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Auberge de la Croisée des Chemins

Posté : mar. 12 avr. 2022 13:16
par Yuimen
Auberge de la Croisée des Chemins.

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Les auberges à Haenian ce n’est pas ce qui manque. Parfois l’une en face de l’autre, chacune cherche sa spécialité pour attirer les clients. Mais la plus connue de toute est évidemment l’Auberge de la Croisée des Chemins. Située comme son nom l’indique au croisement des voies venant de Shory, de Kendra Kâr et du Duché de Blanchefort, elle impressionne d’abord par sa taille. C’est un bâtiment en bois imposant, deux étages consacrés aux chambres, allant de la plus modeste à la plus luxueuse.

Si l’auberge a autant de succès c’est autant pour son service réputé impeccable que pour sa cuisine. En effet, les plats servis à la Croisée des Chemins sont considérés par les fins gourmets comme les meilleurs de tout Nirtim et ce n’est pas un hasard car le cuisinier a apprit dans les cuisines du château de Kendra Kâr. Même la Vicomtesse s’arrête parfois à l’auberge pour déguster un de ses menu. Et quel menu ! Car l’avantage de manger à Haenian c’est de pouvoir profiter des nombreux transit marchands. A la Croisée des Chemins vous pourrez déguster les spécialités de tout le royaume et des régions voisines; De l’Harney cuit au ragoût de Bouloum en passant par l’agneau braisé aux herbes et aux tourtes aux légumes et c’est sans parler des vins venant du duché viticole plus au nord.

Mais la Croisée des Chemins c’est aussi une ambiance. Chaque soir se produit une troupe de musiciens sur une petite estrade installée dans un coin de la pièce au rez-de-chaussée, faisant profiter à toutes les tables d’une musique chaleureuse et entraînante.

Re: Auberge de la Croisée des Chemins

Posté : dim. 13 oct. 2024 21:41
par Haple Mitrium
Les carrottes ...

Son doigt glissa le long de son arcade, descendit l’arrête de son nez, puis remonta sa pommette avant de suivre la ligne de sa mâchoire jusqu’au menton. Haple redécouvrait son visage dans le miroir de leur chambre d’auberge. Cela faisait plus de deux ans qu’elle ne s’était pas vue dans un miroir en verre – objet trop luxueux pour le Couvent ou les auberges qu’elle avait fréquentée.

La dernière fois qu’elle s’était ainsi examinée, c’était dans le vestibule de sa maison natale. Ses traits avaient bien changé en ce court laps de temps : son visage rond et potelet s’était affiné et affermi sous l’effet conjoint de l’ascèse et de la puberté. Néanmoins, une chose n’avait pas changé : la pâleur de son teint.

Les rigueurs du voyage ne pouvaient altérer que temporairement ce trait, source de sa beauté angélique. La bassine d’eau grisâtre devant elle en attestait : un brin de toilette et l’éclat de son visage adolescent était ravivé. Haple regarda avec circonspection le tas de vêtements à ses pieds. Eux aussi auraient bien eu besoin d’un rinçage à l’eau claire. (Tant pis). Elle ferait au mieux.

Habituée aux corvées domestiques depuis son noviciat, Haple traversa la pièce et ouvrit la fenêtre. Le bruit de la ville et l’air frais de la nuit s’engouffrèrent dans l’intimité de la chambre, caressant sa peau nue. Hermance leur avait loué à toutes deux cette chambrette donnant sur la cour arrière de l’auberge.

Des odeurs de cuisine et d’urine en montaient – un mélange olfactif qui tout à la fois lui mettait le cœur au bord des lèvres et la salive à la bouche. A n’en pas douter, la chambre supérieure que Nétone avait insisté d’occuper seule présentait non seulement tous les conforts auxquels celle-ci était habituée mais donnait aussi vue sur l’élégant carrefour commerçant dont l’auberge avait pris le nom.

D’un coup d’œil circulaire, Haple inspecta le parterre obscur. (Personne). S’avançant par-dessus le parapet, Haple tendit et secoua ses vêtements empoussiérés un à un jusqu’à ce que, à défaut d’être propres, elle puisse les renfiler sans donner l’impression d’être une va-nu-pieds.

