03. Lectures nocturnes
Les aventures de la veille l’ayant particulièrement éprouvée, l’Hinïonne sombra dans un état méditatif plus profond que d’ordinaire. Proche du sommeil, à vrai dire. Un sommeil sans rêve, qui dura plusieurs heures et la laissa, reposée et ressourcée.
Haple ouvrit les yeux. Elle s’était emmitouflée dans le drap de lin et la couette en duvet d’oie, s’entortillant les jambes dans leur épaisseur réconfortante et protectrice. Avec paresse, elle se roula dans l’autre sens, nouant encore plus la literie d’une douceur divine contre son corps dénudé, et referma les yeux en signe de protestation, repoussant la perspective du réveil.
L’air de cette nuit d’automne était froid. Elle le sentait sur la peau de ses paupières, de son front, de ses pommettes, de son nez qui émergeait comme un tuba de la masse informe de tissu et de chair s’agitant sur le lit… en somme, de toute partie de son visage qu’elle ne pouvait enfouir sous la couette. Haple s’accorda le temps de réfléchir.
(
Tout le monde dort encore).
Pas un bruit dans le manoir. Seulement le piaillement des passereaux dans le parc arboré qui appelaient avec une ferveur croissante l’aube encore à venir. Pas étonnant, les résidents du manoir étaient tous humains, et cette race passait près un tiers de leur vie à dormir…
(
Normal, avec des lits pareils… hmmm)
Haple s’avait néanmoins que bientôt son esprit s’éveillerait et qu’elle ne trouverait plus le repos. Alors, elle passa en revue ses options pour la journée. Son objectif premier était d’obtenir les informations qu’elle était venue chercher auprès de la Gardienne du Savoir, bien entendu. Elle ne savait pas exactement de quoi il en retournait, mis à part que ses gribouillages oniriques sauraient mettre celle-ci sur la piste que la ménestrelle devrait emprunter si elle voulait monter en puissance et « accomplir son destin », comme Otis lui avait expliqué. (
Ou plutôt, botter des arrière-trains, comme je préfère le dire, mais d’ici là…)
La veille au soir, alors qu’elle découvrait les richesses étalées dans la demeure seigneuriale en arpentant les escaliers et couloirs, Haple avait envisagé de faire une petite escapade nocturne pour s’emplir les poches de petits objets faciles à receler. Les meubles et armoires ne manquaient pas de bibelots d’apparat, dentelles ouvragées et œuvres d’art mineur qui ne manqueraient à personne… bien que, en son for intérieur, Haple pressentait qu’au contraire, la fille de marchand devenue Vicomtesse connaissait l’inventaire de ses possessions sur le bout des doigts et remarquerait la moindre absence inexpliquée.
(
Tant pis)
Elle ne voulait pas risquer de perdre la confiance de la puissante Oryane Désirelle. Pas avant d’avoir rencontré la Gardienne du Savoir à son service, en tout cas… Faute de s’enrichir matériellement, elle pouvait profiter de son séjour, ici, pour faire des recherches sur sa magie tellurique. Direction la bibliothèque du manoir.
(
Allez, debout la Simple !)
Et de peur de perdre son élan, Haple repoussa la couette avec résolution, invitant une vague de froid à saisir sa chair amollie par une nuit de profond repos. L’effet fut violent mais efficace : deux minutes plus tard, elle avait renfilé ses vêtements de la veille, refoulant une grimace de dégoût à l’idée de se glisser dans ces fripes sales et odorantes, mais était soulagée de profiter bientôt de leur chaude fourrure laineuse.
Munie de sa lampe à huile et de son audace juvénile, la ménestrelle sortit finalement dans le couloir de cette maison inconnue, tambour rangé et dessins runiques en poche, à la recherche d’utiles secrets enfouis dans les livres précieux que tout aristocrate se devait de posséder.
***
Le périple nocturne de l’étrangère elfique eut une fin heureuse. Contemplant la porte de la bibliothèque, son cœur revenant progressivement à une cadence apaisée, Haple réalisa la chance qu’elle avait eue. Car la maisonnée n’avait pas été aussi endormie qu’elle l’avait crue en sortant de sa chambre. Au détour d’un couloir, elle était tombée nez à nez sur un aide de chambre imberbe qui avait été bien surpris de voir l’invitée de la maîtresse déambuler à une heure si matinale dans l’aile familiale au rez-de-chaussée. Leur rencontre l’aurait encore plus surpris s’il l’avait trouvée les bras remplis de trésors chapardés…
Bien entraîné à dissimuler ses pensées, le jeune domestique l’avait saluée fort poliment et s’était enquis de ses besoins. Peu importait à Haple la suggestion implicite qu’il n’était pas convenable qu’elle se trouve en pleine nuit dans les couloirs, a fortiori dans les appartements de son hôtesse… Pour toute réponse, elle lui demanda d’une voix posée s’il aurait la courtoisie de la conduire à la bibliothèque, où elle comptait passer les heures avant que ses hôtes ne se réveillent.
