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L'interrogatoire passa et, à son grand soulagement, ses réponses semblèrent satisfaire Maerg. Évidemment, Jorus la soutint, confirmant ses propos sans pouvoir s'empêcher de préciser que lui-même n'en avait pas su grand-chose jusqu'à présent. Elle ne savait que penser de cette candeur. Dans un sens, c'était idiot de révéler cela : ça signifiait qu'il ne pouvait pas vraiment assurer la véracité de l'explication de la jeune fille, et dans cette optique cela la desservait ; dans un autre, c'était souligner qu'elle leur faisait confiance, elle, de leur livrer autant d'informations. Mais son camarade s'embourba dans une flatterie peu subtile pour rattraper l'affront qu'il avait fait tout à l'heure, ce qui lui attira une réponse méprisante du Rakhaunen, qui l'accusait de changer d'avis trop rapidement pour être digne de confiance.
Yurlungur commençait à se lasser de ce climat de méfiance constant. Elle ne savait pas si tous les nains étaient ainsi : elle savait, bien sûr, que la plupart étaient grincheux, mais elle pensait que cela tenait à ce que ceux qu'elle voyait à Dahràm n'appréciaient pas trop la cité, et se faisaient aussi rares que possible. Dans ces conditions, loin de leur foyer et de leurs congénères, il était tout naturel qu'ils fassent la tête : ici, c'était une autre affaire et elle avait seulement l'impression que Maerg poussait le bougonnement sans réelle raison. D'ailleurs, elle se sentait épuisée. Le combat contre les goules avait poussé ses capacités physiques à bout et, bien qu'elle ressentît le besoin impérieux de prendre une grande pause, elle se doutait bien que c'était une mauvaise idée. Il fallait qu'elle marche un peu, qu'elle continue à se remuer doucement, le temps que la tension baisse, au risque de se trouver fourbue le lendemain. Faire brûler les corps, par exemple, était une activité pas trop gourmande en énergie, rentable et suffisante pour cela : mais Maerg, bien qu'il sembla plus détendu, rejeta la proposition, arguant qu'ils n'avaient pas de quoi faire un feu durable. Plus tard... Elle songeait que, plus tard, les corps seraient peut-être relevés : mais c'était son problème.
Mais la question de Jorus quant à l'origine de ces goules était plus intéressante : si l'assassine s'était imaginé des sorciers cachés au fond des souterrains, ou même peut-être l'émergence naturelle de telles monstruosités depuis les ombres (après tout, ce n'était pas une hypothèse si farfelue de son point de vue, car elle n'y connaissait rien en magie et associait seulement la ranimation des cadavres à l'art occulte des fluides d'ombre, qui devaient bien se trouver dans les abîmes au cœur des montagnes), si l'assassine avait donc émis pour elle-même quelques suppositions, la vérité sur leurs origines était bien plus précise que cela, et mettait directement en jeu les Rakhaunens eux-mêmes. Ils avaient donc tenté de relever des morts-vivants pour leur propre compte, sans succès... Soudainement, elle se sentait beaucoup moins de sympathie pour cette race. Ils payaient déjà le prix de leur hubris, cela dit, et Maerg sous-entendait qu'ils avaient abandonné cette voie depuis un moment. Mais elle se rendait compte que, inconsciemment, elle avait naturellement pensé qu'ils étaient incapables de magie, peut-être parce qu'elle n'avait pas vu de mage parmi leur troupe, ou peut-être par un préjugé latent sur cette petite race trapue qui disait qu'ils étaient bien incapables de lancer correctement un sort, et qui devait avoir été inventé par un elfe. Elle se rendait désormais compte de sa méprise et cela l'agaçait, puisqu'elle était incapable de reconnaître que cela l'apeurait également.
D'ailleurs, au lieu d'accorder un moment de répit aux combattants, il ordonna la reprise de la marche, puisque selon lui d'autres goules pourraient survenir. L'argument était honnête, et Yurlungur prit sur elle pour éviter de se plaindre, essayant de paraître forte à cette assemblée de rudes combattants. Mais ils étaient naturellement plus endurants qu'elle et, jour après jour, elle sentait le poids de la fatigue s'accentuer sur ses nerfs et ses épaules, tandis que les Rakhaunens n'avaient pas l'air le moins du monde exténués par les longues marches qu'ils traversaient. En ajoutant à cela l'anxiété de se faire percer à jour, si jamais son illusion flanchait, et maintenant l'existence de nécromanciens parmi les Rakhaunens, c'était suffisant pour la placer dans un état d'abattement.
