08. Enchantée, vraiment...
Parcourant l’Avenue d’Abondance pour la deuxième fois de la journée, Haple ne reconnut pas l’artère commerçante. Une heure s’était écoulée depuis son départ et déjà la foule avait envahi les lieux. Ce fut avec peine qu’elle parvint à arrêter une matrone chargée comme une mule avec d’énormes rouleaux de tissus qui menaçaient d’éborgner les imprudents sur un rayon de deux mètres… Et de lui demander la direction du magasin de magie, car elle s’était rendue à l’évidence : elle ne trouverait pas son chemin seule dans pareille cohue.
Après s’être faufilée tant bien que mal à travers le flot d’acheteurs pressés, et après avoir encaissé moults coups de coude et occasionné au moins autant de pieds écrasés, l’enquêteuse arriva à destination. La boutique était d’allure clinquante. Des vitraux colorés donnaient une vie propre aux fenêtres et les colombages peints reprenaient leur vif coloris. La porte, si diligemment décorée soit elle, était … fermée. (
Encore…)
Désormais habituée à forcer les évènements, la ménestrelle impatiente actionna lourdement le heurtoir en forme d’une gueule de lion (
Elégant…) :
-
L’enchanteresse s’est absentée, ma puce, l’informa familièrement la boulangère d’en face.
Elle va pas tarder à revenir.
C’était bien sa chance. L’adolescente signifia d’un hochement de tête qu’elle avait compris et alla attendre dans la ruelle attenante pour échapper à l’agitation oppressante qui régnait dans l’avenue. Là, la lumière ne parvenait pas jusqu’au sol, si rapproché était les murs. Haple jugea néanmoins qu’il y avait suffisamment de place pour se dérouiller les fluides un petit coup. Pour tuer le temps. Et parce qu’il lui tardait de mettre en pratique l’approche du sort de dédoublement explosif qu’elle avait conçue plus tôt. (
Donc laisser les fluides façonner mon double plutôt que l’inverse … puis, boum !)
Comme souvent, Haple ferma les yeux pour chasser toute distraction visuelle. Encore que dans la ruelle ombragée, ce préambule était probablement superflu… Elle se figura alors les fluides circulant derrière ses paupières closes, tourbillonnant sous son crâne puis descendant en spirale dans son torse, gagnant ses bras et ses jambes avant de rejoindre l’immensité du sol auquel ils appelaient à retourner ! (
Oui, je vous sens.)
Bras tendus, paumes ouvertes vers l’espace devant elle, la ménestrelle invita une partie de ses fluides à se jeter dans le courant tellurique, escomptant qu'ils garderaient la mémoire de leur précédente enveloppe charnelle. Elle serait bientôt fixée : d’un geste ascendant de ses mains, Haple les fit resurgir à deux mètres devant elle. Une éruption terrestre s’ensuivit ! Comme devant un miroir terni, l’adolescente observait la silhouette grossière d’une jeune fille au corps svelte… c’était tout ce qu’on pouvait en dire, car la ressemblance avec sa créatrice s’arrêtait là. Peut-être qu’avec plus d’entraînement (
et plus de puissance magique) la copie ressemblerait plus fidèlement à l’original ?
Au demeurant, l’essentiel restait, songea la ménestrelle, que le golem de fortune explosât au contact comme dans le récit de l’ancêtre des Désirelle. Haple, plus prudente cette fois, s’empara d’un bâton posé contre le mur de la boutique et, tendue d’anticipation autant que d’appréhension, porta un coup d’estoc à la sculpture fluidique.
Alors, une douleur indicible lui fendit le crâne en deux. Malgré l’obscurité ambiante, il lui sembla que le soleil brillait d’une lumière blanche, impitoyable, brûlant ses yeux écarquillés par l’agonie. Sans lui accorder de répit, une voix de crécelle lui vrilla les tympans :
-
Qu’est-ce que tu fabriques dans mon allée, toi. Allez, oust ! Ou je te jette un mauvais sort ! Ces jeunes, tsss… conclut sèchement la vieille femme en claquant la fenêtre qui venait, l’instant d’avant de heurter violemment le crâne de la ménestrelle injustement châtiée.