Une fois rhabillée, son estomac gronda. Il exigeait de ce ragoût qui lui chatouillait les narines. En l’espace de quelques secondes, elle avait fait l’aller-retour au cabinet de toilette et était revenue armée du pot de chambre et de la bassine en émail. Nouveau coup d’œil circulaire par la fenêtre. (Personne). Et Haple déversa le contenu de chaque récipient en contrebas.

Sans attendre, l’adolescente affamée ferma la fenêtre, souffla la bougie qui éclairait la chambre de sa lumière vacillante et sortit en enfilant ses chaussons. Aussitôt dans les escaliers, le son de la musique jouée dans la grande salle lui donna des ailes. Malgré l’obscurité, elle descendit les marches deux par deux jusqu’à déboucher sur un océan de lumières chaleureuses mis en mouvement par le souffle enjoué d’un trio de flutistes.

Les clients étaient nombreux et divers. Humains, Sinaris et même quelques Hinïons conversaient, dînaient et buvaient en harmonie. Point de soudards ici, ni de trublions. L’établissement était raffiné ; sa clientèle aussi. Faisant fi du contraste qu’elle devait donner avec ses fripes de voyage sur le dos, Haple traversa la salle d’un pas assuré au rythme invitant du canon de flutes et rejoignit Hermance à une table près de l’âtre.

- Nétone n’est pas encore descendue ? s’enquit-elle en s’asseyant à dos aux flammes.
- Au contraire, elle est déjà partie.
- Partie ? répéta distraitement Haple en faisant signe au serveur.
- Elle a tenu à raccompagner le petit au manoir Désirelle sur le champ. Seule, ajouta-t-elle avec irritation.

Haple n’était pas sûre de la raison pour laquelle l’humaine en prenait ombrage mais se doutait bien de pourquoi la géomancienne avait voulu être seule avec Grégoire… L’adolescente avait-elle fini par s’attacher au Kendran ? Non, prétentieux ou honteux, l’humain manquait de caractère et ça… ça ne l’attirait pas ni en amitié, ni autrement. Non… c’est juste qu’elle ne souhaitait à personne le même sort que ces enfants qui avaient fait les frais des expérimentations de la géomancienne.

- Qu’est ce que je vous sers, Mademoiselle ? l’interrompit poliment dans ses pensées un serveur à la livrée bariolée aux quatre couleurs de l’auberge – une pour chaque avenue qui s’y croisait : bleue, vert, jaune, rouge.
- Je.. J’ai senti un ragoût.
- Un ragoût de mouton, nota mentalement le jeune homme. Et à boire ?
- Une… une chope de bière, aventura Haple.

L’humain lança un coup d’œil subreptice à la seule adulte à table, qui opina du chef :

- Une petite.

Avec un sourire poli et un pas en arrière, le serveur s’excusa en direction des cuisines, laissant à Haple le loisir d’admirer sa démarche… qu’il avait charmante. Reprenant ses esprits, l’adolescente reprit le cours de leur conversation interrompue.

- Et… est-ce qu’elle a dit pour combien de temps elle en avait ?

Ça ne présagerait rien de bon pour Grégoire si elle s’absentait longtemps.

- Non, penses-tu… commença sèchement la cheffe de mission courroucée avant de se reprendre. Non.

Haple voulut changer de sujet mais ne trouvant rien à dire, son esprit tout à son dîner qui lui semblait mettre une éternité à arriver, elle se contenta de tourner son attention vers les musiciens. De toute évidence, il s’agissait de professionnels. Leurs costumes étaient appariés, leurs mouvements de tête synchronisés, leurs regards complices… leur musique exquise.

Elle en aurait presque oublié sa faim. Un effet bien regrettable dans une auberge… Peut-être la musique permettait-elle au client d’oublier également leurs soucis ? Et la note due à l’aubergiste en fin de soirée…

- Ah tiens, justement, la voilà, siffla Hermance entre les dents en faisant signe à la Sœur Nétone qui venait à leur rencontre.

Haple tourna la tête à s’en froisser un muscle. L’humaine bien en chair lui rendit son regard curieux avec la plus parfaite indifférence. Difficile d’imaginer qu’il s’agissait là d’une cynique meurtrière… (Pas ce soir) Ou bien… Comme pour contredire ses pensées, la Sœur Nétone déposa une chopine devant l’elfe.

