Place du Festival

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Yuimen
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Place du Festival

Message par Yuimen » mar. 12 avr. 2022 13:21

Place du Festival




Comment parler d’Haenian sans parler de cette immense place où toutes les rues de la ville mènent. C’est sûr ses pavés que se tiennent les très nombreux et réputés festivals où aime se faire voir la Vicomtesse parée de ses plus beaux atours et entourées de ses dames de compagnie. Pour ce faire sont suspendus au dessus de la place de nombreux lampions de différentes couleurs pour que les rassemblements durent jusqu’à tard dans la nuit. Les décorations changent en fonction du thème du festival, tantôt draps colorés tendus au dessus des stands, tantôt fleurs ou sculptures ou encore parfois des troupes de cirque qui s’occupent de l’animation.

Pour attirer du monde de tout le royaume et des régions environnantes ,il faut rendre l’endroit animé et les occasions ne manquent pas: fête du vin, fête de la bière, fête de la laine, de la soie, du blé, du printemps, de la musique, des minéraux, les raisons ne manquent pas et font venir bon nombres de curieux et envieux pour enrichir la cité. Il est d’ailleurs assez mal vu dans la haute société du royaume de ne pas se rendre à une des fête d’Haenian au moins une fois par an. D’autant plus quand cela se passe, sur invitation, dans le manoir de la Vicomtesse.

C’est donc un lieu de rencontres, de festivités et surtout l’occasion pour les commerçants de générer plus de profits avec l’argent des festivaliers.

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Haple Mitrium
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Re: Place du Festival

Message par Haple Mitrium » dim. 13 oct. 2024 21:56

...sont cuites

A son réveil, le soleil pénétrait obliquement par la fenêtre côté cour et le lit de Hermance était défait. Elle avait eu une nuit agitée et n’avait trouvé un sommeil profond que sur le tard. L’objet de son obsession encore à l’esprit, Haple tourna la tête sur l’oreiller pour regarder sa bague.

(Aïe…)

Elle venait de se tirer les cheveux, emmêlés sous son crâne après s’être retournée incessamment dans ses rêves meurtriers. La douleur soudaine eut au moins le mérite de l’inciter à se redresser. Alors qu’elle s’étirait paresseusement, Haple remarqua une note posée contre le bas de la porte. Elle sortit du lit en repoussant les draps négligemment et alla la chercher. Le bout de papier, plié pour qu’il tienne debout, avait clairement été laissé là à son attention.

(A la… pl-ace… « place »… des fe-sti… sti-vals… « festivals »)

La pace des festivals… voilà qui lui faisait une belle jambe. Elle n’avait aucune idée de la localisation de ladite place. Haple laissa tomber la note au sol. () Son humeur ne s’améliorerait pas tant qu’elle aurait le ventre creux, aurait-elle réalisé si elle avait une meilleure connaissance de son corps en pleine mutation.

Après s’être habillée – et avoir équipé sa bague, source de ces espoirs aussi bien vengeurs que protecteurs, l’adolescente sortit en fermant la porte sans ménagement, ses affaires rassemblées dans son sac de voyage porté sur l’épaule. En bas, une femme d’une cinquantaine d’année aux allures de matrones lui indiqua la direction où retrouver ses consœurs. Non sans insister au préalable pour que la « petite » se mette quelque chose dans le ventre. Haple refusa : elle trouverait bien une bricole à se mettre sous la dent en chemin.

Sans donner une chance à l’humaine de la convaincre, la délicieuse enfant sortit à la rencontre du monde avec un sourire aux lèvres et le pas guilleret. Ou pas…
***

Aussitôt sortie sur le perron de l’auberge, un maelström de bruits et de couleurs l’assaillit : chevaux aux robes crème, auburn ou encore noire corbeau allaient et venaient au son de leurs sabots percutant le pavé, tirant fourgons chargés de marchandises en tout genre ou portant des cavaliers aux fières moustaches et des cavalières aux chatoyantes étoffes. Le tableau de cette bourgeoisie marchande à la Kendrane l’écœura par sa profusion ostentatoire de richesse.

Baissant la tête pour éviter de croiser les regards curieux qui s’attardaient sur cette Hinïonne à la tenue négligée, Haple traça sa route en suivant le chemin indiqué par la matrone de l’auberge.

(Tout de suite à droite au coin. Suivre l’artère principale jusqu’à la place)

Facile. Elle ne pouvait pas se tromper. Et de fait, après quelques remontrances de la part de bourgeoises enrubannées et de commerçants flagorneurs qu’elle avait trop approchés à leur goût, la ménestrelle aux effluves musquées entendit le tumulte de la ville augmenter droit devant. A mesure qu’elle se rapprochait, la foule se densifiait. Bientôt, elle ne put faire autrement que de se faufiler entre les gens et ceux-ci ne s’en offusquaient plus : ils étaient tous dans le même bateau.

A plusieurs reprises, elle remarqua tout de même que certains refermaient leur main sur leur bourse lorsqu’elle elle les passait sur le côté… Elle n’en prit pas ombrage ; son apparence justifiait surement leur prudence. D’ailleurs, elle se dit qu’il vaudrait mieux en faire de même, au cas où des voleurs opéraient dans la foule, et changea son sac de position de manière à ce qu’il repose sur son ventre.

Prenant le temps de la réflexion, Haple réalisa qu’elle ne retrouverait pas ses consœurs au milieu de cette place bondée en la traversant au hasard. (La fontaine !) Elle fendit la foule, jouant des coudes lorsque ce fut nécessaire pour rejoindre l’édifice de pierre qui ornait majestueusement le centre de la place.

D’un pas léger, Haple sauta sur le muret qui retenait l’eau du bassin et mit une main en visière. De son perchoir, elle dominait d’une tête les plus grands festivaliers et observa d’un œil curieux cet environnement exotique. Elle n’avait tout bonnement jamais vu autant de monde réuni en un seul endroit. D’où venaient-ils ? Les manoirs et hôtels particuliers qui s’alignaient sur les quatre côtés de la place carrée étaient certes aussi hauts que ventrus, pareils en envergure aux chênes centenaires de Cuilnen mais en pierre de taille et moulures vivement colorées. Pour autant, ils paraissaient dérisoires comparer à la marée humaine qui affluait et refluait devant leurs pieds.

Le festival devait attirer son public bien au-delà du quartier – peut-être même de la ville. La place grouillait d’humains et d’elfes blancs. De Sinaris aussi, bien qu’elle ne les devinât que par le vide que leur petite taille introduisait, ici et là, dans la canopée de chapeaux emplumés. La foule n’était pas pour autant informe : les stands installés à espace régulier la structuraient. Certains se limitaient à une modeste planche sur tréteaux derrière laquelle un vendeur ou une vendeuse tentait de profiter de passants immobilisés dans la foule ; d’autres, contre lesquels s’agglutinaient le plus grand nombre, constituaient de véritables estrades d’où harangueurs invitaient les bourses à se délier pour tel grand cru de bière maltée ou bien telle nouveauté provenant d’une brasserie avant-gardiste.

C’est alors qu’elle l’aperçut ! A l’ombre d’une tenture qui délimitait l’une de ces scènes de théâtre où se jouaient des enchères impitoyables, la Sœur Nétone conversait en catimini avec un homme au chapeau particulièrement chargé d’ornements. Ne détectant pas de trace de Hermance, Haple reporta son examen sur le binôme suspect. Dos tourné, le seul attribut physique de l’homme qu’elle pouvait percevoir à distance était sa carrure imposante. (Pas Grégoire, donc). Sautant au sol pour les rejoindre, Haple se surprit à espérer qu’il allait bien…

En chemin, l’adolescente affamée saisit l’occasion qu’elle passait devant un stand de bretzel pour s’en mettre un sous la dent. Ô tiédeur salée ! Qu’elle était douce la sensation de la brioche beurrée fondant sur sa langue… Emportée par le plaisir, Haple s’autorisa ensuite une chope de bière chaudement recommandée par un serveur peu regardant sur l’âge de la clientèle. (Au moins celle-ci ne sera pas empoisonnée).

- Héla, ma d’moiselle. C’est à consommer, ici. Et on laisse la chope en partant ! l’arrêta celui-ci alors qu’elle faisait mine de reprendre la route aussitôt sa consommation payée.

Elle hésita. Elle ne voulait pas perdre la trace de Nétone. (Soit… mais vite alors) Un frisson l’agita lorsqu’à la première gorgée l’amertume du houblon envahit sa bouche. Têtue comme à son habitude, Haple persévéra à descendre la boisson dont le gout laisser à désirer. Et, fière de sa persévérance, elle nota que ses papilles s’habituaient à ces saveurs adultes. Et que son humeur se détendait aussi.

