Le petit groupe de pirates qui était descendu sur le pont des rameurs commençait à se faire plus nombreux. Sans doute qu’ils commençaient à réaliser l’ampleur du soulèvement de leurs captifs. Kurz, l’orc en prise avec eux, commençait à être débordé. Il avait dû être un combattant formidable avant sa capture, pour toujours mettre autant de rage dans ses coups, même amaigri comme il l’était. Ils auraient dû le vendre comme gladiateur, pensa Ulric un bref instant, ils auraient fait un beau profit.
C’était une idée bien étrange qui lui avait traversé l’esprit, étant donné la situation, mais l’orc venait de lui en inspirer une autre. La lanterne qu’il avait utilisé comme massue gisait toujours brisée par terre, ses fragments étalés autour du pirate sur lequel elle s’était disloquée en répandu son contenu enflammé. Ulric se saisit d’une autre lanterne. Il n’avait peut-être plus magie pour l’instant et pas d’arme, mais il pouvait toujours faire du dégât, oh ça oui. Jetant un regard à Kristobald, il lui lança :
« J’espère vraiment que tu as raison et mon grimoire est sur l’autre bateau. »
Puis, en s’avançant vers la mêlée, il brandit la lanterne au-dessus de sa tête et la catapulta en avant, en criant à Kurz pour le prévenir de reculer. Il n’avait pas visé directement les pirates, mais plutôt le plancher à leurs pieds. Un flot d’huile enflammée se répandit sur le bois dans un fracas de verre brisé.
((Parce que celui-ci va brûler.)), pensa-t-il pour lui-même.
Voyant ce nouveau foyer incendiaire, Kristobald s’exclama, horrifié :
« Mais que fais-tu ? »
« Je leur donne le choix entre sauver leur bateau ou nous combattre. Nous pourrons fuir tant qu’ils s’occupent des flammes ! »
Cependant, il faudra beaucoup plus que les quelques flammes qui commençaient à monter près de la mêlée pour créer un incendie digne de ce nom, et les quelques lanternes qui éclairaient encore l’entre pont ne suffiraient peut-être pas. Pointant quelques-uns des rameurs qu’il avait libérés, Ulric s’exclama :
« Vous ! Allez dans la cale et trouvez quelque chose qui brûle ! De l’huile, de la gnôle, n’importe quoi ! »
Là, il s’empara d’une autre lanterne et s’avança du côté de la proue, puis la brisa contre un mur. Un des rameurs qui venait d’être libéré par un de ses camarades qui se passaient la clé l’imita, ajoutant un nouveau foyer à l’incendie qui se préparait. Déjà, une odeur âcre de brulé s’élevait dans l’air, à peine perceptible au travers des remugles de sueur et de pisse qui empuantissaient le navire.
Des rameurs revinrent, portant des caisses de fioles et de bouteilles qui semblaient contenir de l’alcool, sous les harangues d’Ulric qui les encourageait à alimenter le feu du côté de la proue du navire – ils devaient encore s’échapper après tout, pendant que d’autres avaient rejoint la mêlée près des flammes qui montaient, ramassant ce qu’ils pouvaient comme armes de fortune. Cependant, un soudain flot de lumière éblouit Ulric lorsque la trappe de chargement au-dessus de sa tête s’ouvrit, révélant un groupe de pirates absolument médusés parce qu’ils voyaient sous leurs pieds.
« Bande de tarés ! Vous brûlerez en premier ! », s’écria l’un.
« Cessez vos conneries et éteignez votre feu, si vous ne voulez pas finir écorchés ! », lança un autre.
« Mais merde, abattez-les ! Vous voyez bien qu’ils sont devenus fous ! », aboya un troisième à ses compagnons.
Trois d’entre eux qui portaient des arbalètes commencèrent à tendre leurs armes, tirant sur l’épaisse corde de tendon avant d’y placer un carreau. Un autre, plus rapide, qui portait des couteaux de lancer à sa ceinture commença à bombarder les rameurs rebelles de ses projectiles acérés. Attaquant comme un chien fou, visant de façon erratique tout ce qui bougeait, il atteint un de ceux qui ramenaient des caisses de la cale. Le rameur s’effondra, son fardeau se brisant au sol en un monticule de planches disloquées et de tessons de verre qui laissaient couler un liquide bleuté.
Bleu ? Le liquide ressemblait à des potions de mana. C’était ça, ou une de ces bouteilles d’absinthe coloré qu’il avait vu sur un marché, une fois. Il était prêt à prendre le pari, car il lui semblait qu’une des bouteilles avait survécu au choc. Ulric bondit vers la bouteille alors qu’une première volée de carreaux siffla dans l’air, abattant plusieurs des rebelles. Le liquide était presque transparent, et sans doute peu concentré, mais ça devrait suffire. Il arracha le bouchon d’un geste brusque, et avala le liquide d’une traite. Le liquide était amer et désagréable, mais il sentit une petite partie de ses fluides se régénérer alors que la potion descendait dans sa gorge. Ce n’était pas grand-chose, certainement pas suffisant pour se battre, mais bien assez pour semer un peu de chaos supplémentaire.