- C’est bien pour toi, la bière ? vérifia l’adulte par pure formalité avant de s’expliquer : le serveur me l’a remise en m’indiquant votre table.

Haple ne savait quoi en penser. Elle jeta un regard suspicieux au contenu du récipient en étain. (Bière). Mais la géomancienne en avait-elle profité pour ajouter un peu de fluide d’air pour étudier sa réaction à un fluide opposé ? Son silence durait trop ; les mots se bousculèrent dans sa bouche comme pour rattraper le temps pris à réfléchir :

- C’est moi. C’est pour moi, oui.

Haple posa la main sur la hanse mais ne leva pas la boisson à ses lèvres. Nétone la dévisagea en s’asseyant face à elle.

- Peut-être que je ne devrais pas… hasarda l’adolescente dans le doute.
- Ça ne te tuera pas…

(Tu ne crois pas si bien dire…)

- … mais pas besoin de te forcer si tu as changé d’avis.

Heureusement, le jeune arlequin qui avait pris sa commande revint avec une assiette creuse fumante.

- Mon ragoût ! s’exclama Haple pour changer de sujet.

Elle contempla avec un intérêt non feint les morceaux de navets, de carottes et de pommes de terre coupés en dés qui surnageaient dans une sauce brune à l’écume graisseuse, entourant la pièce maitresse du plat : une généreuse tranche de collier.

- La même chose pour moi, demanda aussitôt Nétone avec une intensité dans le regard que Haple ne lui connaissait qu’en présence de mets savoureux. Et une miche. Et du beurre. Et… non, ça ira comme ça. Non ! le rattrapa-t-elle avant de rajouter à la liste : Faites-moi un petit plateau de fromage pour aller avec. Et tant qu’à faire, amenez moi directement une part de gâteau aux dattes et au miel.
- Et pour boire… ?
- Une pinte de lait de chèvre. Pas fermenté… Frais et crémeux, le lait.

Le serveur acquiesça avec le même sourire poliment effacé et repartit sans rien laisser transparaître de ce qu’il pensait de la bonne vivante. Pendant le temps qu’avait duré la commande, Haple en avait profité pour engloutir son dîner à toute vitesse.

Poussée par un appétit féroce attisé par une journée de voyage pour le moins mouvementée, ainsi que par la hâte de quitter les lieux et de s’éloigner de cette chopine de bière potentiellement empoisonnée, l’adolescente ignora délibérément la sensation de brulure qui envahissait sa gorge à chaque bouchée. Tant et si bien que lorsque Nétone eut fini de lorgner sur les assiettes de la table voisine et reporta son attention sur l’adolescente au comportement inhabituel, celle-ci s’essuyait la bouche et se levait de sa chaise.

- Ça fait du bien ! Bon, bah, je vous laisse. Je suis épuisée, enchaina Haple dans un même souffle.

Et sans leur laisser l’occasion de répondre, l’adolescente repue leur tourna les talons et se dirigea vers la montée des escaliers, une main sur son estomac, l’autre sur la bouche… pour étouffer un rôt qui fit irruption sans prévenir. (En rythme avec la musique au moins).

***

De retour dans leur chambre, Haple ne perdit pas une seconde car elle ne voulait pas être surprise par Hermance lorsque celle-ci montrait se coucher. Première chose : rallumer la bougie. Ensuite … (Là !). Ses bijoux gisaient sur le plan du cabinet de toilette où elle les avait laissés pour se laver les mains. Ecartant les bricoles ornementales inutiles, elle saisit sa bague de pouce en or blanc. Elle n’était pas sûre de ce qu’elle faisait et espérait ne pas surestimer ses capacités… La bague était si belle avec son émeraude enserrée entre les griffes de l’écrin.

Assise sur son lit, elle l’examina de plus près. Avec les yeux d’abord, puis paupières fermées, laissant son esprit d’artisane guider ses doigts experts sur les lignes et anfractuosités du bijou. Maintes fois, elle avait travaillé le métal… (mais jamais de l’or). Maintes fois, elle avait ouvragé de délicates pièces d’orfèvrerie… (mais jamais de détail aussi intriqué). Inspirant à fond, elle repoussa ses doutes et se lança dans l’inconnu.