Après une seconde d’hésitation durant laquelle le jeune sembla hésiter entre obtempérer discrètement et en référer à son supérieur qui n’apprécierait probablement pas d’être tiré de son sommeil, il l’invita à la suivre et la conduisit à bon port d’un pas furtif qui évitait expertement les lattes de plancher grinçantes. Considérant sûrement qu’il avait pris assez de risque comme cela, le garçon disparut sans demander son reste comme un fantôme dans l’obscurité du long couloir.
De nouveau seule, Haple porta la main sur le pommeau en cuir de la porte. A défaut de lumière, ce fut une odeur boisée et musquée qui révéla la pièce comme le lieu dépositaire d’ouvrages en cuir huilé sur de longues étagères de sapin. Haple pénétra l’espace feutré et ferma en silence la porte derrière elle.
Ecartant la lampe à huile de son champ de vision pour tout à la fois éclairer les étagères en sapin blanc et éviter de s’aveugler, la ménestrelle découvrit avec enchantement la profusion de livres et parchemins anciens entreposés méticuleusement le long des murs. Au centre de la pièce, une table munie de deux pupitres, d’un encrier, de feuilles de précieux papier et… d’un chandelier dont Haple s’empressa d’allumer les bougies pour éclairer la pièce de sa généreuse lumière.
Une fois ses yeux habitués à la confortable luminosité des chandelles en cire d’abeille, Haple se mit à arpenter les rayons en quête d’un traité de magie tellurique pas trop rébarbatif ou bien d’un dictionnaire de rune avec un maximum d’illustrations, ou bien… (
là, voilà qui est plus intéressant). Un tome avait arrêté sa curiosité ; son titre, gravé en lettres dorées dans la tranche en cuir de veau, lisait : (
« Vie et œuvre de X. Désirelle – Vicomte, père, maître géomancien »).
L’adolescente s’installa sous la lumière du chandelier avec l’ouvrage bibliographique et ouvrit la première page, ravie d’avoir trouvé un texte qui ne serait pas trop théorique.
(
« À mon père »)
La dédicace était touchante de simplicité. L’adolescente refoula le sentiment que celle-là suscita en elle, ainsi que jusqu’au souvenir de son propre père, absent émotionnellement de sa vie avant d’être absent physiquement. Elle tourna la page hâtivement et se mit à feuilleter la suite.
Un passage en particulier retint son attention. L’auteur, ou l’autrice – elle ne pouvait le déterminer avec certitude – racontait une anecdote comique qui éveilla son intérêt. C’était une scène de famille, une scène de jeu bucolique dans l’arrière-pays kendran. Le Vicomte et sa femme avaient emmené leur marmaille loin des regards et des attentes pesant sur leur noble progéniture pour leur offrir un moment de décontraction et d’oubli de soi. Ils faisaient une partie de cache-cache. C’étaient les enfants qui cherchaient les parents.
Et les éclats de rire fusaient jusqu’à ce que… l’auteur mette la main sur son père, ou plutôt crut avoir remporté la partie. Car au moment où sa paume se ferma sur la jambe paternelle, celle-ci explosa recouvrant l’enfant sous une pluie de confettis de poussière ! Le cri de surprise que celui-ci poussa s’était ensuite transformé en pleurs lorsque la silhouette de son père s’était désagrégée tout entière sous ses yeux larmoyants. Le Vicomte avait finalement accouru pour rassurer son enfant crédule : ce n’était qu’une copie du géomancien ! Son père était là et le tenait dans ses bras aimants…
L’anecdote, au-delà de son caractère tendre et ludique, révélait à la ménestrelle un usage de ses fluides telluriques qu’elle n’avait jamais envisagé. Il était donc possible de façonner une statue à son image qui, au contact d’une autre créature, pouvait exploser ? L’enfant n’avait pas été blessé, car le Vicomte l’avait sûrement voulu ainsi, mais ne pourrait-elle pas, elle, augmenter la charge explosive de manière à infliger des dégâts en combat ? Voilà qui aurait le mérite d’augmenter sa puissance tout en ajoutant à son répertoire de ruses dont elle tirait si souvent parti… Oui, il y avait là matière à expérimenter, puis à mettre un jour en pratique contre ces maudites Sœurs Nétone et Nacota !