Avec un sourire irrépressible, Haple ne put s’empêcher de commenter sa victoire :

- Finie ! déclara-t-elle avec entrain en reposant la chope sur le comptoir… un peu plus brutalement qu’elle ne l’avait voulu.

Sans remarquer le rictus narquois d’une femme accoudée à ses côtés, Haple se remit en route allègrement, d’une démarche qu’elle pensait souple et fluide.

- Oups, pardon !

Les autres ne pouvaient-ils donc pas s’écarter sur son passage ? (Quand même…) Slalomant entre les écueils tant bien que mal, contournant les obstacles à coup d’embardées hasardeuses, l’adolescente enivrée parvînt finalement sur le côté de l’estrade où elle avait aperçu…

- Nétone !

Deux têtes se tournèrent dans sa direction. L’une appartenait à la géomancienne et reflétait une superbe indifférence. L’autre… (Pas content, le Monsieur !). Haple s’amusa de la grimace grotesque avec laquelle le bonhomme inconnu l’accueillit. Sous son chapeau aux plumes de paon vibrantes d’indignation, il avait les sourcils froncés (...pas content...), les joues rouges (...pas content...), les lèvres pincées (...vraiment pas content...). Qu’est-ce qui pouvait bien mettre cet humain à la cinquantaine bien tassée dans cet état ? Certainement pas l’arrivée tambour battant d’une joyeuse Hinïonne !

- Monsieur Bonboiseau, je vous présente Sœur Haple…
- Alors c’est elle ! s’étouffa le riche marchand.
- Sire, moqua Haple à l’appui d’une révérence joueuse.
- C’est cette souris de gouttière qui a donné un œil au beurre noir à mon fils ?

Le vocabulaire fleuri et les points de vue sociétaux nuancés de Grégoire prenaient tout leur sens…

- Quand Oryanne m’a dit que Grégoire n’était pas le bon, je ne pouvais… mais là, ça fait sens ! C’est cette petite, c’est ça ?! Vous préférez rester entre vous, pauvres folles perchées dans vos montagnes !

Haple n’était pas sûre si c’était la violence de sa voix ou le soleil qui commençait à taper, mais un léger malaise commençait à la saisir tandis que les mots virevoltaient sans trouver attache dans sa tête embrumée. Ça avait l’air intéressant pourtant. Elle tenta de reprendre prise sur la conversation.

- Grégoire n’est pas … « le bon », dites-vous ?

Nétone bascula son poids d’une jambe à l’autre – ce qui équivalait chez elle à une vive protestation.

- Ne faîtes pas l’innocente, vous saviez bien ce que vous faisiez, insista-t-il avant de déclamer une liste croissante de récriminations. L’intimider. Le discréditer au combat. L’humilier aux yeux de vos consœurs pour prendre le dessus à leurs yeux.

- Monsieur, attention à ne pas trop en dire.
- Comment ?! beugla-t-il. Vous voudriez me silencez, moi aussi ?
- Personne ne gagne à ébruiter la situation, n’est-ce pas ? Ni la raison de notre visite… à l’invitation de votre fille.

D’un coup d’œil circulaire, le marchand prit note des regards qui s’étaient tournées vers eux, et il se retint de lui dire le fond de sa pensée. De justesse… Haple regretta cette tournure de conversation. S’il se taisait, elle n’apprendrait rien de lui. Mais elle n’arrivait pas à réfléchir. D’ordinaire, elle aurait trouvé une pique mordante pour le relancer ou au contraire une flatterie pour l’apaiser… Mais là rien. Rien d’autre que :

- Mais Monsieur, qui donc me préférerait à votre fils ? offrit-elle avec autodérision en montrant ses vêtements élimés, l’écume de bière sur ses lèvres et ses cheveux ébouriffés.

Et pour emporter sa sympathie, elle agrémenta sa tirade d’une bouffonnerie, exécutant une pirouette comique comme pour faire virevolter une robe aussi luxueuse qu’inexistante. Puis, elle tomba à ses pieds. (Exprès). Admettons…

Alors, Haple remarqua les souliers vernis s’agiter devant ses yeux, mal à l’aise. Puis, dans un froissement de tissu, l’homme lui tendit une main ainsi que ses excuses.

- Je ne sais pas ce qui m’a pris, jeune fille. Laissez-moi vous offrir un échantillon de mon meilleur cru, lui proposa-t-il une fois relevée.

Après s’être épousseté la main sur un mouchoir en soie, le marchand lui tendit une chopine à moitié remplie. Cadeau malvenu… la seule vue du liquide amer souleva le cœur de l’adolescente qui s’était crue plus robuste.

- … pas une bonne idée…
- Par Kübi ! Regardez autour de vous : plus on est de soûls, plus on rit ! C’est la fête de la bière pardi !

Devant sa moue implorante, le marchand haussa les épaules et tendit, à contrecœur, l’offrande de paix à la géomancienne. A la surprise de Haple qui ne l’avait jamais vu boire d’alcool, la Sœur Nétone s’en empara avidement.

- HA !

La voix de basse du marchand tonna de satisfaction. Quel étrange personnage : Pouvait-on changer d’humeur si vite ? Probablement avait-il lui aussi un coup dans le nez… et ses joues n’étaient visiblement pas empourprées que de colère.

Lorsqu’elle reporta son attention vers l’humaine, il lui sembla que celle-ci rangeait quelque chose dans sa poche. Puis, prenant l’adolescente éméchée au dépourvu, la géomancienne s’avança et lui tendit la chopine… à la limite de déborder. (A la limite de déborder). Son inconscient l’alerta du danger.

- Sœur Haple, vous ne pouvez pas refuser l’hospitalité du plus illustre marchand de Haenian.

Tous ses instincts lui hurlaient de fuir.

- Buvez ! insista Nétone avec intensité.

Elle aurait pu courir, crier, renverser la boisson probablement trafiquée par l’impitoyable religieuse. Elle aurait pu… Elle était perdue. Suspendue dans l’instant, son cœur cognait à tout rompre contre sa poitrine : il voulait vivre. Vivre ! Et son cerveau déboussolé qui cherchait à grande peine une issue favorable… Hébétée par l’alcool, elle ne trouvait pas. Sauf… (Courage…)

Le regard des deux adultes l’aiguillait. Contrainte d’aller contre son bon sens, Haple se saisit de la chopine tant redoutée à deux mains. L’une tenant la hanse, l’autre le long du bord supérieur. Comme si elle ne voulait pas en perdre une seule goutte… l’ironie ! Alors, ses yeux se fixèrent sur son unique porte de sortie : de la couleur de l’espoir, l’émeraude de sa bague de pouce scintillait face à elle sous le soleil de midi.

Dessous, elle le savait, reposait une dose de douleur liquide à quiconque y serait exposé. Elle n’aurait qu’une seule chance. Elle ne pouvait pas se rater. Elle … (Courage). Haple ferma les yeux et approcha la chopine de ses lèvres d’une main tremblante mais résolue. Lorsque l’or blanc entra en contact avec la peau frémissante de son menton, Haple inspira une dernière fois. Puis, elle ouvrit les vannes de la douleur à travers la fine paroi métallique.

Aussitôt, le bas de son visage au contact du poison fut saisi de spasmes terribles ! Sa mâchoire partit dans une violente embardée, ses masticateurs déchainés menaçant de rompre les ligaments qui les reliaient à elle. Avec ses lèvres retroussées jusqu’au point de rupture et ses yeux écarquillés de terreur, elle aurait évoqué une épileptique en crise si dans le même temps elle n’avait pas accidentellement renversé sur sa gorge d’albâtre le contenu du calice sacrificiel.

Alors, à ce moment seulement, elle su ce qu’était la douleur. La douleur absolue ! La douleur d’une peau qui s’évapore, de nerfs qui s’arrachent, de muscles qui se déchirent, d’entrailles qui jaillissent dans une éruption organique. Tous les liens qui unissaient les parties de son corps semblaient vouloir se défaire. Pas de doute, la bière avait contenu du fluide d’air !

Alors, éprouvé jusqu’à la limite de l’entendement sous l’effet du poison et du fluide combinés, son corps s’avoua vaincu. Ses bras tombèrent, ses jambes lâchèrent, sa tête heurta le sol. Sa conscience l’abandonnait.

- Qu’est-ce que… ?!
- Elle a trop bu. Je m’en occupe.

