Le Couvent des Soeurs du Saint Livre

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Yuimen
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Le Couvent des Soeurs du Saint Livre

Message par Yuimen » ven. 29 déc. 2017 12:47

Couvent des Sœurs du Saint Livre.
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Le couvent des Sœurs du Saint Livre est un lieu de réclusion volontaire, ouvert aux femmes de tout rang et de tout passé (en hommage aux Seshats). On y adore les écrits de Zewen et des Seshats tandis que les sœurs dédient leur vie à la contemplation et à l'étude du grand œuvre.

Les ecclésiastiques, qui font vœu de vivre de ce que leur offre le destin, pratiquent l'ascèse et vivent en quasi-autarcie. Elles prient ensemble au lever et au coucher, dans la petite chapelle où la mère du couvent dispense des sermons. Elles cultivent également la terre aussi bien pour le grain que le raisin, qui n'a d'ailleurs rien à envier à celui de Beauclair. Elles pratiquent les arts divinatoires plus ou moins bien et les dispensent aux voyageurs.

La culture et les arts ont également leur place, car les nonnes sont les garantes du savoir, de l'histoire et des prophéties. Elles pratiquent l’enluminure ainsi que la peinture sacrée et le travail des matériaux vivants, tels que la poterie ou l'ébénisterie.

Pacifistes et offrant le droit d'asile, elles ont su cultiver avec la seigneurie locale un lien d'indifférence, elles passent pour des folles illuminées même si certains grands noms n'hésitent pas dans le secret à faire appel à leur prédiction. Le couvent évolue de manière chaotique, seul comme à la manière du reste du clergé, la seule différence est leur sédentarité. La révérende mère aurait des relations avec le grand praticien mais, là encore, rien n'est prouvé.

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Haple Mitrium
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Re: Le Couvent des Soeurs du Saint Livre

Message par Haple Mitrium » dim. 17 sept. 2023 13:04

(((Dans les épisodes précédents...:
1: Haple est bannie d'Anorfain pour avoir tuée sa mère à l'enterrement de son père et se retrouve à l'Est des Duchés où elle est remise entre les mains d'une personne de confiance par un Fujonien dénommé Bharf (PNJ).

2: Ceux-ci pensent que son arrivée dans le duché des montagnes la place en grand danger, et que certaines personnes sont à sa recherche. Haple prend donc la route en compagnie de sa chaperone pour trouver refuge ailleurs, mais une rencontre avec des Djinns Marids sera fatale à la montagnarde et Haple se retrouvera de nouveau livrée à elle-même.

3: Suite à un rêve étrange dans lequel elle voit le sacrifice d'un agneau par son berger qui l'offre à un loup, Haple repère les traces d'un voyageur et les suit jusqu'à la grotte des affaires. Elle y rencontre un commercant de retour à Beauclair et décide de se joindre à lui pour le voyage. Un mystérieux voyageur se joint cependant à eux, M. Pulchinel, dont la sinistre réputation n'augure rien de bon.

4: Se faisant passer pour une jeune humaine ordinaire des montagnes, Haple traverse les Duchés et se découvre une aptitude à la tromperie qui n'a d'égale que sa maitrise naissante du fluide tellurique. M. Pulchinel l'espionne et découvrant son identité d'elfe et de magicienne lui propose un marché : si elle accepte de lui montrer l'étendue de ses capacités il ne dévoilera pas sa supercherie. Perplexe et méfiante, l'adolescente en bourgeon n'a cependant pas d'autre choix que d'obtempérer... au grand intérêt de l'inquiétant personnage. Parvenus à Beauclair, Haple leur fait la malle et disparaît dans les ruelles. Toutefois, elle y est bientôt arrêtée par M. Pulchinel. Cette fois, il est accompagnée d'une géomancienne à laquelle il défère, une certaine Nétone (PNJ), et d'une voix dans les ombres qui le terrifie, celle de la mystérieuse Nacota. S'en suit un combat déséquilibré entre l'elfe munie de sa seule rage d'adolescente indomptable et la magicienne qui commande à la terre elle-même. Et, finalement domptée, Haple se voit appliquer sur la bouche et le nez un chiffon empreint d'un éther... avant de sombrer dans une sombre et Douce Féérie.)))




Haple, le retour

Un rideau de cils noirs s’ouvrit sur un mur en lambris … et se ferma aussitôt. (Où suis-je ?) Seul une lenteur d’esprit inhabituelle lui répondit : (pas au meilleur de ma forme). Un sentiment d’urgence la saisit malgré la torpeur de son esprit groggy : elle avait été droguée ?! De manière fragmentée, comme à chaque battement de son cœur agité, lui revenait en mémoire le souvenir de sa traversée des Montagnes. Elle avait embarqué à bord de la charrette d’un drapier au côté d’un travailleur saisonnier du nom de M. Pulchinel. La route avait été longue et éprouvante sous le soleil de Septembre, et elle se souvenait de son soulagement à la vue des toits de tuiles de Beauclair coiffant les vallons aux pailles séchées et aux raisins murs. Mais ensuite… rien. Ensuite… elle était ici, dans un lit…

(Encore que ce soit beaucoup dire, un lit). Elle était allongée dans ses vêtements encore encroutés par la poussière du voyage sur une surface dure et inconfortable. Son dos lui faisait mal par endroits et ça la démangeait de pivoter sur son flanc, histoire de libérer la pression que son propre poids exerçait sur ses muscles endoloris. Mais la prudence lui intima de ne rien en faire : mieux valait ne pas montrer qu’elle était réveillée tant que la situation lui échappait. Alors, avec la lenteur d’une longue et profonde inspiration, elle entre-ouvrit les yeux à nouveau.

Ce n’était pas un mur qu’elle avait aperçu à travers les brumes du sommeil. Mais un plafond, naturellement. Un plafond fait de larges planches de bois brun clair dont la taille grossière laissait paraître des nœuds d’un marron foncé inesthétique… Autant de détails qui ne lui apprenaient guère plus qu’elle ne se trouvaient ni dans une geôle, ni dans un palais !

Haple ne distinguait cependant guère plus de son environnement. À travers ses paupières mi-closes, les bords de son champ de vision étaient flous, et elle avait beau tourner ses yeux dans leur orbite à se donner le tournis, elle ne percevait rien de plus que des ombres informes qui auraient aussi bien pu être des plantes d’intérieur qu’un assassin armé jusqu’aux dents.

Fermant les yeux à nouveau, elle pivota sur le flanc avec un marmonnement incohérent, tel qu’elle s’imaginait qu’une personne endormie l’aurait fait, dans l’idée de rouvrir les yeux quelques minutes plus tard pour examiner subrepticement ce qui se trouvait de ce côté de la pièce… Malheureusement, l’ingénue n’avait pas encore l’expérience de la vie conjugale, et sa comédie ne prit pas, car à peine eut elle bougé qu’une voix s’éleva :

- Ha, te voilà réveillée
***

Haple frémit. La voix était douce et chaleureuse. Et pourtant, la peur la paralysa, si bien qu’elle ne parvint qu’à ouvrir ses yeux pour découvrir qui avait parlé. Au moins, l’adrénaline sembla-t-elle dissiper le brouillard qui pesait sur son esprit. Face à elle, à quatre-vingt-dix degrés, se tenait assise une vieille dame aux cheveux blancs, à la peau parcheminée et aux traits tirés sur un visage émacié. Elle portait un modeste surcot vert pâle pardessus une simple cotte blanche si fine qu’elle laissait voir ses membres décharnés. Mais, en contraste avec cette apparence délabrée, une étincelle d’intelligence brillait dans ses yeux jaunis et un sourire bienveillant rehaussait ses lèvres affaissées.

L’humaine inclina la tête de côté pour se mettre dans le même sens que l’enfant alitée avant de s’adresser de nouveau à elle :

- Hé bien mon enfant, tu comptes rester ainsi à m’observer toute la journée ? Je suis sûre qu’on peut te trouver quelque chose de plus intéressant à faire.

Alors qu’elle souriait d’un air encourageant, la vieille dame posa l’ouvrage de broderie qui avait dû l’occuper jusqu’à présent et se leva avec peine, s’appuyant lourdement sur les bras de son fauteuil en bois.

C’est à ce moment que Haple reprit contrôle de son corps. Ou plutôt, que son corps se reprit de lui-même, reculant vivement vers le bord du lit opposé lorsque l’inconnue tendit une main osseuse à sa rencontre. Celle-ci s’arrêta cependant aussitôt que la frayeur de l’enfant se fit évidente.

- Ne t’inquiète pas petite. Je ne mords pas. Tu es en sécurité ici. C’est fini.

Haple ne comprenait pas. Qui était cette inconnue… ? Que lui voulait-elle… ? Et comment diable était-elle arrivée en ce lieu ? Et sa perplexité devait se lire sur son visage, car son interlocutrice s’apprêtait à lui apporter de nouvelles paroles de réconfort lorsque Haple la devança avec une question brusque et impérieuse :

- Où suis-je ?! Je veux dire… quel est cet endroit, s’il vous plaît ? répéta-t-elle plus poliment. Et… qui êtes-vous exactement ?

Ne faisant apparemment aucun cas de la défiance de l’enfant, évidente dans le ton de sa voix malgré la politesse artificielle qu’elle pouvait affecter, l’autre lui répondit simplement :

- Je m’appelle Rosemonde. Nous sommes au Couvent des Sœurs du Saint-Livre.

***

Aucune des deux ne prit la parole pendant quelques minutes. Elles se contentaient de se regarder, la plus jeune jaugeant son aînée du regard, tandis que celle-ci gardait un visage serein. Dans le silence qui gagna la pièce, Haple commençait à entendre la respiration calme et profonde de la Sœur. Ainsi que, la légère pression irrégulière du vent sur la fenêtre et le lointain gazouillis d’oiseaux que l’enfant chercha des yeux lorsqu’elle jugea qu’aucun danger imminent ne la menaçait.

Elle ne distinguait pas grand-chose à travers la vitre. Un cep de vigne bloquait la vue avec ses branches grimpantes au feuillu aussi dense que les grappes de raisins qui en pendaient lourdement. (Beauclair… ?). Elle ne semblait pas avoir été transportée sur une longue distance. Et elle était au rez-de-chaussée… ce qui signifiait peut-être qu’on n’envisageait pas qu’elle chercherait à prendre la poudre d’escampette par la fenêtre… C’était une observation potentiellement rassurante.

Haple reporta son attention vers l’humaine qui semblait attendre patiemment que l’enfant partage d’elle-même le cours de ses pensées. Celle-ci n’aurait jamais songé qu’une telle stratégie aurait pu être aussi efficace pour faire parler un interlocuteur récalcitrant… Ladite Rosemonde, avec sa courte natte blanche et sa modeste tenue, commençait à lui faire l’effet d’une sage, d’une « Ancienne » aurait-elle dit si le concept existait chez les humains…

C’est donc avec une voix posée, sans être respectueuse ou amicale pour autant – non ! – mais d’une voix absence de toute hostilité que Haple lui demanda, droite au but :

- Qu’est-ce que je fais ici. Je ne me souviens pas d’être arrivée ici… précisa-t-elle avant de poursuivre sa pensée : Que me voulez-vous ?

L’humaine laissa passer quelque seconde avant de répondre, afin peut-être de laisser le silence reprendre ses droits dans la pièce et de s’assurer que l’enfant serait pleinement réceptive à sa réponse :

- J’aimerais te conduire aux cuisines. Pour que tu te restaures. Est-ce que ça te convient ?

Haple ne put qu’acquiescer. D’une part, la tranquillité à toute épreuve de l’humaine l’avait désarmée. D’autre part… elle avait l’estomac dans les talons. (Alors en attendant d’y voir plus clair…) Ainsi donc, elle opina du chef et se remit sur pieds. L’espace d’un instant, la chambre disparut à ses yeux et le sol sembla se dérober sous ses pieds. (vraiment pas en forme…). L’humaine avait de toute évidence remarquer ce moment de flottement et, soucieuse, venait à son encontre. Mais Haple, souhaitant aussi bien maintenir une distance prudente avec l’autre que de suggérer une force et solidité qu’elle n’était pas sûr de posséder en ce moment, prit sur elle et se dirigea vers la porte de la chambre.

D’une main prudente, elle tendit une main vers la poignée, et… au froid contact du pommeau métallique, la porte s’ouvrit. L’elfe était presque surprise de ne pas avoir été enfermée… Comme quoi, Haple n’accordait plus sa confiance aussi légèrement que l’enfant qu’elle était encore quelques semaines auparavant. Et sur ses gardes elle resterait… jusqu’à ce qu’elle y voie plus clair.

- Tu es songeuse, on dirait. Tu dois te demander ce que tu fais ici ? hasarda la Sœur Rosemonde.

Haple tourna vivement la tête par-dessus l’épaule et planta son regard dans les yeux affables de la nonne. Elle se payait sa tête ?

- Evidemment ! C’est ce que je vous ai demandé avant que vous ne trivialisiez la situation en m’offrant de pourvoir à ma subsistance. Non pas que je ne sustenterais pas volontiers ma faim, mais j’aimerais encore davantage savoir où j’ai mis les pieds.

