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par Bertille » lun. 4 juil. 2022 20:53
Qu’ils parviennent à allumer un feu ou non, peu importe à Bertille : tant qu’ils ne sont pas sur ses talons et qu’ils ne transforment pas la forêt en brasier, tout se passera bien. La lune est large dans le ciel, elle retrouvera bien son chemin, que ce soit par l’odeur de la fumée, la lueur des flammes ou la mémoire des bosquets. Chaque arbre a sa forme, sa circonférence, sa disposition par rapport à d’autres, autant d’éléments qu’elle doit toujours prendre en compte lors de l’abattage et qui demeurent plus constants, même parmi les ombres, que d’autres repères. Au pire, elle attendra le matin, et ils s’inquiéteront.
Non seulement les traces juste avant la tombée de la nuit lui ont paru plus fraîches, mais elle a senti sur le chemin une odeur d’urine plus humaine qu’animale, encore assez forte que ça ait l’air récent. Bientôt il fera trop sombre pour risquer de perdre la piste et hasarder la petite manœuvre qui lui est venue. Si le scribe est bien un scribe, et si comme elle le suppose il est plus fuyard qu’en mission d’observation, alors il cherchera à se cacher avant la nuit, surtout s’il a entendu des bruits de voix, surtout s’il est près. S’il est malin, la traque pourra durer aussi longtemps qu’il sera prudent et que la fatigue ne le poussera pas à l’erreur, plus longtemps encore s’il a de la chance. Mais Bertille ne suivra pas jusque là. En revanche, dans la panique, il pourrait risquer de quitter un abri qu’il pense devenir précaire pour une fuite plus certaine. A ce moment là, elle pourrait le rattraper.
Alors elle oscille le long de la piste tant qu’elle en perçoit des marques, ou ce qu’elle pense pouvoir attribuer à un humain. Là un arbre, ici des buissons, elle tape du bâton, surprend un oiseau qui s’envole, laisse retomber le silence, tend l’oreille. Ce que veut percevoir Bertille, ce n’est pas seulement l’indice d’un mouvement du fuyard, mais s’assurer qu’aucun des gardes de l’escorte ne la talonne à son insu. Qu’ils ne lui fassent pas confiance ne la choquerait pas, après tout, elle est persuadée qu’ils lui mentent depuis le début : c’est pour cette raison qu’elle veut rattraper leur cible avant eux, pour échanger quelques mots, en savoir plus, se faire une opinion.
A sa droite, un bruissement de feuille, puis un autre, un rythme qui n’est pas celui d’un animal qui détale. Elle se retourne à temps pour voir avancer, cassé en deux, une silhouette qui lui avait échappé. Sourire de satisfaction, elle s’élance dans la direction, essayant d’aviser tous les défauts du terrain qu’elle peut dans les derniers rayons du jours qui parviennent à passer les frondaisons. Ni buissons ni poussent ne la gênent dans ses progression, elle doit juste veiller à baisser assez la tête pour éviter les branches les plus basses et rattrape sans peine, à grandes enjambées, ce qu’elle suppose être le scribe, avant de le faire chuter en lui poussant le manche de sa hache dans les jambes.
Avec l’habitude de celle qui est habituée à lutter avec ses frères depuis son enfance et l’avantage que lui donne sa stature, elle immobilise d’une clef de bras, non sans avoir vérifié qu’il ne portait pas d’arme, celui qu’elle découvre être un homme, plus petit qu’elle d’une bonne tête. Il n’a pas crié, n’essaie même pas, le choc et le poids d’un corps plus massif contre le sien semble lui avoir coupé le souffle.
« Il y a cinq hommes dans cette forêt qui cherchent un savant en mission. Je pense qu’ils mentent. Je pense que c’est toi. Je veux entendre ta version avant de te livrer. Ils m’ont peut-être suivie, alors si tu cries, tu es mort. »
« Pitié... »
« Chhhht… Silence. »
De longues secondes passent. Pas un bruit ne se fait entendre, ce qui ne veut pas dire aucune menace. La position de Bertille est inconfortable, allongée contre cet homme dont elle tord le bras pour le maintenir, mais elle n’ose pas bouger de peur qu’il lui échappe. Elle tend l’oreille, mais toujours pas d’autre preuve qu’un des gardes les a suivi. Alors elle risque à voix basse sa question.
