...
Aussitôt parvenue à monter dans le cynore en direction de Kendra Kâr, elle s'éloigna pour faire le tour de cette drôle de machine volante. Celle-ci n'était pas réellement très grosse, comparée aux plus gros navires volants des Sindeldi, les aynores, mais restait d'une bonne taille – elle aurait dit, un demi-dragon. La dernière (et seule) fois qu'elle était montée sur l'un d'eux, ç'avait été un rodéo infernal au-dessus de la Lande noire où elle avait tenté de planter à de multiples reprises sa dague dans son crâne, sans un succès époustouflant. Inutile de préciser qu'elle n'avait pas pu beaucoup profiter du vol en tant que tel et qu'elle comptait bien observer cette fois-ci avec nettement plus d'attention les paysages survolés et, peut-être sentir le vent couler sur son front en ouvrant une fenêtre...
On reconnaissait distinctement les Ynoriens des Kendrans dans la cabine. Ce monsieur aux yeux bridés et son fils : Ynoriens ; cette grosse dame richement vêtue et son éventail : Kendrane qui comptait bien se vanter de son voyage dès qu'elle serait de retour. Chacun disposait d'une place assise afin de rester au repos pendant le voyage – il y avait même une ceinture et des conditions dans lesquelles il fallait absolument rejoindre sa place, des consignes de sécurité en cas d'atterrissage forcé, sur terre ou sur mer, et ainsi de suite. Elle n'écoutait le tout que d'une oreille distraite et parcourait agilement les ponts, de long en large, observant avec minutie la facture elfique, se demandant s'il y avait quelque magie dans le grondement des moteurs à l'arrière, et cherchant sans trouver un moyen d'accéder à la partie avant du navire, gardée par un soldat à l'air peu amène, où se trouvait le poste de commandement.
On lui demanda de retourner à son siège pour le décollage : elle haussa les épaules et, se décalant d'un siège, elle regardait au-dehors avec le nez collé à la vitre, espérant pouvoir observer de cette position privilégiée le cynore s'envoler et les porter vers d'autres horizons, lorsqu'on lui tapota l'épaule. C'était la grosse dame de tout à l'heure : elle portait des cheveux noirs ramenés en un chignon qui se voulait décontracté et un air supérieur, ses doigts boudinés revenus un peu vers elle dans une position de dégoût évidente après l'avoir touchée, la petite crasseuse.
«
Jeune fille... C'est ma place, là, fit-elle remarquer d'un ton sec.
-
Votre place ? Mais je veux voir la mer et quand on vole, et puis aussi...
-
Jeune fille, avez-vous seulement un ticket ? »
Yurlungur se renfrogna et sortit de sa poche le bout de papier froissé, qu'elle lui montra sans le lâcher.
«
C'est bien ce que je pensois. »
C'était l'une de ces dames à parler en modifiant certains mots pour se donner l'air érudit : cela ne marchait guère qu'avec les péquenauds, mais Yurlungur en fut effectivement un peu décontenancée.
«
Regardez, vous êtes assise en 8-B, or la place fenêtre est la 8-A, c'est-à-dire la mienne, celle d'Aurélia Hautefourchette, expliqua-t-elle avec mépris.
Vous savez lire, tout de même ? »
Elle semblait ignorer qu'en-dehors de son petit monde doré, ce n'était pas la norme – quoique ça l'était vraisemblablement pour les clients d'Air Gris.
«
Eh bien, décalez-vous, ou j'appelle la sécurité pour qu'on vous jette dehors. »
Yurlungur, bon gré mal gré, fut bien forcée de consentir et de s'asseoir à côté. Pendant le décollage, elle tenta bien de voir quelque chose : mais sa ceinture, serrée, l'empêchait de se mouvoir à sa guise, et la grosse dame, sans même songer à regarder au-dehors, comme si le spectacle était banal pour elle, obstruait complètement la visibilité. L'assassine finit par se renfrogner et se renfoncer dans son siège, les bras croisés et le regard sombre.
***
Pendant un long moment, le personnel d'Air Gris, bien que parfaitement à l'aise à déambuler dans toute la cabine, leur avait indiqué qu'ils ne pouvaient pas se lever et devaient conserver leurs ceintures attachées. Puis enfin une hôtesse sélectionnée pour ses rondeurs au poitrail leur avait annoncé avec un grand sourire qu'ils pouvaient à présent se lever : aussitôt... Yurlungur aurait voulu se lever, mais sa voisine imposée prit les devants :
«
Excusez-moi, mais j'aimerais me rendre aux latrines... Excusez-moi...