(
Et pour rien… elle est à tout le monde cette allée !) Pour vraiment rien, en plus : Haple rouvrit les yeux pour constater son échec. Si la copie de terre avait bien pris forme dans un délai compatible avec une situation de combat, elle n’avait cependant pas éclaté au contact de son bâton. Au lieu de cela, elle s’était tout simplement effondrée…
Se frottant la tête, Haple se consola en constatant que la fenêtre qu’elle venait de se prendre dans le carré donnait sur la boutique de magie. Et que, par conséquent, la mégère qui l’avait chassée devait être l’enchanteresse revenue d’on ne savait où. Sur la pensée réconfortante d’entretenir une conversation avec l’aimable bonne femme et sa voix à réveiller les morts, la ménestrelle s’ébroua pour se remettre du choc et revint sur ses pas jusqu’au seuil de la porte au heurtoir léonin.
-
Toi, encore ? Dégage ! Fous le camp !
Ça allait être plus compliqué que prévu.
-
Je suis venue…
-
Oust ! J’appelle la garde !
-
… vous acheter quelques produits, tenta-t-elle pour l’amadouer avant de lui poser les questions qui motivaient vraiment sa visite.
La marchande s’arrêta dans sa litanie hostile. La porte pivota sur des gonds abondamment huilés et révéla un petit brin de femme aux cheveux grisonnants, bras croisés, sourcils froncés et lèvres cousues. (
Une teigneuse…) Revêche, la vieille chouette pencha la tête de côté pour mieux inspecter de ses yeux verts l’importune sous tous ses angles. Mi-figue, mi-raisin, elle céda finalement et fit un pas de côté pour laisser entrer l’adolescente.
Haple pénétra dans la boutique ; le regard braqué de la propriétaire lorsqu’elle lui passa devant lui fit l’effet d’une douche glacée. La tension était palpable et elle n’avait pas une minute à perdre. Il lui fallait l’amadouer, et de toute évidence la perspective d’une vente était la seule raison pour laquelle elle n’avait pas été chassée à coups de balai (
ou de sortilèges…).
-
Merci Madame. Vendez-vous des potions ? J’aurais besoin d’une grande potion de soin et aussi… Je ne connais pas le nom, mais, par le passé, j’ai acheté à l’un de vos confrères une potion qui permet de voir la nuit. Est-ce que vous avez quelque chose dans ce goût-là ?
La ménestrelle s’arrêta pour reprendre sa respiration. Et pour préserver son budget, car elle avait d’autres dépenses à faire afin de se préparer à un éventuel affrontement avec le voleur de runes. Alors, sans décroiser les bras, la marchande répondit :
-
Tu fais allusion aux potions de nyctalopie et de clairvoyance. J’en ai effectivement en stock… Mais avant tu dois me montrer que tu as de quoi payer.
Sa voix était ferme ; elle serait intraitable sur ce dernier point. (
Qu’à cela ne tienne…)
-
Ah oui, c’est ça. « Nyctalopie », un drôle de nom… et quel effet produit une potion de clairvoyance, dites-vous ? J’ai de quoi payer, précisa-t-elle pour lui délier la langue en détachant sa bourse de sa ceinture.
Enfin, je crois que ça devrait suffire.
Haple lui laissa le loisir de vérifier le contenu de la bourse, si elle le souhaitait, songeant qu’il était compréhensible que son apparence rustique n’inspirât pas confiance chez la commerçante. Cependant, celle -ci ne prit pas la peine d’inspecter le petit pactole de l’Hinïonne ; elle sembla juger à l’œil son volume suffisant. Et ce fut cet élément qui la décontracta enfin… Elle décroisa les bras et ses sourcils se détendirent, surplombant de leur douce grisaille ses yeux verts apaisés. Elle répondit alors à la question de sa cliente d’une voix neutre :
-
Je considère que cette potion s’avère surtout utile lors des combats puisqu’elle permet de bloquer les effets magiques qui diminuent la vision.
Bien heureuse que la dame commençât à se détendre, Haple pressentit qu’elle pourrait bientôt pose la question qui l’amenait ici en premier lieu. Mais d’ici là, la ménestrelle préféra consolider le lien par l’achat de ces potions. Et d’autres services :
-
Ça m’a l’air for intéressant. Donnez m’en une alors, s’il vous plaît, ainsi que la grande potion de soin. Et puis aussi ; quatre de vos plus petites fioles de fluide tellurique, s’il vous plaît. Mais je me dis que puisque vous vendez des marchandises si spéciales, amorça-t-elle dans une tentative de flatterie,
alors vous aurez peut-être de quoi retravailler mon tambour ? Je souhaiterais en améliorer la qualité autant que vous le pourrez. Ne lésinez pas sur la qualité des matériaux !