Une flaque de bile s’étendit de ses lèvres spasmodiques à ses oreilles. Un silence de tombe s’imposa ; son esprit quitta ce corps supplicié.

Elle ne sentit même pas les bras qui l’emmenèrent à l’écart.

Elle était partie.

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>>>Commentaire GM8
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Re: Place du Festival

Message par Haple Mitrium » dim. 12 janv. 2025 17:59

vide
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Re: Place du Festival

Message par Haple Mitrium » dim. 12 janv. 2025 18:01

02. La reine de l’âge de pierre

Après avoir erré de ruelles en ruelles dans l’anonymat des soûlards isolés et groupes de jeunes gens éméchés, Haple parvint finalement à la place centrale. C’était à croire que toute les routes de la ville menaient là, en son centre névralgique. Comme il se devait, la fête y battait son plein ; les riverains qui habitaient les somptueux manoirs avoisinants n’était pas près de dormir. Ils avaient sûrement l’habitude et s’étaient peut-être rendu dans leur villa de campagne pour la nuit, songea Haple en remarquant que peu de fenêtres étaient illuminées.

C’était donc ici, en ce lieu de festivité et d’exubérance, que la rescapée devait se réinventer. Avant toute chose, il lui faudrait trouver de quoi manger et boire. Donc de quoi payer un aubergiste si elle ne voulait pas mendier pour survivre. Avec un regain de fierté malgré son dénuement le plus total, elle se résolut à ne pas en arriver là. Elle gagnerait sa pitance ! Elle se ferait un nom ici même dans cette ville de festivals ! Bientôt on clamerait dans tous les jardins, dans toutes les auberges et chaumières de la ville le nom de « Haple » ! (« Haple, la Simple » !)

Son enthousiasme retomba soudain lorsque qu’une jeune femme bien apprêtée la bouscula avant de l’insulter avec une vulgarité désinhibée par l’alcool :

- Hé ! Bouge de là, hé clocharde !...

Haple suivit l’insensible bourgeoise disparaître dans la foule. L’insulte, toute glaçante fût-elle, était révélatrice, cela dit… si elle voulait ne pas être perçue comme un cas de charité, il fallait commencer par faire un brin de toilette. Alors, elle se souvint de la fontaine qui trônait au milieu de la place et se mit en marche dans sa direction.

La lune éclairait la place et Haple parvint en son centre sans trop s’égarer. Là, sa lumière blafarde se reflétait sur la surface miroitante de l’eau en mouvement sous l’effet du jet continu de la fontaine. Plongeant ses mains dans le liquide obscur, Haple émis un soupir d’aise. L’eau était fraiche sans être froide et ses doigts s’y frottèrent doucement, délogeant ces écailles de terre sèche qui lui tiraillaient la peau depuis des heures.

Une fois ses mains propres, elle s’attaqua à son visage et ses cheveux. Elle ne pouvait pas voir la couleur de l’eau qui en coulait, noire sur ombre, mais en devinait la composition : terre, petits insectes et débris végétaux en tout genre. Soudain, alors qu’elle s’apprêtait à s’asperger le visage à nouveau et à décrasser son cou et ses bras, une masse sombre se précipita à ses côtés et se pencha par-dessus le parapet avant de…

(Non, mais c’est pas possible !)

Le destin n’avait-il pas suffisamment joué avec elle aujourd’hui ? Voilà qu’un abruti qui ne pouvait pas tenir son alcool venait de souiller son unique source de réconfort dans ce monde impitoyable ! La colère avait au moins un effet positif : elle la réchauffait après ce brin de toilette nocturne qui risquait d’ajouter un rhume à longue liste de ses misères.

S’écartant du malotru, Haple se mit à réfléchir par quels moyens elle gagnerait sa pitance ce soir. Elle embrassa la place d’un regard circulaire. Les festivaliers ivres et peu attentifs à leurs bourses étaient nombreux… Et la morale n’avait jamais eu si peu de prise sur ses choix ! (Question de survie). Néanmoins, l’adolescente était consciente qu’elle risquait gros si elle se faisait prendre et qu’elle n’avait aucune compétence en la matière. (Trop risqué)

En revanche, raisonna-t-elle, Haple était ménestrelle… à un festival … avec des fêtards éméchés qui chantaient des chansons paillardes à tous les coins de rue. L’ambiance se prêtaient à une petite performance musicale, n’est-ce pas ? (On verra bien, mais…) Comment faire ? Elle n’avait ni son tambour, ni sa voix pour captiver l’attention de son auditoire et attirer les yus à ses pieds.

Au moins avait-elle une estrade... ! Surélevé d’un mètre au-dessus du sol, le centre de la fontaine comptait déjà quatre statues en pierre mais était suffisamment large pour l’accueillir aussi si elle parvenait à se faufiler entre les jets d’eau qui en sortaient.

Ne lui manquait plus qu’à trouver un instrument de percussion. Car ce n’était pas ce soir qu’elle s’improviserai violiste ou flutiste, mais taper sur des trucs, ça, elle savait faire. (Là !) Simples et rudimentaires, les meilleures solutions le sont souvent : un tonneau éventré d’un côté n’attendait qu’elle pour résonner au rythme de sa soif de vivre.

Sans attendre, elle parcourut les quelques mètres qui l’en séparaient. En l’observant de plus près, elle devina qu’un festivalier ou un brasseur un peu pressé avait dû chercher à l’ouvrir d’un coup de hachette dans le couvercle. Ça avait certes suffit pour libérer la bière, mais Haple devrait agrandir le trou si elle voulait en sortir un bon son. Alors se résignant à la tâche qui l’attendait, elle serra le poing et frappa aussi fort qu’elle osa sur le couvercle.

(AAAAAAIIIIIEEEHHHHEUUUUUUHH !!!)

Mais qu’avait-elle espéré ?! Qu’avec ses bras de moineau, tout juste remise du choc d’un empoisonnement, elle pouvait défoncer un panneau en bois ? La douce enfant... Haple s’en mordait les doigts. Ou plutôt, elle s’en massait les doigts, endoloris par le choc mais heureusement pas brisés.

Lorsque la douleur reflua finalement de ses phalanges, Haple approcha le problème plus prudemment. Une inspection minutieuse du tonneau lui fit remarquer la présence de clous qui maintenaient en place le cercle de tête. Si elle les retirait, elle pourrait desserrer l’anneau métallique et le couvercle tomberait de lui-même… une approche moins brutale pour ses articulations déjà malmenées.

Du bout des doigts, elle entra en contact avec le premier clou. (De l’acier) Sans être le métal le plus compliqué à manipuler, il lui faudrait déjà séparer les différentes composantes de l’alliage avant de pouvoir le modeler. Avec patience, Haple finit par réussir à trouver la concentration suffisante malgré le remue-ménage ambiant pour parvenir cet exercice d’alchimie inverse. Le premier clou, puis le second, sautèrent dès qu’elle eut déformé leur tête au point qu’elles ne pussent plus contenir la bande métallique tendue par la pression des lattes verticales.

Dans un premier temps, le couvercle s’enfonça de quelques centimètres sous son propre poids. Puis, retournant le tonneau, Haple le fit tomber à ses pieds évitant de peu qu’il ne lui écrase les orteils. Alors, la ménestrelle enfin équipée de son tambour de fortune se tourna vers la fontaine. Il était désormais question de rejoindre son estrade d’où la foule pourrait l’entendre et l’admirer... (Et surtout me payer mon souper).

La traversée du bassin ne l’inspirait guère, cependant. Elle ne se souvenait que trop bien du type qui y avait vidé ses tripes, et soupçonnait en plus que ce n’était ni le premier, ni le seul liquide humain qui s’était mêlé à l’eau de la fontaine ce soir. Tout à coup, elle se demanda si elle avait bien fait d’y faire un brin de toilette… (Trop tard) Ce qui était fait, était fait. Il fallait aller de l’avant. (Mais sois maline, cette fois).

La distance qui la séparait du centre de la fontaine était trop grande pour qu’elle ne saute par-dessus l’étendue du bassin. D’autant plus que le rebord extérieur du bassin était trop étroit pour qu’elle prenne de l’élan. Il lui faudrait donc soit marcher les pieds dans l’« eau », soit… (Je sais !) Haple défit farouchement une latte de bois du couvercle à ses pieds et positionna le fond du tonneau sur la surface de l’eau.

Comme elle l’avait espéré, le tonneau flottait car il était étanche. C’était sa fonction première, après tout. Avec un mélange d’audace et de prudence, Haple entrepris alors de s’installer au fond. (Wooopaa ! Ça tangue ! ...). De sa main libre, elle s’agrippa par réflexe au rebord du bassin et, de l’autre, en chercha le fond à l’aide de sa planche de bois pour se stabiliser.

