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Elle qui espérait pouvoir rejoindre rapidement l'air libre, elle était servie ! En suivant l'avant-garde, Yurlungur se rendit rapidement compte que celle-ci, au lieu d'emprunter des galeries ascendantes, qui les auraient menés vers le royaume Sindel, s'enfonçaient vers les entrailles de la terre, encore et toujours plus. Elle réprima un soupir et les suivit en silence, tenant le rythme de la marche sans vraiment chercher à contester. Contester quoi, de toute façon ? La stratégie d'attaque précise lui était inconnue, et la guerre, bien que proche, restait dans sa tête désespérément lointaine. Il fallait encore marcher, rejoindre une autre cité souterraine, attendre sans doute un peu, puis se déplacer à nouveau pour lancer l'assaut à proprement parler... Bah, elle avait toujours un jeu de cartes dans son sac : elle pourrait essayer de jouer avec son guide, ou d'autres. Elle n'était pas certaine de pouvoir se remémorer les règles de tous les jeux auxquels elle s'était essayée à Dahràm, ni des techniques de fraude employées par les marins de la taverne du Gros Néral qu'elle avait épiés, mais elle ferait avec.
Elle avait oublié que les Rakhaunens disposaient de cette vigueur légendaire qui les faisait marcher pendant des heures sans éprouver la moindre fatigue. Elle les suivait sans broncher, consciente que le moindre signe de faiblesse pourrait la discréditer auprès de ce peuple de soldats, jusqu'à ce qu'une halte soit ordonnée. Elle se choisit une place discrète, dans un coin, non loin de la couche que s'était installée son guide, qui continuait à vérifier du coin de l'œil qu'elle n'avait besoin de rien. Il était mignon. Mais elle n'allait pas lui demander de l'aide, surtout pas : eh, c'était une grande fille, elle saurait se débrouiller toute seule, d'abord.
Elle revint toutefois vers lui pour lui demander à manger, et récupéra sa pitance auprès du cuistot de la troupe, puis l'engloutit sans chercher davantage à comprendre ce qu'était ce steak à l'allure étrange. Elle en avait mangé pendant le trajet aller jusqu'à Khaz-Kheral, et elle n'était pas morte : donc elle pouvait bien survivre encore un peu avec ça. Une fois qu'elle en eut fini, elle se blottit dans sa couette à la façon des Rakhaunens - c'est-à-dire encore toute armée. Elle craignait un peu, à vrai dire, qu'ils ne repartent précipitamment au réveil, et ne tenait pas à être laissée en arrière : elle se laverait plus tard, et puis, il n'y avait pas beaucoup d'eau à proximité.
Le concert de ronflements la berça presque. Au centre d'un parfait silence, le moindre bruit anormal l'aurait réveillée, alors que là, il était camouflé par les souffles sonores des Rakhaunens endormis. Elle se disait qu'elle était une soldate en mission : ça lui rappelait quand elle avait accompagné les troupes d'Arothiir, pour fondre sur la Forêt d'Émeraude ! Sacrée aventure. Les rêves l'attrapèrent un sourire aux lèvres : ils durent cependant la relâcher lorsqu'une main la secoua. Elle s'apprêtait à se lever immédiatement, pour partir, lorsqu'elle reconnut son guide qui lui ferma la bouche et lui fit signe de se taire. À voix basse, il lui apprit que certains de ses compatriotes avaient décidé de l'éliminer, la trouvant peu digne de confiance - essentiellement parce qu'elle était une étrangère. Elle fronça les sourcils. Elle, peu digne de confiance ? Ils allaient voir.
Bien que son guide lui ait demandé de la suivre, lorsqu'elle perçut le son d'une lame qui sortait de son fourreau dans l'obscurité, elle se dit que l'occasion était trop belle de montrer de quoi elle était capable à cette bande de branquignols qui estimaient qu'il fallait assassiner dans leur sommeil une jeune fille qui avait accepté de les aider - et puis, il était probablement trop tard pour fuir.