Refermant le livre, Haple se leva et se dirigea vers la fenêtre. Il faisait encore nuit dehors, mais le clair de lune éclairait de sa lumière blafarde les blancs bras des statues de marbre et les fantomatiques branches des arbres animés par la brise nocturne. Elle ouvrit la fenêtre… et se glissa sans un bruit au-dehors.
Le sol était à moins d’un mètre, mais, malgré cela, elle s’enfonça les pieds en se réceptionnant. Elle avait atterri dans un parterre de fleurs fraîchement plantées ; la terre y était meuble… et odorante. (
Du fumier, sympa…). Faisant fi de l’exercice de curage de bottes qui s’en suivrait inévitablement, l’adolescente audacieuse se mit en place sur le sol plus solide de la pelouse herbeuse et se concentra.
(
Comment faire ?). Il fallait façonner une statue de pierre ou de terre ; cela s’apparentait à de la terraformation et à de la sculpture… Puis, il fallait lui donner l’apparence de la vie de manière à tromper l’agresseur, et ensuite le charger d’une énergie qui exploserait à l’impact !... (
Chaque chose en son temps).
Haple entreprit de procéder de manière séquentielle, s’attaquant d’abord à l’aspect le plus facile. Fermant les yeux, elle se connecta aux fluides qui la parcouraient, aux fluides qui parcouraient le sol. Ils n’étaient qu’Un, formant un océan d’énergie aussi profond et immense que la planète. Et comme toute étendue de fluide, il était agité de vagues ; Haple n’avait qu’à appeler à elle l’un de ses soubresauts fluidiques. Elle le fit ; la terre se dressa devant elle pour former une colonne grumeleuse de sa taille.
Haple rouvrit les yeux. (
Comme ça…) Satisfaite de cette première tentative, bien que le résultat ne ressemblât guère qu’à un serviteur de cire fondu, Haple poussa l’expérience jusqu’à toucher prudemment le monticule terreux d’apparence humanoïde. (
Rien). Elle fut soulagée, car elle avait craint que, contre toute attente, la grossière statue n’explose et la couvre de terreau puant. (
Maintenant, il faudrait la rendre plus fidèle à la réalité.)
Car, en l’état, aucun adversaire ne serait dupe. De ses mains tendues, elle tailla, arrondit et fragmenta au besoin jusqu’à obtenir une copie à peu près ressemblante de ce à quoi elle s’imaginait ressembler. Elle ne voyait pas comment un adversaire pourrait se tromper s’il avait à choisir entre l’original et son double, mais… peut-être était-ce l’apport de ses fluides telluriques qui opéreraient la magie ?
Alors, la ménestrelle rassembla à la surface de ses paumes l’énergie dont elle vibrait intérieurement, celle dont elle tirait ses rythmes percutants et son caractère inébranlable, et le transféra à sa création terreuse. (
Voilà) Elle avait accompli la séquence… Oserait-elle ? Au risque de…
(
Allez, fais pas ta mauviette !)
Avant d’avoir pu se convaincre du contraire, Haple testa le fruit de son expérimentation du bout du pied, ses bras levés et ses doigts dressés entre ses yeux plissés et le leurre explosif… Ou pas. Le seul effet qu’elle causa en touchant son double fut de se salir encore plus les mains… Elle n’y était pas. Que pouvait-elle faire différemment ?
(
Et puis…) Ce n’était pas le seul problème que cette tentative avait révélé, songea la ménestrelle. En effet, l’entreprise avait non seulement échoué, mais elle avait duré près de dix minutes. Un temps trop long pour être jamais utile en combat – ou une partie de cache-cache avec des marmots surexcités. Le Vicomte avait donc dû s’y prendre autrement. (
Mais comment ?) Peut-être qu’en combinant les trois étapes… ? Peut-être qu’il fallait qu’elle se libère de cette manière séquentielle d’envisager le sort ?
(
Terraformer - sculpter – infuser… non, ça ne va pas… Je sais !)
Elle se frappa le front de sa paume terreuse. C’était une épiphanie, une véritable révolution mentale : il ne fallait pas qu’elle cherche à contrôler la terre par ses fluides – c’étaient ses fluides qui devaient prendre le contrôle et façonner eux-mêmes la terre ! Donner corps à une nouvelle matrice pour recréer la forme qu’ils avaient habités jusqu’ici en la personne de la géomancienne. Ça tenait. Ça valait le coup de s’y entraîner. Haple se retroussa les manches…
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Qu’est-ce que vous faites là ? la surprit une voix aussi sévère qu’incrédule sortant par la fenêtre de la bibliothèque.
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