Dans un premier temps, elle déplia les griffes de l’écrin et extirpa la pierre de taille. Aussitôt, l’orfèvre amatrice inséra la pointe de son petit doigt dans l’orifice ainsi libéré et pris contact avec la surface froidement métallique à son fond. Elle les sentait les particules métalliques. Contrairement au laiton ou au cuivre qu’elle avait souvent manipulé dans l’atelier du Couvent, les éléments de l’or blanc étaient enchevêtrés les uns dans les autres de manière chaotique, formant un réseau minéral récalcitrant à sa magie.

Avec patience et persévérance, Haple finit par convaincre le métal de plier à sa volonté. Un à un, les granules métalliques se désolidarisèrent et la matrice figée qu’ils avaient formée perdit de sa consistance. L’elfe en profita : de son doigt gracile, elle exfolia le fond de l’écrin de manière à le creuser de quelques dixièmes de millimètres. Satisfaite du résultat, elle s’attaqua ensuite aux bords de l’écrin, utilisant la matière prélevée au fond pour les élever d’un millimètre.

Une fois finie, elle observa le résultat. La cavité qui viendrait accueillir l’émeraude avait été agrandie verticalement suffisamment pour constituer un compartiment secret. Ouvrant son sac de voyage à la va-vite, elle en sortit l’un des deux minuscules flacons obtenus chez l’apothicaire des ruelles de Pont d’Orian. Par transparence, elle observa la lumière vacillante de la bougie jouer à travers le vert acidulé du distillat d’Ortie Vêlevite.

Avec la plus grande précaution du monde, elle retira la cire qui sécurisait le bouchon et ouvrit le flacon. Le liquide était inodore. Tant mieux, rien ne trahirait sa présence sous l’émeraude de sa bague une fois son œuvre terminée. (Maintenant, l’étape la plus délicate…)

Haple approcha le flacon de la bague entre ses doigts… Elle aurait préférée avoir un étau à disposition ou bien tout autre moyen pour éviter de s’exposer à une éventuelle éclaboussure du poison spasmogène. A défaut, elle stabilisa son poignet contre son genou et bloqua sa respiration.

()

(… …)

Une goutte.

(… …. ….)

Deux, trois gouttes.

(‘cor’ ine p’tite goutte, allez…)

Après la quatrième et dernière larme empoisonnée, Haple redressa d’un geste franc le flacon pour éviter toute coulure. Avec la plus grande prudence, elle le posa à ses pieds tout en prenant soin de maintenir à niveau la bague contenant le dangereux liquide. Puis, avec trépidation, elle replaça l’émeraude qui venait fermer l’écrin. Elle tenait parfaitement ! Peut-être même aurait-elle pu rajouter un peu de poison. Mais elle se dit qu’il ne fallait pas tenter le diable. (Et Hermance qui peut revenir à n’importe quel instant…)

Alors, l’orfèvre satisfaite de sa prouesse, les joues chaudes sous le coup de l’adrénaline refluant, replia les griffes de métal blanc sur la gemme au vert ensorcelant. Voilà qui fera l’affaire ! Après avoir rangé le flacon incriminant au fond de son sac entre une toile cirée et une couverture en laine, Haple essaya la bague. Elle n’aurait plus qu’à ouvrir une fente sur le côté de l’écrin grâce à son pouvoir de manipulation minérale, et de verser le poison au bon moment.

Sur cette pensée trépidante, l’elfe se déshabilla et se glissa entre les draps. Cette nuit, elle ne dormirait pas. Cette nuit, elle rêverait des milles manières d’empoisonner Nétone avant que celle-ci ne fasse de même avec elle. Cette nuit…

L’aspirante empoisonneuse retira tout de même la bague pour dormir. (Sait-on jamais…)

>>>Suite : 14/14

Re: Auberge de la Croisée des Chemins

Posté : lun. 27 janv. 2025 20:36
par Haple Mitrium
07. Les beaux légionnaires

Haple pénétra dans l’auberge au son des… serpillières trempées qui frappent le sol. L’ambiance de la grande salle de réception n’aurait pu être plus différente que le soir de sa première visite. Pas de musiciens sur l’estrade, ni de serveurs brandissant au-dessus des têtes leurs plateaux chargés de plats fumants et de verres contenant les précieux alcools que venait chercher la clientèle aisée de ce respectable établissement. Seuls quelques clients étaient attablés, aujourd’hui, et le personnel était affairé à remettre la salle en état après les festivités de la veille.