« Pourquoi te traquent-ils? »
« J’ai des preuves de corruption au Conseil. Des gens puissants s’en sont rendu compte. J’ai pris de l’or, des preuves, et je suis parti. J’ai de l’or. Je peux vous payer si vous me laissez partir. Prenez tout et laissez moi partir. Pitié... » Sa voix est aussi basse que celle de Bertille, mais la tension la rend cassante, hésitante, au bord des larmes.
« Est-ce que tu sais vivre en forêt ? As-tu des provisions ? »
« Non… je suis parti… Je pensais… J’ai de quoi manger, j’ai une gourde. Je pensais me cacher. »
« C’est raté. Si je te lâche pour te faire une proposition, vas-tu fuir ? »
« Non... »
Bertille se redresse et prend appui sur le manche de hache, prête à frapper fort à la moindre menace. L’homme se redresse, reste à genoux, s’époussette, fait jouer son bras meurtri puis ramasse une besace écrasée sous lui avant de s’asseoir à même le sol, la tête entre les mains, agité de sanglots. La charpentière ne parvient pas à distinguer ses traits, il lui semble jeune, les cheveux bruns tombant sur la nuque et le visage, à peine bouclés.
« Je dois retourner à leur camp. Je les accompagnerai encore un jour, puis je rebrousserai chemin. Il y a un chêne que j’ai vu, plus loin, où tu pourras grimper et te cacher. On suivra une fausse piste, puis je dirai que je t’ai perdu. Attends un jour, une nuit, et encore un jour. Ne descends même pas pour pisser, chie toi dessus s’il le faut, mais tu bouges pas si personne vient te chercher. Tu connais la chanson des trois lutins ? La berceuse ? Oui ? Bien. Alors quand je la sifflerai, c’est la voie sera libre. A ce moment là, on verra »
« Pourquoi vous m’aidez ? » bégaye l’homme, au moins aussi surpris qu’il était terrorisé à l’instant auparavant.
« T’as aucune raison de me faire confiance, et moi non plus. Mais les cinq types qui te cherchent, ils m’ont menti. Quand on cherche un fuyard, on le dit, y’a pas de honte, les gens aident même bien mieux. Si t’as vraiment volé, leur histoire ça pue. J’aime pas ça, j’ai un bon instinct à ce qu’on dit. Alors je vais te donner une chance. Deux jours, c’est ta chance. Maintenant, silence. On va te cacher. Peut-être qu’ils m’ont suivi, alors prudence. »
L’homme se redresse, époussette rapidement son pantalon et ajuste sa cape. Bertille fronce des sourcils en la voyant, elle ne parvient pas à déterminer sa couleur, mais il lui semble qu’elle le dissimule trop bien. S’il était resté couché, elle aurait pu passer à côté de lui sans le remarquer. Quand il articule une syllabe pour poser une question, elle lui intime d’un geste l’ordre de se taire.
Ils en sont à un stade où l’heure est assez avancée pour que la progression devienne franchement pénible, et Bertille doit se concentrer pour distinguer un chemin et s’assurer de mémoire qu’elle retrouve bien l’arbre dont elle parle. Ils finissent par le trouver : l’homme ne parvient aux premières branches que parce que la charpentière lui fait la courte échelle. Elle attend qu’il parvienne à tâtons à se trouver une fourche assez solide où passer la nuit, avant de rebrousser chemin.
Son manche de hache lui sert de canne et n’est pas trop. Elle finit par repérer le feu et retrouver le camp. Aucun des cinq hommes ne semble revenir d’un marche aussi hasardeuse que la sienne, trois sont déjà couchés sous le sapin, l’un semble veiller près du feu, avec le sous intendant qui demande en la voyant revenir :
« Alors ? »
« Ben pas trouvé, pas vu de feu, j’ai tourné un peu pour être sure, mais rien. Il doit être sacrément endurant pour tracer comme ça... »
« Ce n’est pas parce qu’on a le nez dans les livres qu’on n’a pas de bonnes jambes. Nous finirons bien par le rattraper. Reposez-vous, nous allons prendre les tours de garde. »
« Merci. »
Elle pioche dans le sac qu’elle avait laissé près du sapin sa miche de pain, s’en coupe une large tranche qu’elle mâchonne en la faisant passer avec de grandes rasades à sa gourde, puis tâte le couvert d’épines à la recherche d’une surface de sol dépourvue de racines proéminentes assez large pour étaler sa grande carcasse. Enroulée dans sa couverture, elle ne tarde pas à s’endormir, rattrapée par la fatigue de sa demi-journée de travail cumulée à celle de cette drôle de traque.