Mais l'abattement ne se manifeste pas d'emblée comme une résignation muette. Au contraire : chez elle, il y avait d'abord un peu d'intrigue. D'ailleurs, cet effet était contrebalancé par un autre : elle estimait avoir fait de Maerg un allié durable, maintenant qu'elle s'était distinguée sur le champ de bataille. Un coup de maître, en y repensant (elle aimait se flatter ainsi en se reconnaissant une foule de mérites qu'elle était la seule à pouvoir remarquer : et c'était un bon baume à l'ego, qui calmait l'angoisse latente) : elle avait réussi à abattre une grande quantité de goules, à ne pas dévoiler son piège aux Rakhaunens, et à les embrouiller d'une histoire à moitié inventée. En s'approchant de Maerg, néanmoins, c'était encore le sujet des mages qui la préoccupait.
«
Vous avez des mages, je veux dire des mages puissants parmi votre peuple ? »
Il opina du chef et Yurlungur eut une moue peu rassurée.
«
Je dois reconnaître que je n'apprécie pas trop la sorcellerie nécromantique. »
C'était loin d'être exclusif à cette magie-là, mais elle pouvait déjà reconnaître aux autres sorciers un code moral plus élevé, qui en faisait des individus dont elle pouvait se permettre de moins se méfier : ceux qui avaient attaqué Dahràm et pris la ville, c'étaient des mages d'ombre et des courtisans de cadavres. D'ailleurs, l'autre mage puissant qu'elle connaissait, c'était Xël, et il avait reconnu lui-même n'avoir pas la force morale de s'en prendre à elle. Du reste, elle faisait une confidence à Maerg, espérant ainsi s'attirer son amitié.
«
Qu'est-ce que vos sorciers sont devenus après avoir échoué à contrôler les goules ? »
C'était la chose la plus importante. Comment avaient-ils traité ces échecs ? Avaient-ils accepté les sorciers parmi eux, comme si de rien n'était ? Les avaient-ils bannis ? Les avaient-ils exécutés ? (C'est probablement ce qu'elle aurait fait. Un sorcier de moins, fût-il un allié, c'était une source de danger en moins : et puis, s'il y avait une excuse pour s'en débarrasser...) Il répliqua que c'était il y a longtemps, et que ces sorciers étaient morts depuis longtemps, sans donner davantage de précision. Il précisa qu'ensuite les Rakhaunens n'avaient plus tenté d'éveiller des goules, mais c'était évident. Il refusait plus ou moins de répondre à cette question et elle plissa les yeux, méfiante. C'était à son tour de jouer ce rôle-là dans leurs discussions.
«
Mais donc... vos mages sont plutôt des praticiens de la magie d'ombre, encore aujourd'hui ? »
Il nia : la plupart des magiciens de son peuple maîtrisaient la terre ou le feu, et beaucoup moins l'ombre. C'était un peu plus rassurant. Les mages de terre étaient connus pour leur loyauté : ils ne tenteraient pas d'action invraisemblable de leur propre chef, probablement, ni de sournoiserie comme en étaient capables les mages noirs. Quant à ceux de feu, on les disait plus impulsifs : mais c'était aussi la qualité de certains guerriers et elle avait appris à jouter contre ce genre de personnalité depuis longtemps. Ce n'était pas un défaut dont elle fut tout à fait exemptée, d'ailleurs. Au moins cette réponse était-elle déjà un peu plus satisfaisante que l'idée de s'être associée à un peuple dont les sorciers manipulaient tous des fluides d'ombre. Elle pensa qu'il fallait changer de sujet et demanda :
«
Je me demandais... Comment est-ce que vous êtes organisés ? Je veux dire, vous avez un roi, ou des seigneurs ? Ou vous vous gouvernez différemment ? »
Elle se souvenait qu'à Dahràm c'était un roi qui régnait, mais un roi fantoche, tandis que les pirates n'en faisaient qu'à leur tête. Oh, c'était moins le cas depuis qu'Oaxaca était arrivée, mais c'était rigolo tout de même, de voir la lutte d'influence entre la volonté d'organisation et de stabilité de l'empire de cette fausse déesse et l'impétuosité bouillonnante des seigneurs pirates. Cela produisait parfois des escarmouches sur les quais, sur les docks, dans les tavernes, ou en mer. On disait que les pirates dahramais n'avaient jamais essuyé une défaite navale face à la Reine noire ; ou, si c'était le cas, on taisait la bataille, ou on prétendait que ce n'était pas vraiment un navire dahràmais, du coup.