Afin de ne pas attirer l’attention, la ménestrelle marcha tranquillement en direction du comptoir, et s’assit sur un tabouret haut. Le trajet depuis l’Avenue d’Abondance lui avait donné le temps de faire le point. Sur ce qu’elle savait et sur ce qu’il lui restait à apprendre. Par exemple, le récit du marchand semblait confirmer l’intuition de la Gardienne du Savoir : premièrement, il s’agissait bien d’un vol, et deuxièmement, le fautif avait l’improbable faculté de localiser les runes… De plus, elle avait appris qu’il s’agissait d’un fulguromancien. Détail qui ne présageait rien de bon…

Mais d’ici à ce qu’elle ait du souci à se faire, il fallait encore qu’elle le trouve. Et dans cet optique, elle espérait que sa seconde victime pourrait la combler les trous. D’un geste de la main, elle fit donc signe à l’aubergiste de s’approcher.

- Bonjour, Mademoiselle.

Il y avait ce « je ne sais quoi » dans sa voix qui remettait en cause le droit de la jeune fille à être seule dans son établissement. La moutarde monta au nez de ladite pucelle… mais elle ne lui donna pas raison et se comporta en adulte.

- Bien le bonjour, aubergiste. Je cherche…

C’est alors qu’elle réalisa sa bêtise : elle ne connaissait pas le nom de la seconde victime. Elle tenta de se rattraper aux branches :

- …un ami qui a perdu quelque chose…

()

- Je ne sais pas pour votre ami, mais je peux vous montrer quelqu’un qui perdu sa crédibilité, répliqua l’aubergiste avec une ironie aussi transparente que le verre de la chope sous son torchon.

Ne sachant où se mettre, Haple gigota sur son siège et scanna la pièce dans l’espoir que d’une intervention divine – ou du destin (Allez, pour une fois, je veux bien). C’est alors qu’elle remarqua une femme qui buvait une bière, seule, l’air morose, perdue dans ses pensées. (Elle a l’air de noyer des regrets…) Autant pour s’éloigner de l’aubergiste au regard mauvais que pour tester son intuition, Haple rejoint la buveuse matinale, et s’inclina avec douceur vers elle en lui demandant :

- Je vous prie de m’excuser, Madame. Cela va peut-être vous paraitre bizarre, mais je me demandais si vous n’auriez pas perdu une rune… ?

Un raclement de chaise derrière elle manqua de la distraire et de lui faire rater la réaction de son interlocutrice. L’humaine leva des yeux embrumés à sa rencontre. Lorsque ceux-ci parvinrent à se fixer sur les prunelles de l’elfe, elle lui renvoya comme question, haleine d’orge fermenté en prime :

- Pourquoi, vous en avez trouvé une ? articula-t-elle avec difficulté.
- A vrai dire, non, je cherche à mettre la main sur un voleur qui a sévi parmi la clientèle de l’auberge.
- Connait pas…

Haple tourna la tête pour éviter le rôt que lâcha l’ivrogne en guise de ponctuation. C’est alors qu’elle remarqua du coin de l’œil la silhouette d’un homme qui s’éloignait furtivement vers l’escalier montant aux chambres. Intriguée, l’enquêteuse délaissa sa première piste et s’élança vers le client suspicieusement pressé de quitter la pièce.

- S’il vous plaît, un moment, l’interpella-t-elle en s’interposant entre la porte et lui. Juste un moment, Monsieur.

C’était un Kendran atypique. Ses cheveux, coupés court en brosse, étaient bruns, et ses yeux tout aussi sombres. Des yeux qui se faisaient fuyant, d’ailleurs, regardant au sol, au plafond… partout sauf dans les yeux de la jeune fille qu’il dominait pourtant du haut de son mètre quatre-vingt et de son imposante musculature. Haple tenta de rester concentrée sur sa mission plutôt que sur son examen de ce rutilant spécimen de mâle humain.

