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Lorsque Kurgoth sortit de sa tente au milieu de la nuit, mû par une envie pressante, il ne remarqua pas l'obscurité inhabituelle. Le ciel d'encre ne laisse transparaître ni la lueur de la lune, ni celle d'aucune étoile, probablement cachées par de lourds nuages. Le brasier au centre du campement, pourtant fort généreusement alimenté par les soldats, semblait s'être éteint alors que la terre, bien qu'humide, n'était pas détrempée comme l'on pourrait s'y attendre après une pluie diluvienne nécessaire pour éteindre naturellement le foyer. La situation était pour le moins étrange, mais pas suffisamment pour interpeller le prêtre léthargique qui ne souhaitait que se soulager avant de retomber dans le profond sommeil dont il n'avait pas encore vraiment émergé. Sortant du camp, il s'immobilisa lorsqu'un grognement lupin se fit entendre à quelques centimètres de ses pieds. Observant la bête un instant, il supposa que celle-ci était probablement en train de rêver, ne voyant luire aucune pupille dans la nuit. Avant même qu'il ne reprenne sa route, des couinements et d'autres faibles grognements semblèrent confirmer son hypothèse. Il passa donc précautionneusement à côté de l'animal, prenant soin de ne pas lui marcher dessus malgré la pénombre si sombre que lui-même ne distinguait guère son environnement qu'à quelques mètres. Alors qu'il se rapprochait d'un buisson, un bruissement attira son attention. En d'autres temps et d'autres lieux, il aurait songé à un rongeur ou une quelconque autre créature trop petite pour représenter le moindre danger, or Kurgoth se trouvait dans les bois sombres, où il avait déjà croisé des créatures de cauchemar. Le plus inquiétant n'était d'ailleurs pas le bruissement, mais bien l'odeur omniprésente autour de lui. Une odeur lupine qui se distinguait de celle des loups du convoi par une intensité sauvage certaine. Cette odeur, qui l'entourait à présent et semblait comme collée sous son nez, il la reconnaîtrait entre mille, c'était celle d'un liykor noir.
Kurgoth ouvrit alors les yeux, trouvant à quelques centimètres de lui un long museau au bout duquel luisaient deux iris rouges. Pendant presque une seconde, les deux bêtes se fixèrent en silence puis, se saisissant de son arme au moment où les babines se retroussèrent devant lui, le barbare se releva brusquement en reversant le charriot qui le surmontait. Devant lui, une multitude de paires d'yeux rouges le fixait tandis qu'il hurlait à plein poumons:
"
Aux armes ! On nous atta- ..."
Une pointe de métal pénétra subitement la chair de son abdomen, lui coupant ainsi le souffle tandis qu'à l'unisson tombèrent sur le camp militaire de multiples voiles de ténèbres rendant impossible toute visibilité à plus de quelques centimètres. La blessure profonde déchirait les entrailles du chevalier qui grimaçait de douleur, cette dernière commençant à le faire chanceler. En réponse à cet ennemi trop près pour être touché par la grande kitranche, Kurgoth envoya son poing en avant et senti les os du museau et de la mâchoire se briser contre ses phalanges massives. Alors que des cris commencèrent à résonner autour de lui, indiquant le début du combat, mon maître arracha le pieu de ses entrailles, conscient qu'il allait saigner abondamment, mais qu'il ne pourrait manier son arme avec un godendac lui sortant du ventre. Il ne conserva cependant pas l'arme en main longtemps, choisissant plutôt de la lancer tel un javelot dans la direction où il pensait avoir vu ses ennemis. Aveugle, il le chercha pas à viser et lança à l'aveugle, mais se réjouit d'entendre un couinement de douleur dans la direction de son attaque. Pendant un court moment, le garzok resta immobile dans les ténèbres, comme tétanisé, serrant sa kitranche à s'en faire blanchir les jointures. Il n'avait aucun moyen de se repérer, tous ses sens étant brouillés. Les ténèbres dans lesquelles il était plongé n'offraient à sa vue pas le moindre détail à distinguer. Son ouïe monopolisée par les cris et coups environnants le lui permettait pas plus de pouvoir localiser la moindre menace. L'un des cris, plus aigu que les autres et venant de son dos, le sortit de son immobilisme. Pour lui, il ne pouvait appartenir qu'à Krel'Ka et il ne voyait pas annoncer à Khynt sa disparition dans ce que le modifié pourrait considérer comme une embuscade alors qu'il était resté dans les bois pour défendre les œufs, seul avec Erkra.