Mais sa question, qu'elle avait presque posé afin de poursuivre la conversation, par pur intérêt et sans arrière-pensée (ce qui était assez rare chez elle), lui attira à nouveau la méfiance du chef. Celui-ci la traita de petite espionne, remarquant qu'elle posait de nombreuses questions, puis reconnut tout de même qu'ils étaient dirigés par un chef, le plus grand guerrier. La jeune fille sentit une pointe d'amertume au fond de son cœur. Cela commençait à bien faire. Elle venait de risquer sa vie pour leur permettre une plus prompte victoire face aux goules, et il trouvait encore à l'accuser d'espionnage ? Elle haussa les épaules, essayant de contenir sa rancœur, sans toutefois y parvenir.
«
Je m'intéresse à vous. Si ça vous gêne et si vous pensez toujours que je suis une espionne, j'arrête là. Au revoir. »
Elle se sentait insultée. Bien sûr, en d'autres circonstances, elle ne se serait pas énervée pour si peu : mais étant donné son état de fatigue mentale actuel et la situation dont elle venait de sortir, ainsi que l'impression constante d'échouer constamment à se faire accepter par les Rakhaunens, elle ne se sentait plus capable de jouer encore à l'adolescente agréable (quand bien même ces deux mots mis bout à bout sembleraient un oxymore). De l'extérieur, elle devait avoir l'air d'une enfant qui boude : mais c'était ignorer la violence qui l'habitait et qui grondait en elle depuis de nombreux mois. La rage chez elle était prompte à grandir et à broyer d'autres sentiments plus nobles, raisonnée seulement par l'imagination, lorsque celle-ci lui faisait voir le succès d'une trahison plus lointaine, à un moment plus opportun.
Afin de s'écarter de Maerg, elle s'était détournée de lui, trop énervée pour vraiment regarder où elle allait : il la railla en pointant sa susceptibilité et, secoué d'un rire gras, relevant qu'elle prenait la mauvaise direction. La fureur monta d'un cran. Elle ne put s'empêcher de trépigner : pour un peu, elle se serait jetée sur lui et l'aurait égorgée. Qu'importe qu'il y ait autour d'autres soldats Rakhaunens, elle se rêvait en train de les abattre, un par un, afin d'étancher son vif désir de vengeance. Ce n'était pas un désir raisonnable : c'était une pure pulsion, et paradoxalement, c'était ce qui avait toujours nourri cette jeune fille. On trouve dans le monde des individus qui ne sont guidés que par une unique obsession, l'argent, l'art, ou l'amour : elle, c'était la fierté et l'orgueil. Oh, elle était probablement loin d'être la seule à se saisir de cette passion et pour en faire une idole en son cœur, mais il était rare qu'on poussât aussi loin qu'elle l'adoration de cette vanité.
Le plus curieux, sans doute, était l'écart gigantesque entre l'image qu'elle renvoyait et les nœuds funestes qui se liaient dans son cœur. Autant de l'extérieur elle avait l'air inoffensive, un peu grognonne seulement, autant bouillait en son sein une frénésie qui la portait à désirer qu'on verse un peu de sang pour se calmer. Le seul point où l'âme se découvrait, c'était le regard, un regard sombre et cruel : il fallait seulement espérer que, comme tous les enfants, elle ait oublié cette anecdote d'ici le lendemain, après un bon repos. Cela dépendait de l'humeur, de la qualité du sommeil, et d'une foule d'autres paramètres incontrôlables qui faisaient que les questions de vie ou de mort étaient, chez cette adolescente, aussi changeantes et inconsistantes que les affaires de cœur des courtisanes de Kendra Kâr.
Ils continuèrent à avancer toute la journée, s'il y avait seulement ce qu'on pouvait appeler des journées par ici. Au fur et à mesure, ils commençaient à croiser d'autres Rakhaunens, affairés à récolter des champignons luisant dans l'obscurité. Ils semblaient approcher de leur but : ils devaient se trouver dans les environs de la capitale, à proximité de quelque village, quelque satellite du centre névralgique de la nation Rakhaunen. Et ils finirent par aboutir à une large porte, taillée à même la roche et gardée par une troupe de soldats lourdement armés. Maerg semblait enthousiaste, enfin : Yurlungur s'abstint de tout commentaire. Elle s'était calmée, naturellement, et cherchait encore à décider si elle se vengerait du nain ou non. Elle laisserait probablement le hasard décider : si elle avait une opportunité...
Elle resta simplement en compagnie de Jorus, les bras croisés, en attendant que leur protecteur parvienne à convaincre les gardes de les laisser passer. De toute façon, s'ils intervenaient, cela n'aiderait probablement pas...
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