...
Curieusement, bien que Jorus leur ait obéi, certains Rakhaunens semblaient frustré de n'avoir pas eu l'occasion d'une bonne baston. Yurlungur retenait un sourire. C'était un genre de mentalité qu'elle connaissait, mais qu'elle méprisait aussi. Les Rakhaunens étaient probablement de féroces combattants, qui cherchaient le conflit et l'algarade pour savourer la victoire et l'accomplissement physique ; mais elle redoutait que leur tempérament ne leur joue à l'avenir quelques mauvais tours... Ils avaient intérêt à être bien disciplinés s'ils souhaitaient être en mesure d'affronter les Sindeldi. La colère que le chef Rakhaunen portait à l'encontre des Sindeldi était suffisante pour le rendre nettement influençable, alors même qu'aucun elfe gris ne se trouvait dans les parages - elle constatait par ailleurs que, sans le savoir, l'unique Gris à s'être présenté à Nessima avait eu le nez creux de ne pas se lancer sur cette piste mais de filer vers Tahelta...
Les Rakhaunens obéirent cependant à leur chef lorsque celui-ci s'exprima à eux, toujours dans cette langue inconnue, et empaquetèrent soigneusement les armes de Jorus. Alors même que celui d'entre eux qui était parti récupérer les affaires du campement n'était pas revenu, le capitaine de la troupe désigna l'entrée du souterrain et leur intima d'y entrer, tout en suggérant subtilement à Jorus de ne pas leur fausser compagnie, au risque de se faire dévorer par une bête des profondeurs... Cela signifiait-il que la cité souterraine dans laquelle elle espérait pénétrer ne se situait pas aussi proche qu'elle l'aurait imaginé ? C'était un certain contretemps, mais pas insurmontable a priori. Dans un certain sens, Jorus avait réellement intérêt à rester en leur compagnie, contrairement à elle peut-être : elle savait se défendre, se repérer dans l'obscurité et avait conservé quelques armes à sa disposition ; pour autant, elle comptait rester sagement avec eux jusqu'à avoir suffisamment d'éléments à sa disposition pour trahir entièrement l'un des camps à sa convenance.
Ils entrèrent à l'intérieur et constatèrent que l'édifice, si l'on pouvait appeler cela un édifice, se constituait principalement d'un long couloir grossièrement taillé dans la roche. Il était surprenant que le travail soit si simple alors que l'entrée avait été soigneusement dissimulée et que les Rakhaunens disposaient vraisemblablement de dispositifs permettant de repérer l'arrivée d'un intrus à proximité de cette ouverture à leur royaume hypogéen. En lançant un coup d'œil par-dessus son épaule, elle remarqua d'une part que Jorus était bien contraint de se plier en deux pour pouvoir avancer dans le couloir adapté à des nains, mais aussi qu'un levier se trouvait sur le bord du tunnel, qu'un Rakhaunen abaissa rapidement pour refermer la porte, ce qui plongea immédiatement le couloir dans une forte obscurité.
Elle hésita. Elle savait à peu près avancer dans le noir sans embrouilles, mais elle ne pensait pas que ce soit le cas de Jorus, qui souffrait de plus d'un désavantage de taille. Mais rapidement, une torche fut allumée, au grand soulagement de la jeune fille. C'était une faible lueur dans les ténèbres sous la montagne, mais c'était amplement suffisant pour elle, et il fallait bien que ça suffise pour Jorus. Elle lança un nouveau coup d'œil en arrière pour essayer de repérer à nouveau un genre de système d'observation qui aurait expliqué comment les Rakhaunens leur étaient tombés dessus aussi promptement, mais elle ne put rien repérer de spécial, d'autant plus que l'obscurité s'était faite à présent et baignait les alentours d'une ombre d'incertitude.