La vieille dame haussa les sourcils en entendant parler la petite… Visiblement, elle ne s’attendait pas à l’entendre s’exprimer aussi précieusement. Elle avait après tout l’air d’une gueuse récupérée sur le bord du chemin. Elle s’abstint cependant de tout commentaire, respectant une certaine distance pudique, et lui fit signe d’avancer dans le couloir avant de lui emboîter le pas et de fermer la porte derrière elles.

Il y avait quelque chose dans ce calme extrême qui rassurait et agaçait tout à la fois la jeune elfe. L’humaine faisait encore une fois preuve de ce quelque chose qui caractérisait pourtant plutôt ses congénères Hinïons, d’ordinaire : une retenue de l’esprit et du cœur. Et ce rappel de son enfance l’irritait du fait de la nostalgie qu’il suscitait… elle ne voulait pas regarder en arrière. Alors, comme si elle voulait se distancier de son passé en s’éloignant physiquement de cette femme, Haple s’avança dans le couloir en marchant aussi vite que ses petites jambes le permettaient.

>>>Suite : 2/8
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Haple Mitrium
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Re: Le Couvent des Soeurs du Saint Livre

Message par Haple Mitrium » dim. 17 sept. 2023 13:12

Premiers pas au couvent

Sous ses pieds nus, le bois lisse. Grincements de plancher et pas étouffés, bruissements de tissu et cheveux battants… Haple fendait le silence des couloirs lambrissés avec la fougue d’une adolescente renfrognée.

Derrière elle, Sœur Rosemonde la suivait avec peine. A aucun moment cependant, celle-ci ne rappela la jeune fille à l’ordre. Peut-être savait-elle qu’il faudrait bien qu’elle arrête sa marche aveugle tôt ou tard ? Et effectivement, quelques tournants et corridors plus loin, Haple fit halte.

Devant elle, une bifurcation. Droite ou gauche, la question l’avait tirée de sa course en avant. Campée sur ses pieds, Haple leva les yeux et regarda pour la première fois le nouveau décor qui l’entourait.

Sur les murs de bois, dans la pénombre des couloirs, pendaient à intervalles réguliers des peintures aux couleurs désunies et aux motifs cryptiques. Non pas que les scènes représentées étaient abstraites jugeait Haple à première vue, mais si les ouvrages de ce type qu’elle avait connus en Anorfain racontaient généralement une histoire linéaire qui pouvait être lue comme un livre imagé, ces peintures-là montraient des scènes fragmentaires, sans queue ni tête, et sans rapport apparent les unes avec les autres…

Rosemonde l’avait rejointe sans dire mot. Dans un premier temps, celle-ci regarda d’un air agacé la tête brune de l’elfe ombrageuse avant de finalement suivre son regard vers le tableau qui trônait élégamment en bout de ce long couloir qu’elles avaient parcouru.

Celui-ci en particulier s’étendait du plancher jusqu’au plafond et représentait une gigantesque tablette d’argile sur laquelle aurait été partiellement gravés, ici et là, sans ordre apparent ni orientation ou échelle commune, différents visages humanoïdes et animaux. Certains avaient été dotés d’un corps, d’autre non – ou seulement en partie … Haple remarqua même avec étonnement que certains tenaient entre leurs mains tantôt un livre ouvert tantôt une tablette, illustrés eux-mêmes de silhouettes bipèdes, comme s’ils les donnaient à voir aussi bien aux autres personnages qui peuplaient la peinture ainsi qu’aux observateurs de cet œuvre hors-norme.

Quelle surprenante vision !... L’état de stupeur dans lequel elle s’était réveillée semblait la rattraper. Il y avait même quelque chose de vertigineux dans cette mise en abîme de myriades de visages inconnus. Mais peut-être n’étaient-ils inconnus que de la jeune et inculte adolescente qu’elle était… Haple tourna la tête vers son aîné humaine qui était à présent plongée dans une contemplation sereine. Mais sa bouche ne trouva pas les mots et resta bêtement ouverte, laissant échouées sur les rives de son esprit dérouté les questions informes que cet étrange ouvrage suscitait : (qu’est-ce qu… qui sont … à quoi… ?)

- Mon travail te plaît ? interrogea la Sœur Rosemonde, ses yeux amusés se baissant sur la plus jeune.
- Votre… c’est de vous cette… ce… cette peinture ? acheva Haple, interdite.
- Des couleurs au panneau de bois en passant par le pinceau en poil de Gakhaï, oui. Ainsi que certaines de celles que nous avons passées en marchant. Ou plutôt, ajouta-t-elle en haussant un sourcil réprobateur, que j’ai passées en marchant et que tu as dépassées en courant…

Le silence tomba avant que Rosemonde reprit d’une voix plus neutre :

- Nous n’avons guère de contact avec l’extérieur, et nos rares possessions sont le fruit de notre labeur. Si nous désirons quelque chose ici, il nous faut travailler dur pour l’obtenir. Heureusement, nous disposons d’ateliers dédié à la production des matériels de bases tels que les plantes tinctoriales, les fixateurs, les vernis. Nous gardons quelques animaux aussi dont nous tirons d’autre ressources : les poils et plumes pour les pinceaux notamment même s’ils ne valent pas ce qu’on peut trouver dans la nature. Et bien sur, la forêt environnante nous fournit tous le bois dont nous avons besoin comme support ou encadrement.
- Ne pourriez-vous pas faire commerce de vos tableaux pour acheter tout cela? Ils ont quelque chose de … curieux. Je veux dire, se reprit Haple, sentant qu’il pouvait y avoir dans ce qualificatif quelque chose de péjoratif qu’elle ne souhaitait pas y mettre, ce genre de d’oeuvre attirerait les amateurs de… ce genre de choses.

Rosemonde ria de bon cœur. La petite ne faisait que s’enfoncer !... Mais après tout, comment aurait-elle pu savoir quoi que ce soit des collectionneurs excentriques, du monde de l’art, et autres constructions sociales propres aux élites humaines ? Elle qui n’avait connu que la simplicité des marges anorfines et la vie de grand chemin… Et l’humaine ne lui en tint pas rigueur à en juger par la bonhomie de sa réponse :

- Je ne crois pas que « ce genre de choses » ne parle à grand monde à part quelques-unes d’entre nous. Les Sœurs du Couvent, j’entends. Et à toi aussi dans une certaine mesure, il semblerait. Et quand bien même il y aurait un marché pour notre artisanat, le but de nos artisanes n’est pas de faire de l’argent. Le temps passé avec le pinceau ou la plume nous sert surtout à méditer sur les leçons du Livre.

La Sœur avait mis dans ce dernier mot une certaine révérence, sans pour autant sonner obséquieuse ou fanatique, et cela interpella Haple qui l’invita à développer :

- Le Livre ?
- Le Livre du Temps. La Tablette du Destin. Le Grimoire Runique. Le Recueil des Noms. Les Tomes des Seshat…

Sous cette avalanche de formules mystiques, l’Hinionne dut prendre un air ahuri, car la religieuse s’interrompit dans sa liste.

- Eh bien, tu m’as reproché de « trivialiser » tes questions, ironisa-t-elle en reprenant les mots de l’adolescente, et je ne voudrais pas t’être condescendante.

Haple perçut instantanément qu’il y avait dans cette réplique autant d’humour que de moralisation. La vieille femme lui reprochait à demi-mots son emportement et lui démontrait que de monter sur ses grands chevaux ne disposeraient pas les gens en sa faveur. Il était cependant hors de question pour la jeune fille de faire preuve d’humilité, et celle-ci se renferma dans son mutisme têtu sous le regard de la Sœur qui soupira :

- Allez, suis-moi, je te dirais ce que tu veux entendre en marchant jusqu’aux cuisines. C’est par là, indiqua-t-elle en prenant le couloir de gauche.

L’ombre d’un instant, Haple hésita. Elle ne savait toujours pas ce qu’elle faisait dans cet endroit. Mais les réponses qu’elle cherchait semblait être retenue entre les lèvres sèches de cette « Ancienne » en qui son cœur lui disait qu’elle pouvait avoir confiance. Pour l’instant, elle la suivrait donc … et aviserait ensuite.
***
- Tu dois te demander ce que représente les personnages du tableau? demanda de manière rhétorique la Sœur Rosemonde qui marchait en avant. Ce sont les noms du Livre. Tout un chacun aussi bien que les rares d’entre nous qui sommes prédestinées à accomplir la volonté de Zewen. A-tu déjà entendu parler de Zewen ?
- Oui, Zewen, répondit hâtivement Haple en rattrapant son aînée, le Dieu qui au commencement du monde naquit de la fusion des fluides. Il a conscientisé les autres dieux, et les fluides les ont façonnés, un dieu pour chaque fluide élémentaire, récita la jeune fille qui se remémorait les enseignements de feu Roche la montagnarde.

Rosemonde tiqua à l’écoute de cet exposé à la fois juste et articulé.

- Tu en connais un rayon pour une elfe d’Anorfain. Le dieu du temps et du destin est peu connu dans les contrées humaines, et n’a pour ainsi dire qu’une existence théorique pour ceux de ton espèce sur qui le temps n’a guère de prise. Où en as-tu tant appris au sujet de Zewen ?

Les lèvres de Haple restèrent résolument cousues. Roche et Bharf le Fujonien l’avaient avertie que certains tenteraient de mettre la main sur elle et il s’agissait probablement de ces Sœurs au vu des circonstances de son arrivée dans leur Couvent… Alors tant qu’elle ne savait pas de quoi il retournait, ce que ses anciens guides représentaient aux yeux de ces religieuses, et ce que celles-ci voulaient d’elle, la jeune fille ne divulguerait rien qui puisse leur en apprendre davantage à son sujet.

Face à ce mutisme qui traduisait un renouveau de l’esprit rebelle de l’enfant, Rosemonde se contenta de sourire pour elle-même avant de poursuivre comme si de rien n’était :

- Comme tu le dis si bien, les fluides réalisent la volonté de Zewen. Les fluides que les mages manipulent, mais aussi les fluides qui animent chaque chose de notre monde, y compris les humains et autres espèces dotés de conscience. Du moins, c’est ce que nous prêchons, nous autres adeptes du culte zewenite.

Sur ces mots, Rosemonde s’arrêta, songeuse, avant de reprendre :

- Du moins… c’est ce que je crois à titre personnel, devrais-je dire. Car il y a autant de doctrines qu’il y a de cultistes, aussi bien parmi les sédentaires que nous sommes, qu’au sein du clergé itinérant. Ce qui revient à dire, commenta-t-elle avec un sourire entendu, qu’il n’y a aucune doctrine.

Le silence avide de l’enfant appelait son aînée à poursuivre ses réflexions. Celle-ci la prit cependant à contre-pied :

- Nous sommes arrivées. Après toi, Haple.

Toute ouïe qu’elle avait été au discours de la religieuse, celle-ci n’avait pas prêté attention au couloir qu’elle venait de parcourir. Sur leur gauche, une porte entre-ouverte… et l’odeur d’un mijoté de légumes chatouillant si délicieusement les narines électrisées de la petite que celle-ci, pour la première fois depuis son arrivée dans le couvent, ne songea même pas à se rebiffer.

>>>Suite : 3/8
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Haple Mitrium
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Re: Le Couvent des Soeurs du Saint Livre

Message par Haple Mitrium » dim. 17 sept. 2023 13:17

Malaises

D’un pas confiant, poussant de tout son poids le lourd battant en bois de la porte entrouverte, Haple pénétra dans les cuisines du couvent. A peine eut-elle pénétrée dans la pièce, qu’elle s’arrêta cependant. Un irrépressible malaise l’avait soudain déstabilisée. Non pas ce sentiment de méfiance qui l’avait habitée depuis son réveil en ce lieu inconnu. Mais une embardée nauséeuse bien plus bassement corporelle. Et Haple aurait assurément perdu pied, si ca n’avait été pour la main serviable de Rosemonde qui lui saisit le bras sous l’aisselle pour la conduire à une chaise avant que le vertige ne lui coupe les jambes.

- Attention, assied toi, l’enjoignit la vieille femme avant de lui porter une main au front d’un air soucieux.

Ce fut tout juste si Haple perçu la fine et sèche peau de cette paume ridée au travers du tourbillons de sensations contradictoires qui l’assaillaient. (Une de trop) Et Haple s’écarta de la main bienveillante de la sœur d’un vague recul de la tête qui lui porta le cœur au bord des lèvres.

- Tu n’as pas de fièvre, diagnostiqua simplement Rosemonde.

Non. Elle avait envie de vomir… (et faim)… Et le plafond bas de la pièce l’oppressait. Ainsi que l’air chauffé par deux grands âtres grossièrement taillés dans l’unique mur de pierre de la pièce où bouillonnaient paresseusement deux marmites accrochées à d’épaisses crémaillères en fonte. Et pourtant un froid indistinct, faible mais profond comme s’il émanait de l’intérieur, semblait plonger ses membres dans une léthargie pesante… (moite) Haple se passa une main molle sur la nuque, pensant y trouver ses fins cheveux collés par la transpiration ou l’humidité ambiante… mais ses sens la trompaient. Son bras retomba lourdement ; elle était déboussolée.

