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Pour toute réponse à ma question, Mathias les yeux au ciel puis se détourne de moi, suivit par Edgar comme par son ombre. Une furieuse envie de hurler monte en moi. On passe son temps à me traiter de gamin, mais je me renseigne sur la stratégie exacte à adopter, personne ne me répond ? Je me défoule alors en envoyant d'un coup de pied une main tranchée qui était sur le sol à côté de moi. Cela ne suffit pas à me calmer et je me dirige aussitôt à grands pas vers la cuisine, mais plus j'approche de la pièce, plus ma vitesse ralentit. En repensant à tous ces cadavres étalés, je me dis que je n'ai aucune envie de tomber sur ceux qui ont fait ça. Je me dis également que s'il y a des survivants, ils se sont certainement arrangés pour garder le contrôle du cellier et de la cuisine afin de ne pas mourir de faim.
À ma plus grande surprise, la porte de la cuisine n'est ni verrouillée, ni barricadée. J'entre alors prudemment, une épée à la main commence mon inspection des lieux, prenant garde à chaque recoin d'où pourrait surgir un mort. Pour moi qui n'ai jamais connu que les pitoyables cuisines des tavernes omyrhiennes où j'allais chiper quelques aliments pour me sustenter, il est difficile ne pas rester bouche bée devant le luxe de celle dans laquelle je me tiens. Des rangements à perte de vue, des plans de travail tout autant étendus et des foyers pour faire cuire plus de plats à la fois que je n'en ai probablement goûté dans ma vie. Bien que l'odeur ambiante soit alléchante, je ne découvre rien de comestible dans les casseroles laissées sur place ; elles ne contiennent que des restes moisis grouillants d'asticots. Lorsque j'inspecte les foyers sous les broches, qui elles sont en bon état, je ne détecte aucune chaleur ni braise rougeoyante pouvant indiquer une présence récente. Je ne trouve rien d'intéressant non plus dans les tiroirs : de la vaisselle et des paniers en osier. Dans ce lieu qui a l'air d'avoir été abandonné dans la précipitation, je ne trouve digne d’intérêt que quelques tonneaux contenant eau, céréales ou condiments.
Je m'approche donc du cellier, seul lieu qu'il me reste à fouiller et où j'espère trouver des vivres. Au moment de saisir la porte cependant, je repense à ces cadavres aux membres coupés et me dis que quelqu'un a bien dû faire ça. La porte qui me fait fasse a d'ailleurs l'air bien fermée et je suspecte que quelqu'un se soit réfugié à l'intérieur. Ne connaissant rien à la magie noire, je ne sais ce qui transforme ces gens se répand comme une maladie. Si tel est le cas, ceux qui se sont réfugiés à l'intérieur sont peut-être devenus des mort-vivants eux aussi... Ne voulant prendre aucun risque, je frappe trois coups secs à la porte et colle mon oreille contre elle pour entendre une réaction. Dix secondes plus tard, une réponse me parvient, non pas sous la forme d'un grognement, mais sous celle de trois coups faibles et lents. Une fois le sursaut de ma surprise passée, vient le temps de l'hésitation. Est-ce un survivant terrifié ou à l'agonie qui appelle à l'aide ou un résidu d'intelligence chez une créature qui n'a fait qu'imiter mes coups en croyant communiquer avec un autre mort ? Il me faut trente secondes pour me décider, je demande alors :
"
Famille Belmont ? C'est Mathias qui m'envoie."
Un nouveau coup se fait entendre, plus rapidement cette fois, accompagné d'une plainte étouffée que je comprends comme une supplication à ouvrir. C'en est assez pour me rassurer sur sa condition de vivant. Je range alors mon épée et attrape ma barre à levier en prévenant :
"
Ok, éloignez-vous de la porte !"
