Il m'a cru. Enfin, peut-être, je ne le sais pas. Nous ne parlons pas la même langue, ne nous comprenons que par des gestes et les émotions du visage. Un Wotongoh Nosvérien, le premier que je rencontre. Il m'a vu nu et s'est inquiété pour moi, m'a offert une couverture en peau de bête le temps de trouver une tenue plus convenable. Je le suis difficilement, en traînant des pieds et en me rattrapant aux troncs presque tous les mètres. Je suis resté bien trop longtemps sous la forme de Hurlenuit et je n'ai plus l'habitude de marcher sur deux pattes. Il semble le comprendre et me porte assistance jusqu'à destination, acceptant même de ralentir la marche. Il a l'air d'un homme bon, qui chasse pour se nourrir et non pour le plaisir. J'accepte que les choses se passent ainsi et la forêt est sensiblement du même avis si elle l'a laissé en vie jusque là. Mais l'odeur des hommes, elle m'a manqué et les parfums se multiplient à mesure que l'on approche de son campement.
Nous arrivons et les regards sont nombreux. Je n'entends pas leurs pensées, seulement leurs doutes. Un étranger fait toujours cet effet et pour moi, ils le sont tous. Je compte sur mon instinct, ne sachant pas ce qu'ils me réservent. Si je dois courir, je le ferais sans me retourner. Je m'en veux de penser ainsi après la main qui m'est tendue, mais j'ai perdu l'habitude de côtoyer autre chose que les habitants de la forêt. À eux de me prouver qu'ils en font partie.
D'un signe, je fais comprendre au guide que je peux me débrouiller seul pour marcher. C'est faux, mais je ne veux pas trop lui en demander. Je pénètre dans la même hutte que lui, plus large que les dix autres qui l'entourent. À vue d’œil, j'ai compté une trentaine d'individus dont moins de dix enfants. Le vent du matin n'est ni froid ni violent, mais se retrouver à l'intérieur de quatre murs solides me rassure plus que je ne l'aurais pensé. Un feu brûle au centre de l'unique mais vaste pièce. De nombreuses autres peaux de bêtes servent de tapis, de banquettes et de lits. Ils semblent vivre principalement de la chasse, je dois être l'un des rares gibiers qu'ils ont épargné. L'homme fouille dans une panière en oseille et en sort des vêtements, une tunique longue, des braies et une paire de bottines. Je les accepte sans un mot, me contentant d’acquiescer en signe de remerciement. Je me débarrasse de la peau et enfile la tenue rudimentaire ainsi que les bottes en peau, que c'est agréable. La sensation d'être habillé, étrange, presque nouvelle et pourtant indispensable. Il me fixe, ne me lâche pas du regard. Il parcourt mon corps de son œil curieux et sans pudeur, s'arrête sur mes bras, mes yeux, ma façon d'agir et mes réflexes lupins, que j'ai même sous ma forme d'homme. Je l'intrigue plus que ne l'inquiète, c'est une bonne chose. Il ne retente pas la conversation et préfère me demander de rester là par un mot que je ne comprends pas, mais surtout avec un geste clair de ses deux mains abaissées vers le sol. Je me rapproche du feu en l'attendant, ça aussi, ça m'a manqué. La chaleur des flammes est rassurante et je me délecte de sa caresse sur ma peau blanche. Mais après quelques minutes passées trop vite, il revient accompagné.
Une femme, d'âge moyen et à la peau caramel. Elle a l'odeur de quelqu'un qui vient de donner la vie, des cernes qui soutiennent des yeux fatigués. Je la laisse s'approcher sans dire mot, elle qui fouille dans sa mémoire pour y chercher des mots presque oubliés.
"Hem...Toi...venir...de où ?..."
Je laisse quelques secondes s'écouler en la fixant, comme fasciné par son accent et fini par lui répondre avec un vocabulaire simple et choisi.
"Pas ici. Autre part, loin."
Elle semble satisfaite de s'être fait comprendre et surtout de m'avoir compris. Je réponds à chacune de ses questions à la lumière du feu que le chasseur entretient en nous écoutant. Elle me dit s'appeler Elfrig et son compagnon Thodo. Il est très proche d'elle, assis à ses côtés. Je sens un lien qui les unit, quelque chose de fort, ça se lit dans son regard. Après avoir éclairci sur mes origines, elle tente d'en savoir plus sur celui qui m'accompagne en tout temps, plus confiante dans son choix de mots.
"Toi homme-loup ?"
J’acquiesce sans avoir idée que mon honnêteté sur ce type de sujet peut surprendre.
"Oui, moi homme-loup."
Elfrig s'étonne, regarde son compagnon. Lui la fixe et acquiesce à son tour, comme pour l'inciter à me croire.
"Ici, homme-loup mauvais présage. Vole enfants la nuit."
Cette fois, la surprise s'agrippe sur mon visage. Je n'avais pas conscience que certaines coutumes pouvaient appréhender ce genre de pouvoir.
"Si moi mauvais présage, pourquoi moi ici ?"
"Homme-loup aussi être esprit des chasseurs. Nous avoir besoin de l'esprit pour aider nous."
"Pourquoi ?"
Elle finit par m'expliquer le problème, comme quoi un nid de harpies s'est installé non loin de la tribu. Deux chasseurs ont déjà perdu la vie et Thodo a manqué de nourrir leurs petits récemment venus au monde, ne s'échappant que sur un coup de chance. Je tente de me faire une idée de la menace et rassemble ce que je sais sur ces créatures, c'est à dire presque rien. Mes seuls souvenirs proviennent d'une comptine pour enfants dont j'ai oublié les paroles, mais qui mentionnent les harpies. Elfrig attend de savoir si j'accepterais de leur venir en aide, soutenue par le regard de son compagnon. Je finis par donner mon accord pour accompagner les chasseurs dans trois nuits, le temps qu'ils se rassemblent tous et cela les comble de joie. Thodo prend ma main qu'il sert plus que nécessaire et s'incline en guise de remerciement, tandis que la Wotongoh fait de même sans ce jeu de mains. Je m'incline de la même façon pour ne pas leur manquer de respect.
"Toi dormir ici."
Elfrig finit par quitter la pièce en suivant son compagnon qui a déjà fait de même, s'inclinant une dernière fois avant de disparaître derrière le rideau de peaux.
"Merci."
La nuit sera courte et le sommeil absent, mais les questions qui se bousculent dans ma tête éloigneront l'ennui.