Tentant de contenir le tournis qui lui embrumait l’esprit – une tâche difficile avec les quelques cuisinières qui arpentaient la petite pièce en valsant en tous sens pour s’éviter les unes les autres ainsi que les coins de tables, tabourets et autres obstacles de la cuisine – Haple posa ses mains sur le bord de la table devant elle et concentra son regard hagard sur le visage tranquille de la Sœur Rosemonde qui revenait vers elle avec une tasse à la main.

La doyenne tira une chaise et s’assit à côté de l’enfant, posant d’un même geste la tasse sur la table. D’un œil circonspect, Haple observa sa voisine alors que celle-ci sortait d’une poche de ses robes une sorte de pilulier rectangulaire qui, une fois ouvert, s’avéra contenir un assortiment d’herbes séchées, d’écorces râpées, et de boutons de fleurs fanées. Rosemonde porta son attention sur le compartiment le plus large et en racla le fond de son index osseux afin de rassembler les restes de brindilles et poussière herbeuse. Non sans un pincement de lèvres, comme avec regret, elle en préleva la quasi-totalité, guère plus qu’une pincée, et la versa dans la tasse en terre cuite qui séparait l’humaine de l’elfe.

Malgré son présent état d’égarement, Haple comprit aussitôt qu’il s’agissait d’un remède médicinal destiné à soigner sa soudaine faiblesse. La plupart des brindilles tombèrent au fond, ne laissant que les plus légères flotter en surface au milieu d’îlots instables de poussières vertes se faisant et se défaisant au gré des lents courants qui agitaient l’eau chaude. Alors qu’elle devinait plus qu’elle ne voyait les volutes émeraudes s’étirer gracieusement et se déposer délicatement sur le sombre fond du récipient d’argile, Haple songeait (médicament ou poison… ? Non, pas devant tant de témoins… et pourquoi aurait-elle attendu… non)

- Bois. C’est assez infusé. Ça ne fera que devenir plus amer si tu attends, conseilla Rosemonde.

Sans un mot, Haple obtempéra. D’un geste timide de la main, l’enfant fit glisser la tasse sur le bois vernis jusqu’à ce que les vapeurs, effectivement amères, du breuvage ne lui parviennent au nez. Son estomac protesta aussitôt. L’odeur était celle de la sève résineuse et aurait en temps normal évoqué à l’esprit de l’Anorfaine les forêts de conifères de sa bourgade natale avec leur ombre rafraichissante et leur tapis d’aiguilles molletonné. Dans l’état qu’elle était cependant… (de l’eau croupie). Alors, à contrecœur, Haple se pinça le nez d’une main et de l’autre porta le bord de la tasse à ses lèvres.

Les dents serrées pour retenir les brindilles flottantes, Haple ingurgita alors par gorgées successives la majeure partie de la potion. Une entreprise qui lui sembla durer une éternité – les regards encourageants de la Sœur répondant patiemment aux grimaces répétées de l’enfant. Au grand étonnement de celle-ci, ni la tasse ni la décoction n’étaient particulièrement chaudes. La sœur avait du avoir la présence d’esprit de tiédir l’eau bouillante avec le contenu du baquet de cuisine. Et cette attention la rassura : ses forces et sa mémoire lui faisaient défaut, son esprit était égaré et sa vie peut-être même menacée… (Mais, la vieille humaine se soucie de mon confort).

Alors qu’elle tentait d’imaginer une histoire de vie à Rosemonde, l’observant se lever avec la raideur de l’âge pour aller glaner de sa démarche prudente ici une mie de pain entamée, là un beurrier en céramique, Haple sentait se défaire l’emprise du malaise qui avait plombé son esprit. La tisane faisait son effet, et rapidement. Rosemonde avait-elle été une guérisseuse avant d’atterrir au couvent, voyageant de forêts en villages à la recherche de remèdes aussi bien que de malades sur qui les tester ? Ses connaissances se limitaient-elles aux simples médicinales, ou bien versait-elle aussi dans la science des poisons que l’enfant jugeait naïvement être d’une utilité supérieure ?

L’enfant hinione n’avait pas systématiquement de déférence ni de défiance envers ses ainés : elle respectait ceux qui lui offraient des opportunités et s’opposait à ceux qui tentait sottement de lui imposer leur volonté. Et Haple ne pouvait s’empêcher de se demander si la nonne ne pourrait pas devenir, sinon une alliée dans cet environnement inconnu, au moins une personne de confiance dont elle pourrait apprendre quelque compétence qui lui permettrait de reprendre le contrôle des choses. Assurément, une tisane somnifère pourrait lui ouvrir bien des portes au moment opportun… Décidant donc de la ranger parmi les adultes qu’elle tolérait,

Haple posa un regard amène, ou presque, sur Rosemonde lorsqu’elle revînt s’asseoir.

- Je peux … ? demanda-t-elle en tendant la main vers la miche de pain.
- Attends, laisse-moi te servir, tu dois encore être étourdie. On ne voudrait pas que tu te coupes en plus, n’est-ce pas ? dit-elle en remarquant la maladresse de l’enfant avec le long couteau.
- Pas la peine.

La réponse était sèche mais pas hostile. Haple se concentrait simplement sur la tâche présente car la croute brune était durcie et elle peinait effectivement à faire progresser le couteau de manière régulière. Mais une fois ses efforts ayant abouti, la petite ajouta :

- Je me sens nettement mieux à vrai dire. La tisane était dégoutante mais je me sens mieux, merci. Qu’est-ce que c’était que ces herbes dans votre boite ?

Ce ne fut pas Rosemonde qui lui répondit mais une voix par-dessus son épaule.

- Ah ça, c’est sa spécialité ! commenta avec entrain une cuisinière munie d’un plateau richement garni. Les potions de Rosemonde, on ne se fera jamais à leur goût, mais elles ont soigné des générations de novices intrépides et accompagnées nombre de doyennes dans leurs vieux jours.

La concerné hocha de la tête avec un léger sourire.

- Je fais office de guérisseuse dans le Couvent, expliqua-t-elle à l’enfant avant de plaisanter avec la jeune humaine qui ajoutait une théière fumante sur le plateau, et visiblement cela me vaut le privilège de gouter aux mets les plus fins préparées par nos cuisinières hors-pair ?...
- C’est pour la Sœur Nétone. Elle a fait savoir qu’elle prendrait son diner dans son étude.
- Naturellement, tout le monde mange ensemble au réfectoire. Mais pas Nétone.

Toute trace d’humour avait brusquement disparu de la voix de Rosemonde. Haple ne pensait pas l’avoir entendu être aussi glaciale jusqu’á présent. Et cela ne sembla pas échapper à leur jeune interlocutrice qui se raidit imperceptiblement avant de répondre :

- Sœur Nétone, rétorqua l’autre en appuyant sur le titre, a besoin de tranquillité pour étudier les textes.

La jeune femme se balançait d’avant en arrière, comme en proie à un conflit intérieur où se combattaient sa déférence envers son aînée et son respect évident pour la dite Nétone. Un respect qui frôlait à l’admiration à en juger par l’importance qu’elle avait mise dans les mots « étude des textes ».

La situation se désamorça lorsque la cuisinière annonça qu’elle devait livrer le repas. Rosemonde l’arrêta poliment et lui proposa de se charger de la commission car elle devait se rendre dans les quartiers de la Sœur Nétone. On devait lui conduire l’enfant elfe dès que celle-ci se réveillerait, expliqua-t-elle en réponse au regard suspicieux de la jeune cuisinière. Celle-ci sembla consentir avec regret à laisser à Rosemonde le « privilège » de servir leur consœur car elles avaient déjà trop perdu de temps à parler et les préparatifs du diner commun requéraient désormais son attention. La vieille guérisseuse se leva alors avec sa raideur caractéristique et délivra la cuisinière de sa charge avant d’appeler Haple. Haple. Haple…

Sans réponse, les yeux en amandes de l’elfe regardaient droit devant, vides de toute expression.

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Haple Mitrium
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Re: Le Couvent des Soeurs du Saint Livre

Message par Haple Mitrium » dim. 17 sept. 2023 13:24

D'une Soeur à l'autre

- Haple... Tu m’entends ? Suis-moi s’il te plait, nous devons retrouver Sœur Nétone dans son étude.

La voix de l’ancienne parvint assourdie à l’intéressée, comme en songe, dénuée de sa réalité. De même, elle regardait bien dans la direction de la silhouette élancée de l’humaine, mais sans la voir. Et la danse des cuisinières affairées aurait tout aussi bien pu être un ballet fantomatique, résurgence évanescente d’un autre temps.
Car Haple n’était plus dans la cuisine du couvent.

Ce nom qu’elles avaient prononcé, « Nétone », semblait avoir fait voler en éclat le fragile socle de stabilité sur lequel l’adolescente maintenait son sang-froid en dépit des circonstances. Et dans un état de stupeur, la voilà qui perdait pied dans le chaos synesthétique de sa mémoire défaillante où se mêlaient silhouettes inintelligibles, parfums inaudibles et paroles informes.

(« Nétone ») Quel pouvoir ce nom renfermait ! Et la question que son esprit en état de choc n’osait formuler : Et pourquoi ? Etait-ce la peur qui neutralisait ainsi le cours de ses pensées ? Non. Elle viendrait tôt ou tard, la peur… avec les affres du doute que sa mémoire défectueuse susciterait. Mais il s’agissait là d’autre chose, de l’hébétude d’une enfant perdue dans le vide laissé par des souvenirs inaccessibles.

Le contact froid d’une main qui l’entrainait à l’air libre parvînt tout juste à la tirer de sa transe mnésique. La découverte d’un large patio de terre battue entourée de parterres floraux et de jardinières de terre cuite ne lui parvint cependant même pas à l’esprit. Pas plus que la caresse d’un courant d’air dans ses cheveux emmêlés ou la chaleur colorée du soleil qui se couchait derrière le toit en tuiles rouges d’une galerie décorée de colombages.

Comment se faisait-il que le nom de la Sœur Nétone suscitât en elle une telle réaction alors qu’elle ne souvenait pas l’avoir jamais entendu auparavant ? Ce paradoxe prenait forme lentement dans l’esprit égaré de l’elfe, alors qu’un sentiment de menace sourde grandissait dans son cœur. On la conduisait vers ladite Nétone … ? La raison aurait voulu qu’elle chercha du regard un moyen de différer cette rencontre avant d’y voir plus clair, ou bien même une échappatoire : un porche à calèche, une porte plus grande que les autres pour les livraisons du Couvent… mais la raison n’était plus et son regard demeurait creux.

Au milieu de la cour, son corps réagit cependant de lui-même. Ses jambes se raidirent et ses pieds semblèrent s’enraciner dans le sol. Si bien que, tirée en avant par sa guide, Haple trébucha. Peut-être fut-ce cette perte d’équilibre qui la sortit de cet état second. Quoiqu’il en fût, l’instant d’après la dynamique du couple s’était inversée : c’était Haple, le dos arcbouté et les épaules rentrées qui tiraient en arrière pour se défaire d’une Rosemonde qui tentait de stabiliser le plateau-repas destiné à sa consœur.

Involontairement, la religieuse avait de sa main libre resserré sa prise en sentant l’enfant lui échapper. Et cela ne fit naturellement que renforcer les efforts d’une Haple grognant et sifflant. Lisant probablement dans les yeux de l’enfant la panique informulable qui montait en celle-ci, Rosemonde lâcha prise, et, paume ouverte en signe d’apaisement, se contenta de dire à voix basse :

- Du calme, Haple. Tout va bien.

Rien n’aurait pu être plus difficile à entendre pour la concernée. Maintenant que ses esprits lui revenaient, l’elfe était effarée que l’ancienne ait le toupet de prétendre qu’il était anodin de l’emmener à la rencontre de cette Nétone en question. Car elle ne pouvait se départir de l’intuition que celle-ci était liée d’une manière où d’une autre aux circonstances mystérieuses dans lesquelles elle était arrivé en ce lieu inconnu. Aussitôt, la partie de l’enfant qui avait été adoucie par l’attitude respectueuse et attentionnée de Rosemonde fut déçue, et Haple dressa ses barrières à nouveau, se protégeant dans un mutisme revêche.

Ce revirement de comportement sembla également contrarier sa guide. Ou bien était-ce le fait que la théière posée sur le plateau de Rosemonde avait déversé de son contenu chaud sur une pile renversée de biscuits au beurre ? En tout cas, l’instant d’après, l’expression d’un léger chagrin se peint sur son visage ridé, et ses lèvres pincées se détendant, sa voix grelette tenta de détourner l’attention de l’enfant rebelle vers le décor qui les entourait :

- Qu’est-ce que tu penses de notre roseraie, Haple ?

Celle-ci la fixait d’un regard obstiné, ses prunelles plus sombres que jamais refusant d’embrasser les alentours. Qu’à cela ne tienne, Rosemonde rompit le contact visuel et se dirigea vers le plus tortueux des arbustes, un rosier aux fleurs d’un blanc teinté de rose et de vert, avant de poser son plateau de service au sol et de s’accroupir pour saisir une branche à hauteur d’yeux de la petite comme pour l’inviter à venir examiner l’entrelac délicat des pétales.