Son étrange entreprise commençait à attirer l’attention. Des rires s’élevaient et des doigts se dressaient dans sa direction. Vite, il fallait qu’elle se dépêche avant qu’un imbécile aviné ait la bonne idée de la pousser pour « l’aider ». Sans attendre d’y être contrainte, l’aventurière flottante lâcha donc sa prise sur le bord… (Là, tout doux) … et au moyen de lents et délicats mouvement circulaires de sa pagaie improvisée, elle godilla son embarcation sur les eaux souillées de la fontaine de Haenian.

Elle n’avait jamais été familière avec cet élément : l’eau. Dans les montagnes de son Anorfain natal, les torrents ne se prêtaient guère à la baignade et ses parents ne l’avaient jamais emmenée sur la côte où elle savait que les jeunes rivalisaient d’adresse pour rester en équilibre debout sur des planches en bois tandis que les vagues s’acharnaient à les en déloger. Une leçon qu’elle aurait alors peut-être apprise était qu’il fallait en tout temps rester focalisée sur ses sensations physiques.

(Ah non !)

Ce moment de distraction lui coûta un geste un peu trop brutal qui la fit pencher en arrière et, le tonneau s’inclinant en conséquence, de l’eau s’infiltra par-dessus le bord.

(Non, non, non, non, nooooon !)

L’étanchéité de ses bottes serait testée… Elle en aurait presque prié à Zewen que pour une fois il soit de son côté !

(Presque…)

Au moins, cet accident de parcours lui servit de leçon. Elle procéda ensuite avec une attention renouvelée, tandis que les badauds s’attroupaient autour de la fontaine pour observer et commenter ce qui avait tout l’air d’une traversée insensée. Son public attendait !

Parvenue au centre de la fontaine, la ménestrelle s’extirpa avec la plus grande prudence de sa précaire embarcation : elle se glissa à plat ventre sur le sol de pierre et s’agrippa au pieds des statues humanoïdes avant de finalement basculer le reste de son corps hors du tonneau. Alors la foule applaudit et siffla gaiement devant la réussite de l’audacieuse adolescente.

(Attendez, attendez, le meilleur reste à venir…)

Et de peur que le tonneau ne s’éloigne en flottant, elle le récupéra immédiatement et le hissa au sec. (Pas de temps à perdre). Il fallait divertir son public tant qu’il était chaud. Alors la ménestrelle bascula son instrument sur le côté et le chevaucha autant pour l’empêcher de rouler que pour prendre position.

Dernière artifice théâtral, aussi bien que mesure prophylactique, la musicienne se saisit du bord de sa veste et essuya le fond du tonneau sur lequel elle s’apprêtait à poser les mains. Les festivaliers s’impatientaient…

(Bien, allons-y).

Et, après trois coups de semonce pour tester son instrument autant que pour marquer le début du concert, Haple se lança dans sa première représentation publique. Ses mains s’envolèrent puis s’abattirent en décalé, encore et encore. Sans voix, elle s’exprimait avec brio par ses lignes rythmiques, primales et intemporelles, qui parlaient directement au cœur des gens.

Frappant le bois de ses doigts tendus comme des cordes, la percussionniste fit résonner le centre de la place de syncopes inattendues et de mitrailles endiablées qui entrainèrent les plus enivrés dans un dangereux pogo. Si elle ne pouvait pas les rejoindre, elle partageait avec eux la sensation grisante de la musique dans son corps. Le son amplifié par la caisse de résonnance sous ses fesses se propageait des lattes de bois à son épine dorsale et retournait par ses bras jusqu’au bout de ses doigts qui frappaient et frappaient encore le tonneau dans un cercle vertueux qui l’emportait vers des envolées rythmiques toujours plus folles !

Le son ! Energie qui lui redonnait vie ; vibration qui parcourait sa chair. Elle le sculptait comme elle avait sculpté le métal et la pierre ; elle le projetait comme elle le faisait de ses fluides sous la forme d’ondes telluriques. En terrain familier, enfin, la ménestrelle s’enflammait ! Et la foule le lui rendait par son adulation :

- C’est elle !

Sur son piédestal de pierre et de bois, elle recevait fièrement les acclamations de ses fans en pamoison. Elle se ferait un nom ici. Une nouvelle vie à Haenian parmi ces rustres qui avaient le bon goût d’apprécier sa musique. Elle le leur rendit en mettant une énergie redoublée dans sa musique.

- C’est elle, j’te dit !

(Cette voix…)

Haple faillit manquer le bord du tonneau et frapper dans le vide. (Rester concentrée) Il fallait rester dans le moment, dans le son. (Mais cette voix… c’est… non !)

La musique s’arrêta net. La percussionniste s’était figée un bras en l’air l’autre agrippée avec terreur sur le bord du tonneau. Elle avait reconnu la voix. C’était celle de son fossoyeur ! Les yeux écarquillés de la revenante dévisageaient l’homme au doigt tendu vers elle : un grand gaillard bien bâti. Ses côtes lui rappelèrent instinctivement la sensation de sa botte contre son flanc…

La tirant de son souvenir, une huée de protestation s’éleva de la foule et le trublion fut chahuté pour avoir interrompu la musicienne. Alors, n’en étant plus à une surprise près, Haple l’observa sortir prestement un pipeau métallique aussi petit que lui était haut de taille et en tirer une mélodie enjouée qui leur fit aussitôt oublier la percussionniste amateure.

Dans l’obscurité ambiante, elle ne distinguait pas son visage mais une chose s’imprima néanmoins sur ses pupilles dilatées par le choc. Sa tenue aux couleurs si vives qu’on les devinait dans le noir scintillait sous le clair de lune, si bien que l’humain se dégageait naturellement du reste de la foule. Son voisin aussi, d’ailleurs (un Sinari), remarqua-t-elle, tandis que celui-ci l’interpella par-delà la fontaine :

- Hé, Maestra ! Viens par ici !

Haple ne comprenait pas à quoi ils jouaient. Et elle n’avait guère l’intention de le découvrir. Reprenant ses esprits, elle se leva et chercha une issue sur le côté… l’autre… (derrière ?). Elle était prise au piège par son propre succès : la foule des festivaliers l’encerclait.

- C’était une erreur, Maestra, tenta le Sinari pour la tranquilliser en ouvrant les bras grands ouvert d’un air désarmant. Un malentendu… On veut juste te rendre tes affaires.

Haple était sans voix – littéralement. Si effectivement elle pouvait remettre la main sur ses affaires, cela signifiait une potion pour se soigner, des vêtements pour se changer… et son tambour ! Qu’elle se sentait nue et vulnérable sans l’arme qui ne l’avait quittée depuis son exil ! Et puis… il y avait quelque chose de charmant dans la voix de ce Sinari qui l’invitait, malgré son bon sens, à lui faire confiance.

- Et pour se faire pardonner, on te paye un coup et à manger… qu’est-ce que t’en dis ?

La faim ou la fin (des haricots) ? Telle était la question à laquelle elle obtiendrait une réponse sous peu. Enjôleur, le petit homme à la barbichette blonde neutralisa toute appréhension par sa bonhommie naturelle et son embonpoint rassurant.

- MMMMMHHHHGGNNN, grogna-t-elle avec force en mettant le tonneau à l’eau avant de s’y embarquer pour la traversée du retour.

>>>Suite : 03/11
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Re: Place du Festival

Message par Haple Mitrium » dim. 12 janv. 2025 18:21

09. Recallée vers la contre-allée

Parvenue devant la grille, Haple s’arrêta. Au vu du luxe déployé dans l’aménagement du parc arboré et l’architecture sophistiquée de la bâtisse qu’il abritait, elle avait bien fait de laisser son vieux sac de voyage à l’académie et de se faire un brin de toilette avant de se rendre au manoir. Même les ténèbres de la nuit tombée ne parvenaient pas à ternir l’opulence des lieux ; elle n’était pas à sa place et elle le sentait bien.

Ces allées vertes illuminées de flambeaux n’avaient probablement jamais été parcourues par une roturière, a fortiori sans le sou. De même, les ombres qui se dessinaient contre les grandes fenêtres illuminées de l’imposant fronton en pierre de taille n’étaient pas celles d’adolescentes attifées d’une pratique mais prosaïque culotte courte et aux cheveux fourchus et asséchés par le vent sec et poussiéreux des grands chemins.