Le chef leur adressa à nouveau la parole, annonçant qu'ils avaient une longue marche à faire, qu'ils ne ralentiraient pas pour eux et qu'il leur faudrait être silencieux - encore une allusion aux monstres des profondeurs ? Yurlungur opina du chef pour manifester son assentiment. Elle estimait être capable d'une discrétion suffisante ; quant à la marche, les Rakhaunens disposaient de courtes jambes. Même s'ils pressaient le pas, elle ne serait probablement pas autant désavantagée qu'au milieu d'une troupe d'elfes ou d'humains. La question de l'endurance restait encore entière, puisque les Thorkins au moins étaient réputés pour disposer d'une vigueur supérieure à celle des autres races ; mais elle écartait ce souci en espérant qu'ils auraient pitié d'une jeune fille comme elle... peut-être... Et puis, elle s'était entraînée. Elle avait parcouru pendant de longues semaines les territoires d'Aliaénon, dont les mornes Landes noires, elle avait gagné en solidité ce qu'elle avait perdu en candeur.
Néanmoins, il fallait reconnaître qu'elle avait un peu peur d'être poussée à bout au cours de cette marche. Elle ignorait comment l'illusion se comporterait sur les temps longs, ni si la fatigue qu'elle engrangerait ne risquerait pas de la briser. A priori, elle pouvait essayer de la maintenir aussi longtemps que nécessaire - et c'était ce qu'elle comptait faire - mais les indications d'Arsok avaient été fort sibyllines à propos des pouvoirs d'une Ombre d'Arothiir, d'autant plus qu'il lui semblait que l'expression de ce don dépendait de l'individu... puisqu'elle n'avait jamais vu son maître se métamorphoser. Un autre sujet d'inquiétude était d'être capables, une fois arrivés, de prendre des décisions rapidement, peut-être la fuite et dans les cas les plus désespérés d'entamer un combat. Si jamais cela arrivait, elle aurait nettement préféré se trouver au meilleur de sa forme, après une bonne sieste davantage que suite à une marche effrénée...
Au bout d'une dizaine de mètres seulement en revanche, ils tombèrent sur une salle carrée dans laquelle se trouvaient déjà une dizaine d'autres Rakhaunens, qui les virent arriver avec une méfiance et une agressivité non dissimulées. Ils étaient armés, prêts à leur fondre dessus au moindre mouvement de travers : c'étaient probablement les renforts appelés par celui qu'elle avait laissé s'enfuir tout à l'heure. La salle était quant à elle entièrement dénuée de tout ornement, put-elle constater alors que le chef Rakhaunen apaisait les esprits. Il n'y avait pas, ici non plus, de mécanisme permettant d'observer l'extérieur : en revanche, en sus du passage qu'ils avaient emprunté pour venir jusqu'ici, deux autres conduits en sortaient.
Rapidement, le chef en désigna un et ils entamèrent une longue marche solitaire dans les tréfonds des Montagnes Grises. Pendant cette longue promenade, Yurlungur eut tout le loisir de réfléchir à ce qu'elle avait entrevu de l'installation d'entrée. Ils se trouvaient visiblement fort loin de la cité principale où la troupe les emmenait, et pourtant les renforts étaient arrivés dans un intervalle de temps remarquablement court. Cela ne pouvait signifier qu'une chose : il y avait des postes, peut-être uniquement militaire, ou alors l'équivalent de petits villages, disposés au voisinage des tunnels, ou au moins à proximité des entrées. Elle ignorait toujours comment les Rakhaunens avaient pu détecter leur présence, mais peut-être y avait-il une sortie plus haut dans la montagne qui leur fournissait un poste d'observation plus pratique : on pensait rarement à regarder en haut, elle le savait d'expérience et c'était l'un des enseignements d'Arsok de ne jamais omettre de vérifier par là... Elle avait laissé passer l'occasion de confirmer ce soupçon : tant pis.
Ce qui était étonnant, par ailleurs, c'était l'absence de bois. Dehors, ils avaient pu constater qu'une vaste portion de la jungle avait été défrichée et que les troncs avaient été emportés vers l'entrée, probablement pour être utilisés comme matériau de construction ; pour autant, à l'intérieur, elle n'avait pas remarqué de mobilier ou d'accessoires en bois, si ce n'étaient les armes mêmes des Rakhaunens. Si le seul usage du bois qu'ils faisaient était pour la confection d'armes, ils devaient à présent disposer d'un sacré stock...