Sans plus réfléchir, il se précipita dans la direction du cri. Après quelques mètres, seulement, le barbare percuta une paroi de bois devant lui ; il s'agissait du fond du chariot qu'il avait renversé en se relevant. Emporté par son inertie, il traversa les planches avec fracas, mais se prit les pieds dans les restes de la tente qui était dressée sur le chariot et s'étala au sol de tout son long. Tandis qu'il tentait de se relever, un coup lui parvint sur le côté du crâne et lui fit lâcher son arme. Ne distinguant toujours rien autour de lui, il agita les bras pour trouver le misérable qui lui avait asséné un coup de genou par accident. Ses larges mains finirent par se saisirent d'un mollet. Il maintint alors de sa main gauche son agresseur, qui se débattait avec des grognements de protestation, en commençant à le marteler de son poing droit. La douleur qu'il ressentait à l'abdomen, bien que rendue totalement supportable par les terribles épreuves et tortures qu'il avait subit dans sa vie, restait assez intense pour insuffler en lui une rage féroce qu'il exprimait dans chacun de ses coups dévastateurs. Dès son premier coup, qui atteignit sa cible à la cuisse, il sentit celle-ci se dérober et en profita pour l'attirer au sol et remonter le long de son corps jusqu'à lui marteler le crâne. Lorsque les ténèbres se dissipèrent, Kurgoth se figea, surplombant sa dernière victime. Juste devant lui était étendu un garzok dont la cervelle dégoulinait d'un casque écrasé portant les traces de ses phalanges moulées dans le métal. Réalisant ce qu'il venait de commettre, le chevalier se redressa sur ses pieds, fixant un instant ses mains dégoulinantes de sang et de cervelle avant de regarder autour de lui. Des créatures, semblables à celle qu'il avait terrassé en se rendant à Bouhen, affrontaient furieusement les troupes de Khynt qui commençaient seulement à se réorganiser.
Au milieu des combats, il reconnut Krel'Ka qui semblait en bien mauvaise posture. Celle qu'il pensait être demi-humaine était en effet à trente centimètres au-dessus du sol, maintenue entre les griffes d'un monstre dont le pelage de jais commençait à grisonner. Le prêtre de Thimoros ramassa alors la kitranche qui était à ses côtés et se rua en hurlant dans leur direction. Un jeune liykor tenta de lui barrer la route, mais il fut projeté au sol puis piétiné par la brute enragé qui se comportait comme un troupeau de brok'nud à lui tout seul. Voyant la menace très peu discrète arriver, il jeta la lieutenante de Khynt dans les restes d'une tente et esquiva d'un pas sur le côté, laissant le garzok traverser le brasier dans sa course. Kurgoth ne réalisa ce qui venait de se passer qu'à après être ressorti des flammes et se jeta aussitôt au sol pour éteindre celles qui s'étaient accrochées à lui. À peine avait-il fini de les éteindre qu'il sentit une main l'étrangler. Portant ses mains à son cou, alors que ses forces semblaient être drainées, il comprit qu'il n'y avait rien et que tout cela n'était que sortilège. Le responsable apparu, contournant calmement le feu de camp avec un sourire carnassier. Le barbare se mit aussitôt en position de combat, sa kitranche séparant les deux ennemis, alors qu'en réponse, le liykor anima son ombre qui quitta le sol pour se déployer au-dessus de sa tête tel un esprit maléfique. Kurgoth cracha au sol de dégoût, il détestait la magie au plus haut point et pourtant Thimoros continuait de parsemer son chemin des manieurs de fluides.