- Les roses sont mes fleurs préférées ; elles invitent à la méditation, commenta Rosemonde. Tu vois comme tous les pétales prennent leur place les unes par rapport aux autres ? C’est parce que leur position est prédéterminée : avant même que le bouton ne s’ouvre, la rose a déjà définie où placer ses pétales à venir. Ca me rappelle d’accepter ma propre place dans le monde, d’accepter Ce Qui Est à tout instant, car tel est l’œuvre de Zewen sur le monde, conclut-elle avec un regard pénétrant.

Son esprit aux antipodes d’une telle métaphore philosophico-botanique, Haple resta campée sur ses deux jambes, et hésitait entre le désir de partir en courant et de fondre en larme sur place. Et aussi, le besoin impératif de leur demander des comptes ! Cette dernière idée en tête, Haple s’avança finalement vers l’ancienne dans une attitude de défiance (Je ne les laisserai pas faire de moi une fuyarde ou une pleurnicharde…)

- …fiche de fos vleurs, de vos fleurs… rectifia l’enfant dont les mots se bousculaient sous le coup de l’émotion. A quoi vous jouez ? Qu’est-ce que vous croyez ?! Je suis pas une bourrique avec des œillères que l’on guide à sa guise. Je suis Haple Mitrium d’Anorfain !

Le vaste réservoir de sa colère désormais ouvert, Haple menaçait de s’y noyer. Son trait d’humeur ayant jailli d’un seul souffle, la voilà, haletante, le cœur tonnant contre sa frêle poitrine, qui regardait une Rosemonde soucieuse.

- Mitrium… C’est le nom de tes parents ? demanda la Sœur d’une voix courtoise. Tu souhaiterais les rejoindre, n’est-ce pas ?
- Oui. Et non, répondit Haple, lapidaire. Non, je ne souhaite pas retrouver ma famille. Ce que je veux, c’est savoir pourquoi l’on m’a conduite ici. Et de quel droit ?

(De quel droit ?!)

Tandis que les vociférations de l’enfant, l’humaine sembla déconcerté. Les sourcils froncés, elle ouvra la bouche, une première fois, sans un son, avant de demander d’une voix douce et incertaine, comme celle que l’on adopte face à une personne âgé atteint de démence :

- Mais, mon enfant, tu dois bien réaliser que si Nétone et Nacota ne t’avaient pas pris sous leur protection…
(« NETONE »? Encore ?! J’aurai donc déjà croisé le chemin de cette Nétone ?!)
- … tu aurais couru un grave danger. Des enfants disparaissent dans les Duchés depuis quelque temps. Certains sont retrouvés noyés sur la rive d’une rivière, d’autres ensevelis sous des éboulis au fond de ravins… la plupart ne refont jamais surface et on prétend qu’ils sont embrigadés dans des bandes de brigands de grand-chemin. La Révérende Mère s’en inquiète. Quand bien même elle n’est pas censée se préoccuper de se qui se trame à l’extérieur de nos murs…

Pour un court instant, Haple oublia d’être furieuse. Car en effet, l’histoire des disparitions d’enfants lui rappelaient les dires du commerçant qui l’avait conduite jusqu’à Beauclair… Ce pouvait-il donc que Rosemonde lui dise la vérité quant à cette « Nétone » l’ayant protégée ?

- Quand bien même… songea Haple à voix haute… pourquoi je ne me souviens pas de ce que vous me racontez ?

Alors que l’ancienne confessait son ignorance et fronçait les sourcils d’un air perplexe où semblait naître un doute dans sa compréhension de la situation, une silhouette boulotte s’approcha en hâte.

- Qu’est-ce que signifie ce vacarme ? Ah, Sœur Rosemonde.

Cette voix… Une terreur froide la saisit inexplicablement.

- Hé bien, étiez-vous chargée de me conduire l’enfant, ou de lui donner des cours de vocalise ?
- Nétone, lâcha la vieille nonne d’une voix sans timbre. Puis comme sortant d’un mauvais rêve, Rosemonde secoua la tête et repris : Oui… je vous amenais Haple…

Etait-ce de l’hésitation que l’adolescente percevait dans la retenue de l’ancienne ? Une idée saugrenue traversa l’esprit apeuré de l’adolescente : Rosemonde songeait-elle à éclaircir la situation avant de la remettre à sa consœur ? Mais aussitôt formulé, l’espoir de se voir échapper à un tête-à-tête avec la Sœur Nétone s’envola dans le soir tombant. En effet, Rosemonde sembla trancher intérieurement de ne pas intervenir et tendit à l’enfant le plateau-repas qui trainait encore au sol avant de mettre un genou en terre, de se redresser en s’appuyant péniblement sur l’autre et croiser les bras en silence…

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Haple Mitrium
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Re: Le Couvent des Soeurs du Saint Livre

Message par Haple Mitrium » dim. 17 sept. 2023 14:26

Informations

- Allez, en route, invita Nétone en y joignant une légère pression de sa main potelée sur la nuque de l’enfant.

Cette main molle… sur sa nuque… le bruissement léger de sa chevelure d’encre sous les doigts épais de cette mystérieuse Nétone… Haple en avait les jambes coupées.

- Porte le plateau jusqu’à mon bureau. J’ai à te parler.

Et plus pour rompre le contact que par coopération, Haple laissa le poids de son corps se porter en avant, et machinalement, un pas après l’autre, se mit en marche.
Sans s’en apercevoir, Haple avait déjà traversé la cour intérieure et les voilà qui pénétraient dans l’aile opposée, laissant derrière elles une Rosemonde à la mine soucieuse et plissant des yeux dans la lumière déclinante du soir pour inspecter de près une plante sous cloche.

Les voilà qui se retrouvaient seules… Dans ce nouveau couloir lambrissé, peuplé de multitudes de visages énigmatiques peints sur différents supports de toile, de bois et de métal. Elle y était plus seule que jamais : Haple, à la merci de la mystérieuse inconnue qui la suivait d’un pas.

Un bruissement de tissu dans son dos ; le rideau allait tomber. Chaque fibre de son corps vibrait d’un sentiment d’alarme. Elle redoutait qu’à tout instant, loin des regards, la pointe acérée d’une dague vienne se loger dans son dos. Alors le plateau lui échapperait dans un fracas inaudible et elle glisserait lentement sur le mur de bois avant de s’effondrer au sol dans son propre sang sous le regard froid de la Soeur Nétone. À chaque pas, les yeux fermés, tout espoir envolé, l’enfant attendait le coup fatal… qui ne vint pas.

Au lieu de cette fin tragique que l’esprit de la jeune adolescente pressentait – que peut-être même elle appelait de ses vœux préférant la certitude de sa mort aux incessants et déconcertants soubresauts du Destin – au lieu de cela, la Sœur Nétone se contenta de dépasser l’enfant, non sans lui tapoter l’épaule de ses doigts dodus pour l’inciter à la suivre.

Alors le cœur de l’elfe battit à tout rompre sous sa poitrine tremblante d’émotion comme s’il cherchait à rattraper chaque seconde où il s’était arrêté par anticipation d’une mort prochaine. Et tels ceux d’un nouveau-né, ses sens exacerbés lui donnaient à voir le monde de manière si vive que c’en était presque aussi intenable que jouissif. L’odeur sèche et éthérée de poussière et de bois vernis, la surenchère colorée des tentures bigarrées, et les grincements de plancher au combien délicieux qui s’éloignaient en même temps que la silhouette boulotte de la religieuse.

Une mélodie plus lointaine attira son attention. Un rythme plutôt. Car il n’y avait rien de mélodieux dans ce cliquetis répétitif qui se répercutait entre les murs du couloir. La source ? Une porte devant laquelle la Sœur Nétone avait fait halte. Celle-ci tendit la main vers la poignée et l’instant d’après elle s’engouffrait dans le tumulte sonore sans un regard en arrière. Quelle nonchalance ! Elle ne manifestait aucun intérêt pour l’enfant alors qu’elle suscitait tant d’interrogations chez celle-ci. C’était donc presque avec indignation que Haple s’empressa de rattraper l’autre.

Et quelle surprise lorsqu’une fois parvenue dans l’encadrure de la porte, elle découvrit un atelier aussi vaste qu’une église où s’alignaient en rangées ordonnées une succession de femmes de tout âge et d’appareils en tout genre. A la vue de ce spectacle hors du commun, Haple eut l’impression déconcertante qu’elle ne pouvait dire où s’arrêtait l’humain et où commençait la machine. Ici, une jeune femme faisait tourner ses rouages musculaires pour activer les doigts arachnéens d’un métier à tisser ; là-bas, une scie coupait dans le bois un cadre autour d’une menuisière dont le portrait se constituait progressivement sous les yeux d’une Haple figée sur le seuil.

De sa démarche chaloupée, la Sœur Nétone, elle, ne semblait nullement impressionnée alors qu’elle parcourait l’allée principale sans un regard pour les artisanes. Et la présence d’une enfant hinionne en leur sein ne distrayait pas plus celles-ci que le tintement métallique des couverts et des soucoupes s’entrechoquant sur son plateau à chacun de ses pas. Ainsi, passant dans l’indifférence générale potières et tisseuses, menuisières et vitraillistes, Haple rejoint finalement la magicienne qui tournait une clé dans la serrure d’une porte ouvragée en métal à l’autre bout de la manufacture.

Lorsqu’après avoir avancé dans la nouvelle salle, l’arrière-train protubérant de la Sœur Nétone ne bouchait plus le champ de vision de la petite, une pièce des plus insolite se révéla à elle. Aux antipodes de tout ce qu’elle avait aperçu du Couvent jusqu’à présent, le mobilier y était intégralement… métallique ! De couleurs cuivrées à des teintes plus traditionnellement grises, platement mates ou d’une brillance éblouissante, tantôt anguleuses tantôt arrondies comme les courbes de la propriétaire des lieux, la moindre surface du bureau de la Sœur Nétone était … métallique.

***

Plus que l’apparence esthétique des lieux, c’était cela qui la prit le plus de court : Elle s’était attendue à pénétrer dans un antre de fauteuils rembourrés, de coussins moelleux et de sofas invitant à la sieste car c’était l’image que donnait la Sœur Nétone avec ses vêtements amples et confortables et son embonpoint inhabituel en ces contrées.

Alors que celle-ci refermait la porte derrière l’elfe et réduisait par la même au silence le tumulte en provenance de l’atelier, une pensée traversa l’esprit incrédule de Haple qui prenait acte du contraste saisissant entre ce décor rutilant et la gamine mal embouchée sortie de sa campagne anorfine. Toute fille de notaire qu’elle était.

- Pose le plateau. Assieds-toi, l’invita sobrement la magicienne tout en contournant un bureau sur lequel étaient méticuleusement ordonnés parchemins, encriers de diverses couleurs et instruments de mesures inidentifiables.

Haple voulait bien obtempérer, mais l’idée de déranger l’harmonie rigoureuse de l’espace de travail de la religieuse lui donnait des palpitations. La regardant sans faire mine de l’aider, la Sœur attendit que l’enfant se décida à poser délicatement son fardeau sur un coin inoccupé du bureau avant de chercher du regard un siège où s’asseoir.

Bien entendu, il n’y avait rien qui ressembla de près ou de loin à une simple chaise dans cet endroit. Et la petite opta finalement pour une sphère métallique qui faisait face au bureau ; elle y avait surement été placé dans ce but, bien que la perspective de s’y asseoir s’annonçait inconfortable.

A sa grande surprise, Haple s’y enfonça profondément ! Le métal de la sphère se modelait autour d’elle de manière à épouser ses formes si bien que, déstabilisée par cette réaction inattendue du meuble, Haple se débattit pour s’extirper de l’écrin métallique et ce faisant le déforma tant qu’on ne reconnaissait plus sa forme originale. Haletante, Haple se remit debout et tourna un regard abasourdi en direction de la sœur.

Celle-ci aurait pu être agacée de voir son mobilier ainsi détruit, ou bien amusée devant la panique de l’enfant, mais Haple qui n’en était plus à une surprise près constata que son interlocutrice était parfaitement indifférente à ce qui venait de se passer. La Sœur se contenta de lui donner le conseil suivant de sa voix monocorde :

- Passe la paume de ta main sur la surface du pouf. Oui, comme ça, lentement, approuva-t-elle alors que Haple obtempérait.

Et alors, contre toute attente, le métal distendu repris peu à peu sa forme originale. Le mobilier répondait de manière organique au contact de sa main, et Haple observa avec un regard nouveau le mobilier métallique. Tout compte fait, l’intuition de l’enfant elfe n’avait pas été si mauvaise : La religieuse dodue avait visiblement conçu cet intérieur selon une logique de confort. La Sœur lui intima finalement de s’asseoir à nouveau, mais « tranquillement cette fois », et d’écouter.

- Laisse-moi commencer par te dire que je suis contente de te voir en face de moi malgré le boucan que …

(Moi, je le serais pas si on massacrait mes affaires…)

- Qu’est-ce que c’est que cet endroit, interrompit Haple en désignant du regard le décor rutilant, et quel est ce matériau qui ressemble à du métal ?

La Sœur Nétone marqua une pause, ses yeux châtains plantés dans ceux de l’enfant, avant de répondre d’une voix plate et mesurée :

- Ne m’interrompt pas quand je parle.