Les souterrains qu'ils parcouraient formaient un lacis labyrinthique dans lequel Jorus et elle se seraient probablement égarés s'ils avaient eu la velléité de se débrouiller seuls. Il n'y avait aucune constance apparente dans l'aménagement de ces galeries : tantôt ils étaient forcés d'avancer en file indienne, tantôt le passage était si vaste qu'il semblait destiné à une armée entière. Elle ignorait si tous ces passages avaient été creusés par les Rakhaunens eux-mêmes, avec des intentions bien déterminées, ou si certains correspondaient à des structures naturelles auxquelles ils avaient à peine touché. Dans tous les cas, le doute n'était pas permis : ils étaient ostensiblement les cousins des Thorkins.
Finalement, le Rakhaunen finit par décider d'une halte, juste à côté d'un gouffre profond dont on n'entrevoyait pas le fond. Bien que la présence d'une si menaçante cavité ne rassurait pas la jeune fille, le chef de la troupe semblait au contraire apaisé par sa présence et, après leur avoir fourni un steak à l'allure peu engageante, les informa qu'ils pourraient dormir ici et devraient repartir le lendemain, précisant qu'ils avaient encore une longue route à faire. Yurlungur ignorait combien de kilomètres ils avaient déjà avalés aujourd'hui : elle s'empara goulûment de ce qui ressemblait à un bout de viande et commença à le mâcher, remarquant immédiatement qu'il y avait quelque chose qui clochait.
Ce n'était pas un steak. Ça sentait plutôt le champignon. Ce n'était pas mauvais, pour autant, et un estomac affamé se satisfait de tout. Alors qu'elle mâchait, elle observa un moment le campement se former et le capitaine se montrer visiblement plus détendu qu'auparavant. C'était le moment.
Continuant à déguster son steak, elle s'approcha de lui alors qu'il finissait de donner une tâche à l'un de ses subsides, elle lui sourit aimablement et lui demanda :
«
Vous avez eu des ennuis avec les Sindeldi, pour les haïr ainsi ? »
Reconnaissons que le choix du sujet était tout sauf anodin. Le Rakhaunen confirma, expliquant que les Sindeldi étaient arrivés, les avaient massacrés et avaient volé leurs terres. C'était effectivement un sujet de rancune assez sévère. Elle aurait souhaité, juste après sa question, se lamenter également des soucis qu'ils avaient rencontrés, eux humains, au contact de ce peuple si orgueilleux, mais la brutalité de la réponse rendait une telle approche balourde. Tant pis : elle le ferait parler tant qu'elle pourrait. Le plus il se confiait à elle, le plus il lui ferait confiance, paradoxalement : au fur et à mesure que la langue se délie, on en vient fréquemment à apprécier son interlocuteur, son amabilité, son écoute ; et puis, même inconsciemment, le simple fait d'avoir révélé un secret à quelqu'un nous le rendait plus fiable.
«
Mais... il y a quatorze mille ans ? Vous avez passé tout ce temps cachés ? ou bloqués ? »
C'était une hypothèse à ne pas écarter : quatorze millénaires, c'était une durée qu'elle était bien incapable d'appréhender, et il lui semblait impossible qu'une civilisation ait besoin d'autant de temps pour revenir se venger. Mais le Rakhaunen confirma qu'ils s'étaient effectivement cachés, qu'ils avaient lentement rassemblé leur peuple, jusqu'à aujourd'hui. Il y avait un autre point à éclaircir, cependant :
«
Et vous avez des liens avec les Thorkins de Nirtim ? »
Il lui répondit par de l'incompréhension. Ces mots lui étaient visiblement inconnus et elle se fit un plaisir de lui fournir les informations qui lui faisaient défaut.