Cette dernière requête, elle l’avait appuyée en faisant tinter le contenu de sa bourse, car il lui été désormais clair que sous ces cheveux grisonnant se cachait une âpre commerçante, plus sensible au tintement des yus qu’aux envolées flatteuses. Et, de fait, à mesure que la liste de la commande s’allongeait, la vieille chouette laissa presque échapper un sourire.
-
Oui, je peux améliorer ton tambour, accorde-moi quelques minutes, hulula-t-elle avant de disparaître dans son arrière-boutique.
Haple s’agita au comptoir. Il lui faudrait attendre que celle-ci revienne avec son tambour pour constater les modifications apportées, car de là où elle se trouvait, même en se haussant sur la pointe des pieds comme elle le faisait, la curieuse ne pouvait pas voir ce qui tramait de l’autre côté du portique à double-battant derrière lequel son fidèle instrument avait disparu.
Lorsque la magicienne revint enfin, elle portait le tambour amélioré entre ses mains, et Haple l’accueillit, ses mains dans un geste empreint de révérence. Cependant, la ménestrelle ne s’attarda pas à examiner le travail accompli, car la vision de la marchande en train d’additionner le coût de ses différents achats en plaçant ceux-ci sur le comptoir lui donna des sueurs froides qui firent disparaître toute curiosité de son esprit.
-
Amélioration d’un tambour : 500 yus. Une potion de clairvoyance : 50 yues. Une grande potion de soin : 100 yus. Quatre fluides de terre : 200 yus. Et, avec deux potions moyennes de mana pour 100 yus, ça nous fait donc un total de … 950 yus ! claironna-t-elle avidement comme devant le spectacle d’un campagnol courant à découvert sous le clair de lune.
Comme en réaction au sourire satisfait qui éclaira alors le visage de la vieille chouette, Haple sentit sa mine se décomposer. Effarée par la somme due, elle déposa sa bourse sur le comptoir dans un lourd bruit métallique, qui eût au moins pour mérite de masquer le soupir profond qui lui échappa. (
Espérons qu’elle sera maintenant plus disposée à répondre à mes questions…)
-
Dites-moi, pourriez vous m’aider à identifier ces runes ? demanda-t-elle en lui présentant le contenu de sa bourse de runes pour entrer doucement en matière.
Après avoir ramassé son dû, et une fois que Haple eût ramassé ses achats, la marchande accepta de bon cœur d’examiner les runes de sa cliente hinïonne.
-
Puisque vous connaissez le nom de ces petites pierres, savez-vous de quoi il en retourne, ou bien je dois tout vous expliquer dès le début ? s’enquit-elle d’une voix ou ne transparaissait aucune hostilité.
-
J’ai appris la théorie de l’écriture divine, mais je viens seulement d’apprendre qu’elles ont une utilité pratique, utilisée comme ça, puis … pouf ! s’exclama-t-elle en imitant la manière dont elle imaginait une rune se volatiliser après que son pouvoir ait été consumé.
Donc, en fait, c’est surtout de savoir quel pouvoir recèlent ces intrigantes pierres dont j’ai besoin. Connaissez vous leur nom en langage commun ?
La magicienne sembla rassurée de ne pas avoir à tout expliquer, et passa donc directement à l’essentiel :
-
Il existe près de 300 runes différentes. Je ne les connais donc pas toutes, mais les plus courantes. Donc, voyons voir ce que tu as…
Du bout des doigts, elle en repoussa deux de côté, et commença par les trois autres.
-
Ce ne sont pas les plus communes, ni les plus rares. Donc, celle-ci est la rune Si, ce qui signifie « Fermer ». Celle-là, Ten, pour « Maîtrise », et enfin Ni pour « Défendre », lista-t-elle en les rendant une à une à leur propriétaire.
Je ne connais pas les deux autres, mais je vais trouver leur signification.
Suite à cette annonce énigmatique, la magicienne grisonnante mit la première dans la paume de sa main ridée et ferma les yeux :
-
Hi, c’est la rune Hi. Elle permet de localiser, déclara-t-elle en rouvrant les yeux, avant de répéter le processus avec la seconde :
Taot, pour « Magique ».
