Ainsi commence l'histoire d'Ash'tara...
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« La plus grande perfection auquel tu puisses aspirer est de ne faire qu’un avec la nature divine. Le destin ne s’arrête jamais, mais il te laissera sur le côté si tu ne persistes pas dans le sens de sa marche. Le temps a été généreux avec toi, mais entête-toi à refuser la direction qui t’a été choisie et toutes ces occasions manquées se transformeront en échecs irrattrapables. Peu à peu les portes de ta destinée deviendront moins nombreuses, plus étroites et difficiles d’accès mon fils. »
Ash avait les lèvres et le cœur serrés en écoutant le vieux maître. Dans la buée qui obscurcissait sa vue, il parvenait à peine à contempler le crâne chauve de son mentor. En face se trouvait Yukitaro, incapable d’autre chose que de s’incliner front à terre afin d’endurer la remontrance de son aîné. Son silence ne plut en aucune façon à son père qui explosa.
« Yukitaro du clan Tara ! Est-ce ainsi que tu honores ta famille, par le silence et la contrition ?! N’as tu donc rien appris de mes enseignements ! »
L’imbécile passait bien trop de temps à boire avec ses amis et trop peu à écouter les sages. Ash jubilait. Pour l’avoir souvent espionné, il savait précisément dans quel genre de stupre Yukitaro dépensait l’argent de son père et par quel millier de façons il salissait le nom des siens. Le moment tant attendu arrivait, celui où le fils imméritant se faisait chasser au profil de l’élève assidu qui mériterait enfin d’entrer dans le clan.
Ash avait passé plus d’une décennie à étudier et comprendre les Hommes de Gasansary. La ville était peuplée de traditionalistes et d’Elfes hautains, autant dire que cela n’avait pas été facile de passer inaperçu... mais il l’avait fait. Et dorénavant, il se sentait prêt à revendiquer sa place parmi les gens civilisés. C’est tout du moins la conviction qu’il nourrissait, jusqu’à ce que son regard ne croise celui de l’elfe blanc qui ne quittait jamais le vieux Taisho. Un mercenaire ? Un sage ? Un gardien ? Ash n’avait jamais pu découvrir la réelle implication de cet être stoïque qui accompagnait le maître de maison, mais chaque fois que l’elfe braquait ses yeux comme il le faisait à l’instant, cela l’avertissait d’un danger imminent. Ash, accroché au plafond comme une araignée, se figea en essayant d’interpréter l’expression du complice avec qui il partageait le secret de sa présence. Dans sa nuque, il sentait le glissement de quelque chose qui se détache...
« Père... Non, Taisho ! Je suis un homme maintenant, ton égale ! L’insolent Yukitaro osa lever un genou, mais ne poussa pas l’affront jusqu’à se poster debout face à un père qu’il osait appeler par son prénom. Je devrais pouvoir faire mes propres choix, au lieu de me soumettre au clan comme un simple valet !
- Comment oses-tu petit... le maître s’arrêta, son regard vigilant se tournant vers l’elfe qui fixait toujours les hauteurs. Sorbal ? Vous allez bien ?
Avant même que le vénérable ne tourne la tête, son fils poussa une exclamation, alors qu’une longue touffe de cheveux venait délicatement caresser de la pointe le crâne chauve de Taisho. En se relevant, Yukitaro n’avait tout d’abord pas aperçu l’intrus, dans la semi-pénombre du dojo et tout absorbé qu’il l’était par sa vindicte, mais désormais il ne voyait que lui.
– Un go... un gobelin !
Presque au même moment, Ash lâcha prise. Il avait prévu de parcourir le plafond sans s’arrêter, mais la scène l’avait tant captivée que ses bras ne le portaient plus. Inextremiste, il parvint à pivoter de manière à éviter de tomber sur le maître. Au lieu de cela, il s’écrasa sur Yukitaro, prenant quasi instantanément la pause d’imploration que ce dernier venait de quitter.