«
Comme je vous l'ai dit... Jorus et moi venons d'un autre continent. Nous avons traversé la mer pour arriver sur cet archipel, le Naora. »
Elle attendit un instant, guettant la réaction du Nain sombre à cette dénomination. Après tout, il n'était pas impossible que les Sindeldi aient également altéré le nom de l'archipel qu'ils avaient conquis, de la même façon qu'ils en avaient transfiguré l'Histoire... Mais puisqu'il ne réagissait pas, elle continua :
«
Chez nous, il existe un peuple qui vous ressemble en tous points. Ils creusent des souterrains, sont plus petits et plus forts que les elfes... Mais ils ont la peau blanche, comme moi. On les appelle les Thorkins. »
Cela plongea le Rakhaunen dans un état de pensivité qu'elle n'aurait pas pensé possible chez lui, puis il confirma que certaines légendes de son peuple suggéraient qu'ils auraient pu avoir la peau blanche, autrefois. De là à croire que les Thorkins n'étaient que les lointains cousins des Rakhaunens, il n'y avait qu'un pas... Il s'abstenait toutefois de conclure si vite, prétextant son ignorance. Mais la jeune fille avait semé une graine d'espoir dans son esprit. Ils n'étaient pas seuls... Et ils avaient des alliés possibles par-delà l'océan. Elle haussa les épaules.
«
On ne saura sans doute jamais. Les Sindeldi ont caché énormément de faits au reste du monde... Ils ont altéré la réalité pour leur propre compte et méprisent tous les étrangers... Je suis heureuse qu'on vous ait enfin trouvés : nous avons dû fuir le dernier village Sindel que nous avons abordé, face à l'hostilité de ses habitants. »
Ça, c'était dit. Elle espérait que ce ne soit pas trop grossier comme approche - bien qu'elle n'ait fait qu'exagérer légèrement la réalité des faits - et effectivement le Rakhaunen tomba en plein dedans, grognant à nouveau sa fureur contre le peuple elfique, tout en annonçant qu'ils arrivaient au terme de leur règne. Elle opina docilement du chef en acquiesçant :
«
J'espère bien. Au fait, comment vous appelez-vous ? »
Il se présenta comme “Maerg”, où le “r” étaient à prononcer roulé et trois fois plus long. Elle fit mine d'hésiter un peu, alors que sa question était déjà toute prête puis, avec l'air d'appréhension d'être trop curieuse, elle demanda :
«
Est-ce que... Est-ce que vous pourriez me raconter ce qu'il s'est passé, il y a quatorze mille ans ? Vous avez dit que les Sindeldi s'étaient alliés à vous, puis qu'ils vous avaient trahis, c'est ça ? »
C'était une histoire compréhensible, mais elle espérait en connaître des détails plus précis. Bien sûr, son interlocuteur n'avait peut-être pas toutes les clés : bien que les nains fussent dotés d'une longévité supérieure à celle des hommes, elle doutait qu'il y ait encore des survivants de cette ère révolue. Malheureusement, Maerg se montra concis, explicitant seulement que leur peuple était autrefois réparti sur le Naora, que les Sindeldi avaient tenté de faire du commerce avec eux, avant de les trahir et les exterminer pour leur dérober leurs mines.
«
Et donc... les tunnels que nous parcourons en ce moment, vous les avez creusés dans l'intervalle ? Ou vous avez réussi à conserver certains passages pour vous ? »
Il confirma que les Rakhaunens, par la suite, avaient bâti une nouvelle cité, Khaz-Kherral. Les éléments, peu à peu, s'assemblaient : mais puisque Maerg semblait à présent disposé à répondre à ses questions, elle en profita.
«
Tout à l'heure, vous avez parlé de... “Hafiz”. Des humains à la peau noire... Ils ont été trahis par les Sindeldi, eux aussi ? Et vivent sous terre depuis ? »
Le chef Rakhaunen réfuta cette hypothèse. Les Hafiz vivraient au contraire sur une île au Sud, et certains auraient entrepris de nouer des contacts avec les Rakhaunens. De nouvelles hypothèses surgissaient et Yurlungur s'engouffra dans la brèche.
«
Et comment vous ont-ils rencontrés ? »
Elle hésita un moment à nouveau, mais cette fois-ci l'embarras était sincère.