Haple prit donc sur elle lorsqu’elle leva la main vers la sonnette mécanique. (Je ne serai pas venue pour rien). Le contact du métal froid sur sa paume lui calma l’esprit. Enfin un élément familier. Avant que sa confiance ne flanchât, elle sonna deux coups sur la cloche dont l’écho résonna haut et clair dans la nuit. Dans la minute qui suivit, un rectangle de lumière apparut sur la pelouse. Puis, des bruits de pas sur du gravier parvinrent de cette direction avant que l’éclat distant et à peine perceptible d’une lampe à huile ne s’en détache à mesure que son porteur se rapprochait de la grille d’entrée.

- Bonsoir, l’accueillit finalement un homme en livrée de domestique.

Sa voix était à la fois amène et interrogative. Son visage ouvert et distant. Sa posture souple et formelle. Tout en lui exprimait le service dans la retenue. Haple ne put s’empêcher de ressentir un mélange de respect pour la sophistication de son style, résultat probable d’années de travail sur soi, et de mépris pour la place servile que le quinquagénaire acceptait visiblement d’occuper dans la société malgré ses compétences relationnelles évidentes. (Peu importe…)

- Bonsoir Monsieur. Je souhaite parler avec Lyse Euan, Gardienne du Savoir.

Elle avait adopté un ton neutre et s’était expliquée avec parcimonie dans l’espoir d’inspirer au portier l’impression que la légitimité de sa requête n’avait pas lieu d’être doutée. Ça valait le coup d’essayer, non … ?

- Je crains que Gardienne Euan ne soit possiblement indisponible à cette heure tardive, répondit-il cordialement avec un léger sourire de regret. Qui devrais-je annoncer ?
- Je suis Astrid de Fontaine, répondit-elle comme si le nom aurait dû suffire à ouvrir toutes les portes du royaume.
- Pardonnez-moi mais… vous attendait-elle ?
- Je viens de la part de son estimé ‘ollègue, le Sieur Otis, repartit-elle à la charge en enjolivant le statut social du Ménestrel de Gaïa.

Haple prit soudainement conscience que son élocution imparfait ne l’aiderait pas à faire bonne impression…

- Sieur…Otis ? reprit le domestique avec ce même sourire affable doublé cette fois d’un haussement de sourcils marquant sa confusion.

Devant le mutisme de la visiteuse, l’humain reprit d’une voix posée mais ferme :

- Je crains que Gardienne Euan n’ait pas laissée d’instructions concernant votre visite ou d’affaires en cours avec Sieur Otis.

Alors que Haple s’apprêtait à lui demander d’aller la chercher malgré tout, quitte à inventer un quelconque motif impérieux, l’homme de maison lui coupa l’herbe sous le pied :

- Il vaudrait mieux revenir demain dans la journée.

Sa décision était irrévocable : il n’irait pas importuner la préceptrice à cette heure tardive. Haple se résigna – la patience de son peuple tempérant, une fois n’est pas coutume, sa curiosité frustrée.

- Merci du ‘onseil. Bonsoir Monsieur.
- Bonsoir Mademoiselle.

Et le visage de l’humain s’éclaira d’un sourire satisfait tandis que la lumière de sa lampe à huile s’éloignait, laissant Haple dans la pénombre de la place des Festivals.

***

Une fois seule, l’adolescente éconduite n’eut d’autre option que de rentrer à l’Académie. Suivant le trottoir circulaire qui faisait le tour de la place, elle ponctuait sa marche maussade sous le ciel étoilé en tapant du pied dans les rares détritus, vestiges du dernier festival, qui avait échappés aux agents de propreté de la bourgeoise cité. Soudain, un bruit s’ajouta à ses ruminations vocales et aux échos d’écuelles ébréchées rebondissant contre le pavé. Elle ralentit le pas et tourna la tête dans la direction de cette distraction sonore bienvenue.

Ça venait de l’une des nombreuses rues qui se jetaient dans la place comme les rayons d’une roue. La prochaine devant elle, la grand-rue, pour être précise… celle qui rejoignait au plus vite l’Académie, songea-t-elle avant qu’un cri étouffé l’incite à s’arrêter net, ses oreilles pointues aux aguets. (Il y a du grabuge…) Devait-elle s’en soucier ? Personne d’autre qu’elle ne se trouvait sur la place. Elle n’avait pas pu être repérée. Il lui suffirait de traverser la place par son centre et d’emprunter une autre rue pour éviter de croiser les fauteurs de trouble. Un petit détour, en somme.

(Marre !) Le sang lui monta soudain au visage. Par une fois déjà ce soir, elle avait consenti à modifier ses plans. Elle ne modifierait pas maintenant sa trajectoire. La tête haute et la poitrine en avant, Haple se remit en marche avec une vigueur renouvelée : cap droit devant. (Et le Destin n’a qu’à bien se tenir !)

Lui suffisait-il de dicter à Zewen pour qu’il oblige ? Parvenue à l’intersection devant elle, Haple braqua un regard impérieux sur les ombres mouvantes qui s’agitaient dans la grand-rue au détour d’une ruelle adjacente. Un nouveau cri étouffé donna vie à ce ballet nocturne, puis les ténèbres de la ruelle en avalèrent les suspects danseurs. Dans le silence retombé, Haple savoura sa petite victoire personnelle – elle avait défié le sort que lui avait destiné le maître du destin et avait été récompensée pour sa bravoure : Quelqu’un allait avoir des ennuis dans cette ruelle à l’abri des regards… (Mais pas moi).

L’adolescente s’engagea dans la grand-rue, la fierté dans son cœur et la vigueur de son pas l’enveloppant d’une chaleur qui l’apparentait à un soleil nocturne. Fendant la pénombre ambiante, Haple parvint à la ruelle dans laquelle l’infortunée victime et ses agresseurs avaient disparu… et passa son chemin.

- A l’aide !

L’appel inarticulé mourut si vite qu’elle aurait pu douter l’avoir jamais entendu – elle poursuivit son chemin – si vite qu’elle aurait pu l’écarter de son esprit comme le vent balaye le nuage éclipsant la lune – Elle s’arrêta malgré elle et inspira profondément l’air frais de cette nuit troublante… Une pensée la tracassait : Était-ce vraiment son audace qui avait fait plier le cours du Destin en écartant ces malfrats de son chemin… L’adolescente décelait dans ce raisonnement la pensée magique qui caractérise les esprits juvéniles. (Un enfantillage…) Si Zewen était à l’œuvre, il avait tout aussi bien pu être derrière le retrait des malfrats que dans leur précédente irruption sur son chemin…

La ménestrelle se voyait déjà passer une nuit agitée à méditer sans fin sur les méandres indistincts du fleuve Destin. (Oh, et après tout je n’ai pas mieux à faire !) Haple, agacée par ses propres élucubrations, les balaya d’un accès de colère, fit volteface et passa à l’action. Son tambour magique dans sa main droite et son poignard dans l’autre, elle alla à la rencontre de ce qui l’attendait dans la ruelle – Destin ou vulgaires humains, peu lui importa dès que le contact froid de ses armes sous la paume de ses mains l’ancra dans la réalité tangible de celles-là.

Satisfaits d’avoir vue l’intruse les dépasser, le petit groupe ne s’était pas enfoncé loin dans la ruelle. Un homme et une femme d’imposante carrure, enveloppés dans de sombres vêtements et dans l’obscurité, y tourmentaient un troisième plus fin et vêtus de satins chatoyant sous le clair de lune. Haple n’en croyait pas ses yeux : un fantôme. Un revenant. (Grégoire !)

- Grégoire ! s’écria idiotement l’ingénue alors qu’elle s’élança à son secours, ses cheveux fouettant son visage et mille pensées tournoyant dans son esprit.

Aussitôt les assaillants du fils de marchand qu’elle avait cru mort se retournèrent pour lui faire front, non sans interposer entre elle et eux le jeune Kendran. Son visage tuméfié se camouflait parfaitement dans le camaïeu de noir et de bleu de cette nuit d’automne ; ses yeux, écarquillés de peur, faisait écho à l’emballement du cœur de son alliée inespérée.

- Pas un pas d’plus ou j’le plante, siffla d’une voix basse mais portante l’homme dont le bras disparaissait derrière son captif, de toute évidence prolongé par une dague pointée contre son dos.

Haple ralentit le pas, puis obtempéra lorsque le malfrat fit mine de mettre sa menace à exécution, tirant une grimace affolée à l’adolescent sous son emprise. Ce fut sa complice qui prit le relai :

- Dépose ton arme à mes pieds, petite. Tout va bien se passer.