Et une fois que l’effet de la remontrance parut s’imprégner sur les traits de l’elfe, la religieuse daigna apporter une réponse à sa question :

- Nous sommes dans mon étude, et tout ce qui nous entoure, c’est moi qui l’ai façonné. Je suis géomancienne, précisa-t-elle l’air de rien… Le pouf sur lequel tu es assise, c’est de moi aussi, et il s’agit bien d’un métal. Ou plus précisément d’un alliage de métaux : titane et nickel. Portés à très haute température, l’alliage adopte une structure cristalline si particulière qu’elle reste ancrée dans la mémoire de l’objet. Mais à température ambiante, il est très malléable. La beauté de la chose c’est que la mémoire de l’alliage est réactivée à température du corps humain, ou elfique en l’occurrence, si bien que l’objet reprend sa forme originale.

Haple n’avait rien compris à part qu’elle voulait désespérément comprendre. Quelle magie était-ce que cela ?! (« Mémoire de l’objet », « structure cristalline ») La novice qu’elle était nota dans un coin de sa tête ces termes énigmatiques avec une ferveur religieuse. Et pour la seconde fois aujourd’hui elle se demandait si ces Sœurs du Couvent du Saint-Livre, malgré les circonstances mystérieuses de leur rencontre, ne pourraient pas s’avérer être source de connaissances des plus utiles à sa survie et à son avenir. Mais l’exposé était fini ; la religieuse reprit le cours de son discours initial :

- Je disais donc : Tu as traversé de rudes épreuves au cours des dernières semaines et je comprends que tu aies paniqué dans la cour, même si on n’accepte pas d’ordinaire cette attitude dans le Couvent. Nul doute qu’à ton âge j’aurais réagi de la même manière si des inconnus étaient venus me dire de les suivre…

La religieuse s’arrêta pour marquer son propos d’un sourire qui se voulait complice. En revanche, la froideur de son regard en disait long en revanche sur la sincérité de cette posture. Haple songea qu’elle avait beau parfois manquer de sang-froid, elle savait mieux jouer la comédie que l’humaine. Et l’idée lui vint de mettre en pratique la méthode de la Sœur Rosemonde : laisser le silence s’installer jusqu’à ce que l’autre reprenne la parole et divulgue plus qu’il ne l’aurait voulu. Et le résultat ne se fit pas attendre :

- Je crois qu’il est préférable de t’expliquer la situation. Nacota et moi divergeons sur ce point. Personnellement, je pense que tu es en droit de savoir pourquoi nous t’avons amenée entre nos murs.

A la mention de ladite Nacota, Haple ne put réprimer un frisson. C’était la deuxième fois qu’on lui parlait de cette Nacota depuis son réveil, et à son esprit le nom était auréolé d’une même aura inquiétante que celui de son interlocutrice. Cela étant, l’enfant se garda de tout commentaire car elle était pendue aux lèvres de son interlocutrice : (OUI ! Enfin ! des explications)

***

L’attente était terrible : chaque seconde où la religieuse retenait les informations tant attendues était une torture.

- Avant toute chose, tu dois me jurer que ce qui va suivre restera entre nous.
- Je le jure ! récita-t-elle aussitôt.

(Jusqu’à ce que j’en décide autrement)

- Alors voilà, nous te suivons depuis ton arrivée dans les Duchés. Nous avons eu peur qu’il soit trop tard lorsque le Fujonien t’as conduite à Amaranthe. Mais fort heureusement notre Berger, M. Pulchinel, a retrouvé ta trace après que Roche Misérande t’ait emmenée dans les montagnes.

Etait-ce donc cet homme que Roche avait voulu distancer à tout prix ? Cet homme qui avait poussé sa guide à prendre des risques qui l’avaient finalement conduite à sa perte ? Les pièces d’un puzzle semblaient se mettre en place les unes. Et lorsque Haple s’était calfeutrée dans les racines d’un arbre pour dormir, harassée, seule, perdue et désespérée (et j’en passe) dans la montagne c’était donc les traces de pas de ce Pulchinel qu’elle avait découverte à son réveil…

Haple sentait le sang lui monter au visage : Cet homme, donc, qui l’avait laissée à son sort était de mèche avec cette Nétone qui n’avait, elle, n’avait clairement jamais connu l’inconfort et le manque ! Elle se voyait soudainement envoyer valdinguer les encriers et instruments anticipant avec une joie féroce le fracas du verre et du métal. Mais se retînt… Il ne s’agissait pas de perdre le contrôle comme plus tôt dans la cour intérieure avec Rosemonde. Elle avait enfin réussi à ce que l’une de ces humaines lui fournisse des informations – elle ne gâcherait pas son avantage par une saute d’humeur puéril. Avec effort, elle reporta son attention au paroles qui lui étaient adressées :

- Et hier… M. Pulchinel a perdu ta trace ; tu lui as faussée compagnie dans la foule qui s’amassait pour la fête des vendanges de Beauclair. Ce qui était bien déraisonnable car lorsque nous t’avons enfin retrouvée, tu étais un bagage en travers de l’épaule du Fujonien, inconsciente et en route vers un destin funeste assurément. Heureusement nous l’avons mis en déroute, Nacota et moi, et t’avons mise à l’abri derrière les murs du couvent. Mais je pense qu’il rôde encore, dans l’espoir de remettre la main sur toi.

Haple resta coie. Oui, c’était tout elle. Elle ne se souvenait pas s’être séparé du groupe et encore moins avoir rencontré Bharf le Fujonien… mais elle avait bel et bien planifié de prendre la poudre d’escampette une fois à Beauclair. Tout de même, le récit de la religieuse était surprenant : Bharf l’attendait auprès des siens à Amarok à ce qu’elle savait, et la Sœur Nétone semblait prêter de mauvaises intentions au Fujonien alors que celui-ci lui avait sauvé la mise par le passé. Et que ce Pulchinel l’avait… (Passons.)

C’est donc avec une attitude défiante qu’elle rétorqua :

- Et pourquoi Bharf traverserait-il les Duchés à ma recherche ? Pourquoi se donnerait-il cette peine ?
- Mais pour la même raison que nous avons suivi ton aventure dans les Duchés : tu n’es pas une enfant comme les autres, Haple. Mais j’hésite à t’en dire plus. Disons seulement que le Fujonien est un prêtre de Zewen qui s’est dévoyé, un hérétique… et qu’à ses yeux tu représentes un danger, alors que pour nous tu es l’élue… Nacota saurait mieux t’expliquer ces questions théologiques. Tu la rencontreras bientôt.

Et comme pour appuyer ses dires, deux coups de poing sur la porte métallique resonnèrent derrière Haple.

- Entre Nacot… Ah, Sœur Rosemonde. Ma foi, vous tombez à pique : j’ai bien peur que les biscuits que vous m’avez apportés ne soient immangeables. Et nous avons laissé le thé refroidir à force de discuter … ajouta-t-elle avec un sourire faussement complice envers Haple. Auriez- vous la bonté de demander un autre plateau en cuisine ?

Silence. Haple se sentait mal à l’aise tournant ainsi le dos à la doyenne dont elle pouvait néanmoins sentir émaner des vagues de colère froide.

- Je ne crois pas, Nétone. Je suis venu chercher l’enfant.
- Mais nous attendions encore Nacota, répondit stoïquement l’autre.
- Et la Révérende Mère vous laissera peut-être poursuivre cet entretien lorsqu’elle le jugera adéquat, trancha sèchement Rosemonde. C’est de son bureau que j’arrive et étonnamment elle ne semblait pas avoir été mise au courant de l’arrivée de Haple, contrairement à ce que votre apprentie m’avait dit, ajouta-t-elle comme s’il s’agissait d’une faute grave dont elle tenait sa consœur personnellement responsable.

Une partie de la conversation échappait à Haple mais une chose était sure : Rosemonde n’appréciait pas du tout les libertés que semblait avoir prises la Sœur Nétone. En revanche, cette Révérende Mère lui inspirait visiblement un certain respect. Mais pas à sa consœur à en juger par sa réponse laconique :

- Eh bien soit, amenez-la donc à Ninïoton…
- J’imagine que la Révérende Mère voudra vous parler ensuite, conclu Rosemonde d’une voix cassante. Haple, viens avec moi s’il te plait.

Celle-ci hésita un instant : maintenant qu’on lui apportait des réponses, si étranges furent-elle, elle voulait aller au bout des choses et rester avec la religieuse joufflue. Cependant, bien que le timbre de sa voix se fût légèrement réchauffé maintenant qu’elle s’adressait à l’enfant, l’invitation de l’ancienne n’en était pas une. Haple obtempéra donc, aussi vite que le pouf métallique au comportement élastique le permettait et se retourna pour voir Rosemonde qui faisait déjà volte-face.

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Re: Le Couvent des Soeurs du Saint Livre

Message par Haple Mitrium » dim. 17 sept. 2023 14:32

Spéculations

Haple fit de son mieux pour suivre la Sœur Rosemonde dans sa marche forcée à travers l’atelier puis les couloirs et escaliers aux marches grinçantes, ainsi que dans une tirade sans queue ni tête où l’ancienne prodiguait tour à tour conseils à l’attention de l’enfant et insultes d’un autre temps à l’encontre de sa consœur :

- Pimbêche ! Pour qui se prend-elle ?! Par ici, Haple. Un bureau privatif, des repas individuels et un fatras de quincaillerie, et puis quoi encore ? Alburostre ! On devrait la laisser faire à sa guise parce qu’elle commande aux fluides ?! Je ne crois pas non. Ne t’en fais pas Haple, la Révérende Mère est une puissante magicienne elle aussi, tu peux tout lui dire et, en elle, tu peux avoir toute confiance. Par ici, nous y sommes presque. Il faut tirer au clair une fois pour toute ce que Nétone et Nacota te veulent. Et s’il en vient à cela… J’espère que ce sera le cas, marmonna l’ancienne pour elle-même, la Révérende Mère a les moyens de les remettre à leur place, magie ou pas magie.

Sur ce, Rosemonde s’arrêta brusquement et Haple lui serait sûrement rentrée dedans n’eusse-t-elle pas été à la traine.

- Nous y sommes.

Et après s’être accordée une seconde pour rassembler ses esprits, Rosemonde frappa à la porte devant laquelle elle s’était arrêtée. Haple en ressentait un grand soulagement. Elle était encore épuisée du coup de sang qui avait eu le meilleur d’elle-même dans la cour intérieure : ses jambes lui semblaient avoir une rigidité toute relative et le sol semblait l’attirer irrésistiblement.

Des bruits de pas leur parvinrent de derrière la porte. Haple remarqua que celle-ci était délicatement ornementée de motifs géométriques complexes gravés dans le bois. Un bois d’apparence précieux et ancien d’ailleurs. Si le bureau d’une simple Sœur avait été aussi impressionnant de luxe et de merveilles, Haple n’osait imaginer quels trésors de raffinement devaient se trouver dans l’étude de la Révérende Mère !...

Lorsque la porte s’ouvrit, Haple découvrit une servante affublée négligemment de châles délavés trop grands pour elle et qui dépassaient sur une jupe, laquelle, trop courte, laissait voir les chevilles. La Révérende Mère n’avait visiblement que faire du confort et de l’allure de ses subordonnées… Cela étant, Haple songea que celle-ci devait être nouvelle car elle ne semblait guère au fait du protocole, du moins tel que l’elfe blanche s’imaginait qu’il se déroulait dans un endroit comme celui-ci.
Car en effet, la jeune humaine resta plantée dans l’encadrure de la porte une mine perplexe au visage, avant de finalement s’enquérir auprès de la paire de visiteuses :

- Rosemonde… ? Y-a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ?
- Révérende Mère.

(Heeeinnn ?) Haple manqua de justesse de laisser paraitre son incrédulité ; sa retenue elfique lui sauva la mise.

- Je vous prie d’excuser mon insistance. Auriez-vous un instant pour poursuivre notre discussion : je crains que la situation ne nous échappe et ne requiert votre intervention dans les plus brefs délais.

La mère supérieure hésita. Haple ne put s’empêcher de remarquer comme elle prenait appui sur la tranche du battant de bois massif, son autre main retenant sur ses épaules son châle comme pour se protéger d’un froid qu’elle seule ressentait… Elle semblait elle aussi avoir eu son lot d’émotion aujourd’hui. Et elle était de toute évidence lasse de cette conversation.

- Bien sûr, entrez Rosemonde, entrez. Et tu dois être l’enfant en question ? demanda la jeune femme machinalement avant de demander à toutes deux, « Haple » c’est bien cela ? Entre, viens donc t’asseoir, tu as l’air fatiguée.

- Vous aussi, vous devriez vous asseoir, vous avez l’air pâle.

Le silence tomba sur la pièce. Rosemonde et sa supérieure s’étaient figées sur place. L’instant suivant les deux femmes s’esclaffèrent. L’ingénuité de l’enfant avait dissipé l’espace d’un instant la fatigue de l’une et l’irritation de l’autre. L’espace d’un instant … :

- Tu as raison, Haple, soupira la Révérende Mère en tirant deux chaises pour l’enfant et elle-même. Asseyons-nous. Sœur Rosemonde … l’invita-t-elle formellement à les imiter. Bien, si je recoupe ce qu’on m’a dit, il semblerait donc que Sœur Nétone et Sœur Nacota t’aient conduite au Convent pour te mettre hors de portée de bandits de grand-chemin. Et ce-faisant elles auraient pris quelques libertés avec notre règle de non-intervention dans les affaires extérieures au Couvent.
- Pas seulement, lâcha l’ancienne entre les dents, je sais ce que j’ai vu : je connais mes herbes et mes potions.
- Comme je disais à Sœur Rosemonde il y a peu à ce propos, je choisis de mettre leur comportement sur le compte de l’impétuosité de la jeunesse. Attend !... ajouta-t-elle précipitamment la main levée.