Tournant son regard vers la trappe cernée d’arbalétriers, Ulric canalisa tous les fluides qu’il venait de régénérer à l’instant et conjura un voile de ténèbres pour leur interdire toute visée. Ensuite, il invectiva Kristobald qui se tenait immobile, visiblement perdu dans les évènements que sa ruse avait pourtant déclenchés :
« Kristobald, descends dans la cale et ramènes-moi d’autre potions ! »
((S’il y en a…)), ajouta-t-il pour lui-même, alors que le cryomancien, sorti de sa torpeur, s’exécutait.
Au même moment, une porte s’ouvrit côté poupe et un pirate en sortit, bouclier en avant et hache au poing alors que, de l’autre côté, le son de bottes atterrissant lourdement sur le pont se fit entendre depuis la trappe couverte d’ombre. Le lanceur de couteaux sortit du couvert surnaturel, visiblement peu impressionné par cet étalage de magie sombre. Il leva une main armée une dague, prêt à la lancer en un clin d’œil, alors que l’autre ceignait un sabre. Son regard se fixa sur Ulric, et c’est sur lui que la dague vola ; à donner des ordres, il s’était désigné comme le meneur de la révolte, et la cible à abattre.
« Quand j’en aurais fini avec toi, tu finiras au marché d’Omyre : sur l’étal d’un boucher ! », hurla-t-il.
Ulric tenta de s’écarter de la lame volante, mais ses muscles ankylosés furent trop lents pour l’éviter complètement. Le projectile passa sur son épaule, laissant une trainée sanglante sur sa peau. Son réflexe lui avait tout de même évité une blessure plus grave. Toujours désarmé, l’apprenti mage se saisit d’une des planches de la caisse fracassée sur le sol pour se défendre. C’était une bien maigre arme face au sabre du pirate qui lui fondait à présent dessus, mais ça devrait suffire.
Le premier coup vint frapper la planche, laissant une large entaille dans le bois, mais le pirate étant tellement rapide qu’il ne laissa même pas à Ulric la chance de riposter avec son arme pitoyable que le second coup de taille s’abattit déjà, puis un troisième, taillant toujours plus sa maigre défense en pièces. Ulric tentait d’éviter les assauts répétés de son assaillant le mieux qu’il le pouvait, mais il ne pourrait pas reculer éternellement dans le milieu exigu dans lequel il se trouvait.
La planche vola finalement en éclats sous la force d’un énième coup, qui avait encore assez de force virulence pour renverser le jeune mage au sol en un seul geste. A terre et acculé, Ulric tenta de canaliser ses fluides dans un réflexe désespéré, mais son esprit ne trouva toujours qu’un puis vide là où se trouvait d’habitude le pouvoir enivrant qui l’habitait. La panique gagna son regard lorsque le sabre se leva au-dessus de sa tête, prêt à le fendre en deux, mais le pirate se retourna soudain pour parer une attaque par l’arrière.
Portant le regard sur le nouvel arrivant, Ulric vit Kurz, toujours armé de son fouet et d’une masse qu’il avait dû ramasser sur l’une de ses victimes, prendre d’assaut celui qui prétendait encore un instant de cela devenir son bourreau. Derrière, il vit les flammes commencer à monter le long du mur du fond et, petit à petit, commencer à lécher le plafond. Plus aucun ennemi ne viendrait par cette barrière de flammes, et l’orc avait dû venir à bout d’ennemis.
Les deux nouveaux combattants échangèrent coup sur coup, l’orc prenant un plaisir malsain à retourner le fouet contre son ancien tortionnaire, mais ce dernier ne faisait pas mine de s’affaiblir ni de se fatiguer. Toujours à terre, Ulric tourna la panique qu’il éprouvait un instant de cela en rage, et asséna un violent coup de pied à l’arrière du genou du pirate pour le déséquilibrer. Ce moment d’instabilité suffit à créer une ouverture dans sa garde, et la masse de l’orc vint s’écraser sur son visage dans un craquement écœurant d’os brisés et de chair broyée.
« Toi, retourne faire ton feu, je vais dégager l’autre passage avec les autres. », lança-t-il à Ulric,
« Dès que l’incendie deviendra incontrôlable, nous remonterons en masse. Ils ne nous arrêteront pas tous ! »
Là-dessus, l’orc reparti se jeter dans une nouvelle mêlée. Ulric commençait à apprécier ce Kurz, pensa-t-il en se relevant. Il ne payait peut-être pas de mine dans son état actuel, mais il avait du style, et du potentiel. Et, surtout, il comprenait ses plans.