L’espace d’un instant, Haple avait eut peur que la magicienne n’utilise pour son propre bénéfice les deux dernières runes, et elle récupéra donc avec soulagement les deux dernières runes identifiées par ce procédé qui laissa bouche bée l’ancienne nonne zewenite qu’elle était… Que de nouvelles informations ! Elle ne savait pas encore ce qu’elle ferait de ces runes, mais elle brûlait déjà d’élaborer ruses et stratagèmes faisant appel à leurs propriétés exceptionnelles. (
Mais d’ici là…)
La ménestrelle plongea une main dans sa poche et en ressortit les cinq répliques de runes volées. C’était le moment de vérité… si le voleur était bel et bien venu les faire identifier dans cette boutique la veille, elle ne pourrait que les reconnaître. Car, en effet, celle du capitaine, tracée d’un simple cercle, signifiait « Toujours », lui avait-il révélé, et était rarissime.
Sans surprise, un seul coup d’œil sur le contenu de sa main tendue suffit à la magicienne :
-
Je ne ressens aucune magie dans ces cailloux. Ce ne sont que de vulgaires répliques.
(
Vulgaires, vulgaires…)
La vieille dame semblait sur le point de détourner son attention des pierres gravées par la main de la géomancienne lorsqu’elle se ravisa, et regarda attentivement les cinq copies :
-
C’est toute une coïncidence, hier j’ai identifié quelques runes, des vraies, et c’étaient à peu près les mêmes que celles-ci, révéla-t-elle les yeux et le front plissés avant d’en pointer une en particulier :
En tout cas, si vous tombez un jour sur celle-là, il s’agit de la rune Ba, qui signifie « Toujours ». Elle est assez rare.
(
Houra !!!) Jusqu’ici tout concordait. Son intuition ne l’avait donc pas trompée : le voleur était bien venu les faire identifier ici. Et il ne les avait pas vendu… donc il devait toujours les avoir sur lui. Les runes volées pouvaient donc encore être récupérées et rendues à leurs propriétaires légitimes. Bien que ce ne soit pas son objectif principal…
-
Ynorien, un mètre soixante-dix ? Un charmeur aux yeux verts d’une vingtaine d’année … ? Je le suspecte d’avoir dérobé les runes qu’il vous a présentées. Celles-ci sont des répliques, en effet, que j’ai réalisées d’après les descriptions de leurs propriétaires légitimes. Vous a-t-il dit quoi que ce soit qui puisse indiquer où il se trouve à présent ? Était-il pressé ? Vous a-t-il demandé d’autres renseignements ?
La vieille dame réfléchit un moment, regardant Haple droit dans les yeux. Et ce fut d’un ton méfiant qu’elle répondit :
-
Cette description correspond effectivement à un client que j’ai servi hier en fin de journée… Il ne semblait pas pressé du tout. Et surtout, il ne s’est pas caché dans ma ruelle, lui, avant de se rendre ici. Et, tout comme toi, il a acheté quelques potions, de soins essentiellement, avant de demander d’identifier ses runes.
Elle s’arrêta, réfléchit un moment, puis poursuivit :
-
Tu ne dois pas oublier que cette ville est située sur le carrefour des grandes routes traversant tout le royaume kendran. Rien ne peut m’indiquer où il est allé, s’il est parti d’ici. Et pour les achats, cette ville regorge de diverses boutiques. Il a probablement fait des achats ailleurs… Et non, il ne m’a pas posé d’autres questions.
Haple déchanta. Elle avait cru toucher au but ! Mais non… Elle s’estimait néanmoins heureuse d’avoir identifié l’endroit où il s’était rendu après avoir floué le capitaine de la garde. C’était un petit pas, certes, mais un petit pas dans la bonne direction. (
« Directions » … elle a raison : il a pu partir dans toutes les directions et être à présent n’importe où dans le royaume)
Haple s’ébroua pour refouler la poussée de désespoir qui menaçait de la submerger. Elle n’aurait qu’à rayonner à partir de la boutique de magie. Elle trouverait bien quelqu’un qui l’aura croisé. Après tout, les Ynoriens n’étaient pas foule dans l’Est kendran. Et comme l’avait suggéré la vieille dame, il avait peut-être fait d’autres emplettes.
La ménestrelle, ruinée mais optimiste, rassembla donc ses affaires, admirant au passage une nouvelle fois son tambour rutilant, et sortit après avoir remercié la magicienne pour ses services.
Une fois n’était pas coutume...
(((Intervention réalisée en apparté avec GM8)))
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