Les lèvres de Haple se fermèrent avec récalcitrance sur la question qui la brulait. Mais à son étonnement, Sœur Rosemonde à ses côtés étouffa un soupir et l’enfant comprit que pour une fois ce n’était pas à elle que l’on demandait de prendre patience. Il y avait quelque chose de très inhabituel d’ailleurs à voir cette Ancienne obéir aux injonctions d’une femme trois fois sa cadette. La hiérarchie ne se fondaient apparemment pas sur l’âge chez les humains ; Haple approuvait. Elle ne pouvait néanmoins s’empêcher de remarquer que la main de la jeune femme qui maintenait son châle sur sa gorge s’était crispée lorsqu’elle avait arrêté son aînée, et que ce n’était qu’après quelques secondes de silence inconfortable qu’elle se détendit et se tourna vers l’étrangère :

- Haple. Quelle que soient les circonstances, rien ne justifie d’enfreindre cette règle primordiale de notre communauté.

Haple portait un autre regard sur ces « circonstances », telles que Nétone les lui avaient présentées en tout cas, et restait quelque peu prise de court devant la prise de position cynique de la Mère qui par ailleurs affichait un regard chagriné dans ses yeux bleus…

- Nous avons toutes acceptée de nous retirer des affaires du monde lorsque nous sommes entrées au Couvent. Je pense néanmoins que personne ici ne regrette de te voir en sécurité entre nos murs et je choisis de mettre leur manque de jugement sur le compte de l’impulsivité de la jeunesse.
- Par les oreilles de Zewen ! Ne te méprends pas, Ninïoton. La jeunesse n’y est pour rien : vous avez pratiquement le même âge, argumenta-t-elle pour tempérer la dureté de sa première interjection. Ce sont de mauvaises branches. C’est tout.

S’en était trop, elle la considérait décidément comme quantité négligeable. Pas même digne d’enfreindre leurs fichues règles de conduite.

- Vous ne comprenez pas !

Les deux humaines baissèrent brusquement la tête dans sa direction. Le poids de leurs regards combinés la surplombant lui firent temporairement oublier ce qu’elle allait dire. Si bien qu’elle se raccrocha à un second, plus modéré, « Vous ne comprenez pas » :

- Elles me cherchaient, l’humaine joufflue en tout cas, Nétone, elle me cherchait. Ce qu’elles ont fait, elles ne l’auraient pas fait pour n’importe quelle gosse. Elle m’a confessé qu’elles attendaient quelqu’un comme moi, une « élue » !...

Haple ne pouvait s’empêcher de se sentir flattée après ce que la Sœur Nétone lui avait dit. (« Tu n’es pas une enfant comme les autres, Haple ») Et tant pis si elle avait gardé le secret moins de dix minutes. Les deux humaines pouvaient-elles percevoir le plaisir qui vibrait dans ce dernier mot : « Elue ».? Un long silence s’ensuivit au cours duquel les épaules de la Révérende Mère s’abaissèrent et sa mine s’assombrit… Le poids du monde tout entier semblait soudain peser sur les épaules de cette jeune femme. Cette révélation n’avait pas l’effet escompté, jugea Haple. Pourtant, cela justifiait bien d’avoir enfreint les règles du Couvent, non ? Pour elle, pour « l’Élue » ?

- Nous comprenons plus que tu ne le crois, Haple, rétorqua avec gravité Sœur Rosemonde avant de tourner un regard lourd de sens vers la Révérende Mère. Je t’avais avertie qu’elles ne pouvaient pas se satisfaire de la vie monacale. Ça a commencé par les bijoux de Nacota ; ne parlons pas de l’idée que se fait Nétone de l’ascèse. Et les voilà qui se lancent sur des chimères – quelles que soient ces histoires d’Elu : des chimères !
- Je vais leur parler… tenta la jeune humaine pour désamorcer la colère de sa consœur qui montait à vue d’œil.
- Ça ne suffit visiblement pas ! Ce sont des garces en manque de discipline, tes sœurs.

(« ses » Sœurs … ses sœurs biologiques ?)

- Une correction exemplaire, rien de moins ne fera l’affaire, ne transige pas. Ou bien elles seront notre perte à toutes ! Es-tu prête à fermer les yeux quelles que soient les conséquences ? Au prix d’une révolte ?!
- Non…non…bien sûr que non… bafouilla l’humaine conciliante dont les yeux bleus tremblaient sous le coup de l’émotion.
- Ça fait du bien de l’entendre, ma Mère, offrit plus posément la Sœur Rosemonde. Car c’est précisément pour canaliser vos sœurs que nous, les doyennes, vous avons élue pour diriger le Couvent.

Rosemonde sembla coupée de court par la coopération de la Révérende Mère et se tut, rassurée. Haple aurait juré que tout n’avait pas été dit mais que l’Ancienne avait obtenu ce qu’elle était venue chercher et qu’elle avait la sagesse d’en rester là. Haple, elle, ne comptait pas en rester là et elle comptait bien battre le fer tant qu’il était chaud afin d’en apprendre plus.

- Ninïoton… attaqua l’enfant.
- C’est « Révérende Mère », ou Sœur Ninïoton, Haple, rectifia Rosemonde avec un haussement de sourcil entre amusement et exaspération. Même pour toi.

(Soit)

- Merci, intervint poliment l’intéressée à l’attention de son aînée après avoir repris quelque peu le contrôle de ses nerfs, mais « Ninïoton » fera l’affaire, Haple. Exceptionnellement, précisa-t-elle à mi-voix avant de se tourner vers la doyenne. Sœur Rosemonde auriez-vous l’obligeance de prévenir les cuisines que j’arriverai au réfectoire avec quelques minutes de retard ? J’aimerais m’entretenir avec Haple encore quelques instants.

Haple nota pour elle-même que malgré l’évident manque d’autorité naturelle qui caractérisait la Révérende Mère, elle n’était pas dépourvue d’esprit. Car elle venait purement et simplement de congédier en douceur sa consœur. Et celle-ci d’obtempérer de bonne grâce, mais non sans un regard rassurant pour l’elfe qui semblait souligner ce qu’elle lui avait dit avant d’entrer (« C’est une puissante magicienne, tu peux tout lui dire et, en elle, tu peux avoir confiance» …) Haple songeait qu’elle voulait y croire lorsque le cliquetis métallique de la serrure marqua le début de la seconde mi-temps. Elle voulait y croire.

***

Ce fut au tour de l’humaine d’appliquer la méthode Rosemonde cette fois. Les mains sur les genoux, la respiration lente et profonde et un regard neutre … la Révérende Mère se faisait l’image même de la neutralité : un miroir sur lequel projeter ses propres réflexions. Cherchait-elle à obtenir seulement la version des faits de l’enfant ? Elle venait de s’engager à ne pas fermer les yeux après tout. Mais peut-être espérait-elle y trouver quelque indication que l’enfant avait menti … ? (Peu importe) Haple n’avait pas l’intention de revenir sur ce qui avait déjà été dit ; elle brûlait d’impatience de révéler ses suspicions :

- Les enfants qui disparaissent… attaqua-t-elle de but en blanc.

Haple jeta un regard pour voir si son accroche avait fait mouche. Que neni : le visage diaphane de la jeune humaine était un masque de distraite absence.

- Les disparitions d’enfants… reprit-elle avec entêtement, elles sont en lien avec le culte de Zewen.

(Rien) Haple avait anticipé un sursaut d’indignation, un rire condescendant : une réaction violente pour une déclaration aussi choquante. Mais la Révérende Mère ne bougea pas d’un cil. Simplement, ses épaules semblèrent s’alourdir, peut-être. Haple n’aurait pu dire si c’était son imagination qui lui jouait un tour. Il lui faudrait visiblement être plus convaincante.

- Enfin, il me semble... J’ai rencontré un Fujonien avant d’arriver dans les Duchés. C’est un prêtre de Zewen apparemment et il m’a remise à une montagnarde qui était une fidèle. Ils m’ont dit que je devrais me faire discrète dans les Duchés parce que certaines personnes qu’ils redoutent me cherchaient, soi-disant. Et il y a eu ce marchand dans la grotte des affaires qui m’a avertie que ce Pulchinel qui travaille pour votre sœur était un sinistre bonhomme. Et aujourd’hui, Nétone me confirme qu’elle, et une « Nacota » aussi, me cherchaient effectivement, poursuivit Haple pour elle-même autant que pour la mère supérieure. Enfin, pas directement mais par l’intermédiaire de bergers, selon elle.

Haple perdait le fil de sa démonstration. Elle pressentait plus qu’elle ne savait quoique soit. Et son interlocutrice ne prenait pas la mouche… Cependant, à la mention des « bergers », un éclair de compréhension avait traversé les yeux bleus de l’humaine. Et dans la seconde qui suivit, le mouvement de son châle trahit un abattement perceptible : cette fois, elle ne pouvait plus dissimuler qu’elle n’accueillait pas cette nouvelle de gaieté de cœur. En quoi leur recours à des bergers était si riche de sens ?... Haple l’ignorait.

- D’après Nétone, ce sont le Fujonien et ses partisans qui enlèvent des enfants et qui les font disparaître. Elle dit que sans son intervention le Fujonien m’aurait kidnappée moi aussi et qu’il rôde peut-être encore dans les parages…

Cela dit la première concernée n’en avait aucun souvenir et de fait… c’était dans ce Couvent des Sœurs du Saint-Livre qu’elle était retenue pour l’instant … (Qui croire ?) Voilà qui ce qui la taraudait. Si elle faisait abstraction du récit des événements de la veille fait par Nétone, le Fujonien comme la sœur lui portaient tous deux un intérêt inhabituel et prétendaient vouloir la protéger de l’autre partie.

- Je vois, commenta la religieuse platement. Ce n’était donc pas de quelconques malfrats qui s’en sont pris à toi hier. Et tu as parlé de ta théorie à Sœur Rosemonde ?
- Non…je…non… bafouilla Haple en se demandant s’il n’aurait pas été plus prudent de mettre au courant autant de gens que possible pour éviter…elle ne savait trop quoi.

La Révérende Mère courba l’échine dans une attitude méditative qu’elle rompit une minute d’éternité plus tard :

- Je pense qu’il serait préférable de ne pas ébruiter cette affaire. Tu as peut-être perçu dans ma conversation avec Sœur Rosemonde que la situation au couvent est tendue ces temps-ci. Les affaires de Nétone et Nacota à l’extérieur du Couvent ne sont pas du goût de toutes et j’aimerais éviter une escalade de l’hostilité entre mes consœurs.

(Ça me fait une belle jambe, ça ! Et d’ailleurs…)

- Entre les Sœurs du couvent et « vos » sœurs, insinua Haple en insistant lourdement sur la distinction ?

Son étonnement peint sur son visage blafard, la Révérende Mère rebondit sur la remarque malicieuse de l’enfant avec une candeur qui désamorça la méfiance de celle-ci :

- Bien sûr, tu as entendu Sœur Rosemonde mentionner Nétone en tant que « ma » sœur, commenta-t-elle pour elle-même. Nacota, Nétone et moi sommes nées de la même mère en effet.

Haple remarqua que l’humaine ne daignait pas répondre à l’accusation de partialité. Au lieu de cela, la jeune femme raffermit machinalement la prise sur son châle et se mit sur pied pour signifier la fin de l’entrevue.

- Un diner chaud nous attend au réfectoire, annonça-t-elle tout en traversant la pièce pour remettre les chaises en place. Mais je pense qu’on pourra te faire apporter le tien dans une cellule…

( ???)

- …dans une chambre, se reprit la Révérende Mère. On parle de « cellule », mais ce sont des chambres tout ce qu’il y a plus de confortables.

(si c’est comme celle dans laquelle je me suis réveillée on a une idée différente du confort…)

- Tu pourras t’y reposer en attendant que l’on avise comment gérer au mieux cette situation épineuse.

Haple se contenta d’opiner du chef avant de se diriger vers la porte où la supérieure du couvent l’attendait désormais, une main sur la poignée.

- Et une dernière chose, Haple, avant que je ne rejoigne les autres… Tant que je veillerai sur toi : il ne t’arrivera rien. Je te le promets.

Une promesse plus inquiétante que rassurante…

- Et maintenant, « à la soupe », conclut-elle d’une voix où se mêlaient lassitude et jovialité.