- Je suis pressé, veuillez m’excusez, gente demoiselle.

Ce ne pouvait pas être son type !

- Vous m’avez entendue, j’imagine… est-ce que vous savez quelque chose concernant ces vols ?
- Je…
- Je vous en conjure – je ne cherche qu’à réparer les tords qu’il a causés.

Elle s’en sortait si bien ; du moins, l’espérait-elle… Mais voilà que l’aubergiste vint mettre son grain de sel :

- Mademoiselle, il va falloir laisser la clientèle en paix, maintenant.

Alors qu’elle s’apprêtait à lui lancer une réplique cinglante qui lui aurait valu la porte, le client soupira et congédia l’aubergiste :

- Tout va bien, la demoiselle ne m’importunait pas.

(Et toc !)

- Allons discuter un peu plus loin, lui proposa-t-il en désignant une table à l’écart des rares clients et du personnel.

Avant de lui emboîter le pas, l’adolescente ne put retenir de s’accorder une petite satisfaction :

- Vous voyez, sourit-elle à l’aubergiste, j’ai trouvé mon ami. Pourriez-vous m’apporter un petit déjeuner, s’il vous plaît ? Quelque chose de simple.
- Nous avons du gruau avec des fruits secs, offrit-il, sa courtoisie mise à l’épreuve par l’air insolent de sa nouvelle cliente.
- Très bien, répondit-elle avant de rejoindre l’autre en espérant que l’aubergiste ne cracherait pas dans sa bouillie d’avoine.

Haple s’assit à côté de l’homme, sur la même banquette, pour qu’ils n’aient pas à hausser la voix, car de toute évidence il souhaitait rester discret. Toutefois, la proximité avec l’adolescente semblait le mettre mal à l’aise. (Mes charmes féminins, probablement…) La ménestrelle jugea donc bon de rester calme et silencieuse pour lui laisser le temps de s’ajuster et de s’ouvrir à elle quand il le jugerait bon. Après un moment de silence, l’humain lâcha précipitamment une question qui lui brûlait visiblement les lèvres :

- Comment avez-vous su ?
- Pour les runes volées ? C’est la Gardienne du Savoir Euan qui m’en a informé.
- Ah, je vois… si elle vous a jugé digne de confiance, j’imagine que je le peux aussi, remarqua-t-il pour lui-même en hochant la tête avant de s’adresser à elle. Une rune en ma possession a disparu de mon coffre, hier soir.
- Vous êtes sûr qu’elle a été volée ?
- Oui, le coffre a été forcé.
- L’avez-vous signalé à la garde, dans ce cas ?
- Je préfère ne pas le faire de peur d'attirer l'attention sur ma faute… C’était une possession très chère aux yeux de ma famille, un héritage qu’il m’appartenait de préserver et transmettre aux générations pour…

Un rire amer secoua l’humain… Il plongea des yeux où l’ironie se mêlait à l’amertume dans ceux de sa confidente, et lui expliqua :

- « Toujours ». C’est ce que la rune est sensée symboliser… et ma descendance ne possèdera « jamais » son héritage légitime. Et mon père ne me le pardonnera « jamais » non plus…

Malgré le caractère excessif de son apitoiement, Haple le trouvait sympathique cet humain. Elle connaissait bien cette situation, elle qui avait mainte fois déçu ses géniteurs avant d’avoir précipité leur fin. C’est donc animée d’un sentiment de camaraderie autant que par intérêt qu’elle lui demanda davantage de renseignements :

- Et comment a-t-il eu connaissance de l’existence de cette rune ?
- Je l’ignore…

Haple croyait savoir, elle. (La boussole…) Un nouvel élément qui confirmait l’hypothèse de la Gardienne, et qu’elle était sur la bonne voie.

- … mais je sais comment il a gagné accès à ma chambre, avoua-t-il d’une voix déclinante.

La ménestrelle supposait connaître au moins une partie de la vérité.

- Il y a eu un excès de boissons alcoolisées dans l’affaire, j’imagine.

