Au Cœur des Ténèbres
1
Sump émergea du sommeil ; bouche sèche, yeux lourds comme s‘il avait dormi des années. Il remua la terre sèche sans trouver d'insectes ; ses entrailles grondèrent comme le tonnerre au loin. La mine lasse, il reporta son attention sur la ville : Exech était une sombre excroissance au milieu des plaines malades et vers elle se traînait une file de paysans courbés par la chaleur et la faim. Un groupe de miliciens les attendait et paressait sous un auvent bricolés. Tous regardaient l’est où trois silhouettes se découpaient dans l’air immobile. Sump plissa les yeux ; il confondait encore paysans de la tourbe et trépassés : ils partageaient la même démarche incertaine, la même apparence décharnée, le même regard mort. Parfois la même folie furieuse.
Un cor retentit et un homme à cape se jucha sur le cheval qu’on lui apportait ; six cavaliers en armures hétéroclites l’entourèrent et ils chargèrent. Les paysans les acclamèrent puis se rapprochèrent des portes où ils furent repoussés par les miliciens restants. D'un œil morne, Sump assista aux deux mêlées.
La menace éliminée, les cavaliers revinrent ; des miséreux se ruèrent sur les carcasses. Cape-rouge démonta, jeta ses rennes à un sbire puis reprit place sous l’auvent de toile près des portes. Enchaîné, son chien frétilla et se colla à lui.
Sump grogna. Des jours qu'il rassemblait son courage, qu’il guettait la moindre faille, qu'il révisait sa présentation. Le temps passait et le désespoir montait. Ses doigts se refermèrent sur le manche de sa dague ; les traits de son visage émacié se détendirent au contact lisse et délicat. Il sortit l’arme de son fourreau, posa l’arme sur son bras et la caressa du regard : l’alliage unique de la relique dorée fit briller ses yeux noirs qui détaillèrent pour la millième fois les gravures et la courbure de la lame. Un rire mauvais venant d’Exech brisa sa contemplation. Déterminé, il se leva, s’épousseta et arrangea son large galurin de paille sur son crâne ; le contenu de son baluchon tinta et le décida davantage. Il abandonna la butte jaunie et l’arbuste rachitique qui l’abritaient et rejoignit la piste. Les paysans le dévisagèrent. Sump mit son arme en évidence et carra les épaules. Il constata les haillons autour de lui et un sourire satisfait étirèrent ses lèvres gercées.
« Pourquoi qu'tu prends cet air, sekteg ? Tu t'crois mieux qu'nous autres ? »
Sump se figea, lèvres retroussées sur dents pointues. Le propriétaire de la voix abîmée avait posé son chariot et le fixait d’un unique œil ; l’autre était invisible, caché sous les plis d’un visage crispé et hirsute.
« Tu t’imagines qu’avec tes sapes et tes larcins ils t’f’ront entrer ? Founedieu ! L’problème n’est pas là, peau-verte. »
Le vieillard cracha un rire qui se transforma en quinte de toux. Il se redressa et passa un bras noueux sur son front dégarni. Il montra l’entrée béante de la ville d’un coup de menton :
« L’type avec la cape, c’est l’sergent Traster, d’la milice. Son clebs, cette teigne, on dit qu’il l’a eu en forniquant avec un des démons d’outre-terre et ils sont aussi méchants l’un qu’ l’autre. Quand la caboche à nous-autres lui revient pas, et ça arrive souvent, il envoie ses gardes ou son clébard nous remuer les tics. Une aut’ quinzaine, t’aurais d’jà pas pu entrer mais avec eux ! avec eux-deux aux portes d’la ville ? Par Bek’Mor, c’est peine perdue ! »
Le visage de Sump se plissa de doute ; l’autre repartit dans un déluge de toux et de crachats.