La ménestrelle remarqua son usage du singulier. L’humaine n’envisageait pas que son modeste tambour de mendiant pouvait constituer un danger, seulement la dague richement ornée dans sa main gauche. Haple exploita la situation à son avantage :

- Ne me faites pas de mal ; j’ai réagi sans réfléchir, offrit-elle en gage d’explication pour sa charge inconsciente tandis qu’elle pointa son arme vers le sol et changea sa prise sur le manche pour ne plus le tenir que du bout de l’index et du pouce.
- Tu le connais, le petit prince ? « Grégoire », c’est ça ? demanda la curieuse tandis qu’Haple se rapprochait timidement jusqu’à parvenir à deux mètres du trio. Assez avancé, pose ton arme au sol et fait la glisser jusqu’à moi.

D’une lente flexion des genoux, elle se baissa et posa délicatement la lame devant ses pieds.

- Bien. Fait la glisser jusqu’à moi, maintenant.

Haple planta ses yeux dans ceux de son ancien compagnon de voyage d’un air entendu.

- Allez, qu’est-ce que t’attends ?! s’impatienta l’homme en secouant son prisonnier comme pour lui rappeler que c’était lui qui avait le pouvoir.

(Que tu crois…)

- Pardon, pardon, balbutia la convaincante adolescente, je suis simplement un peu ... secouée.

Et ce dernier mot, elle l’appuya d’un clin d’œil à l’attention de celui qui avait été témoin de ses prouesses magiques.

>>>Suite : 10/11
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Message par Haple Mitrium » dim. 12 janv. 2025 18:23

10. Clash de génération[:waraxe:]



- Saute !

L’avertissement claqua dans la nuit. Et le vacarme qui suivit résonna contre les murs de la ruelle comme l’écho de la vague tellurique qui érupta soudain ! Dans un rayon de deux mètres autour de la géomancienne, le sol se mit à trembler sous l’effet de la goutte de fluide qu’elle avait projetée contre lui. Heureusement, Grégoire avait anticipé le coup fourré de la ménestrelle. Malheureusement… il fut gêné par la prise qu’avait toujours sur lui l’homme en noir, le contraignant de sauter maladroitement pour échapper à l’onde de choc.

Haple réagit instinctivement et, comme sur un ressort, se releva d’un bond pour le saisir par la main et l’empêcher de tomber avec l’autre qui, déséquilibré par la secousse, menaçait de l’entraîner dans sa chute. Sans égard pour le confort du gringalet, Haple le tira d’un grand coup par la main pour l’extirper d’entre les bras de l’humain et, si elle n’avait pas eu la force d’une mouette, lui aurait probablement déboiter le poignet ou l’épaule.

Sans attendre que l’homme et la femme tombés à terre ne se relèvent, elle lâcha sa prise sur Grégoire et récupéra son poignard abandonné au sol avant de contourner en toute hâte ses adversaires empêtrés dans leur longs manteaux noirs. Qu’elle ne fut pas sa surprise quand elle remarqua du coin de l’œil que le pleutre fils de marchand ne s’était non seulement pas jeté à corps perdu dans une fuite effrénée, mais tendait au contraire une main devant lui vers le tas de bras et de jambes mélangés pêle-mêle dans la pénombre des lieux.

- Grégoire ! Ce n’est pas le moment ! lui lança-t-elle par-dessus l’épaule en courant vers l’autre bout de la ruelle.

Mais l’intéressé semblait avoir enfin trouvé son courage et ne dévia pas de sa cible. Avec une détermination qu’elle ne lui avait pas connue lors de la dernière escarmouche, Grégoire arracha à son agresseur la bourse qu’il lui avait spoliée, ainsi que… (Non !) La surprise lui coupa les jambes, bouche bée. Elle avait peut-être mal vu, à jeter un coup d’œil comme ça en arrière… (Une arbalète ?!). Quelle idée avait cet idiot de s’alourdir avec une arme pareille ? Savait-il seulement l’utiliser ?

Avec un sourire triomphant, l’adolescent s’élança enfin sur les traces de l’elfe tandis que la femme finissait, elle, de se dépêtrer de son manteau et que…

- Attention !

L’expression victorieuse de l’inconscient se crispa en réponse à son avertissement. Ou plutôt, devina aussitôt Haple au geste sec du bras du bandit derrière l’adolescent, en réponse à la lame qui venait de se ficher dans sa cuisse. Heureusement, Grégoire avait été hors de portée de bras et son agresseur avait été contraint de lancer la dague, lui ôtant de la puissance et surtout le laissant désarmé.

L’aventurière aguerrie qu’elle était désormais analysa la situation au quart de tour. L’homme perdrait encore du temps pour se relever mais la femme serait sur Grégoire d’un instant à l’autre car la blessure de celui-ci le ralentirait. Il fallait lui gagner du temps. Et elle savait exactement comment s’y prendre !

D’un geste souple du poignet, elle envoya voler les billes de son tambour de mendiant en percuter la peau tendue et accueillit avec une joie sauvage la vibration sacrée qu’elle en tira. Le long de ses doigts, dans son poignet, remontant son bras jusqu’à l’épaule avant de se fondre dans la caisse de résonnance qu’était son torse et de s’y joindre à ses fluides telluriques en son cœur de battante, l’écho percutant du tambour gagnait en puissance. Sans crier gare, elle transféra d’un coup de pied au sol cette vibration magiquement augmentée et la propagea en une onde de cisaillement, dépassant le fils du marchant blessé et progressant jusque sur sa cible avant de libérer sa force destructrice !

Son attaque fit mouche. Le sol s’ouvrit violemment sous les pieds de l’attaquante qui fusait sur Grégoire et celle-ci s’effondra avec un cri où la surprise se mêla à la douleur : Haple ne savait pas si la chute lui avait infligé une entorse ou une cheville foulée mais en tout cas l’humaine prendrait du temps avant de reprendre sa poursuite, si jamais elle avait le goût de le faire.

Alors, sans attendre qu’ils ne soient rejoints par l’homme en noir qui, à son tour, faisait mine de se relever, Haple revint sur ses pas pour aider Grégoire à avancer. Et il était temps, lorsque la ménestrelle posa les yeux sur lui, l’idiot avait porté sa main sur le manche de la dague plantée dans sa cuisse. Son regard était figé et tout son corps crispé. Il s’apprêtait à …

- Non ! l’arrêta Haple avec effroi. Ne retire pas la lame ; tu perdrais ton sang, imbécile !

Haple se précipita à ses côtés. Le bandit était remis sur ses pieds ; il arrivait sur eux de sa démarche lourde et ô combien menaçante. (Vite).

- Retiens-le si tu peux, lui commanda-t-elle en lui donnant une tape sur le poignet de Grégoire pour l’inciter à lui laisser accès à sa blessure et l’encourager à utiliser ses mains pour manier l’arbalète.

Tandis que l’adolescent en armait le mécanisme et que l’homme avançait en riant avec une confiance insolente, Haple balaya le sol pour former un petit tas de terre boueuse. L’instant d’après, elle reproduisait la gestuelle pratiquée dans sa chambre. Doigts entrecroisés. Doigts séparés. Fraction minérale isolée ! Elle n’y avait pas mis toute sa puissance magique mais espéra que cela suffirait. Mais surtout, avait-elle été suffisamment pure dans son intention curative pour que le sort fonctionne ? (Une seule manière de savoir)

- Tire ! l’éperonna-t-elle avant que leur adversaire ne soit sur eux.

Le trait partit et… tira une étincelle sur le mur à droite de l’homme en noir. L’obscurité et l’inexpérience du tireur avait protégé sa cible. (Tant pis). C’était maintenant ou jamais pour elle d’agir : d’un geste sec, elle extirpa la lame de la cuisse de Grégoire, en même temps qu’un cri de supplice de sa bouche, avant de recouvrir immédiatement la plaie humide de son cataplasme de boue.

Aussitôt fait, elle perçut la tension dans le corps de son voisin diminuer. Sans prendre le temps de s’essuyer les mains, Haple le poussa en avant et constata avec soulagement que le fils de marchant courrait à présent sans gêne… soit que son sort ait fonctionné, soit que la peur lui ait donné des ailes. Car, en effet, l’homme en noir était parvenu à leur hauteur, bras tendus dans sa direction.

Roulant sur le côté, elle parvint à éviter ses mains avides une première fois. Lorsque l’homme faucha ensuite la nuit de son poing serré de frustration, elle ne sut esquiver une seconde fois et sentit ses poumons se vider sous le choc. Ses côtes... enfoncées. (Fêlées ?) Un haut le cœur la saisit. Ses entrailles semblaient poussées vers le haut et ses yeux, exorbités, vers l’extérieur.

