Mort au monde
La matinée passa en l’espace d’un instant. C’était drôle comme le temps pouvait être élastique. La journée de la veille lui avait donné le sentiment de durer aussi longtemps que son long périple au travers des Duchés. Toutes ces nouvelles têtes, toutes ces nouvelles informations ! Et encore, elle pressentait qu’elle n’était qu’au début de ses surprises dans ce couvent des Sœurs du Saint-Livre…
D’ailleurs, c’était une inconnue qui lui avait apporté son déjeuner. (
Combien sont-elles à vivre ici ? ...) Et une autre qui l’avait remporté aux cuisines, tel qu’il était arrivé. L’enfant n’avait pas faim, ou plutôt si, mais elle préférait ne pas manger du fait de la nausée qui la saisissait à chaque fois qu’elle songeait à ce qu’elle s’apprêtait à faire. Quelle folie !...
Pourquoi ne pouvait-elle pas simplement poursuivre sa route ? Assurément, la Révérende Mère la laisserait revenir sur sa profession de foi si elle allait la trouver maintenant. Et l’idée de parcourir les grands chemins la séduisait toujours : aller de village en châteaux, vivant du peu que l’aumône et ses talents naissants de musicienne lui offrirait… (
Oui) Elle aurait la liberté, l’indépendance et l’aventure à laquelle elle avait toujours aspiré. (
Mais…) Ce prêtre de Zewen, ce Bharf, retrouverait-il sa trace ? (
Peut-être, mais qu’importe). Non, ce n’était pas la peur qui la retenait entre ces murs.
En vérité, elle ne pouvait prétendre ne pas être rongée par la curiosité quant à cette affaire d’Élue… Plus elle y pensait, et plus elle sentait la fausseté du récit de la Sœur Nétone, (
Oui, mais …) sauf la partie où la religieuse l’avait décrite comme l’enfant exceptionnelle qu’elles attendaient, elle et ladite Nacota. C’est donc avec la peur au ventre et une détermination farouche que Haple s’assit en tailleur sur le plancher de sa cellule et attendit.
***
Etant parvenue à faire le vide dans son esprit, l’elfe perdit toute notion du temps qui passait. Ce fut lorsque trois coups résonnèrent sur sa porte qu’elle reprit pied dans l’instant présent. (
C’est soit le thé et les biscuits, soit le grand moment). C’était le second.
Une religieuse d’apparence aussi âgée que les murs entra à petits pas prudents, s’appuyant sur la poignée de la porte entrouverte pour reprendre son souffle. Haple remarqua qu’elle portait en travers de son bras libre une étole blanche qui semblait l’encombrer et se leva pour l’en débarrasser.
-
Enfile-la, petite. Non, pas par-dessus … Retire tes vêtements d’abord, lui ordonna la doyenne sans grand égard pour la pudeur de l’enfant.
Haple commençait à se faire à la rudesse des gens des Duchés, mais se retourna néanmoins avant de se déshabiller entièrement sous les yeux impatients de la Sœur et d’enfiler ce qu’elle supposait être une tenue cérémonielle. Il s’agissait d’une sorte de robe sans manche coupée dans un tissu en laine d’une blancheur immaculée. Et étonnamment agréable au toucher, songea Haple alors que l’étole coulait sur ses jambes nues. (
Mais bien trop grande ! ...)
Le spectacle devait être comique : le bas de la robe se pliait et se repliait sur ses pieds comme le duvet neigeux des statues en hiver. Haple releva la tête vers la religieuse s’attendant à moitié à y voir un regard amusé. Au contraire, celle-ci semblait irrité et ne s’en cachait pas :
-
Oui, eh bien on ne reçoit pas d’enfants dans nos rangs normalement. Encore que… ce n’est plus ce que c’était. Ah, mais peu importe, tout le monde t’attend petite. Allons-y.