Maintenant que la voie était de nouveau libre, l’apprenti mage rejoignit les rameurs qui s’étaient improvisés pyromanes sous son exemple. Tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un liquide inflammable ; huile, eau-de-vie ou autre alcool, vola vers le brasier qui gagnait en intensité. La température montait avec les flammes, et Ulric commençait à suer à grosses gouttes, sans savoir si c’était davantage dû à l’effort de rendre cet incendie incontrôlable le plus vite possible, ou simplement parce que les entrailles confinées du bateau étaient petit à petit en train de se changer en four.
Kristobald revint bientôt avec une fiole contenant un liquide d’un bleu clairet, semblable à celle qu’il avait déjà ramassé plus tôt. Ça ne suffirait pas à se battre mais, avec un peu de chance, il n’en aurait pas besoin.
« Je n’ai pas trouvé plus que ça, dans la confusion. J’en ai gardé une pour moi, et voici la seconde. », commença le cryomancien en tendant la fiole à Ulric,
« Il n’y avait pas de potion de soin en revanche. Ils doivent garder celles-là dans leur infirmerie… J’imagine qu’ils en ont une. »
Une potion de soin aurait effectivement été plus que bienvenue, peut-être même plus qu’une de mana. Entre les coups de fouet qu’il avait reçu, son bras toujours meurtri par un coup de pique et les crampes qui avaient été sa seule récompense pour faire avancer ce foutu rafiot, son corps entier le suppliait pour un peu de répit, mais il faudrait encore un peu de patience pour cela. Les flammes montaient à présent jusqu’au plafond, léchant de leurs langues incandescentes les planches du pont supérieur. Nul doute que les flammes devaient commencer à s’élever à l’air libre, là au-dessus. Le moment était venu pour les pirates de choisir entre leurs prisonniers et leur gagne-pain.
« Ça fera l’affaire. Va rejoindre l’orc, on va passer en force et retourner sur notre bateau pendant qu’il s’occupe du feu ! »
La fin de la phrase d’Ulric s’étouffa dans une quinte de toux. La fumée, elle aussi, se faisait de plus en plus présente, son odeur âcre recouvrant la puanteur de sueur et de corps sales qui, jusque-là, collait à la galère comme un suaire. Il ouvrit la fiole et la vida d’une traite, sentant une partie de ses fluides se régénérer d’un coup. Il aurait voulu plus mais, au moins, il ne sentait plus aussi sans défense.
Il dissipa le voile de ténèbres qu’il avait conjuré pour obstruer la trappe de chargement et apostropha un groupe de rameurs :
« Trouvez un moyen d’escalader la trappe ! On doit s’emparer du pont et capturer les chaloupes ! »
Ulric tenta de donner un ton confiant et impérieux à sa voix en énonçant ce plan, bien qu’il lui semblât perdu d’avance. Tous ceux qui tenteraient l’escalade se feraient facilement abattre par les pirates juste au-dessus d’eux. Il y avait beaucoup plus de rameurs que ce dont il avait besoin pour manœuvrer le Roi Jaune. Le groupe qui se battait près de Kurz suffirait, les autres ajouteraient au chaos ambiant dans leur tentative de fuite, si l’incendie ne suffisait pas.
Ses conseils malavisés donnés, Ulric rejoignit le groupe de rameurs qui s’était rallié autour de Kurz pour défendre la porte qui occultait le passage vers le pont supérieur. En omettant la trappe qui s’ouvrait au milieu du pont, c’était la dernière issue vers l’air libre et la liberté, maintenant que l’autre porte identique, côté proue, était dissimulée derrière un rideau de flammes. L’apprenti mage s’apprêta à interpeller l’orc pour le sommer d’abandonner sa position défensive : l’heure était venue de pousser. Cependant, le guerrier garzok le devança en invectivant ses camarades révoltés armés de bric et de broc :
« C’est le moment, les gars ! Suivez-moi, et butez tous les sacs à merde qui nous barrent la route ! »
Là-dessus, il s’engouffra dans le passage qui révéla une paire d’escaliers de bois vermoulu, trop étroit pour laisser passer plus d’une personne à la fois. Les rameurs s’engagèrent un à un, et Ulric s’inquiéta un instant qu’ils ne furent pas assez nombreux à passer pour forcer le passage si un groupe de pirates les attendait au-dessus ou, pire, que Kurz s’empare du Roi Jaune et largue les amarres avant qu’il n’ait eu le temps de le rejoindre, tellement le passage du groupe lui sembla prendre une éternité.