Sitôt l'avertissement donné, je plante de toutes mes forces l'outil entre la porte et un montant. C'est en commençant à force pour ouvrir que je regrette l'absence de Fromritt qui l'aurait probablement ouvert en un instant à lui seul, quoiqu'il en soit, je mets toute ma colère et toutes mes forces dans cet effort. Après plus d'une minute à forcer jusqu'à m'en faire ressortir les veines et rendre mon visage méconnaissable en une immonde grimace de douleur, la porte cède enfin avec fracas, laissant le fumet des mets conservés ici parvenir à mes narines. Si je n'arrive pas à voir le fond de la pièce à l'air poussiéreux, j'entends une respiration sifflante provenir de l'obscurité qui me hérisse le poil. Bon sang, était-ce vraiment une personne vivante qui m'a répondu ? Je fais aussitôt un pas en arrière et tire une épée que je tends en direction du cellier. Rassemblant tout mon courage pour éviter que ma voix de tremble, j'intime à ce qui se terre là-dedans de sortir avec en feignant de mon mieux une assurance inexistante.
"
M-montrez vous !"
Après plusieurs secondes pendant lesquelles je tente d'empêcher mon bras armé de trembler, une silhouette se traîne à quatre pattes vers moi. Après quelques tentatives ratées pour se relever, accompagnées de gémissements à chaque échec, l'homme s'arrête à quelques mètres de moi, assez près pour que je puisse le voir distinctement. Le gaillard habillé de noir ne semble pas porter de blessure ouverte et je ne vois aucune flaque de sang au sol. Avec son air maladif probablement dû à son enfermement, il m'est impossible de lui donner un âge, mais je lui donne au moins le double du mien. Lorsqu'il me supplie de lui donner de l'eau, mon premier réflexe est d'appeler à l'aide le reste du groupe en hurlant à pleins poumons :
"
Mathias ! Edgar ! J'ai trouvé un survivant !"
Les autres les accompagneront, mais c'est surtout, ce sont deux là qui sauront me dire s'il s'agit d'un allié ou non. En attendant, il me semble trop faible pour être menaçant pour l'instant. Je l'attrape donc en passant mon bras sous son aisselle et le traîne jusqu'au tonneau d'eau le plus proche, en gardant toutefois mon épée dans l'autre main en cas de coup fourré. Cette précaution se révèle toutefois inutile, car le malheureux se laisse docile traîner alors que je l'encourage et lui demande son identité.
"
Allez viens, un p'tit effort... C'est quoi ton nom à toi ?"
Bien qu'il soit resté enfermé à mourir de soif, il pèse son poids et, lorsque je peux enfin le lâcher en arrivant au tonneau, je suis aussi content que lui qui se met à boire à grandes gorgées. Après avoir bu plus d'affilé d'eau qu'un ivrogne n'aurait pu avaler d'alcool à la même vitesse, il se laisse glisser assis contre le mur pour reprendre son souffle. Entre ses grandes inspirations, il se présente comme Gadrius Belmont et me demande si Mathias est ici, ce à quoi je lui réponds d'un ton rassurant :
"
Oui. Et s'il m'a entendu, il ne devrait pas tarder à arriver. Ne vous inquiétez pas."
Quelques instants passent durant lesquels nous attendons l'arrivée de Mathias. Vu son âge, cet homme est soit un frère, soit un cousin de mon commanditaire qui, je l'espère, oubliera nos différents passés en voyant que j'ai sauvé l'un de ses proches. Le temps passe et personne ne vient. Ni Mathias, ni Edgar, ni les autres. Gadrius me remercie alors et me demande comment je m'appelle.
"
Eden, et... De rien, je cherchais de la bouffe et t'étais dans l'cellier. Fallait bien que je te trouve en ouvrant, haha."
Je jette alors un coup d’œil aux entrées de la pièce puis lui signale mon intention de fouiller le cellier.
"
Bon, je vais regarder ce que t'as pas encore mangé. Fais du bruit si quelqu'un arrive, sinon repose-toi. S'ils ne m'ont pas entendu, ce sera à nous de les rejoindre."