A travers ses sens déroutés, elle entendit tout de même un cri. Un cri féroce, de joie sadique d’abord, puis un autre. Ou plutôt, c’était le même cri qui se mua en un gémissement déchirant. Grégoire avait profité de la distraction du boxeur pour lui décocher un carreau à bout portant ! C’était lui qui désormais tendait la main à l’elfe mal en point – revirement de situation s’il en était.

- L’autre arrive aussi. Faut partir.

Sans attendre un consentement qu’elle était encore trop sonnée pour donner, il la saisit par le poignet et l’entraîna aussi vite qu’il le pouvait vers l’autre bout de la ruelle. Tout juste, Haple eut-elle le temps de voir l’homme en noir plié sur son ventre que la femme l’avait rejoint et l’entrainait vers eux dans son sillage.
Haple avait beau être encore sous le choc du coup qu’elle venait de prendre, elle savait que si leurs deux adversaires unissaient leur force, alors Grégoire et elle passeraient un sale quart d’heure. Il fallait en neutraliser au moins un !

Rejetant la prise du Kendran sur elle, elle tomba à genoux et répéta une nouvelle fois la gestuelle éprouvée au-dessus d’un tas de terre hâtivement constitué. Cette fois, en revanche, elle y insuffla le maximum d’énergie qu’elle était capable de maitriser et, surtout, elle y joignit sa féroce intention de blesser. Un sentiment qui lui vint naturellement au vu de la douleur lancinante qui continuait de lui traverser les côtes à chaque inspiration.

Alors, lorsque ses doigts se désolidarisèrent, elle eut l’intime conviction d’avoir réussi son sort et projeta par la force de son esprit la boue infectieuse sur l’homme en noir. Si elle ne pouvait distinguer le détail des effets de son sort, elle pouvait espérer que la matière putride recouvrirait bientôt son adversaire, et qu’elle s’infiltrerait petit à petit dans sa blessure au ventre jusqu’à lui infliger une douleur paralysante. Seul le temps le dirait. (Et le temps presse)

Grégoire devait partager son sentiment car il l’attrapa par l’épaule et la força à se relever avant de l’éloigner au pas de course de leurs agresseurs en approche. Ils n’étaient qu’à quelques mètres derrière. L’homme en particulier, avec ses grandes jambes, avalait la distance plus rapidement qu’aucun des deux fuyards et il les talonnait désormais. Avant qu’il ne soit sur eux, Haple devait agir. Mais que faire ?!

Le bout de la ruelle n’était toujours pas en vue. Grégoire mettait à profit sa légère avance pour jeter en travers de la route de leurs poursuivants les rares caisses et étals qui encombraient les côtés de la ruelle. Mais ça ne suffirait pas. Ça ne suffisait pas : tout comme elle, l’homme sautait ou contournait les obstacles sur son chemin. Et continuait, irrémédiablement, à gagner du terrain. Il allait l’attraper.

- Encore un petit effort ! l’encouragea l’adolescent aux jambes injustement longues.

Son cœur battait à tout rompre ; ses poumons la brûlaient ; ses côtes la lançaient ; et le frottement de ses vêtements sur sa gorge… Mais elle serra les poings et accéléra encore, au-delà, lui semblait-il, de ce que son corps convalescent pouvait endurer. Elle y arriverait ! Ou pas… L’issue était proche !!! Ou pas… C’est alors que l’apparition à l’arrière-plan d’un pan de mur dissimulé par la pénombre et bloquant le fond de la ruelle trancha la question. (Une impasse !) Ils étaient coincés.

Le fils du marchant avait dû parvenir à la même conclusion car son allure ralentit, probablement découragé par cette découverte de mauvais augure. (A moins que ?) Haple remarqua une tache plus sombre encore que le reste du mur. De la taille d’un humain se tenant debout, et à peu près aussi étroit… (Une traboule !) Ils pourraient passer ! Et même mieux. Haple avait un plan pour tirer profit de la situation. Si seulement ils pouvaient s’y faufiler avant que les autres n’arrivent à leur hauteur !

- Grégoire, arme ton arbalète !
- Déjà fait ! cria-t-il par-dessus l’épaule. Le passage !
- Oui !

Sans avoir besoin de se concerter, il disparut dans l’étroite fente qui devait relier la ruelle à l’autre rue… du moins l’espérait-elle car elle n’en pouvait plus. Elle s’engouffra à sa suite puis, lorsqu’elle entendit l’écho des menaces proférées par leurs poursuivants contre les murs de pierre du passage, elle sut qu’il était temps.

- Maintenant Grégoire !

L’adolescent s’arrêta sur le champ et fit volteface, arbalète dirigée en direction de l’Hinïonne. Et des humains juste derrière. Haple se laissa tomber à genoux ; le carreau fusa ; un bruit sourd s’en suivit. L’instant d’après un cri effrayé résonna dans le noir.

- Sales mioches ! J’vais vous étriper !!!

(Raté). Comment avait-il pu manquer sa cible dans un corridor aussi étroit ? Elle l’ignorait. Il avait besoin d’aide.

- Réarme ! Je vais te gagner du temps !
- Haple, ma blessure ! Je ne peux plus marcher !

(Intéressant, ça veut donc dire que…) Haple se reprit. Ce n’était pas le moment d’étudier la question de la longévité et de l’efficacité de son cataplasme de boue.

- Réarme, je te dis !

Alors la géomancienne tenta quelque chose qu’elle n’avait encore jamais même envisagé être possible. Lâchant son poignard et tenant son tambour entre les dents, elle déploya sans plus de cérémonies bras et jambes sur les côtés et entra en contact avec la roche des murs. C’était comme si la pierre de taille avait reconnu l’urgence de la situation et apportait son concours à celle qu’elle identifiait comme l’une des siens.

Comme dans une argile molle, ses doigts et ses orteils se frayèrent un chemin de quelques centimètres dans la structure cristalline des murs de part et d’autre du passage. (Encore un peu !...) Elle exerçait une pression désespérée et gagna quelques millimètres. Elle aurait voulu pénétrer plus profondément… assurer sa prise… mais le moment de vérité était arrivé. Le râle haché de son adversaire était à deux pas. (Cœur de pierre !)

Il ne lui fut jamais aussi facile d’abandonner cette chair qu’elle avait tant mise à l’épreuve lors de cette course effrénée. Oubliée. Délaissée pour une existence minérale où la douleur n’existait plus. Où la peur, la rage et les espoirs fous non plus. Comme l’onde sonore d’un gong, sa chair cristallisa de proche en proche depuis ce cœur minéral jusqu’à son cerveau engourdi, où s’immobilisait une dernière pensée léthargique : que Grégoire ait le temps d’utiliser les meurtrières constituées par l’espace entre les murs et ses membres amarrés dans la pierre pour repousser leurs assaillants avant que ses défenses fluidiques ne cèdent.

>>>Suite : 11/11
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Message par Haple Mitrium » dim. 12 janv. 2025 18:25

11. L’entrée des artistes, enfin !

- Viens ! Dépêche !

Haple eut tout juste le temps d’entendre ces deux mots avant de basculer à la renverse, ses doigts et orteils glissant hors des murs avec un bruit de succion comique. La main posée sur son épaule qui lui avait fait perdre l’équilibre devait appartenir à Grégoire… et ce fut donc avec une satisfaction instinctive qu’elle s’écroula sur lui, l’entraînant dans sa dégringolade.

Haletant, jurant, pestant, les deux adolescents se séparèrent et se relevèrent hâtivement. Haple n’avait pas oublié les circonstances éminemment dangereuses dans lesquelles ils se trouvaient. Reprenant son tambour en main, elle se retourna prête à … rien, car elle n’avait plus de jus et elle le savait. Chaque fibre de son corps lui disait leur épuisement.

Devant elle, le vide obscur faisait miroir à son vide intérieur. Sauvés ! Ils étaient sauvés ! L’adolescente en peine de confiance se retourna pour obtenir confirmation auprès de son acolyte. Grégoire laissa échapper un rire nerveux en réponse à la question muette de son inespérée sauveuse avant que son sérieux et sa frayeur ne reprenne le dessus :

- Allez viens ; ils pourraient revenir.

