02. La reine de l’âge de pierre
Après avoir erré de ruelles en ruelles dans l’anonymat des soûlards isolés et groupes de jeunes gens éméchés, Haple parvint finalement à la place centrale. C’était à croire que toute les routes de la ville menaient là, en son centre névralgique. Comme il se devait, la fête y battait son plein ; les riverains qui habitaient les somptueux manoirs avoisinants n’était pas près de dormir. Ils avaient sûrement l’habitude et s’étaient peut-être rendu dans leur villa de campagne pour la nuit, songea Haple en remarquant que peu de fenêtres étaient illuminées.
C’était donc ici, en ce lieu de festivité et d’exubérance, que la rescapée devait se réinventer. Avant toute chose, il lui faudrait trouver de quoi manger et boire. Donc de quoi payer un aubergiste si elle ne voulait pas mendier pour survivre. Avec un regain de fierté malgré son dénuement le plus total, elle se résolut à ne pas en arriver là. Elle gagnerait sa pitance ! Elle se ferait un nom ici même dans cette ville de festivals ! Bientôt on clamerait dans tous les jardins, dans toutes les auberges et chaumières de la ville le nom de « Haple » ! (
« Haple, la Simple » !)
Son enthousiasme retomba soudain lorsque qu’une jeune femme bien apprêtée la bouscula avant de l’insulter avec une vulgarité désinhibée par l’alcool :
-
Hé ! Bouge de là, hé clocharde !...
Haple suivit l’insensible bourgeoise disparaître dans la foule. L’insulte, toute glaçante fût-elle, était révélatrice, cela dit… si elle voulait ne pas être perçue comme un cas de charité, il fallait commencer par faire un brin de toilette. Alors, elle se souvint de la fontaine qui trônait au milieu de la place et se mit en marche dans sa direction.
La lune éclairait la place et Haple parvint en son centre sans trop s’égarer. Là, sa lumière blafarde se reflétait sur la surface miroitante de l’eau en mouvement sous l’effet du jet continu de la fontaine. Plongeant ses mains dans le liquide obscur, Haple émis un soupir d’aise. L’eau était fraiche sans être froide et ses doigts s’y frottèrent doucement, délogeant ces écailles de terre sèche qui lui tiraillaient la peau depuis des heures.
Une fois ses mains propres, elle s’attaqua à son visage et ses cheveux. Elle ne pouvait pas voir la couleur de l’eau qui en coulait, noire sur ombre, mais en devinait la composition : terre, petits insectes et débris végétaux en tout genre. Soudain, alors qu’elle s’apprêtait à s’asperger le visage à nouveau et à décrasser son cou et ses bras, une masse sombre se précipita à ses côtés et se pencha par-dessus le parapet avant de…
(
Non, mais c’est pas possible !)
Le destin n’avait-il pas suffisamment joué avec elle aujourd’hui ? Voilà qu’un abruti qui ne pouvait pas tenir son alcool venait de souiller son unique source de réconfort dans ce monde impitoyable ! La colère avait au moins un effet positif : elle la réchauffait après ce brin de toilette nocturne qui risquait d’ajouter un rhume à longue liste de ses misères.
S’écartant du malotru, Haple se mit à réfléchir par quels moyens elle gagnerait sa pitance ce soir. Elle embrassa la place d’un regard circulaire. Les festivaliers ivres et peu attentifs à leurs bourses étaient nombreux… Et la morale n’avait jamais eu si peu de prise sur ses choix ! (
Question de survie). Néanmoins, l’adolescente était consciente qu’elle risquait gros si elle se faisait prendre et qu’elle n’avait aucune compétence en la matière. (
Trop risqué)
En revanche, raisonna-t-elle, Haple était ménestrelle… à un festival … avec des fêtards éméchés qui chantaient des chansons paillardes à tous les coins de rue. L’ambiance se prêtaient à une petite performance musicale, n’est-ce pas ? (
On verra bien, mais…) Comment faire ? Elle n’avait ni son tambour, ni sa voix pour captiver l’attention de son auditoire et attirer les yus à ses pieds.