Deux pas dans l'obscurité de la pièce et un "sprotch" mou me suffisent pour comprendre que la nourriture est répandue sur le sol. À tâtons, je ramasse ce que mes doigts reconnaissent comme encore comestibles, à savoir principalement des lanières de viande séchée et des vieux datés, mais pas encore totalement moisis, et les fourre dans mon sac. Je ramasse également une outre qui me servira à ramener de l'eau. Lorsque je la remplis, au tonneau, je regarde avec méfiance Gadrius ramasser un couteau, jongler un peu avec puis en admirer la lame. Ces traits ressemblent pourtant à ceux de Mathias, mais son habit noir devient immédiatement plus inquiétant. Après sa démonstration d'habileté et tandis qu'il observe l'arme, le noble me demande de lui raconter la raison de notre présence à moi, son frère et le chien de garde de ce dernier. Il suppose également que d'autres nous accompagnent et me demande de tout lui raconter. Partagé entre la méfiance et la sympathie pour le fait qu'il ne semble pas non plus porter Edgar en haute estime, je lui réponds en haussant les épaules.
"
Ton frère a promis une somme folle à qui acceptait de le suivre ici et lui obéir sans poser de questions. Évidemment, je ne suis pas le seul à avoir besoin d'argent. Mais il t'expliquera sans doute mieux que moi ce qu'on fout ici, à part trucider tous les mort-vivants qu'on croise bien sûr."
À cela, il ne répond qu'en soufflant du nez et semble se mettre à réfléchir. Je ne peux m'empêcher, pendant ce temps, de le dévisager, lui et son allure de bandit. Une idée me vient alors et je lui demande avec un sourire gêné :
"
Euh, si ça te dérange pas, tu veux pas poser ça et refaire de la tête de mort-de-soif ? Cet empaffé de chien de garde peut pas me sentir - et je peux pas le sentir non plus - alors ça lui clouerait bien le museau si je revenais comme un héros sauveur de frère de son patron... Pis ça me permettrait p'tet aussi d'avoir un p'tit extra en récompense quand tout ça sera fini, haha. De toute façon t'en aura pas besoin, y'a plus rien qui rôde dans le hall et si quelque chose se pointe, je te passerai ma deuxième épée qui sera mieux qu'un vieux couteau."
Ma proposition le fait sourire, mais lorsque que j'enjoins à me suivre, il avance à grands pas pour me dépasser et m'arrêter prétextant avoir d'autres questions à poser avant de me laisser partir. Après l'avoir vu jongler avec le coup, mon premier réflexe fut de porter la main à la garde d'une épée, mais je me ravise et l'immobilise en chemin en constatant qu'il n'a pas l'air menaçant. Du tac-au-tac, je réplique :
"
Me laisser partir ? Tu viens pas avec moi ?"
Gadrius devient sérieux. Selon lui, je ne prends pas les choses autant au sérieux que son frère et me demande si je suis un mercenaire et ce que m'a promis Mathias. Dit-il que je ne prends pas les choses au sérieux car j'ai l'air d'un gamin ? Je prends à mon tour un air sérieux et fronce légèrement les sourcils en répondant.
"
J'ai entendu dire qu'il y avait de la magie noire, mais comme je connais rien à tout ça, mon objectif ici et de survivre pour ne plus jamais crever de faim grâce à la récompense. Donc oui, tu peux me considérer comme un mercenaire si tu veux..."
Sa question sur la récompense n'est cependant pas innocente, je l'ai bien senti. Avec un sourire en coin, je lui fais comprendre que je suis ouvert à toute proposition, me disant que je n'aurais guère de remords à trahir ce groupe où seul l'espadonneur ne me semble pas hostile.
"
Mais pourquoi ces questions ? Tu veux me proposer plus que ton frère pour autre chose ? Il m'a promis trois mille yus et une bonne réputation dans toute la région... Si tu peux faire mieux, je t'écoute."
Il paraît satisfait de ma réponse et me répond d'un air soulagé qu'il ne souhaite pas revoir Mathias pour l'instant et qu'il a un service à me demander. Sa demande est simple : retrouver l'acte d'héritage de son père qui atteste que Mathias doit tout récupérer et non lui. Je fais immédiatement le lien avec le document tant désiré par Mathias lors de ses explications. Il me propose donc de m'emparer du papier et de lui amener à la demeure des Belmont à Tulorim en échange d'une plus grande récompense que celle promise par son frère. Tout cela me mets assez mal à l'aise, car, si l'idée en soi ne me dérange pas, elle s'avère particulièrement ardue à appliquer. Sentant le sang me monter aux joues et la sueur perler sur mon front, je réponds en me grattant machinalement la tête :
"
Ah! Euh... Oui... Mathias a bien parlé de récupérer un document important dans le manoir, c'est sûrement celui-là ! Par contre s'il met la main dessus... Entre le chien de garde et le reste du groupe... Ça va être compliqué de le lui voler et d'arriver à le ramener. Si l'occasion se présente, pourquoi pas, mais à ta place, je compterais pas dessus, haha."