>>> Suite : 7/8
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Haple Mitrium
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Re: Le Couvent des Soeurs du Saint Livre

Message par Haple Mitrium » dim. 17 sept. 2023 15:06

Décision

La Révérende Mère l’avait conduite à travers les couloirs du couvent jusqu’à une petite pièce avant de l’y laisser seule pour prendre ses marques. L’elfe avait reconnu la « cellule » dans laquelle elle s’était réveillée avec son lit de bois, son pot de chambre et son bureau minimaliste. Lorsqu’elle avait jugé que les bruits de pas de son « hôtesse » se furent suffisamment éloignés, Haple se dirigea vers la fenêtre donnant sur la cour qu’elle avait aperçue à son réveil : était-elle verrouillée ? (Non)

Toujours avoir une voie de sortie… du fait de ses aventures récentes la prudence devenait une seconde nature. Et c’est alors qu’elle avait la main sur la poignée métallique que deux coups secs suivis immédiatement d’un grincement de porte retentirent dans son dos.

Elle n’avait certes pas sérieusement envisagé de fausser compagnie aux nonnes en passant par la fenêtre mais ses nerfs étaient à vifs et la nouvelle-venue portant un plateau-repas la fit sursauter. Haple nota qu’elle ne reconnaissait pas la religieuse qui s’avançait sans cérémonie dans la pièce. Celle-ci ne semblait accorder aucune importance à l’enfant, qui le lui rendit bien. D’ailleurs, quand bien même l’humaine eut été plus communicative, Haple n’aurait sans doute eu autre chose en tête que le contenu du plateau qui trônait désormais sur la tablette du bureau. Et, toute à son inspection du dîner, elle ne remercia d’ailleurs pas la religieuse, ni ne la salua lorsque celle-ci ressortit sans un mot.

Panais et pommes de terre flottaient dans un large bol de terre cuite généreusement rempli d’un bouillon clair qui fumait en vaporeuses volutes devant les yeux captivés de l’elfe blanche. Anticipant le plaisir qui l’attendait, Haple inspectait le reste du repas qu’on lui avait servi : la soupe était accompagnée d’une longue et épaisse tranche de pain de seigle tartinée de beurre blanc ainsi que de fragments de fromage débités grossièrement dans ce qui devait être une version locale de l’Amarantha des Duchés de l’Est. En effet, le fromage de brebis à la texture plâtreuse avait été émietté et déposé non pas dans un bain d’huile d’olive mais sur une fine couche de vinaigre de vin qui en noircissait progressivement la chair lactescente. Haple en salivait d’avance.

Désormais seule face au spectacle alléchant de ce souper, Haple ne pensait plus qu’à une chose. (Manger !) Et c’est avec voracité qu’elle s’emparât du bol de soupe, se brûlant délicieusement les mains, et qu’elle en aspira une petite lippée avec moult bruits de succion tandis que les lamelles de poireaux venaient chatouiller sa lèvre supérieure comme une invitation à les goûter.

Quelques minutes plus tard, elle avait fait un sort au contenu du plateau-repas et portait rêveusement à sa bouche les quelques miettes de pain et gouttes de bouillons qui gisaient sur le bois du plateau, victimes collatérales de son appétit maintenant rassasié. Elle songeait qu’elle aimerait creuser le fond de cette histoire d’élue, et tant pis si cela venait avec son lot de disparitions d’enfants et de conflits cléricaux !... (Savoir de quoi il en retourne pour mieux déterminer ce que, moi, je veux dans cette histoire). Bien qu’elle n’accordait qu’une confiance très limitée aux propos de la Sœur Nétone concernant les circonstances de son arrivée au Couvent, une chose lui paraissait certaine : elle avait de la valeur aux yeux de la nonne si celle-ci s’était donnée la peine de la soutirer à l’emprise de Bharf (quelles que soient ses intentions et celles du Fujonien). Mais comment obtenir une version objective de la situation. Tous les adultes se présentaient comme ses seuls protecteurs et reprochaient aux autres des intentions malfaisantes… Certains mentaient donc (Nétone, Bharf, Rosemonde, la Révérende Mère, Roche...) Mais qui?

(Tous …)

Abattue, la pensée lui traversa l’esprit qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même pour mettre à jour la vérité. Et la tête enfouie entre ses bras croisés sur le bureau, elle entreprit sans grand espoir de passer en revue ce qu’elle savait (ou croit savoir) de chacun des protagonistes. (Roche, morte pour me sauver). Mais au nom de quelle cause supérieure ? (Pour Bharf, mais pourquoi ?) Pour une raison inconnue contraire aux intérêts de Nétone… Eux-mêmes opposés à la vision que Rosemonde avait de la mission de leur ordre monastique… Sa tête semblait se fondre dans la chair de ses bras qui eux-mêmes s’enfonçaient progressivement dans la panneau de bois du bureau… (Rosemonde, Nétone, Bharf…) et les visages de ces inconnus qui avaient fait irruption dans sa nouvelle vie tournoyaient lentement dans son esprit fatigué comme les figurines intrigantes d’un carrousel pour enfant, la berçant et l’entrainant doucement dans un monde onirique peuplé de silhouettes brodées en fils multicolores, de runes vibrant d’une beauté mystérieuse et de tablettes d’argile gravées de son nom.

***

Haple émergea d’un rêve agité au cœur de la nuit. Son corps et son esprit avaient de toute évidence été profondément éprouvés durant cette première journée parmi les religieuses car d'ordinaire quelques heures de repos suffisaient à la remettre d'aplomb. Elle était inconfortablement allongée, peut-être cela l’avait-elle tirée de son sommeil ? maugréa-t-elle des profondeurs de son esprit embrumé. (Allongée…dans le lit?…). Elle ne se souvenait pas de s’y être rendue… Ouvrant ses paupières lourdes sur la pénombre de la cellule, l’adolescente aperçut immédiatement dans ce décor obscur la silhouette de la Révérende Mère assise dans un rayon de lune. Percevant le regard de la jeune elfe, l’humaine tourna son visage blafard vers le lit et conseilla d’une voix douce :

- Rendors-toi. Je veille sur toi ce soir.

Et malgré un sentiment de vulnérabilité sous-jacent, Haple ferma les yeux, quelque peu rassurée à l’idée qu’on n’aurait pas bordé pas les couvertures de quelqu’un à qui l’on voudrait du mal. Elle ne dormirait pas - pas plus qu'aucun Hinion - mais elle pouvait méditer quelques heures avant de faire face à une nouvelle journée d'épreuves.

***

Lorsqu'elle émergea, la supérieure était toujours présente mais elle s’affairait autour du bureau. La lumière rosée de l’aube lui empourprait délicatement ses pommettes blanches et faisait miroiter sa longue chevelure d’ébène ; la Révérende Mère lui faisait penser à sa mère… Aussitôt formulée, Haple chassa cette pensée et repoussa brusquement ses couvertures.

- Je me doutais que le bruit te réveillerait.

La voix de l’humaine était chaleureuse, mais le sourire qu’elle esquissa à l’attention de l’enfant traduisait une certaine fatigue. Avait-elle passée la nuit éveillée à son chevet? (Trop tôt…) Oui, il était trop tôt pour formuler des conjectures.

- Rejoins-moi à la table s’il te plait, il nous faut décider ce qu’il doit advenir de toi.

Et comme pour réitérer l’invitation, la mère religieuse versa deux tasses d’un thé fumant qu’elle venait apparemment de faire apporter. A regret, Haple se redressa en position assise puis sortit du lit avant de traverser pieds nus l’intérieur spartiate de la cellule.

- Est ce que tu as de la famille dans les Duchés? interrogea l’humaine avant de poursuivre en réaction au mutisme de l’adolescente : En Anorfain?
- Je ne peux pas retourner d’où je viens, se borna prudemment à répondre l’intéressée.

Après un temps de pause l’invitant à élaborer, sans succès, la Révérende Mère hocha de la tête et se dirigea vers la fenêtre en marmonnant vaguement son acquiescement : “Bien, bien…

C’est alors que Haple pris la parole avant même de savoir ce qu’elle allait dire :

- Je veux rester ici.

Un silence lourd tomba. Un oiseau gazouilla dans la cour intérieure. Un éclair de compréhension surgit finalement sur les traits perplexes de la religieuse :

- Tu veux devenir l’une des nôtres.
- Oui, confirma-t-elle fermement avant de rajouter sans laisser paraître que cela lui écorchait la langue : Révérende Mère.

C’est lorsque ces mots franchirent le seuil de ses lèvres que Haple reconnu leur bien-fondé. Elle n’avait pas médité sur la question, mais à présent cela lui paraissait être l’évidence : Où mieux qu’au couvent était-elle susceptible de trouver des réponses à ses questions ?! Mais l’humaine accepterait-elle de laisser rester l’étrangère qu’elle était ? Rien n’en était moins sûr, et alors que Haple s’apprêtait à défendre sa cause avec un mélange de ferveur religieuse fraichement trouvée et d’une comédie de pauvrette miséreuse, la Révérende Mère déclara d’une voix mal assurée, comme si elle redoutait d’entendre la réponse :

- Est-ce ta volonté, ou celle de Sœurs Nétone et Nacota ?

Du tac au tac, portée par les muses qui susurrent leurs mensonges aux enfants roublards, Haple répondit :

- C’est la volonté de Zewen. Et je l’accepte avec la sérénité de savoir que c’est la voie qui est la mienne.

Elle était fière d’elle et sentait la chaleur de la victoire qui montait dans ses joues (rester humble, rester humble…). Haple percevait que sa réponse avait fait mouche et qu’aucune autre réponse n’aurait apaisé les craintes non-dites qui semblaient pétrir la mère religieuse… (Et qui sait, peut-être que c’est Zewen qui m’a bel et bien mis cette idée dans la tête ! …)

- Zewen seul sait, commenta simplement la Révérende Mère en signe d’acceptation. Tu souhaites donc être des nôtres ; tu devras en conséquence te plier à nos règles de vie. Tu en as conscience ?

Haple hocha de la tête.

- Elle ne sont pas nombreuses : travailler à la mesure de tes capacités, prier à la mesure de ton inspiration et … la dernière, tu as entendu la Sœur Rosemonde nous la rappeler : se retirer des affaires publiques.

Haple ne voyait pas d’inconvénient aux deux premières. Quant à la dernière… elle ne semblait pas être respectée rigoureusement.

- J’ai besoin de t’entendre dire que tu acceptes notre règlement, Haple.
- Je l’accepte, professa l’adolescente sans broncher.
- Et bien voilà qui règle la question de ce qui doit advenir de toi, conclut la Révérende Mère en portant sa tasse aux lèvres. Humm… le thé est froid. Je vais te faire apporter une théière fraiche, mange un peu en attendant.

L’humaine posa sa tasse sur le bureau et se dirigea vers la porte avant de se retourner et d’ajouter :

- Une cérémonie rituelle sera organisée cet après-midi pour marquer le début de ta nouvelle vie ; la doyenne du Couvent passera te voir pour t’y préparer.

Et avec un sourire bienveillant, elle sortit laissant l’elfe contempler avec un mélange de peur et d’excitation l’énormité de son audacieuse décision.

>>> Suite : 8/8
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Re: Le Couvent des Soeurs du Saint Livre

Message par Haple Mitrium » dim. 17 sept. 2023 15:14

Mort au monde

La matinée passa en l’espace d’un instant. C’était drôle comme le temps pouvait être élastique. La journée de la veille lui avait donné le sentiment de durer aussi longtemps que son long périple au travers des Duchés. Toutes ces nouvelles têtes, toutes ces nouvelles informations ! Et encore, elle pressentait qu’elle n’était qu’au début de ses surprises dans ce couvent des Sœurs du Saint-Livre…

D’ailleurs, c’était une inconnue qui lui avait apporté son déjeuner. (Combien sont-elles à vivre ici ? ...) Et une autre qui l’avait remporté aux cuisines, tel qu’il était arrivé. L’enfant n’avait pas faim, ou plutôt si, mais elle préférait ne pas manger du fait de la nausée qui la saisissait à chaque fois qu’elle songeait à ce qu’elle s’apprêtait à faire. Quelle folie !...

Pourquoi ne pouvait-elle pas simplement poursuivre sa route ? Assurément, la Révérende Mère la laisserait revenir sur sa profession de foi si elle allait la trouver maintenant. Et l’idée de parcourir les grands chemins la séduisait toujours : aller de village en châteaux, vivant du peu que l’aumône et ses talents naissants de musicienne lui offrirait… (Oui) Elle aurait la liberté, l’indépendance et l’aventure à laquelle elle avait toujours aspiré. (Mais…) Ce prêtre de Zewen, ce Bharf, retrouverait-il sa trace ? (Peut-être, mais qu’importe). Non, ce n’était pas la peur qui la retenait entre ces murs.

En vérité, elle ne pouvait prétendre ne pas être rongée par la curiosité quant à cette affaire d’Élue… Plus elle y pensait, et plus elle sentait la fausseté du récit de la Sœur Nétone, (Oui, mais …) sauf la partie où la religieuse l’avait décrite comme l’enfant exceptionnelle qu’elles attendaient, elle et ladite Nacota. C’est donc avec la peur au ventre et une détermination farouche que Haple s’assit en tailleur sur le plancher de sa cellule et attendit.

***

Etant parvenue à faire le vide dans son esprit, l’elfe perdit toute notion du temps qui passait. Ce fut lorsque trois coups résonnèrent sur sa porte qu’elle reprit pied dans l’instant présent. (C’est soit le thé et les biscuits, soit le grand moment). C’était le second.