Au moins avait-elle une estrade... ! Surélevé d’un mètre au-dessus du sol, le centre de la fontaine comptait déjà quatre statues en pierre mais était suffisamment large pour l’accueillir aussi si elle parvenait à se faufiler entre les jets d’eau qui en sortaient.
Ne lui manquait plus qu’à trouver un instrument de percussion. Car ce n’était pas ce soir qu’elle s’improviserai violiste ou flutiste, mais taper sur des trucs, ça, elle savait faire. (
Là !) Simples et rudimentaires, les meilleures solutions le sont souvent : un tonneau éventré d’un côté n’attendait qu’elle pour résonner au rythme de sa soif de vivre.
Sans attendre, elle parcourut les quelques mètres qui l’en séparaient. En l’observant de plus près, elle devina qu’un festivalier ou un brasseur un peu pressé avait dû chercher à l’ouvrir d’un coup de hachette dans le couvercle. Ça avait certes suffit pour libérer la bière, mais Haple devrait agrandir le trou si elle voulait en sortir un bon son. Alors se résignant à la tâche qui l’attendait, elle serra le poing et frappa aussi fort qu’elle osa sur le couvercle.
(
AAAAAAIIIIIEEEHHHHEUUUUUUHH !!!)
Mais qu’avait-elle espéré ?! Qu’avec ses bras de moineau, tout juste remise du choc d’un empoisonnement, elle pouvait défoncer un panneau en bois ? La douce enfant... Haple s’en mordait les doigts. Ou plutôt, elle s’en massait les doigts, endoloris par le choc mais heureusement pas brisés.
Lorsque la douleur reflua finalement de ses phalanges, Haple approcha le problème plus prudemment. Une inspection minutieuse du tonneau lui fit remarquer la présence de clous qui maintenaient en place le cercle de tête. Si elle les retirait, elle pourrait desserrer l’anneau métallique et le couvercle tomberait de lui-même… une approche moins brutale pour ses articulations déjà malmenées.
Du bout des doigts, elle entra en contact avec le premier clou. (
De l’acier) Sans être le métal le plus compliqué à manipuler, il lui faudrait déjà séparer les différentes composantes de l’alliage avant de pouvoir le modeler. Avec patience, Haple finit par réussir à trouver la concentration suffisante malgré le remue-ménage ambiant pour parvenir cet exercice d’alchimie inverse. Le premier clou, puis le second, sautèrent dès qu’elle eut déformé leur tête au point qu’elles ne pussent plus contenir la bande métallique tendue par la pression des lattes verticales.
Dans un premier temps, le couvercle s’enfonça de quelques centimètres sous son propre poids. Puis, retournant le tonneau, Haple le fit tomber à ses pieds évitant de peu qu’il ne lui écrase les orteils. Alors, la ménestrelle enfin équipée de son tambour de fortune se tourna vers la fontaine. Il était désormais question de rejoindre son estrade d’où la foule pourrait l’entendre et l’admirer... (
Et surtout me payer mon souper).
La traversée du bassin ne l’inspirait guère, cependant. Elle ne se souvenait que trop bien du type qui y avait vidé ses tripes, et soupçonnait en plus que ce n’était ni le premier, ni le seul liquide humain qui s’était mêlé à l’eau de la fontaine ce soir. Tout à coup, elle se demanda si elle avait bien fait d’y faire un brin de toilette… (
Trop tard) Ce qui était fait, était fait. Il fallait aller de l’avant. (
Mais sois maline, cette fois).
La distance qui la séparait du centre de la fontaine était trop grande pour qu’elle ne saute par-dessus l’étendue du bassin. D’autant plus que le rebord extérieur du bassin était trop étroit pour qu’elle prenne de l’élan. Il lui faudrait donc soit marcher les pieds dans l’« eau », soit… (
Je sais !) Haple défit farouchement une latte de bois du couvercle à ses pieds et positionna le fond du tonneau sur la surface de l’eau.