Ma réponse ne semble pas le gêner autant que moi. Tout en cherchant un peu d'équipement et de nourriture pour la route, il m'explique qu'Edgar est un imbécile qui ne devrait pas poser de problème si je ne le titille pas, autant dire que c'est déjà ça de raté. Mathias sera selon lui beaucoup plus ennuyant avec son caractère paranoïaque, mais la lâcheté qui se cache derrière sa prudence devrait m'être utile. Il me conseille donc de profiter d'un moment de faiblesse ou d'un combat comme d'une ouverture ou de le tabasser si je suis seul avec lui, assurant qu'il chercherait davantage à appeler Edgar qu'à se défendre si je lui mettais mon pied dans la face ou l'entre-jambe. L'image me tire un sourire tant j'imagine être savoureuse une revanche de la sorte. Finalement, il me demande s'il peut compter sur moi en tendant sa main. Je grimace et me mords la lèvre d'hésitation. La tâche me paraît presque impossible et m'engager auprès de lui va m'apporter un bon paquet d'emmerdes, que je réussisse ma mission, que je la rate, ou que je n'ose tout simplement pas me lancer... D'un autre côté, Mathias me déteste comme tous les autres et personne ne lui reprocherait de ne pas m'offrir la moindre récompense s'il lui en prenait l'envie... C'est donc sans aucune conviction, ni dans le geste, ni dans la voix que je conclus ce marché avec Gadrius.
"
Je ferai de mon mieux..."
Je ne peux m'empêcher de me murmurer à moi-même une phrase qui me vaudra du nouveau commanditaire un regard bizarre :
"
Si seulement ce con d'Edgar était resté mort..."
C'est vrai ça, pour ce satané semi-elfe n'a-t-il pas pu s'empêcher de ressusciter le chien de garde ? J'étais tellement content de le voir mort et voilà que son retour à la vie me pose davantage de problèmes. Alors que je me torture l'esprit à imaginer comment empêcher Selen de me foutre encore plus dans la merde en jouant lui aussi les chien-chiens obéissants, le second Belmont semble satisfait et me salue en prenant la poudre d'escampette, me laissant seul avec mes incertitudes cette mission impossible. Juste après que ses pas se soient soudainement éteints, un bruit sourd résonne dans le manoir et semble venir de l'entrée. Gadrius vient-il d'exploser la porte ou est-ce la créature de toute à l'heure? Optant pour la première possibilité afin de me rassurer, je me dis qu'il me reste un peu de temps avant que les morts n'envahissent les lieux et en profite pour appliquer une idée vicieuse qui vient de me traverser l'esprit. Je sors l'équivalent d'une ration de mon sac pour la plonger dans l'une des casseroles contenant des restes moisis. Je ne nettoie que grossièrement les aliments en les ressortant et les range dans une poche séparé du reste de la nourriture. Je ne sais pas encore exactement lequel de Selen ou Edgar va manger ça, mais, pour avoir une chance de mener à bien ma nouvelle mission, je devrai réussir à les neutraliser ou les occuper les deux à la fois, la tâche ne semble pas simple.
Lorsque je m'avance discrètement dans le hall pour faire l'état de la situation, le bruit se produit à nouveau et je comprends d'instinct qu'il s'agit exactement de ce que je redoutais : le monstre n'est pas mort sous les gravas du poste de garde, mais est en train de défoncer la porte. N'ayant aucune chance contre lui, je préfère rejoindre le groupe en me dirigeant dans la direction qu'il avait pris lors de notre séparation. Tandis que je traverse le hall à grandes enjambées, mon esprit est assailli de questions. Comment Gadrius est-il sorti sans croiser cette chose ? Est-il seulement encore vivant ? Dois-je vraiment tenter de remplir une mission pour un commanditaire qui vient probablement de se faire écraser devant la porte de son propre manoir ?
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