Les deux jeunes gens s’empressèrent de récupérer à tâtons leurs affaires : poignard, arbalète et besace. Le compte y était. Seul problème : sa blessure à la jambe empêchait Grégoire de courir. La ménestrelle tenta de soutenir le boiteux pour l’aider à marcher. Peine perdue… le passage était trop étroit pour tenir à deux et, de toute façon, elle n’avait pas la force de porter le gaillard. (Ni l’envie de me retrouver le nez sous son aisselle). En l’absence de lumière, immédiatement après l’appel pressé de l’adolescent, c’était l’aigreur de sa sueur froide qui l’avait accueillie à son retour dans le monde sensoriel... Et puis, en plus, ses côtes lui faisait un mal de chien, là où la brute l'avait donnée un coup de poing.

(Tant pis…)

Haple déboucha avec un léger regret sa gourde magique et la tendit à Grégoire avec pour seule consigne :

- Il y a une potion de soin qui devrait suffire à te remettre en état de marche.

L’intéressé accepta l’aide de la jeune fille sans dire mot, renversa en arrière sa tête et la gourde avec, puis souffla avec soulagement :

- Merci, je te revaudrai ça.

(J’espère bien)

- ‘ommençons par sortir de là, conclut la ménestrelle, l’obscurité cachant sa mine satisfaite.

Alors, ils déguerpirent et débouchèrent bientôt sur une nouvelle rue éblouissante de clair de lune pour leurs yeux habitués à l’obscurité totale de la traboule.

- Par ici, suis-moi.

Haple n’hésita pas. Grégoire était son meilleur allié en cet instant.

- Ma sœur habite juste à côté. Allons chez elle.

Et il descendit l’allée dans laquelle ils avaient atterri. Haple lui emboita le pas et profita de l’accalmie pour l’interroger :

- Grégoire, ‘u’est-ce ‘ui s’est passé ?

Elle aurait voulu lui demander pourquoi il était … vivant ! Elle l’avait cru mort. Tué dans une expérimentation sinistre conduite par la Sœur Nétone. Mais elle eut la présence d’esprit de retenir cette question qui en révélait plus d’elle qu’elle n’en apprendrait de l’autre.

- Comment ça, tu as bien vu, non ? Enfin… façon de parler.
- Non, j’étais pétrifiée. Littéralement.
- Ah… J’étais surpris que tu puisses contenir cette brute. Il était puissant.

Grégoire se massa pensivement une pommette probablement douloureuse.

- Tu as pu en profiter pour lui tirer dessus ?
- Oui, plusieurs fois, mais ça n’avait pas l’air de lui faire beaucoup d’effet.
- Ah non, même à bout portant ?
- Non, à un moment il a même passé un bras autour de toi pour essayer de m’attraper mais il était maladroit dans ses gestes et j’en ai profité pour essayer de le planter manuellement avec un carreau, tu vois, pour être sûr de le toucher malgré l’obscurité…
- Et alors ?
- Alors pareil. C’est comme s’il était protégé par une cuirasse. Pourtant il n’en portait pas. Et puis… c’était étrange.

Grégoire frissonna de dégout.

- Son bras était couvert d’une substance visqueuse, froide… Viens, traversons ici.

Tandis que son guide la devançait sur la chaussée, Haple se fit la réflexion que les évènements confirmaient les effets observés sur le chat dans sa chambre. Il semblerait que la gangue terrestre qu’elle avait invoquée ait des effets secondaires sur la mobilité de sa cible mais aussi son endurance. Mais l’effet recherché avait-il seulement été obtenu cette fois ?

- Alors, ‘omment les as-tu fait fuir ?

Grégoire ne répondit pas immédiatement. Il monta sur le trottoir d’en face et poursuivit leur descente de la rue dans un mutisme révélateur d’un sentiment difficilement avouable.

- Je ne crois que ce soit moi qui ai fait quoique ce soit. Ils sont simplement… partis. A un moment, la brute a hurlé de douleur. Il ne pouvait plus bouger, plus combattre. Et il a ordonné à sa comparse de l’emmener à l’abri. Mais je ne comprends pas pourquoi… En tout cas, je ne crois pas l’avoir blessé avec mes tirs.

Haple, elle, pensait savoir ce qui s’était passé. L’infection avait du finit par se répandre dans le corps de sa cible jusqu’au point où la blessure grave au ventre que le fils du marchant lui avait infligée auparavant ne l’incapacite de douleur. Un sourire satisfait étira ses lèvres.

- Tu te trompes, le corrigea-t-elle avec une gentillesse inhabituelle à mettre sous le coup de cette euphorie qui accompagne les réussites personnelles. C’est notre effort ‘ombiné qui nous a apporté la victoire.

L’elfe n’avait pas remarqué jusqu’alors que l’adolescent marchait avec les épaules voutées mais observa celles-ci se redresser à ces mots congratulatoires.

- Nous y sommes, annonça Grégoire avec une dignité retrouvée dans la voix.

Ils étaient parvenus sur la place des Festivals. (Retour à la case départ…) Et la ménestrelle ne croyait pas si bien dire !... Son guide ne parcourut pas dix mètres avant de s’arrêter. Et pas devant n’importe quelle demeure.

(Le manoir Désirelle ! Non…)

- Grégoire, l’interpella-t-elle alors qu’il portait la main sur la sonnette mécanique. C’est le manoir des Désirelle, ici. Ne me dis pas ‘ue…
- Ma sœur est la Vicomtesse. Je croyais que tu le savais
- Oui, mais … la vi’omtesse est une Désirelle… ?

Aussitôt formulé dans sa bouche, le nom lui revient en mémoire. Ou plutôt en vision : l’image d’une signature en bas de la lettre envoyée à la sœur Nétone au sujet de Grégoire (« Oriane Désirelle »).

- Par mariage, oui. Mais ne t’inquiète pas, elle demeure une fille de marchand dans l’âme. Et une sœur qui sera reconnaissante que je t’ai croisée ce soir…

Haple était sonnée, non pas par le son de la cloche qui retentit à ce moment, mais par la surprise. Une bonne surprise, cette fois. La reconnaissance de la famille Désirelle était exactement ce dont elle avait besoin. Néanmoins, cela compliquait les choses aussi.

- Grégoire, je n’ai pas longtemps pour t’expli’uer. Je me suis déjà présentée plus tôt dans la soirée devant cette porte.

La surprise se lisait sur le visage de l’adolescent.

- Je cherchais à parler à une certaine « Euan ».
- Gardienne Euan, ma préceptrice ?
- Oui, coupa Haple en même temps qu’elle réprima le sentiment jubilatoire qui commençait à monter en elle.

Toutes les pièces du puzzle s’assemblaient. Le Manoir. La Vicomtesse. Le Frère. La Préceptrice. Le Guide. Son Destin… ? Haple secoua la tête avec une grimace à cette dernière pensée. (Pas le moment). Déjà une lumière s’était allumée et se répandait à travers la porte ouverte par laquelle le domestique était sorti plus tôt dans la soirée.

- E’oute, je ne peux pas me présenter sous mon vrai nom, l’avertit-elle hâtivement en observant la lueur de la lampe à huile s’approcher d’eux. J’ai eu… des ennuis avec les Sœurs du ‘ouvent et ‘omme ta sœur les connait…

- N’en dit pas plus. C’est pour ça que tu parles bizarrement aujourd'hui ou bien c’est l’autre brute qui t’as blessée ?

Haple s’abstint de toute réponse. Elle n’avait d’yeux que pour le portier qui approchait.

- Et comment je dois t’introduire ?

Mais la cachotière n’eut pas le temps de mettre son complice du jour au parfum. Car l’homme de maison était parvenu devant la grille fermée et leva sa lampe pour éclairer leur visage.

- Astrid de Fontaine, je vous avais pourtant… Monsieur Bonboiseau ! Quelle bonne… mais que vous est-il arrivé ?! Entrez-vite.

Sa superbe contenance disparue, le domestique s’empressa d’ouvrir la grille avec une célérité qui contrastait avec ses manières patientes et tempérées de son échange avec la précédente visiteuse.

- Elle est avec moi, Hugo, précisa le frère de la vicomtesse en invitant sa sauveuse à franchir le seuil de la riche propriété.

- Bienvenue Mademoiselle.

Et, sans plus tenir compte de leur invitée, les deux humains s’engagèrent sur un chemin de gravier qui sillonnait entre les pelouses fleuries et accompagnait du bruit de leurs pas le babillement soucieux du portier. En retrait, Haple les suivit en observant avec fascination l’immensité du domaine. Un petit détail retint particulièrement son attention : au milieu de son champ de vision, une tâche de lumière rectangulaire crevait la façade obscure du manoir. Et en son centre, la silhouette élancée d’une femme au port altier se détachait en ombre chinoise de cette vitrine sur un autre monde.

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