Comme elle l’avait espéré, le tonneau flottait car il était étanche. C’était sa fonction première, après tout. Avec un mélange d’audace et de prudence, Haple entrepris alors de s’installer au fond. (
Wooopaa ! Ça tangue ! ...). De sa main libre, elle s’agrippa par réflexe au rebord du bassin et, de l’autre, en chercha le fond à l’aide de sa planche de bois pour se stabiliser.
Son étrange entreprise commençait à attirer l’attention. Des rires s’élevaient et des doigts se dressaient dans sa direction. Vite, il fallait qu’elle se dépêche avant qu’un imbécile aviné ait la bonne idée de la pousser pour « l’aider ». Sans attendre d’y être contrainte, l’aventurière flottante lâcha donc sa prise sur le bord… (
Là, tout doux) … et au moyen de lents et délicats mouvement circulaires de sa pagaie improvisée, elle godilla son embarcation sur les eaux souillées de la fontaine de Haenian.
Elle n’avait jamais été familière avec cet élément : l’eau. Dans les montagnes de son Anorfain natal, les torrents ne se prêtaient guère à la baignade et ses parents ne l’avaient jamais emmenée sur la côte où elle savait que les jeunes rivalisaient d’adresse pour rester en équilibre debout sur des planches en bois tandis que les vagues s’acharnaient à les en déloger. Une leçon qu’elle aurait alors peut-être apprise était qu’il fallait en tout temps rester focalisée sur ses sensations physiques.
(
Ah non !)
Ce moment de distraction lui coûta un geste un peu trop brutal qui la fit pencher en arrière et, le tonneau s’inclinant en conséquence, de l’eau s’infiltra par-dessus le bord.
(
Non, non, non, non, nooooon !)
L’étanchéité de ses bottes serait testée… Elle en aurait presque prié à Zewen que pour une fois il soit de son côté !
(
Presque…)
Au moins, cet accident de parcours lui servit de leçon. Elle procéda ensuite avec une attention renouvelée, tandis que les badauds s’attroupaient autour de la fontaine pour observer et commenter ce qui avait tout l’air d’une traversée insensée. Son public attendait !
Parvenue au centre de la fontaine, la ménestrelle s’extirpa avec la plus grande prudence de sa précaire embarcation : elle se glissa à plat ventre sur le sol de pierre et s’agrippa au pieds des statues humanoïdes avant de finalement basculer le reste de son corps hors du tonneau. Alors la foule applaudit et siffla gaiement devant la réussite de l’audacieuse adolescente.
(
Attendez, attendez, le meilleur reste à venir…)
Et de peur que le tonneau ne s’éloigne en flottant, elle le récupéra immédiatement et le hissa au sec. (
Pas de temps à perdre). Il fallait divertir son public tant qu’il était chaud. Alors la ménestrelle bascula son instrument sur le côté et le chevaucha autant pour l’empêcher de rouler que pour prendre position.
Dernière artifice théâtral, aussi bien que mesure prophylactique, la musicienne se saisit du bord de sa veste et essuya le fond du tonneau sur lequel elle s’apprêtait à poser les mains. Les festivaliers s’impatientaient…
(
Bien, allons-y).
Et, après trois coups de semonce pour tester son instrument autant que pour marquer le début du concert, Haple se lança dans sa première représentation publique. Ses mains s’envolèrent puis s’abattirent en décalé, encore et encore. Sans voix, elle s’exprimait avec brio par ses lignes rythmiques, primales et intemporelles, qui parlaient directement au cœur des gens.
Frappant le bois de ses doigts tendus comme des cordes, la percussionniste fit résonner le centre de la place de syncopes inattendues et de mitrailles endiablées qui entrainèrent les plus enivrés dans un dangereux pogo. Si elle ne pouvait pas les rejoindre, elle partageait avec eux la sensation grisante de la musique dans son corps. Le son amplifié par la caisse de résonnance sous ses fesses se propageait des lattes de bois à son épine dorsale et retournait par ses bras jusqu’au bout de ses doigts qui frappaient et frappaient encore le tonneau dans un cercle vertueux qui l’emportait vers des envolées rythmiques toujours plus folles !