Le chevalier se rua une nouvelle fois sur son ennemi, mais retint son coup, perturbé par un nouveau sortilège. Au dernier instant, le visage de la créature lupin se modifia, perdant soudainement toute vie pour sembler venir d'outre-tombe. Avant qu'il ne réalisât qu'il ne s'agît que d'une illusion, la bête en profita frappant de son gourdin le flanc du garzok qui reçut un second coup, cette fois-ci à la tête de la part de l'ombre animée. Kurgoth tituba, luttant pour ne pas lâcher son arme. Cet adversaire le surpassait manifestement et il le savait. Le liykor était plus rapide et il pouvait s'aider de sa magie, si le combat s'éternisait, il finirait par vaincre en tuant la brute à petit feu. S'apprêtant à lancer sa prochaine attaque, le prêtre se remémora un autre ennemi qui le surpassait sur bien des points : Olur. Lui aussi maîtrisait la magie et était plus agile que Kurgoth, mais il avait été vaincu par la force brute et implacable de son élève. Il lui suffisait de faire de même pour l'emporter ici, porter un unique coup qui se révélerait fatal. La rage qui coulait dans ses veines lui avait permis d'écraser un crâne et un casque sans s'en apercevoir, le moindre faux pas du liykor, le moindre coup porté par le garzok signerait la fin du combat. Il ne lui restait plus qu'à attaquer, attaquer jusqu'à enfin toucher et l'emporter, et c'est ce qu'il fit. L'immense kitranche se mit à fendre l'air, faisant presque trembler le sol lorsqu'elle s'y écrasait. Son porteur ignora les attaques de l'ombre qui le couvrirent de blessures sans pourtant en causer d'assez graves avant qu'elle ne se dissipe. De son côté, la créature lupine consacra toute son attention sur ses esquives et ses parades, ignorant la dissipation de ses sorts. Il finit cependant par perdre son équilibre en marchant sur un cadavre et l'arme du garzok en profita pour lui entailler profondément les cuisses.
Kurgoth jubilait, la victoire lui tendait les bras. Par excès de confiance, il jeta son arme et s'approcha de sa victime, déterminé à lui broyer le crâne de ses seules mains. Lorsque ses mains se posèrent sur la fourrure de la bête, une vive douleur s'empara de lui. Baissant les yeux, il vit la chair de ses cuisses s'ouvrir pendant que se refermait celle du loup qui ricanait. Ce dernier se releva en hurlant pour attirer l'attention de ses troupes et les encourager. Accroché aux poils de son poitrail, Kurgoth pendait, transi de douleur. Alors que tous les combattants, liykors et garzoks, observaient la fin du combat entre le plus puissant de chaque camp qui déciderait de la victoire en sapant le moral et pousserait à la fuite les vaincus, Kurgoth concentra ses forces dans un ultime geste. Comme il l'avait fait plus tôt avec un soldat allié qu'il avait pris pour un ennemi, il attira à son niveau de liykor de sa main gauche et lui fracassa le crâne d'un coup-de-poing qui manqua de le décapiter, s'effondrant avec lui l'instant suivant dans une flaque de leurs sangs mélangés.
Un long hurlement marqua la fin des combats et le repli des liykors qui venaient de perdre leur meneur. Allongé aux côtés de sa dernière victime, Kurgoth se vidait rapidement de son sang, aussi bien des blessures de ses cuisses que de la première des affrontements, à l'abdomen. Alors qu'il luttait pour garder conscience, étalé dans une flaque écarlate grandissante, il vit Krel'Ka s'approcher au pas de course en fouillant dans son sac. Arrivée à son niveau, elle lui fourra dans la gueule le sucre d'orge qu'elle avait reçu du père No-Hell, ne lui laissant pas le temps de dire quoi que ce soit, et ordonna :
"
Tais-toi et suce!"
Outre le goût addictif du sucre, la confiserie était d'autant plus agréable que ses blessures se refermaient à mesure qu'il la dégustait. Autour de lui, les autres survivants pansaient également leurs blessures et faisaient cuire les cadavres pour les dévorer avant le départ. Lentement mais sûrement, Kurgoth se rétablit de ses blessures et eut le temps de rassembler ses affaires avant le festin de chair précédant la suite du trajet. Le repas lui fit d'ailleurs le plus grand bien, son hémorragie l'ayant en partie affaiblit. Les restes de viande non consommée furent chargés dans les chariots dont une partie fut d'ailleurs perdue, mais qui restèrent d'ailleurs suffisamment nombreux pour transporter les œufs géants. Les garzoks se partagèrent également l'équipement des défunts, ce qui arrangea bien le barbare dont la qualité des protections laissait à désirer. Lorsque le convoi repris la route, le chevalier, bien qu'affaibli, continua d'aider en déracinant des arbres, même s'il avait besoin de plus grands temps de repos. Bien que ralentis par une diminution de ses effectifs, les garzoks parvinrent à rejoindre la clairière où les attendait leur chef dans l'après-midi. Kurgoth laissa alors aux soldats le soin de dégager les derniers troncs et d'approcher les véhicules et s'avança vers le lieutenant d'Oaxaca, suivi de près par Krel'Ka.
"
Seigneur Khynt, voici de quoi transporter les œufs, comme vous l'aviez demandé."
Kurgoth désigna alors le convoi en approche en attendant la réponse du modifié et, il l'espérait, sa récompense.
2310mots