– MAÎTRE ! »
Il n’avait pas crié, mais littéralement hurlé ce mot, à la fois comme une marque de respect absolu, mais également tel une injonction et un signe de soumission totale. Plusieurs lumières s’allumèrent dans les habitations jouxtant les murs fins du bâtiment. Derrière le fils effondré se tenait toujours le dénommé Sorbal, immobile, debout aux côtés de la porte de sortie. Un sourire étrange étira ses lèvres lorsqu’il vit la stupeur qui paralysait Taisho. A vrai dire, s’il n’y avait eu ses sens affûtés d’elfe, lui-même n’aurait sûrement jamais imaginé la chute d’un Sekteg au beau milieu de la scène.
« Ce renard vous observe depuis de nombreuses années. Je le soupçonne même de vivre dans les combles de la maison principale. Je pensais que vous le saviez... et le tolériez. »
Bien évidemment, Sorbal mentait. Mais le sekteg avait su gagner si ce n’était son amitié, tout du moins son respect grâce à sa persévérance acharnée. L’elfe n’avait pas voulu briser les rêves de l'intrus : un gobelin ne rejoindrait jamais le clan Tara mais... ses espoirs faisaient chaud au cœur. Et puis cela l’amusait bien plus que d’assister à une énième session de remontrances pour les frasques de Yukitaro.
Après quelques secondes de battement, le fils gisait toujours au sol, observant Ash comme s’il s’agissait d’un insecte immonde ou d'un rongeur porteur de maladies. Le père quant à lui, jaillit instantanément sur ses jambes et agrippa des deux mains un manche qui reposait jusque là contre le dossier de son siège.
« Je sais ce que vous pensez, mais écoutez moi maître ! J’ai suivi tous vos enseignements et jamais je ne vous ferais honte comme Yukitaro ! Je ne serais jamais une pierre inerte sur le chemin du destin, je ne fais qu’un avec la roue ! Ma vocation est de rejoindre votre glorieux clan !
– Comment oses-tu ! Taisho serrait les dents tout en parlant, les lèvres retroussées par un dégoût et une haine sans commune mesure avec ce que son fils avait enduré. S’adresser à moi directement... pénétrer dans mon sanctuaire, chaque morceau de phrase était entrecoupé d’une respiration sifflante lourde de menaces tandis qu’il ramenait le manche à ses côtés,
oser utiliser le nom de mon fils... se comparer à lui... comment une telle créature peut-elle avoir autant d’impudence !
D’un coup net, il brandit le bâton et en projeta l’extrémité vers Ash, révélant ainsi qu’il s’agissait d’un vieux balai à tiges.
– JE-NE-TE-PERMET-PAS !»
Cette fois chaque mot était accompagné d’un violent coup, qui faisait rouler le Sekteg vers la porte principale que Sorbal ouvrit avec diligence.
Le reste ne fut qu’un mélange d’insultes et d’indignation. Taisho maudissant sa vieillesse pour avoir laissé insoupçonné un tel rat si longtemps, tandis que Yukitaro trouva là une distraction parfaite pour se soustraire à l’attention de son père. Pourtant, Ash était soulagé. Tandis qu’il se faisait rouer de coups et que de la poussière entrait dans sa bouche et ses yeux, il ne pouvait songer qu’à une seule chose : enfin son maître connaissait son existence. C’était déjà comme s’il faisait partie du clan. Après tout, les choses auraient pu mal se passer. Au lieu de vouloir le tuer, Taisho se contentait de le chasser ! Autant dire qu’il l’acceptait. Son esprit lui intimait de s’enfuir, mais son cœur endurait les coups, jamais il n’abandonnerait. Rejoindre le clan représentait quelque chose de fou et d’éminemment dangereux, la honte accompagnerait chaque tentative, la crainte le torturerait constamment... pourtant il avait entre ses mains les fruits de son larcin : contre lui se trouvait le livre de prières du maître, là où ses secrets enfouis se cachaient. Tout n’était plus qu’une question de temps. La tempête finit par passer.
Et tandis que le sekteg se relevait, prêt à rejoindre sa bande, il ne pouvait s’empêcher de sourire, son corps tout entier tremblait d’excitation et de terreur enivrante.
Il faisait désormais partie du clan, le clan Tara.
Bientôt toute la ville le saurait et il n’aurait plus à se terrer dans un trou avec les autres gobelins.
Tel était sa destinée.