Pour le reste, elle n’avait pas besoin de connaître les détails, et le gaillard était déjà suffisamment chamboulé pour ne pas mettre à l’épreuve sa pudique réserve.
C’est alors que la tension était devenue palpable qu’un serveur en livrée bariolée apporta sa commande. Le bruit de l’écuelle sur le bois de la table brisa la tension qui s’était installée, et Haple porta son attention sur l’appétissante préparation à base d’avoine bouillie, de raisins secs et d’amandes torréfiées. Ce n’était pas pour lui déplaire, et ça donnerait le temps à son voisin de chasser ses souvenirs honteux de son esprit.

- Oui, nous avions bu plus que de raison.

Haple soupçonnait que le voleur n’avait probablement pas bu autant qu’il avait incité sa cible à le faire, mais ne le fit pas remarquer. Elle nota cependant que l’histoire de la seconde victime révélait que le criminel avait un système opératoire : il utilisait la boussole d’Iglesios (probablement) pour repérer ses cibles, puis les saoulait jusqu’à ce que leur garde soit baissée et qu’il puisse dérober les runes en leur possession… avant de disparaître.

Mais elle comptait bien le retrouver. Et pour lui mettre la main dessus, il lui manquait encore quelques informations :

- Pourriez-vous me dresser un portrait du voleur ?

Son voisin sembla replonger dans le souvenir brumeux de cette nuit d’excès charnels lorsqu’il lui répondit :

- Un fier front, d’où tombe des mèches brunes aux éclats soyeux jusqu’à ses yeux d’un vert… envoutant, acheva-t-il en se raclant la gorge comme pour reprendre ses esprits. Taille : un mètre soixante-dix. Corpulence : athlétique. Ethnicité : Ynorien. Age : dans la vingtaine. Vêtements : …

(Du moins, lorsqu’il en portait encore…)

- … des chausses vert-canard et un pourpoint brun. Encore qu’il ne sera sûrement pas habillé de la même manière si jamais vous mettiez la main sur lui. Comment comptez-vous l’identifier, d’ailleurs ?
- Eh bien, j’y ai réfléchi et je pense qu’il faut suivre la piste des runes et que celle-ci me conduira à lui.

Elle y avait bien réfléchi en chemin depuis son départ de la boutique du marchand. Elle avait oublié de demander au Thorkin une description physique du voleur – ce à quoi elle venait de remédier avec l’humain et son compte rendu pour le moins… officiel. Et, deuxièmement, elle avait réalisé ne pas savoir dans quelle direction le chercher. C’est là qu’elle avait déterminé la marche à suivre :

- Si vous pouviez me décrire le symbole de votre rune, je peux la graver sur ce caillou, lui expliqua-t-elle en en sortant un vierge, et le montrer au marchand de magie local. M’est avis que votre voleur aura directement été faire identifier le fruit de son larcin. Ce sera a priori le dernier endroit où il aura été vu, et j’espère y trouver un indice qui me mette sur la piste de sa localisation actuelle.

L’humain la regarda en oubliant l’espace d’un instant de s’apitoyer sur son propre sort, impressionné par sa perspicacité.

- Ça peut fonctionner, confirma-t-il avec un sérieux professionnel. La rune familiale est rarissime. Le marchand de magie de Haenian n’en aura probablement jamais vu jusqu’ici, et il se souviendra assurément du visiteur qui lui aurait apporté pour identification.

(Merci, merci)

- Le symbole est un simple cercle.
- Comme ceci ? demanda Haple pour confirmation en traçant devant lui du bout des doigts la forme sans début, ni fin.
- C’est à s’y méprendre.

Haple rangea la pierre gravée avec les autres et sa cuillère dans l’écuelle désormais vide, puis fit mine de se lever.

- Attendez, je ne connais pas votre nom.
- Astrid de Fontaine, dit-elle tout en se levant.
- Astrid, si vous retrouvez la trace de ma rune, me préviendriez-vous ? la pria-t-il dignement. Je m’en serai chargé moi-même, mais je ne peux pas y mêler la garde et risquer que l’affaire revienne aux oreilles de mon père.
- Entendu, Monsieur… ?
- Capitaine Kedaw Ybelinor, votre obligé.

("Capitaine"… voyez-vous cela…)

>>> Suite : 08/14