Le son ! Energie qui lui redonnait vie ; vibration qui parcourait sa chair. Elle le sculptait comme elle avait sculpté le métal et la pierre ; elle le projetait comme elle le faisait de ses fluides sous la forme d’ondes telluriques. En terrain familier, enfin, la ménestrelle s’enflammait ! Et la foule le lui rendait par son adulation :
-
C’est elle !
Sur son piédestal de pierre et de bois, elle recevait fièrement les acclamations de ses fans en pamoison. Elle se ferait un nom ici. Une nouvelle vie à Haenian parmi ces rustres qui avaient le bon goût d’apprécier sa musique. Elle le leur rendit en mettant une énergie redoublée dans sa musique.
-
C’est elle, j’te dit !
(
Cette voix…)
Haple faillit manquer le bord du tonneau et frapper dans le vide. (
Rester concentrée) Il fallait rester dans le moment, dans le son.
(Mais cette voix… c’est… non !)
La musique s’arrêta net. La percussionniste s’était figée un bras en l’air l’autre agrippée avec terreur sur le bord du tonneau. Elle avait reconnu la voix. C’était celle de son fossoyeur ! Les yeux écarquillés de la revenante dévisageaient l’homme au doigt tendu vers elle : un grand gaillard bien bâti. Ses côtes lui rappelèrent instinctivement la sensation de sa botte contre son flanc…
La tirant de son souvenir, une huée de protestation s’éleva de la foule et le trublion fut chahuté pour avoir interrompu la musicienne. Alors, n’en étant plus à une surprise près, Haple l’observa sortir prestement un pipeau métallique aussi petit que lui était haut de taille et en tirer une mélodie enjouée qui leur fit aussitôt oublier la percussionniste amateure.
Dans l’obscurité ambiante, elle ne distinguait pas son visage mais une chose s’imprima néanmoins sur ses pupilles dilatées par le choc. Sa tenue aux couleurs si vives qu’on les devinait dans le noir scintillait sous le clair de lune, si bien que l’humain se dégageait naturellement du reste de la foule. Son voisin aussi, d’ailleurs (
un Sinari), remarqua-t-elle, tandis que celui-ci l’interpella par-delà la fontaine :
-
Hé, Maestra ! Viens par ici !
Haple ne comprenait pas à quoi ils jouaient. Et elle n’avait guère l’intention de le découvrir. Reprenant ses esprits, elle se leva et chercha une issue sur le côté… l’autre… (
derrière ?). Elle était prise au piège par son propre succès : la foule des festivaliers l’encerclait.
-
C’était une erreur, Maestra, tenta le Sinari pour la tranquilliser en ouvrant les bras grands ouvert d’un air désarmant.
Un malentendu… On veut juste te rendre tes affaires.
Haple était sans voix – littéralement. Si effectivement elle pouvait remettre la main sur ses affaires, cela signifiait une potion pour se soigner, des vêtements pour se changer… et son tambour ! Qu’elle se sentait nue et vulnérable sans l’arme qui ne l’avait quittée depuis son exil ! Et puis… il y avait quelque chose de charmant dans la voix de ce Sinari qui l’invitait, malgré son bon sens, à lui faire confiance.
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Et pour se faire pardonner, on te paye un coup et à manger… qu’est-ce que t’en dis ?
La faim ou la fin (
des haricots) ? Telle était la question à laquelle elle obtiendrait une réponse sous peu. Enjôleur, le petit homme à la barbichette blonde neutralisa toute appréhension par sa bonhommie naturelle et son embonpoint rassurant.
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MMMMMHHHHGGNNN, grogna-t-elle avec force en mettant le tonneau à l’eau avant de s’y embarquer pour la traversée du retour.
>>>Suite : 03/11