Elle se releva souplement et dégaina ses lames, avant de souffler au guide :
«
Je les retiens... Pourriez-vous partir chercher de l'aide, des témoins ? »
Des témoins, ce serait parfait, et de l'aide, sans doute un peu superflu. Elle comptait bien leur montrer qu'elle pouvait se débarrasser d'eux seule. Le guide répondit rapidement qu'il doutait que quiconque intervienne -
(Parfait !) - mais fila sans demander son reste. Elle percevait à travers les ténèbres trois silhouettes qui venaient vers elle, tous équipés d'armes de corps-à-corps, et l'un d'entre eux maniant un genre de bouclier rond, pas très gros. Elle n'avait pas le temps de se cacher pour les attaquer par surprise et gronda :
«
Vous comptiez vous en prendre à moi alors que je dormais ? Comme c'est courageux... »
En l'entendant, ils commencèrent à se déployer dans le boyau, naturellement sans répondre. Même en plissant des yeux très forts, ils étaient encore trop loin pour qu'elle détermine précisément ce qu'ils portaient comme armes, et la phosphorescence des champignons était trop faible - tant pis. Sans crier gare, elle se mit en mouvement : tout d'un coup, elle sembla être projetée vers l'avant alors qu'elle fonçait sur l'un d'entre eux, les dents serrées de rage. Ils pensaient sans doute qu'elle était faible, parce qu'elle avait défié leur roi, puis qu'elle s'était retirée ! Ils devaient la croire lâche, mais elle l'était moins qu'eux - et ils allaient voir qu'elle était capable de les tenir en respect. Le seul souci qu'elle voyait à ses desseins, c'est qu'ils semblaient tous engoncés dans des armures lourdes, et que ses courtes lames auraient un peu de mal à infliger des dégâts conséquents à des adversaires ainsi protégés.
Face à trois adversaires rapprochés, elle ne prit même pas le temps de réfléchir et banda tous ses muscles pour lancer une série d'attaques avant qu'ils aient le temps de réagir. Celui protégé d'un bouclier lui semblait le plus difficile à toucher, et elle concentra ses efforts sur celui au centre, tout en tentant de frapper dans leurs trois directions, autant de fois qu'elle le pouvait. Elle réussit à blesser sa cible à l'épaule, puis salement en trouvant une faille dans son armure, à la jointure du bras - dans un craquement caractéristique qui annonçait que l'une des lames de la Trinité s'était détachée dans la plaie ; quant aux deux autres, elle parvint à toucher le Rakhaunen à la rondache à la jambe.
Le blessé s'écroula : il n'était probablement pas mort, mais elle avait senti la giclée de sang sur sa main et entendait distinctement ses gémissements de douleur alors qu'il tentait vainement de retirer le bout d'acier qui s'était fiché dans son aisselle. Celui qu'elle n'avait pas réussi à frapper s'avança alors, brandissant une masse qu'il s'apprêtait à abattre sur son torse, et elle disparut dans les ombres pour réapparaître un mètre en arrière ; le dernier tenta de la charger, mais sa blessure à la jambe devait l'handicaper, ainsi que la confusion après l'avoir vue disparaître et réapparaître ainsi, aussi esquiva-t-elle son attaque sans difficulté.
Yurlungur profita de la pénombre du lieu pour se glisser dans les recoins du boyau, se déplaçant avec aisance dans ce milieu ténébreux. Les deux Rakhaunens essayaient de la localiser là-dessous, mais ils devaient à peine voir plus qu'une silhouette de temps en temps, et entendre peut-être quelques bruissements de cape. Elle constata que celui qu'elle avait le plus blessé était effectivement hors jeu, et ne se releva pas : sentant encore le sang sur sa main, cela lui donna une idée.
Profitant de ce qu'ils ne distinguaient pas bien où elle était, elle prit la poudre d'escampette et suivit le boyau quelques mètres, jusqu'à être hors de leur vue. Ils tentèrent bien de la courser, mais elle était plus rapide qu'eux, sans armure lourde. Du reste, elle prêtait garde à ne produire aucun bruit qui puisse la trahir, ni ne laisser de traces derrière elle ; enfin, au détour d'une galerie, alors qu'ils étaient encore à quelques pas seulement sans doute, elle profita d'être hors de vue pour goûter au sang du Rakhaunen blessé et s'emparer de son apparence. Personne ne remarquerait qu'il avait perdu son ombre...