«
Une île au Sud... Ils vivent sur l'Île Interdite ? »
À nouveau, Maerg nia. Il expliqua que les Rakhaunens avaient bâti une autre cité dans les montagnes du “Dragon”, où ils avaient rencontré des Hafiz et des Eruïons ; quant à l'Île Interdite, elle lui était inconnue. Tant pis. Il aurait été fort pratique de pouvoir y accéder par les réseaux souterrains des Rakhaunens... Elle haussa les épaules.
«
Au temps pour moi... Mais vous connaissez les Eruïons ? »
Elle prit la mine pensive un moment.
«
Oui, c'est logique. Après tout, les Sindeldi cherchent à les exterminer, eux aussi. »
Les Sindeldi semblaient s'être faits des ennemis nombreux. Les pistes s'éclairaient : la livraison d'armes aux Eruïons du désert, leur agitation, tout cela était en lien direct avec la présence des troupes dans le Nord-Est de l'île, les troupes Rakhaunens. Maerg expliqua que son peuple connaissait les Eruïons depuis toujours, depuis le temps où ceux-ci avaient la peau noire - où c'étaient encore de purs Shaakts, en fait. Elle estimait avoir récupéré une quantité suffisante d'informations pour une soirée, tout en parvenant à apaiser la méfiance de Maerg. Elle n'avait guère plus de questions qui lui venaient à l'esprit, et elle redoutait que se montrer trop insistante sur certains points conduise le Rakhaunen à se défier d'elle à nouveau. Autant s'arrêter dès à présent.
«
Je vous remercie pour vos éclaircissements. Au fait, est-ce que je pourrais récupérer de quoi dormir dans mes affaires ? » fit-elle en désignant l'équipement récupéré par l'un des Rakhaunen.
Maerg, après avoir demandé quelque chose au concerné, sans doute concernant la présence d'arme, l'autorisa à récupérer ce qui lui manquait du paquetage, et elle entreprit de dresser un lit de fortune sur le côté de la grotte, assez loin des entrées comme de la corniche au-dessus de l'abîme. Mais en s'installant, une idée lui vint en tête, pour rassurer Jorus. Plus il serait au courant de leurs possibilités réelles, moins ils risqueraient de faire de faux pas : considérant qu'elle l'avait plus ou moins embarqué dans une aventure où il avait dû abandonner toutes ses armes à une troupe armée qui en avait fait plus ou moins un prisonnier, elle lui devait bien quelques explications.
L'air de rien, elle se rapprocha de lui. Aucun Rakhaunen ne sembla vouloir l'en empêcher : ils les surveillaient, bien sûr, mais visiblement les deux humains qu'ils croyaient désarmés leur paraissaient inoffensifs. Leurs oreilles traînaient certes et ils pourraient essayer d'épier leur conversation, mais en parlant suffisamment bas et en comptant sur leur maîtrise approximative de la langue commune, elle comptait bien s'en sortir.
«
Tant qu'on peux on reste aminches avec les cendrés, faute de vouloir épouser la camarde, lui souffla-t-elle.
J'ai encore sur moi des surins planqués pour les rendre marrons, si besoin, mais on file doux pour le moment. »
Certes, elle n'employait pas l'argot tous les jours - il aurait été fort inconvenant de parler ainsi devant les trois reines d'Arothiir, par exemple -, mais à grandir dans les bas-fonds de Dahràm, à fricoter avec des coupes-jarrets et à être entraînée par un maître-assassin, on apprenait tout de même quelques mots doux et mélodieux du jargon des voleurs. Elle attendit un instant que Jorus lui signifie qu'il avait bien compris ce qu'elle avait dit : mais comme elle s'y attendait, après un moment d'hésitation, le jeune homme lui répondit sur le même ton. Elle hocha de la tête en lui souriant. Sans grande surprise, il venait du même milieu.
Elle retourna se coucher et s'endormit sans tarder, songeant qu'un repos était bien mérité après une telle marche et avant la journée qui les attendait le lendemain.