La « petite » se demanda ce qu’elle avait fait pour mériter ce traitement glacial. Elle sentait même monter en elle une de ses occasionnelles poussées de colère… qui ne prit cependant pas le pas sur sa nervosité actuelle. Tout en évitant de trébucher sur le bas de sa robe, Haple emboita donc le pas à l’humaine qui avait lentement tourner les talons et descendait désormais laborieusement le couloir lambrissé.
Quelques longues et pénibles minutes de silence plus tard, sa guide ralentit (
si c’était possible) et s’arrêta devant une grande porte à double-battant sur laquelle elle posa une main tremblante. A entendre sa respiration caverneuse et précipitée, Haple supposa dans un premier temps que l’humaine reprenait simplement sa respiration. Puis, en y repensant, la porte massive devant laquelle elles se trouvaient ne ressemblaient à aucune autres avec ses larges planches d’un bois aux reflets rouges et ambrés … Peut-être était-ce leur destination finale… le lieu de la cérémonie… ? Et, songeant alors que la religieuse d’un âge canonique s’évertuait probablement à pousser le lourd battant contre lequel elle s’appuyait de tout son maigre poids, Haple fit mine de lui venir en aide.
-
Tssst !... siffla hostilement l’humaine en guise de rebuffade.
(
Bon…)
Après quelques secondes durant lesquelles Haple songeait que l’attente devenait fastidieuse, la vieille femme ayant retrouvé son souffle se passa la langue sur les lèvres puis frappa à la porte trois coups assurés qui résonnèrent contre le cœur de l’enfant.
***
L’instant suivant, les deux battants de la porte s’ouvraient sur un spectacle impressionnant. Elles étaient attendues pour sûr : deux rangs de femmes de tous âges parcouraient une longue salle aux murs, plafonds et plancher en bois opulemment laqué. Le contraste avec la plupart des pièces qu’elle avait jusqu’ici traversées était saisissant. Tout au bout de la salle capitulaire se tenait debout, dos à l’assemblée, la silhouette encapuchonnée d’une femme élancée vêtue de noir. Maintenant qu’elle y songeait… (
elles sont toutes habillées en noir, toutes…). La peur au ventre, l’enfant s’apprêtait à faire marche arrière et songeait déjà que sa robe trop longue l’empêcherait de courir et que… Mais, avant que son courage ne l’abandonne, le cours de ses pensées se figea instantanément lorsque la silhouette lointaine de la femme à la capuche se retourna d’un mouvement fluide. C’était l’humaine qui avait veillé sur elle cette nuit. Ninïoton.
-
Vénérable Sœur, qui amènes-tu devant notre assemblée ? interrogea-t-elle solennellement.
-
Révérende Mère, croassa d’une voix forte la vieille femme à ses côtés,
j’amène Haple, servante de Zewen.
-
Servante de Zewen elle n’est pas. Aussi noire d’encre que nous sommes, elle est une page blanche de Son Livre. Est-elle prête à se faire le réceptacle de son Ecriture ?
Un silence s’ensuivit. Haple ne pouvait en être sûre à cette distance mais il lui avait semblé discerner un hochement d’encouragement de la part de la tête encapuchonnée.
-
Oui.
Les battements de son cœur firent écho au son de sa voix.
-
J’y suis prête, proclama-t-elle, les jambes tremblantes.
Au fur et à mesure que les mots sortaient de sa gorge serrée, Haple sentait son esprit s’alléger et son corps se détendre. Trop même. Ses genoux, sa nuque, ses paupières… elle avait la sensation de se liquéfier sous le contrecoup du stress qui la quittait.
-
Approche Haple, commanda avec bienveillance la Révérende Mère.
Et comme une funambule sur son fil, l’enfant se mit en marche prudemment, un pied devant l’autre, serrant ses mains d’albâtre sur sa robe blanche aussi bien pour en relever le bas qui trainait sur le plancher en bois que pour reprendre consistance.