Malgré ses angoisses, son tour vint enfin et il monta les escaliers quatre à quatre, à la suite de Kristobald et émergea à la lumière du jour. Se dressant à présent à la poupe du navire, le spectacle du chaos qu’il avait créé s’offrit à lui. Une colonne de fumée s’élevait dans les airs de l’autre côté de la galère, pendant que l’équipage de pirates s’activait dans la confusion la plus totale, certains transportant des seaux d’eau saline pour tenter de maitriser l’incendie, d’autres tentant d’arrêter leurs esclaves en fuite. Ulric semblait avoir sous-estimé ces derniers, d’ailleurs ; il s’attendait à ce que ceux qui tenteraient de remonter par la trappe se fassent simplement taillés en pièces, mais un grand nombre arpentaient à présent le pont, tentant de se défendre de leurs ravisseurs, se jetant à l’eau. Une véritable émeute avait éclaté autour d’une chaloupe dont tous se disputaient le contrôle. Et tous ces groupes se gênaient les uns les autres, se bousculant, se marchant sur les pieds sur le pont trop étroit. L’équipage était pratiquement paralysé, incapable d’accomplir aucune tâche à bien, encore moins d’arrêter le nouveau groupe d’évadés qui venait de surgir.
Ulric fût tiré de sa contemplation lorsqu’une plaque de verglas apparut soudain devant lui, la glace avançant rapidement sur les planches pour séparer la poupe du chaos qui régnait sur le reste du navire. Se retournant, il découvrit Kristobald qui avait usé de sa magie de glace pour couvrir leur fuite, pendant que leur petite bande commençait la traversée pour rejoindre le Roi Jaune, en remontant le long les cordages épais qui amarraient les deux navires ensemble.
« Bonne idée. », commenta Ulric sobrement.
Si cet obstacle ne suffisait pas, il pouvait en ajouter un autre de son cru. Canalisant le peu de magie qu’il avait récupéré, il conjura un voile de ténèbres au même endroit, l’ombre contre nature recouvrant la glace thaumaturgique, les isolant encore davantage du reste du navire. Il souhaitait bien du plaisir à quiconque essaierait de traverser ça, sur un navire qui tangue et en proie aux flammes.
« Ne perdons pas plus de temps ! », lança-t-il à Kristobald en se dirigeant vers les cordages.
Il imita les rameurs qui étaient passés avant lui, se suspendant aux cordages, autant par les bras que les jambes, avant de commencer à traverser en avançant un membre après l’autre au-dessus des vagues. L’exercice était bien plus difficile que ce qu’il aurait cru, surtout dans son état, et il avançait avec une lenteur insupportable. A nouveau, la peur que quelqu’un ne coupe les amarres avant qu’il ne soit en sureté s’empara de lui. Epuisé comme il l’était, il finirait noyé avant de rejoindre la terre ferme s’il devait tomber à l’eau.
Après s’être trainé comme un cloporte pendant ce qui lui avait sembler durer un siècle, il parvint enfin sur le pont du Roi Jaune. Une main l’agrippa et l’aida à se hisser à bord et, après s’être redressé, il découvrit un peu plus d’une quinzaine de personnes, mélange de visages encore inconnus appartenant aux rameurs qui avaient été enchainés dans cette galère pendant nul ne sait combien de temps, et ceux plus familiers de l’équipage originel du Roi Jaune. Il reconnut l’earion dont il ignorait le nom parmi ceux-ci, mais ni le capitaine ni aucun des officiers. Seulement de simples marins, en plus de Kurz, Kristobald et lui-même. Ils étaient assez nombreux pour manœuvrer le navire, c’était tout ce qui importait.
Ulric arracha un sabre court des mains d’un des ex-rameurs, sans doute ramassé sur la carcasse fraiche d’un des pirates, et commença à sectionner les cordages qui les reliaient à la galère, peu soucieux d’infliger le sort qu’il craignait il y a un instant de cela à un autre. Kurz beugla aux rameurs de l’aider à défaire les deux navires pendant que, derrière lui, l’earion et ses marins orchestraient déjà les manœuvres pour s’éloigner. Ulric n’avait aucune idée de combien de prisonniers restaient sur la galère incendiée et il s’en foutait. Remettant le sabre entre les pattes de son propriétaire d’un geste brusque, il se mit à courir, prenant le chemin de la cabine du capitaine : l’endroit où il avait été dépouillé de ses possessions. Il se raccrochait à ce qu’avait suggéré Kristobald, que les pirates avaient probablement laissé leur butin sur ce navire. L’érudit avait intérêt à avoir raison. Ses armes, il s’en moquait, il en trouverait d’autres si nécessaires, mais qu’en était-il de son grimoire ? La seule source d’apprentissage de sa magie qu’il n’ait jamais trouvé à Kendra Kâr ? Et ses runes ? Est-ce qu’il en retrouverait un jour autant ? Il en doutait fort.
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