Mais c'était déjà l'époque de l'année où les rêves se font troubles et où la nuit devient reine : curieusement, des rêves l'assaillirent. Elle frissonnait dans son sommeil : elle se voyait gravissant les monts enneigés de Nosvéris, bataillant contre un blizzard glacial qui lui obscurcissait la vision. Oh, elle ne savait pas réellement pourquoi elle avançait par là : sans doute les Rakhaunens l'avaient-ils abandonnée et avait-elle entamé une autre quête... Elle avait le pressentiment qu'il se trouvait par là-bas un lien vers les reines perdues d'Arothiir, comme si en cherchant à vaincre les forces de la nature qui s'obstinaient à lui barrer chemin, elle pourrait ramener Guigne et Jess du portail qu'elles avaient emprunté. Où comme si les deux reines étaient coincées là-haut, peut-être, dans une cité de glace au plus haut des monts de Nosvéris...
Il ne fallait pas chercher d'explication. Elle avait sur elle tout un tas d'équipements qui, curieusement, lui rappelaient cet endroit où elle ne s'était jamais rendue : une fiole où avait été capturée un fragment de neiges éternelles, un sucre d'orge, une bouteille de vin, la graine d'un arbre qui pulsait d'une magie puissante, une boule à neige... Et elle portait sur la tête une sorte de bonnet rouge à pompon blanc, certes ridicule, mais qu'elle pressentait vital dans cet environnement. Elle ne se demandait pas pourquoi, au milieu de cette tempête, elle n'était pas déjà morte de froid - ce n'était pas une pensée qui venait aisément à un rêveur passionné - mais elle continuait d'avancer, sans être folle au point de retirer l'unique protection au froid qu'elle portait, ce curieux bonnet.
Il y avait dans l'air autre chose que le hurlement bestial du vent, pourtant. Il y avait un son de cloches qui se propulsait de droite à gauche et de gauche à droite, et avec lui une sorte de rire rauque, un “ho ho ho” qui semblait chaleureux mais qui sonnait menaçant en de telles circonstances. Il y avait une bête qui lui tournait autour, un être divin qui l'observait et la jugeait.
Elle détestait ça. Elle ne se battait pas pour eux, les dieux planqués qui ne sortent même pas leur nez une fois par an pour remercier les fidèles : elle se battait pour elle-même, pour sa propre pomme et pour celles qui l'avaient accueillie chez elles, dans leur cité au milieu du désert de thiir, celles qui avaient, indirectement, fait d'elle une Ombre. Elle se battait pour quelque chose de tangible et de palpitant, pour des êtres de chair et de sang - qu'elle avait échoué à protéger...
Et elle continuait. Cela sembla durer une éternité : le temps était allongé par la force suggestive du rêve, distordu, comme si des années de hargne et de rogne s'écoulaient dans le cocon de son songe. Et enfin elle y arriva : devant elle se dressait un chalet de bois cerné de sapins. Le blizzard s'était arrêté : elle se rendit compte que tout son équipement avait disparu. Était-ce ici qu'elles retrouverait Guigne et Jess ? Sable les attendait à Oranan... En s'avançant vers la porte, elle perçut des regards braqués sur elle : sur le côté, une série de huit rennes la fixaient. Des grelots étaient fixés au harnais qui les reliaient à un traîneau rouge, et dans la neige, des empreintes de pas se dirigeaient de l'habitacle vers la maisonnette.
Yurlungur serra les poings et s'avança. Avant qu'elle ne parvienne à la porte, celle-ci s'ouvrit et une silhouette se dessina sur la lumière qui rayonnait de l'intérieur. Elle ne pouvait distinguer les traits de l'imposant bonhomme qui se présentait là : il avait un gros ventre, l'air costaud, comme une masse d'ombre devant l'éclat de l'intérieur.
«
Rendez-moi Guigne et Jess ! » lui cria-t-elle.
Il riait, du même “ho ho ho” dans lequel résonnait désormais une certaine condescendance.
Ce fut le moment où elle se réveilla, alors qu'un Rakhaunen lui secouait le bras.
...