Une religieuse d’apparence aussi âgée que les murs entra à petits pas prudents, s’appuyant sur la poignée de la porte entrouverte pour reprendre son souffle. Haple remarqua qu’elle portait en travers de son bras libre une étole blanche qui semblait l’encombrer et se leva pour l’en débarrasser.

- Enfile-la, petite. Non, pas par-dessus … Retire tes vêtements d’abord, lui ordonna la doyenne sans grand égard pour la pudeur de l’enfant.

Haple commençait à se faire à la rudesse des gens des Duchés, mais se retourna néanmoins avant de se déshabiller entièrement sous les yeux impatients de la Sœur et d’enfiler ce qu’elle supposait être une tenue cérémonielle. Il s’agissait d’une sorte de robe sans manche coupée dans un tissu en laine d’une blancheur immaculée. Et étonnamment agréable au toucher, songea Haple alors que l’étole coulait sur ses jambes nues. (Mais bien trop grande ! ...)

Le spectacle devait être comique : le bas de la robe se pliait et se repliait sur ses pieds comme le duvet neigeux des statues en hiver. Haple releva la tête vers la religieuse s’attendant à moitié à y voir un regard amusé. Au contraire, celle-ci semblait irrité et ne s’en cachait pas :

- Oui, eh bien on ne reçoit pas d’enfants dans nos rangs normalement. Encore que… ce n’est plus ce que c’était. Ah, mais peu importe, tout le monde t’attend petite. Allons-y.

La « petite » se demanda ce qu’elle avait fait pour mériter ce traitement glacial. Elle sentait même monter en elle une de ses occasionnelles poussées de colère… qui ne prit cependant pas le pas sur sa nervosité actuelle. Tout en évitant de trébucher sur le bas de sa robe, Haple emboita donc le pas à l’humaine qui avait lentement tourner les talons et descendait désormais laborieusement le couloir lambrissé.

Quelques longues et pénibles minutes de silence plus tard, sa guide ralentit (si c’était possible) et s’arrêta devant une grande porte à double-battant sur laquelle elle posa une main tremblante. A entendre sa respiration caverneuse et précipitée, Haple supposa dans un premier temps que l’humaine reprenait simplement sa respiration. Puis, en y repensant, la porte massive devant laquelle elles se trouvaient ne ressemblaient à aucune autres avec ses larges planches d’un bois aux reflets rouges et ambrés … Peut-être était-ce leur destination finale… le lieu de la cérémonie… ? Et, songeant alors que la religieuse d’un âge canonique s’évertuait probablement à pousser le lourd battant contre lequel elle s’appuyait de tout son maigre poids, Haple fit mine de lui venir en aide.

- Tssst !... siffla hostilement l’humaine en guise de rebuffade.

(Bon…)

Après quelques secondes durant lesquelles Haple songeait que l’attente devenait fastidieuse, la vieille femme ayant retrouvé son souffle se passa la langue sur les lèvres puis frappa à la porte trois coups assurés qui résonnèrent contre le cœur de l’enfant.

***

L’instant suivant, les deux battants de la porte s’ouvraient sur un spectacle impressionnant. Elles étaient attendues pour sûr : deux rangs de femmes de tous âges parcouraient une longue salle aux murs, plafonds et plancher en bois opulemment laqué. Le contraste avec la plupart des pièces qu’elle avait jusqu’ici traversées était saisissant. Tout au bout de la salle capitulaire se tenait debout, dos à l’assemblée, la silhouette encapuchonnée d’une femme élancée vêtue de noir. Maintenant qu’elle y songeait… (elles sont toutes habillées en noir, toutes…). La peur au ventre, l’enfant s’apprêtait à faire marche arrière et songeait déjà que sa robe trop longue l’empêcherait de courir et que… Mais, avant que son courage ne l’abandonne, le cours de ses pensées se figea instantanément lorsque la silhouette lointaine de la femme à la capuche se retourna d’un mouvement fluide. C’était l’humaine qui avait veillé sur elle cette nuit. Ninïoton.

- Vénérable Sœur, qui amènes-tu devant notre assemblée ? interrogea-t-elle solennellement.
- Révérende Mère, croassa d’une voix forte la vieille femme à ses côtés, j’amène Haple, servante de Zewen.
- Servante de Zewen elle n’est pas. Aussi noire d’encre que nous sommes, elle est une page blanche de Son Livre. Est-elle prête à se faire le réceptacle de son Ecriture ?

Un silence s’ensuivit. Haple ne pouvait en être sûre à cette distance mais il lui avait semblé discerner un hochement d’encouragement de la part de la tête encapuchonnée.

- Oui.

Les battements de son cœur firent écho au son de sa voix.

- J’y suis prête, proclama-t-elle, les jambes tremblantes.

Au fur et à mesure que les mots sortaient de sa gorge serrée, Haple sentait son esprit s’alléger et son corps se détendre. Trop même. Ses genoux, sa nuque, ses paupières… elle avait la sensation de se liquéfier sous le contrecoup du stress qui la quittait.

- Approche Haple, commanda avec bienveillance la Révérende Mère.

Et comme une funambule sur son fil, l’enfant se mit en marche prudemment, un pied devant l’autre, serrant ses mains d’albâtre sur sa robe blanche aussi bien pour en relever le bas qui trainait sur le plancher en bois que pour reprendre consistance.

De part et d’autre, les Sœurs se tenaient en rang et la regardait avancer. Certaines avec intérêt, d’autre avec circonspection. La plupart avec une indifférence presque… (insultante). Elles devaient être au nombre de cinquante alors une de plus ou une de moins… Haple nota pour elle-même qu’elle semblait être la plus jeune dans la salle. Et que les Sœurs semblait s’être mise en rang en fonction de leur âge des plus jeunes au plus vieilles – (par convention ou par affinités personnelles ?). La question lui paraissait d’une grande importance alors qu’elle arrivait à mi-chemin. Et Haple se rendit compte que son esprit s’agitait un peu plus à chaque pas, s’arrêtant sur toujours plus de détails et d’interrogations sur ce qui l’entourait comme autant de crochet qui la retiendrait en arrière… à distance respectable de la silhouette noire qui l’attendait patiemment avec une droiture toute cérémonielle.

Aussi soudainement que par hasard, les yeux de l’elfe se posèrent soudain sur un visage qui lui fit l’effet d’une gifle. (Nacota !) Elle le savait dans sa chair frissonnante sans pouvoir l’expliquer. Elle ne se souvenait pas de l’avoir rencontrée, et pourtant… Peut-être était-ce le perçant de ce regard avide qui lui évoquait une voix… l'écho d'une voix... ou plutôt l’ombre de l’écho d’une voix… implacable, cruelle… une voix qu’elle ne pouvait placer mais qu’elle ne pouvait pas plus cesser d’entendre. Ça n’avait aucun sens. Et si elle continuait à dévisager la Sœur tout en avançant machinalement, elle pourrait ajouter un torticolis à sa confusion. Alors se ressaisissant, Haple reporta son regard devant elle.

Son comportement semblait avoir causé un certain amusement chez certaines des Sœurs les plus jeunes. Sauf la bien-en-chair Nétone qui, elle, fronçait légèrement les sourcils… Qu’importe, Haple les dépassait à présent et arrivait progressivement sous les regards croisés de femmes aux allures de veuves endeuillées sous leurs longues robes noires, plus solennelles et voutées les unes que les autres.

Sur cette note réjouissante, Haple parvint enfin au terme de sa procession. Enfin, elle put se raccrocher à la vision sereine de ce visage aussi blanc que sa tunique de profane entre ses doigts tremblant d’émotion. L’adolescente pouvait enfin faire abstraction du reste de la salle et s’abandonner entièrement au moment qu’elle s’apprêtait à vivre.

Ses motivations avaient beau eu être cyniques et pragmatiques, en cet instant elle se sentait envahi d’une énergie qui tout à la fois la redressait, la rassemblait et l’ancrait en elle-même. Une énergie religieuse. Et c’est ainsi qu’elle accueillie les paroles de la Révérende Mère :

- Une nouvelle page s’écrit ici et aujourd’hui, déclara-t-elle à l’assemblée.

Puis d’un geste fluide, l’humaine se saisit d’un bol en grès posé sur l’autel au côté duquel elle se tenait. Haple se perdit dans la contemplation du liquide aqueux, hypnotisée par l’intensité de sa couleur, plus noire encore que la manche de l’officiante. L’encre la plus concentrée qu’Haple avait connu.

- Mon enfant, lui souffla-t-elle à mi-voix, prosterne-toi.

()

(……….)

L’adolescente se senti plier les genoux plus qu’elle ne le choisit. Son front au contact du plancher, elle franchit un cap et embrassa pleinement la situation ; elle règlerait ses comptes avec son inconscient plus tard. Imitant son geste dans une moindre mesure, la Révérende Mère se mise à genoux dans un bruissement de tissu et, d’un geste lent et doux, dégagea la nuque gracile de l’elfe de ses cheveux. Un frisson parcouru la profane.

- Ça va piquer, j’en suis désolée. Ne bouge pas.

Un froid plus intense encore la saisit. Elle était clouée sur place par la peur de l’inconnu. Puis, avec un premier glapissement, elle accueillit le premier éclair de douleur. Puis un second, un troisième… joignant un nouveau gémissement plaintif à chaque jet de douleur qui lui transperçait l’arrière de la nuque. Ses épaules se crispèrent, sa respiration…bloquée. Sous son ventre, ses doigts tordaient le tissu de sa tunique à en blanchir et, dans ses yeux, des larmes retenues derrière ses paupières résolument fermées, cherchaient à fuir le supplice.

Rapidement, elle se résigna à endurer le rite et s’immergea dans la sensation de souffrance pour mieux la contempler et s’empêcher de réagir. Les coups d’aiguille martelaient désormais rythmiquement une zone dans le creux de sa nuque, laissant derrière eux une chair meurtrie où s’était logée une douleur diffuse qui irradiait par élancements erratiques dans le crâne et le long de son dos. Elle se souvint alors qu’elle avait un torse. Un torse qui d’ordinaire se gonflait et se vidait sous l’effet de la respiration. Et alors elle expira. Prenant cela pour un soupir, l’officiante lui souffla qu’elle en avait presque terminé. Et de fait, quelques minutes agonisantes plus tard :

- Et voilà, murmura-t-elle. Tu vas pouvoir te relever.

Il lui semblait ne jamais vouloir se relever. Ouvrir les vannes de ses yeux et fondre dans le plancher, oui. Se relever et solliciter le moindre de ses muscles et nerfs endoloris…non. Mais la Révérende Mère déjà se hissait sur ses jambes et posait avec un bruit sourd l’encrier et l’aiguille honnie sur l’autel. Elle savait devoir l’imiter. Et elle s’y résolut, poings fermés et dents serrées sous l’effet de la douleur autant que celui de la colère qui s’en nourrissait.

Après s’être laborieusement remise sur ses pieds, elle planta son regard droit devant elle et refusant obstinément de se tordre le cou pour rencontrer les yeux de l’humaine. C’est alors qu’elle aperçut entre les mains de celle-ci un petit coffret métallique. Il était fait d’un métal simple d’une teinte grise avec des tâches plus sombres par endroit sous l’effet de l’oxydation. La Révérende Mère lui tendit dans un geste solennel et proclama d’une voix claironnante devant l’assemblée :

- Le premier mot a été écrit. La suite te reste à écrire, Haple la Simple.

Le silence répondit à cette déclaration et Haple comprit alors qu’elle était censée accepter le coffret entre ses mains. Ses phalanges se desserrèrent et elle saisit le coffret du bout des doigts. Il n’était pas froid comme elle s’y était attendue. Mais sa surprise vint surtout du fait qu’y était gravé un symbole attrayant fait de courbes et traits agencés harmonieusement les uns par rapport aux autres. Un symbole qui semblait empreint d’une signification aussi profonde que la noirceur de l’encre dans sa nuque.

A cette pensée, Haple porta une main distraite sous ses cheveux et la posa délicatement sur la zone où avait travaillé la Sœur Ninïoton. Elle grimaça de dégout en sentant un liquide tiède sur sa paume et la retira vivement pour la porter devant ses yeux. Le contact, si bref fut-il, avait laissé une empreinte. Et elle la reconnut aussitôt : la même forme se trouvait sur le coffret et sur sa paume! Elle avait été marquée (comme un agneau!). Une raideur indignée qui n’avait rien avoir avec la douleur dans son cou l’envahit alors qu’elle se retourna finalement vers l’assemblée complice. Ses nouvelles consœurs la regardaient docilement, sans grand intérêt, les plus jeunes montrant déjà des signes d’impatience de l’autre côté de la salle capitulaire. La plupart sauf deux, qu’elle nota dans sa mémoire : l’apathique géomancienne et son avide et sinistre sœur.

Plus grave que jamais, l’adolescente s’imprégna de la scène et de la multitude de ces femmes qui lui deviendraient familières. Et elle résolut :

(C’est ma voie que je trace ici. Et je ne ferai la volonté de personne d’autre que moi.)

(Pas Rosemonde. Pa Nétone. Pas Nacota. Pas Ninïoton.)

(Moi.)

Et une voix intérieur lui souffla : Haple, la Simple.

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