savent complémentaires. Chacun vénère celui qui influe le plus sa vie, mais il peut être sage de ne pas oublier de prier les autres pour éviter leur courroux. Je vénère Thimoros, mais prie également sa fille, son frère et Ter Zignok, car eux aussi veillent sur nous à leur façon. Continue de vénérer Ter Zignok pour qu'il vous nourrisse, mais n'oublie pas de prier Thimoros pour qu'il redonne aux tiens la sauvagerie qui nous incite, pour chaque clan, à dominer sans partage un territoire."
Le vieux pêcheur éclata alors de rire avant de tousser bruyamment. Après s'être frappé le torse pour faire passer sa toux une demi-douzaine de fois, il répondit au barbare.
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J'ai l'impression d'entendre un prêtre... C'est vrai que tu pourrais ressembler à un des prêcheurs de Thimoros avec ta face ravagée. Bah, je n'ai guère d'espoir pour les miens, mais si ton dieu t'écoute, cela vaut bien une paire de poissons... Mon clan préfère la viande de toute façon."
Sa voix se fit quelque peu résignée alors qu'il plongea sa main droite dans le sceau de poissons. Attrapant deux d'entre eux par leurs fentes branchiales grâce à son index et son majeur, lequel semblait avoir perdu une phalange, il les envoya en direction du prêtre qui les rattrapa avec difficulté, ses mains glissant sur les écailles des animaux frétillants. Le vieux soupira alors et dit à voix basse.
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Je crois que si nous quittons le port, ce vieux pilier va me manquer, on dirait que je m'y suis attaché à force d'y passer mes journées."
Kurgoth dévisagea son aîné puis le remercia sobrement. En se retournant, il aperçut Krel'Ka qui l'attendait avec un regard réprobateur. Elle était manifestement impatiente d'arriver à Omyre et n'avait pas apprécié de devoir attendre ainsi pendant que son compagnon de route s'était arrêté, semblait-il uniquement pour discuter. En passant à côté d'elle, le barbare tendit un poisson et déclara d'un air joueur:
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On peut y aller. Et bon appétit!"
Je le vis alors décapiter la truite d'un coup de crocs et commencer à la mâcher. Bien que j'appréciasse la couleur du liquide carmin aux bords de sa gueule, je m'insurgeai immédiatement:
(
Tu vas pas manger ça comme ça?! Fais le cuire! Vide le! C'est dégoutant! Et en plus tu vas tomber malade!)
La brute se contenta de hausser les épaules, ce qui dut paraître étrange à Krel'Ka qui le suivait sans avoir accès à la conversation, puis de me répondre nonchalamment:
(
Vu ce que j'ai mangé durant ma vie, mon estomac est solide... Au pire, j'aurai la chiasse, c'est pas ça qui va me tuer...)
Alors qu'il arrachait un autre morceau de l'animal, je m’abstins de répliquer, préférant attendre qu'il fût endormi pour filtrer son sang à son insu... J'avais décidé de me lier à lui, autant le maintenir en vie. Je réalisais alors que, comme pour ses prédécesseurs, celui-là était un cas à part... Sans doute les attirais-je.
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