De part et d’autre, les Sœurs se tenaient en rang et la regardait avancer. Certaines avec intérêt, d’autre avec circonspection. La plupart avec une indifférence presque… (
insultante). Elles devaient être au nombre de cinquante alors une de plus ou une de moins… Haple nota pour elle-même qu’elle semblait être la plus jeune dans la salle. Et que les Sœurs semblait s’être mise en rang en fonction de leur âge des plus jeunes au plus vieilles – (
par convention ou par affinités personnelles ?). La question lui paraissait d’une grande importance alors qu’elle arrivait à mi-chemin. Et Haple se rendit compte que son esprit s’agitait un peu plus à chaque pas, s’arrêtant sur toujours plus de détails et d’interrogations sur ce qui l’entourait comme autant de crochet qui la retiendrait en arrière… à distance respectable de la silhouette noire qui l’attendait patiemment avec une droiture toute cérémonielle.
Aussi soudainement que par hasard, les yeux de l’elfe se posèrent soudain sur un visage qui lui fit l’effet d’une gifle. (
Nacota !) Elle le savait dans sa chair frissonnante sans pouvoir l’expliquer. Elle ne se souvenait pas de l’avoir rencontrée, et pourtant… Peut-être était-ce le perçant de ce regard avide qui lui évoquait une voix… l'écho d'une voix... ou plutôt l’ombre de l’écho d’une voix… implacable, cruelle… une voix qu’elle ne pouvait placer mais qu’elle ne pouvait pas plus cesser d’entendre. Ça n’avait aucun sens. Et si elle continuait à dévisager la Sœur tout en avançant machinalement, elle pourrait ajouter un torticolis à sa confusion. Alors se ressaisissant, Haple reporta son regard devant elle.
Son comportement semblait avoir causé un certain amusement chez certaines des Sœurs les plus jeunes. Sauf la bien-en-chair Nétone qui, elle, fronçait légèrement les sourcils… Qu’importe, Haple les dépassait à présent et arrivait progressivement sous les regards croisés de femmes aux allures de veuves endeuillées sous leurs longues robes noires, plus solennelles et voutées les unes que les autres.
Sur cette note réjouissante, Haple parvint enfin au terme de sa procession. Enfin, elle put se raccrocher à la vision sereine de ce visage aussi blanc que sa tunique de profane entre ses doigts tremblant d’émotion. L’adolescente pouvait enfin faire abstraction du reste de la salle et s’abandonner entièrement au moment qu’elle s’apprêtait à vivre.
Ses motivations avaient beau eu être cyniques et pragmatiques, en cet instant elle se sentait envahi d’une énergie qui tout à la fois la redressait, la rassemblait et l’ancrait en elle-même. Une énergie religieuse. Et c’est ainsi qu’elle accueillie les paroles de la Révérende Mère :
-
Une nouvelle page s’écrit ici et aujourd’hui, déclara-t-elle à l’assemblée.
Puis d’un geste fluide, l’humaine se saisit d’un bol en grès posé sur l’autel au côté duquel elle se tenait. Haple se perdit dans la contemplation du liquide aqueux, hypnotisée par l’intensité de sa couleur, plus noire encore que la manche de l’officiante. L’encre la plus concentrée qu’Haple avait connu.
-
Mon enfant, lui souffla-t-elle à mi-voix,
prosterne-toi.
(
…)
(
……….)
L’adolescente se senti plier les genoux plus qu’elle ne le choisit. Son front au contact du plancher, elle franchit un cap et embrassa pleinement la situation ; elle règlerait ses comptes avec son inconscient plus tard. Imitant son geste dans une moindre mesure, la Révérende Mère se mise à genoux dans un bruissement de tissu et, d’un geste lent et doux, dégagea la nuque gracile de l’elfe de ses cheveux. Un frisson parcouru la profane.
-
Ça va piquer, j’en suis désolée. Ne bouge pas.
Un froid plus intense encore la saisit. Elle était clouée sur place par la peur de l’inconnu. Puis, avec un premier glapissement, elle accueillit le premier éclair de douleur. Puis un second, un troisième… joignant un nouveau gémissement plaintif à chaque jet de douleur qui lui transperçait l’arrière de la nuque. Ses épaules se crispèrent, sa respiration…bloquée. Sous son ventre, ses doigts tordaient le tissu de sa tunique à en blanchir et, dans ses yeux, des larmes retenues derrière ses paupières résolument fermées, cherchaient à fuir le supplice.