Elle sortit de sa cache et s'avança vers les deux Rakhaunens, avançant d'une allure déterminée. Ils l'aperçurent et l'interpellèrent dans leur langue rocailleuse sans qu'elle saisisse un traître mot : elle ne répondit rien et plaça distinctement son index devant sa bouche, leur intimant de se taire, ce qui fonctionna. Ils se montrèrent soudainement plus méfiants, mais pas envers elle : ils se turent et s'approchèrent en observant les alentours, attendant avec hâte ce qu'elle aurait à leur révéler. Les garnements. Elle allait leur montrer.
Celui qui était blessé à la jambe était un peu en retrait, mais ce n'était pas lui qu'elle comptait viser : l'autre, encore intact, était sa cible principale. Dès qu'elle fut à portée, son masque tomba et elle leva sa dague d'un geste aussi violent qu'inattendu pour les deux soldats : celle-ci, avec une précision mortelle, frappa dans la gorge du Rakhaunen, dans cet interstice fatal qui existe entre l'armure et le casque, et s'y enfonça avec la délicatesse d'une aiguille qui trouve son chemin dans une couture. Sauf que cette fois, la couture était fatalement rompue. Elle retira sa dague et le Rakhaunen s'écroula, sans vie, tandis que l'autre restait abasourdi, incapable de comprendre ce qu'il venait de se passer. Elle lui adressa un sourire : sur ses dents brillait encore un peu de ce carmin qu'elle avait volé à son compagnon.
Elle se dit qu'elle pourrait facilement se débarrasser de lui à présent et tenta une frappe sans y mettre beaucoup d'efforts : sa lame ricocha sur le bouclier et elle fronça les sourcils alors qu'il en profitait pour lui foncer dessus, bouclier en avant, afin de la plaquer contre la paroi. Son armure vibra quelques instants au moment de la rendre intangible et le Rakhaunen lui passa purement et simplement à travers alors qu'elle se retournait vers lui, contrariée. Il portait encore un marteau assez menaçant de l'autre main, mais était désormais contraint dans ses mouvements par la paroi dans son dos : avec agilité, sa dague vint atteindre son poignet et lui faire lâcher l'arme - mais il lui sembla que ses gantelets l'avaient protégé d'être blessé à la main ; il répliqua avec un coup de bouclier contre son crâne, qu'elle esquiva à moitié - ça lui ferait une bosse, et ça irait. Il était désarmé, elle venait de buter un de ses compagnons, elle lui intima :
«
Rends-toi, et je t'épargnerai ! »
Oh, elle n'en avait absolument pas l'intention. S'il se rendait, elle lui ordonnerait de lâcher son bouclier et de lever les mains en l'air, puis elle le tuerait froidement. De toute façon, il n'y avait pas de témoins, et il y avait encore l'autre qui pissait le sang pour montrer qu'elle savait faire preuve de mansuétude ; mais le Rakhaunen était trop idiot pour accepter, ou se doutait de la fourberie de la gamine, puisqu'il cracha au sol et tenta de la frapper malgré tout. Elle soupira au moment de disparaître et de réapparaître à une vingtaine de centimètres, sur son flanc désarmé. Son bouclier protégeait son autre côté et elle songea qu'elle allait décidément le saigner avec beauté, celui-là.
Mais avant tout, il fallait lui retirer son armure. Se souvenant des enseignements qu'elle avait reçus à Kendra Kâr, elle visa une attache de l'armure au niveau de l'épaule, une de celles qui pouvaient complètement détacher l'amure si elle était correctement atteinte, et toucha avec brio : la cuirasse tomba à terre dans un fracas et elle sourit, avant de se prendre un coup de poing sur l'œil, et de reculer en titubant.
«
AAAaah ! Grah, mais ça fait maaal ! »
Son œil gauche avait été épargné, mais c'était l'arcade sourcilière qui avait pris pour le gantelet de métal, et ça allait lui faire un bel œil au beurre noir.