« Moi c’est Rouêt, founier de mon état, m'en allant vendre ma foune en ville, reprit-il,
t’as l’air d’avoir d’la maille et j’ai la race qui faut ; entendons-nous : tu te caches dans mon chariot et je te fais entrer. »
Sump considéra la grimace édentée que lui offrit le vieux et secoua la tête. Il reprit son chemin sous les insultes, le manche de sa dague serré dans son poing. Plus il approchait des portes de la ville, plus la piste était encombrée d’errants. Autour de l’abri installé par les miliciens, un groupe d’humains espérait qu’on le laissât entrer ; Sump s’y mêla. Tous étaient rassemblés derrière un homme en toge sale et au cou pelé ; les breloques autour de ses poignets cliquetaient lorsqu’il levait les bras :
« Ô gardiens d'Exech, nous nous mettons à genoux ! Nous nous mettons à genoux dans la vase pour que vous nous accordiez le passage. Pauvres créatures que nous sommes, victimes de la tourbe, victimes des éléments ; de la sécheresse, des inondations, des maladies ; des chimeras, rois sauriens et autres gorgones ; à la merci du Todesrad et des trépassés. Nous nous entre-tuons pour une aubergine de la taille d’un pouce car rien ne croît dans ce désert où famille et entraide n’existent plus ; pour supporter le fardeau de notre vie nous nous suicidons à coup de pisse de foune, seules immondices à pousser ici. Les prédateurs sont les seuls à prospérer au sein de cette terre acide. Eux et notre protecteur et maître : Bek’Mor, roi des marais. »
Parmi la foule amassée autour du porte-parole, Sump croisa le regard d’un enfant de sa taille : son pagne dévoilait côtes saillantes et eczéma. Le prêtre des marais serra une amulette dans sa main aux ongles noirs et poursuivit :
« Laissez-nous entrer pour que la cité purge nos cœurs. Pour qu’elle nous offre son luxe, ses fruits, son confort ; laissez-la nous purifier ; laissez-nous profiter des milles facettes du diamant noir, si différent d’où nous venons. Laissez-lui nous donner la force dont nous aurons besoin lors de notre retour dans la tourbe. »
Les miliciens ricanaient ou bâillaient. Le fumet des grillades retournées sur un brasero rouillé rendit la bouche de Sump collante de salive. Le sergent Traster partageait une saucisse avec sa bête : de nerfs et de muscles, elle mastiquait de ses mâchoires énormes et grondait ; ses yeux jaunes défiaient la foule ; sa peau fripée et tavelée d’excroissances brunes luisait d’huile ; sa queue de rat frappait le siège de son maître et sa truffe rose s’agitait. Elle ne savait choisir entre s’asseoir, se coucher ou rester debout. Contaminé par la nervosité de l’animal, Sump préféra regarder ailleurs : la foule se tenait silencieuse sous le ciel bas. Le prêtre s’était tu. Aidé par son estomac, Sump prit une inspiration et fit un pas. Les yeux du sergent le survolèrent une première fois.
Lorsqu’ils revinrent sur le sekteg, il cracha sa saucisse et plongea vers la chaîne qui retenait son chien. Sump détala ; des coudes ou des dents, il s’extirpa de la forêt de jambes miteuses. Tous s’écartèrent : la charge du monstre de Traster palliait toutes velléités d'intervenir. Sump s’élança sur la piste en terre battue. Le son des pattes sur le sol sec s’intensifiait et l'effrayait. Accoudé à son chariot avec d’autres miséreux, Rouêt se marrait :
« Qu’est-ce que je t’avais dit, sekteg ? »
Au milieu d’acclamations glaireuses, Sump fut percuté et il roula dans la poussière avec la bête. Grifoniss lui échappa des mains. L’animal s’ébroua et se jeta sur lui. Sump brandit le petit bouclier rond attaché à son bras et la bête s’acharna dessus. Un des paysans s’approcha mais le chien le repoussa de plusieurs coups de canines avant de revenir sur sa proie. Sump essayait de le repousser avec ses jambes mais il fut projeté en avant, le bouclier arraché de son bras ; il rampa sous l’animal et enserra les testicules rosés entre ses doigts. Le chien couina si fort que Sump grimaça et ils se séparèrent. Sa dague se trouvait à quelques mètres et une femme minuscule s’en approchait ; il claqua des mâchoires pour la faire reculer.
«Ils sont pareils !» s'esclaffa Rouêt.
Le chien vérifiait ses bourses avec sa truffe, le cou découvert. En un bond, Sump fut sur lui et l’égorgea. Pour échapper au jet de sang qui lui sauta au visage, il détourna la tête et vit les cavaliers qui chargeaient. Il quitta la piste pour la savane marécageuse ; ses yeux affolés cherchèrent une issue ; les miliciens encourageaient leurs montures avec des cris. Sump bondit par-dessus des roseaux asséchés. Il entendit un juron, un hennissement paniqué et des éclaboussures. Son triomphe ne dura pas ; du coin de l’œil, il aperçut un autre cheval qu’un milicien encourageait avec une cravache. Sump dérapa dans la boue et reprit sa course dans une autre direction : il ne vit pas que le terrain descendait.
Il roula jusqu’au bas de la pente et se releva tant bien que mal ; ses narines furent agressées : devant lui une mare d’eau pourrie stagnait devant un trou circulaire condamné par une grille en fer. Derrière lui, deux miliciens démontaient et se morigénaient. Sump s’extirpa de la vase pour contourner la mare. Il dégaina son arme et montra les dents mais ni l’homme allongé sur une paillasse en tille ni les deux pêcheuses de grenouilles n’intervinrent malgré les imprécations de la milice :
« Par les premiers rois, attrapez-le ! »
Sump s'immergea jusqu'au menton et barbota jusqu’à se hisser en face de la grille. Souffle court, il passa son sac entre les barreaux et entreprit d’y glisser son corps mais la tête resta coincée. De l’eau gluante jusqu’à la taille, un des miliciens arrivait sur lui, épée dégainée. Sump se tordait le cou et se démenait, la main autour d’un barreau rouillé et mousseux ; avec un cri, il s’écorcha l’oreille et se dégagea.
Il ramassa son sac et s’enfonça dans le tunnel.
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