Pont 7 (Partie 5)
Se méfier de plus rusée que soi.
Il s'avère assez amusant de constater que l'appréciation que l'on peut avoir envers certaines bestioles diffère selon la position que l'on occupe par rapport à celle-ci. Si Ombre avait admiré la bête pour sa beauté, et sa puissance et avait anticipé le plaisir qu'elle aurait à la déguster lorsqu'elle était camouflée dans les herbes hautes, elle la voyait à présent plutôt comme un puissant et dangereux mastodonte qui était sur le point de l'écrabouiller.
Apeurée, et même angoissée, Ombre s'apprêtait à prendre la fuite.
"Contrôle ta peur, tu en perds tes moyens" lui cria la garzok, bien à l'abri de l'ennemi.
En partie rassurée par son mentor, Ombre se retint de peine et de misère, et peut-être à tort, de ne pas écouter son instinct de survie.
"Qu'est-ce que je fais ? " La jeune garzok se sentait vulnérable et avait plus que jamais besoin des conseils d'une guerrière accomplie.
"Tu attends... Souviens-toi, elle est puissante et assez rapide, mais pesante, elle change difficilement de direction une fois en mouvement."
Ombre comprit qu'en théorie, il lui suffisait de rester immobile et de ne bouger qu'au dernier moment. Conseil plein de bon sens, mais plus ardu à appliquer lorsqu'un gigantesque et lourd mammifère vous fonce droit dessus et que les résultats de l'échec d'une telle stratégie étaient lourds de conséquences.
La sueur perlant sur son front vert, elle vit la bestiole s'approcher de plus en plus jusqu'à pouvoir presque sentir son haleine perfide. Au moment où elle devait se déplacer, elle figea de panique et resta là, comme dans un mauvais rêve où l'on sait pertinemment que l’on doit se déplacer, mais que nos pieds refusent de nous obéir. La bête, assez intelligente, arrivant à la hauteur de la jeune orque tétanisée par la peur, pencha sa tête vers l'avant, et sans s'arrêter, souleva sa proie et l'envoya valser par-dessus elle.
Virina retint sa respiration pendant l'envolée de sa protégée jusqu'au bruit sourd de l'impact quelques secondes plus tard. Observant attentivement le corps s'échouer violemment sur le sol herbeux, elle fut soulagée de le voir bouger, signifiant ainsi qu'Ombre était toujours en vie. Ce qui était essentiel pour la vieille garzok, car dans le cas contraire, elle aurait dû subir une nouvelle épreuve.
Reprenant difficilement son souffle après le dur atterrissage sur le dos qui avait vidé l'air de ses poumons, Ombre se releva péniblement, profitant du court moment où la bestiole enragée exécutait les manœuvres pour faire demi-tour.
"Recommence" lui ordonna Virina. Ordre qui n'eut, pour toute réponse, qu'un bref regard noir dans sa direction. La jeune orque devait reporter son attention sur son adversaire qui la chargeait de nouveau.
"Et cette fois, bouge-toi, sombre idiote."
Sans accorder le moindre regard à Virina, Ombre hocha de la tête en signe d’assentiment et émit un grognement de contrariété tant adressé à son adversaire, qu’à son guide qui la traitait sans ménagement.
Lorsque le lourd quadrupède fut tout près et qu'il pencha sa tête dans le but de reprendre la précédente manœuvre qui avait, après tout, fonctionné à merveille, Ombre fit un pas de côté. La tête de la bête ne rencontra aucun obstacle et elle poursuivit son avancée sur quelques mètres avant de faire demi-tour.
Bien qu’elle ait évité d’être happée par son immense adversaire, elle avait tout de même raté son attaque, ce que lui rappela durement Virina :
« Mauviette ! Tu dois l’attaquer, pas l’éviter ! »
Exaspérée devant un tel manque d’empathie à son endroit, Ombre répliqua :
"Je voudrais bien te voir à ma place."
Et contre toute attente, son souhait se réalisa à la joie de celle-ci et au détriment de celle-là. Le sinari avait bien prévenu Virina qu'elle pouvait modeler le décor et le temps à sa convenance, mais il n'avait apparemment pas jugé nécessaire de l'informer qu'il s’octroyait également le droit de changer à sa guise et malicieusement la situation.