Rapidement, elle se résigna à endurer le rite et s’immergea dans la sensation de souffrance pour mieux la contempler et s’empêcher de réagir. Les coups d’aiguille martelaient désormais rythmiquement une zone dans le creux de sa nuque, laissant derrière eux une chair meurtrie où s’était logée une douleur diffuse qui irradiait par élancements erratiques dans le crâne et le long de son dos. Elle se souvint alors qu’elle avait un torse. Un torse qui d’ordinaire se gonflait et se vidait sous l’effet de la respiration. Et alors elle expira. Prenant cela pour un soupir, l’officiante lui souffla qu’elle en avait presque terminé. Et de fait, quelques minutes agonisantes plus tard :
-
Et voilà, murmura-t-elle.
Tu vas pouvoir te relever.
Il lui semblait ne jamais vouloir se relever. Ouvrir les vannes de ses yeux et fondre dans le plancher, oui. Se relever et solliciter le moindre de ses muscles et nerfs endoloris…non. Mais la Révérende Mère déjà se hissait sur ses jambes et posait avec un bruit sourd l’encrier et l’aiguille honnie sur l’autel. Elle savait devoir l’imiter. Et elle s’y résolut, poings fermés et dents serrées sous l’effet de la douleur autant que celui de la colère qui s’en nourrissait.
Après s’être laborieusement remise sur ses pieds, elle planta son regard droit devant elle et refusant obstinément de se tordre le cou pour rencontrer les yeux de l’humaine. C’est alors qu’elle aperçut entre les mains de celle-ci un petit coffret métallique. Il était fait d’un métal simple d’une teinte grise avec des tâches plus sombres par endroit sous l’effet de l’oxydation. La Révérende Mère lui tendit dans un geste solennel et proclama d’une voix claironnante devant l’assemblée :
-
Le premier mot a été écrit. La suite te reste à écrire, Haple la Simple.
Le silence répondit à cette déclaration et Haple comprit alors qu’elle était censée accepter le coffret entre ses mains. Ses phalanges se desserrèrent et elle saisit le coffret du bout des doigts. Il n’était pas froid comme elle s’y était attendue. Mais sa surprise vint surtout du fait qu’y était gravé un symbole attrayant fait de courbes et traits agencés harmonieusement les uns par rapport aux autres. Un symbole qui semblait empreint d’une signification aussi profonde que la noirceur de l’encre dans sa nuque.
A cette pensée, Haple porta une main distraite sous ses cheveux et la posa délicatement sur la zone où avait travaillé la Sœur Ninïoton. Elle grimaça de dégout en sentant un liquide tiède sur sa paume et la retira vivement pour la porter devant ses yeux. Le contact, si bref fut-il, avait laissé une empreinte. Et elle la reconnut aussitôt : la même forme se trouvait sur le coffret et sur sa paume! Elle avait été marquée (
comme un agneau!). Une raideur indignée qui n’avait rien avoir avec la douleur dans son cou l’envahit alors qu’elle se retourna finalement vers l’assemblée complice. Ses nouvelles consœurs la regardaient docilement, sans grand intérêt, les plus jeunes montrant déjà des signes d’impatience de l’autre côté de la salle capitulaire. La plupart sauf deux, qu’elle nota dans sa mémoire : l’apathique géomancienne et son avide et sinistre sœur.
Plus grave que jamais, l’adolescente s’imprégna de la scène et de la multitude de ces femmes qui lui deviendraient familières. Et elle résolut :
(
C’est ma voie que je trace ici. Et je ne ferai la volonté de personne d’autre que moi.)
(
Pas Rosemonde. Pa Nétone. Pas Nacota. Pas Ninïoton.)
(
Moi.)
Et une voix intérieur lui souffla : Haple, la Simple.