-
Oui, oui, je me lève, grogna la jeune fille. »
Mais alors qu'ils se décalaient vers le couloir central, une turbulence vint assaillir le cynore, qui se mit à rouler brutalement, faisant tomber la grosse dame sur Yurlungur, l'écrasant de toute sa masse. Évidemment, la grosse dame, Yurlungur encore sous elle, commença à se plaindre sans songer à se relever – ou alors elle ne possédait pas la force de le faire seule – et la jeune fille, étouffant, se saisit de sa dague pour piquer gentiment la bourgeoise aux fesses qui commençaient à restreindre drastiquement sa capacité respiratoire.
Il n'en fallut pas plus pour faire bondir Aurélia, d'une mouvement si brusque qui fut amplifié par une seconde secousse, projetant un peu de sang sur la main de l'adolescente, si bien que la dague entailla légèrement Yurlungur au doigt, juste avant qu'elle ne la range en vitesse. Elle haletait, reprenant son souffle en se relevant doucement, mais Aurélia n'en attendit pas plus, la main se frottant le postérieur douloureux, pour la pointer d'un doigt accusateur.
«
Assassine ! »
Sur cela elle n'avait pas tort.
«
Que m'avez-vous fait ? Sauvage ! »
C'était déjà un peu moins vrai.
«
Ça ne se passera pas comme ça, oh non, j'exige des réparations – et vous, fit-elle en s'adressant à l'hôtesse qui s'approchait, l'air confus,
je demande à voir votre supérieur pour faire virer de tous vos vols cette sauvageonne !
-
Je vous ai mordue parce que vous m'étouffiez et que je ne pouvais plus respirer ! mentit Yurlungur avec un ton de colère.
D'ailleurs, vous m'avez fait mal à la main. »
Elle se mit à sucer son doigt sanguinolent, observant avec une certaine angoisse la réaction de l'hôtesse. Celle-ci mena Aurélia vers une autre partie de l'appareil, où, expliquait-elle, un guérisseur s'occuperait d'elle ; elle fit signe à Yurlungur de rester là et qu'on s'occuperait d'elle plus tard, mais l'adolescente remua sa main intacte avec énervement en grommelant :
«
Ça va ! »
Elle lui adressa un regard qui signifiait : « Je me débrouille seule. »
Mais elle se sentait un peu mal. C'était peut-être ça, le mal de mer ? Pourtant elle était déjà montée à bord de quelques navires dahràmais sans jamais l'éprouver – c'était même un mal qui, disait-on, ne frappait que les étrangers, et les vrais marins de la cité pirate y étaient immunisés. Ou alors c'était autre chose ? La tête lui tournait et, en titubant, elle se rendit aux latrines à l'arrière et s'enferma à l'intérieur.
Il y avait une glace : elle se rendit compte qu'elle n'avait pas tellement envie de se décharger, mais cette sensation de nausée ne la quittait pas. Elle se voyait toute pâle dans la glace, quand soudain... Une nuée d'ombres l'enveloppa. Un instant, elle crut qu'elle défaillait : mais non, aussitôt le voile s'éclaircit et elle se retrouva dans la même minuscule latrines.
Mais son apparence dans la glace avait définitivement changé. Elle était devenu Aurélia Hautefourchette. Elle avait les mêmes yeux mesquins et les mêmes boudins autour du ventre ; elle avait le même chignon, au cheveu près ; elle avait les mêmes gros doigts et jambes fines qui risquaient à tout moment de la faire choir sous son propre poids ; elle avait la même bouche, le même nez, les mêmes oreilles, et les mêmes vêtements. Ses bagues mêmes étaient les mêmes.
Pourtant, au-delà de ces illusions, elle sentait encore, comme au-dessous – mais ce n'était pas une sensation très nette, comme si ses propres facultés sensorielles étaient enfouies sous une chape d'ombres, remplacées temporairement par celles du double d'Aurélia -, elle sentait encore son équipement, son sac, tout, intacts. Elle prit sa dague à son fourreau en se concentrant là-dessus, la dague de la Trinité si particulière, et elle sentit qu'Aurélia cherchait quelque chose dans une poche de son manteau de fourrure, à peu près au même endroit. Elle dégaina l'arme : et dans la glace, Aurélia tenait désormais la dague. Elle la rangea : la dague disparut dans la poche.
Elle leva les mains, souffla un grand coup en fermant les yeux, puis, sous la forme d'Aurélia, entreprit de fouiller dans la poche directement. Il n'y avait plus rien.