Virina, mécontente, aurait bien voulu reprendre sa position d'observatrice qui lui revenait de droit, mais elle n'en avait pas le temps puisque la grosse bestiole n'était plus qu'à quelques mètres d'elle. Suivant ses propres conseils, la tête froide, elle attendit sans bouger la prochaine charge, sa main armée d’une dague tout comme l’était sa protégée.
La tactique était fort simple et découlait simplement de l’analyse qu’elles avaient faite plus tôt. Le point faible de l’ennemi à quatre pattes étant son ventre poilu, il suffisait à la guerrière, lorsqu’elle serait assez près, de glisser en dessous et lui planter sa dague directement dans le cœur.
Lorsque la bête chargea, force lui fut de constater que sa stratégie d’attaque ne pouvait fonctionner. L’animal, par instinct, protégeait sa vulnérabilité, en gardant la tête baissée, évitant ainsi d’exposer son poitrail. Ne pouvant passer en dessous de la bête, Virina esquiva donc à la dernière seconde. Perdant légèrement pied, elle chuta sur le côté, sans heureusement se faire toucher.
« Mauviette ! Tu dois l’attaquer, pas l’éviter ! » Lui lança sa jeune élève, qui ne se priva point de prendre sa revanche en sermonnant à son tour la vieille orque.
Ignorant la jeunette, Virina s’était à moitié relevée. Optant pour une position accroupie, une dague à chaque main, elle attendait la charge de la monstruosité verte. La guerrière aurait préféré manier sa masse d’armes ou sa rapière, mais le petit moine, celui-là même qui tenait les rênes en avait décidé autrement.
Habitée d’une fébrilité et d’une fougue propre à son âge et ayant repris contenance, Ombre n’en pouvait plus de piétiner sur place. Parcourant les hautes herbes, elle approcha furtivement du lieu de l’affrontement. Elle avait décidé de retourner au combat, se disant qu’à deux l’opération serait plus facile. Une fois la bête retournée et ayant amorcé sa course en direction de Virina, Ombre décolla à son tour dans le but bien arrêté d’intercepter la jolie monstruosité verte, en arrivant par le côté droit. Il lui fallait être assez rapide, car elle voulait la frapper dans le flanc et surtout ne pas se retrouver à l’arrière pour se faire flageller par la queue mobile.
Muni d’une bonne ouïe, l’animal se tourna la tête en direction d’Ombre. Virina, changeant alors rapidement de stratégie, se leva aussitôt, et chargea la bête féroce tout en lançant un horrible cri guttural, tentant avec succès de reporter l’attention sur elle. L’urükuë, puisque c’est ainsi que se nommait ce féroce animal même si Virina et Ombre l’ignoraient, reprit sa course vers la guerrière aux cheveux gris.
Jeune et agile, Ombre sauta sur le dos de l’animal puis s’aida des protubérances vertes pour garder son équilibre, après quelques secondes où elle faillit passer par-dessus bord, et finir écrasée par des gros pieds munis de griffes. Une idée en tête, elle s’avança à califourchon sur le cou de sa monture, ses pieds prenant appui sur les spalières cornues.
Remis de sa surprise, et après avoir tenté par quelques ruades d’expulser son cavalier, l’animal des plaines continua sa course déchaînée, apparemment pas gênée par le poids supplémentaire sur son dos. Lorsqu’il arriva à la hauteur de Virina, Ombre saisit sa tête par-derrière, tentant de toutes ses forces de la relever. Comprenant les intentions de sa jeune acolyte, Virina fit les derniers pas en glissant sur le dos, les deux bras tendus, armes en avant. Bien que très forte, la bestiole ne réussit pas à baisser suffisamment sa tête pour se protéger. Les dagues de la vieille guerrière traversèrent la fourrure pourtant épaisse et s’enfoncèrent donc avec violence jusqu’au manche. Le sang s’écoula rapidement et la bête s’affaissa de tout son poids…sur Virina. Alors qu’Ombre, debout sur la carcasse, lançait des cris de victoires les bras dans les airs, sans penser à dégager sa coéquipière.
(((Troisième leçon de vie de Virina : On est mieux servi que par soi-même...mais dans certaines situations, il est préférable de faire équipe, ne serait-ce qu’un court moment, afin d'assurer sa propre survie. )))