«
Mais quel enfoiré ! »
Il n'avait plus ni arme, ni armure : elle se précipita sur lui et le déchiqueta au niveau du torse : il recula et s'adossa contre la paroi sans répliquer - elle trouva ça un peu étrange, mais sa fureur était suffisante pour qu'elle continue, taille et tranche encore, jusqu'à ce qu'il se fût complètement effondré, les entrailles réparties sur le sol. Elle se recula, un peu essoufflée. Ça faisait un bien fou de relâcher un peu la pression en s'acharnant sur un cadavre.
Elle se pencha sur lui, le vida de ses poches, puis opéra de même avec son camarade qu'elle avait assassiné avec bien plus de finesse. Ce serait lui qu'on montrerait aux autres, s'ils voulaient les voir. Elle retourna à sa couchette, déposa le résultat de ses rapines au milieu de ses affaires, puis retourna voir celui qui baignait dans son sang, sans avoir davantage bougé. Il gémissait faiblement, mais il n'était pas mort : heureusement, Yurlungur était incapable de la moindre pitié pour lui. N'avait-il pas essayé de la tuer dans son sommeil ? Il méritait bien ce qui lui arrivait. (L'adolescente disposait d'une définition particulière du mérite, par ailleurs assez asymétrique entre elle et le reste du monde.)
Elle le saisit par le col et le traîna derrière elle pour rejoindre le reste de l'avant-garde, commentant :
«
T'as intérêt à pas faire le con. Je peux retirer la lame qui est en toi, mais si tu refuses de coopérer, je te laisse crever. »
Et après un instant, elle crut bon de préciser :
«
... comme tes deux potes. »
Oh, elle n'avait aucune intention de le laisser en vie. Oui, elle pouvait retirer la lame, mais ce serait presque plus court d'attendre qu'il décède, et il ne devait plus en avoir pour bien longtemps. Comme ça, elle pourrait même observer l'effet de la lame de la Trinité une fois qu'elle était fichée dans la chair de quelqu'un ! Qui sait, peut-être ces bouts de métal offerts par les harpies avaient-il d'autres propriétés encore inconnues de l'Ombre, qui seraient délicieuses pour les victimes...
Elle finit par apercevoir son guide qui revenait, trottinant avec une demi-douzaine des siens, tous équipés en armure, naturellement. Ils arrivaient après la bataille ! Mais elle percevait bien leurs regards, qui allaient à leur camarade, à elle, à son arcade amochée... Elle relâcha son témoin, qui s'effondra sur le sol en crachant encore un peu de sang.
«
Trois des vôtres ont tenté de m'assassiner dans mon sommeil, commenta-t-elle d'un ton des plus sombres alors que les Rakhaunens s'étaient arrêtés en face d'elle. Elle tenait encore ses lames sanglantes entre ses mains et expliqua avec sècheresse :
Ils s'attendaient visiblement à pouvoir me cueillir alors que je dormais encore... Mais ils ont eu droit à un combat face à moi dans les meilleures conditions. J'ai tué les deux autres, leurs cadavres sont dans le boyau derrière... et il reste celui-ci. »
Elle s'arrêta un instant, leur laissant le temps de digérer la nouvelle, puis sourit et proposa :
«
Je me suis dit que je connaissais fort mal votre peuple, qui semble considérer que, puisque je me suis portée volontaire pour combattre à vos côtés, pour tuer le plus de Sindeldi possibles, et vous aider à vous venger de l'affront qui vous a été fait il y a deux millénaires, je devais être abattue en plein sommeil. Mais je m'en remets à vos coutumes locales pour celui-ci : devrait-on le laisser saigner jusqu'à la mort, ou me laisserez-vous abréger ses souffrances ? »
Elle sentait en elle ces deux sentiments contraires, la satisfaction d'avoir remis à leur place ces assassins de pacotille, et l'agacement d'avoir été prise comme cible. Il devait être palpable qu'elle était un peu impatiente : impatiente de retourner au lit sans doute, et de pouvoir soigner un peu ses blessures avant qu'elles ne s'infectent ou ne s'aggravent.
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