Tout cela l'affolait terriblement. Elle tremblait, et on voyait dans la glace la graisse de ses doigts boudinés remuer frénétiquement. Soudain, quelqu'un toqua rudement à la porte.
«
Eh, c'est pas bientôt fini, gamine ? Y'en a d'autres qui en ont besoin aussi ! »
Ses tremblements redoublèrent. Elle voulait que ça s'arrête. Elle ne pouvait pas sortir comme ça. On se rendrait compte de quelque chose. Elle voulait redevenir elle-même.
Cette seule pensée était peut-être suffisante, puisqu'à nouveau elle fut couverte d'ombres et en un clin d'œil, son reflet dans la glace était revenu à la normale. Mais elle était encore plus pâle qu'auparavant, et toujours un peu tremblante. Elle déverrouilla le loquet et sortit, le regard vers le sol, l'air ahurie.
«
Eh, ça va ? Je ne voulais pas te presser, non plus... »
Elle l'ignora purement et simplement, et retourna à sa place en finissant de se laver la main du sang qui y était apposé en se le léchant distraitement. Le goût ferreux du sang la rassurait presque, mais elle n'avait clairement pas l'air dans son assiette. Certains voyageurs moqueurs la désignaient discrètement, expliquant à leur voisin que c'était ça le mal de l'air. Ils étaient complètement à côté de la plaque.
***
Dès que la grosse dame revint, Yurlungur évita de la regarder en face. Aurélia regardait quant à elle vers la fenêtre, ignorant superbement la gêne de la jeune fille. Une partie du long voyage de vingt-deux heures à bord du cynore fut rapidement écoulée par la nuit et un sommeil agité de la jeune fille. Celle-ci commençait à saisir qu'elle était dotée d'un pouvoir exceptionnel, probablement également dû à Arsok : après tout, les ombres étaient sa marque de fabrique. C'était le sang d'Aurélia qui avait déclenché le phénomène, qu'elle devrait à l'avenir s'exercer à contrôler. Les nausées précédentes étaient peut-être dues au réveil de la capacité uniquement, mais elle espérait ne pas avoir à les ressentir à chaque fois qu'elle changerait d'apparence. Pour l'heure, elle était trop angoissée par cette nouvelle possibilité pour songer à différents moyens de l'employer. L'appât du gain n'avait pas encore dépassé la tension physique qui s'était déployée à l'intérieur d'elle.
Cette tension était exacerbée par le caractère insupportable d'Aurélia. Celle-ci prenait toute sa place, et un peu plus, s'étalant en dormant. Yurlungur avait reçu du personnel de la compagnie un avertissement, qui ne débouchait sur aucune sanction actuellement, mais qui indiquait qu'ils feraient attention à elle – la tenant visiblement pour responsable d'une certaine agressivité à l'égard de sa voisine. Une rage à l'égard de cette Kendrane croissait dans son cœur et elle l'entretenait minutieusement, retenant à chaque instant l'envie de la repousser, se réfugiant tant bien que mal à l'extrémité de son propre siège, mais dormant mal de peur de tomber dans le couloir. Elle n'était pas bien habituée à ces sommeils en vol, au contraire de certains connaisseurs qui avaient apporté couverture, un bout de tissu et une ficelle pour se recouvrir les yeux, un petit oreiller, et même de la cire pour se boucher les oreilles du bruit de fond des machines.
Elle dormit cependant finalement et ne se réveilla qu'à l'atterrissage, le lendemain, alors que la journée était bien avancée. Alors qu'elle émergeait de sa nuit, Aurélia la pressa pour sortir, prétextant qu'elle était pressée. Yurlungur lui répondit par un grommellement et ne se pressa nullement, laissant poliment passer certains passagers de l'arrière avant de sortir elle-même. Derrière, Aurélia s'impatientait, mais l'adolescente comptait bien se venger un peu. Pourtant, cela ne la satisfaisait qu'à moitié. Il lui fallait une vengeance plus complète. Une fois sortis du cynore, Aurélia la bouscula pour continuer sa route et, discrètement, Yurlungur la suivit. Elle l'entendit héler un cocher, lui demandant de l'emmener à l'auberge du lion. Yurlungur prit note, et se rendit à la cité blanche en marchant. Elle n'était guère pressée. L'aynore pour Tahelta partait seulement deux jours plus tard : elle avait tout le temps de peaufiner une vengeance et de dépenser son salaire rudement acquis.
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