L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

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Yuimen
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L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Yuimen » sam. 6 janv. 2018 16:18

Trajet sur L'Allégresse
A la guilde des Amants de la Rose Sombre

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Curieux nom pour un navire… Ce bateau pas très grand est construit tout en finesse pour qu’il ait en mer la plus grande vitesse. Vous ne pouvez voir à son bord aucun armement, mis à part trois ou quatre hommes d’armes en livrée rouge, armés de hallebardes. Ceux-là vous empêcheront de grimper dessus si vous n’en avez pas l’autorisation. Le capitaine ne fait de voyage que pour les membres de la Guildes des Amants de la Rose Sombre…

Très rapide, il tient sa vitesse de la quantité impressionnante de matelots dirigé par le propriétaire délégué par les Amants de la Rose Sombre : Logan Tiercevent

Vitesse : Rapide (x3)

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Madoka
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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Madoka » mar. 19 mars 2019 21:32

Des mouettes piaillent au dessus de nos têtes, semblable à des aboiements de chiens affamés. Ce n’est qu’une fois sur le pont du navire que je fais attention à elles, que je les entends et les vois. Lorsque mon pied passe la passerelle, l’univers de la mer s’ouvre pleinement. Le léger balancement régulier, l’odeur de sel, le son du vent dans les voiles, celui des cordes qui s’étirent, du bois qui craque ou du clapotis des vagues sur la coque, tout un monde à part.

Le capitaine donne plusieurs ordres à quelques matelots proches. Il en envoie une partie sur les quais faire le plein de plusieurs denrées et un groupe part récupérer des marchandises à livrer. Les autres sont envoyés en inspection et préparation au départ. Il nous rejoint rapidement et se propose de nous montrer notre cabine, si nous n'avons pas d'autres obligations en ville.

« Vous partez léger, pour un si long voyage. »

La remarque est bonne et lorsque j’avise Sam, il me signe qu’il a l’essentiel et le vital avec lui en permanence, prêt à partir dans la minute. Quant à moi, je me languis déjà de faire enrager un détestable individu par mon absence et il serait sot de prendre le risque d’être aperçue par les mauvaises personnes.

« Le reste, on le trouvera à Exech. »

Sam acquiesce fortement, déterminé et impatient de se rapprocher de notre destination finale. Une détermination à peine dévaluée par son teint pâle et sa démarche maladroite. Je ne sais combien de temps durera notre voyage mais il ne fait aucun doute que le Sinari risque de passer de longues heures accoudé au bastingage à vomir tripes et boyaux. L’œil expert de Logan repère rapidement son état et lui donne plusieurs conseils afin de mieux vivre ses premières heures et qui sait, peut-être s’y habituer. Le forgeron écoute avec attention et décide de le prendre au mot en restant sur le pont au lieu de nous suivre à l’intérieur.

« Vous ne m’avez toujours pas dit votre prix pour le trajet. »

Il sourit et se frotte le menton. Ses yeux sont amusés et rieurs, une lueur espiègle qui anime son visage des ridules de son front aux commissures de ses lèvres.

« Un dîner. Propose-t-il comme allant de soi. En tête à tête, dans ma cabine. Ou plusieurs si le cœur vous en dit, le voyage sera long. »

Je reste coite quelques secondes, cherchant la faille, attendant qu’il rajoute un mot. La proposition est plaisante, je serais bête de ne pas y souscrire, j’en ai accepté des plus indélicates sans remords ou questionnements. Et pourtant, un tel voyage demandé si soudainement et le voilà partant sans aucune forme d’explication. C’est louche.

« Rien n’est gratuit dans cette vie. Que voulez-vous vraiment ? »

Son air jovial s’estompe. Il n’est pas enterré profondément pour autant, il faut plus qu’une jeune femme un tantinet sceptique à son égard pour formaliser cet homme. Son regard se pose un instant sur ma tunique et je suis incapable de lire son expression.

« Que de méfiance dans ce si jeune esprit. Tout ne se négocie pas en monnaie sonnante et trébuchante ou en faveur. Que penses-tu de l’aventure ?
- Un bon mot, qui ne se suffit pas à lui-même. Que pensez-vous de la franchise ?
- Un bon mot, dit-il sur le même ton que moi. Qui peut se mériter entre nous. J’aime rendre service aux amis ou bonnes connaissance de Pulinn. La tunique est son présent n’est-ce pas ? »

Je baisse le regard vers mon buste, amusée par une idée.

« Oui. Il y a un blason dessus ? Un signe de reconnaissance ? »

Il sourit et cligne des yeux en remarquant que mon visage se détend. J’ai passé tant d’années entourée d’arrivistes et de vipères que je ne sais plus ce que veut dire être simplement serviable. Mais je connais un homme, capitaine lui aussi, pour qui l’aventure a du sens. A la différence que pour lui le butin aussi en a énormément.

« Et c’est tout ? Je ne suis même pas certaine que Pulinn se souvienne de moi. L’avoir rencontré une journée est suffisant pour que vous acceptiez de m’emmener si loin sur un coup de tête ?
- Je vais te poser une simple question, tu n’es pas obligée de répondre. On a échappé au piège du marionnettiste toi et moi, une sacrée épreuve que peu de personnes ont en commun. Mais est-ce cela ou mon lien avec Pulinn qui t’a décidé à venir me demander de l’aide ?
- Mes motivations sont un peu plus complexes Capitaine. Le temps d’un voyage et en votre compagnie, je vais cacher cette vilaine méfiance qui me colle à la peau.
- Et le paiement ?
- En plusieurs fois … »

Mon sourire et mon regard se font enjôleurs. Un langage plus direct et moins fastidieux pour moi que les mots quand il s’agit de faire oublier un désagrément passager, un langage qui excuse sans le demander. Logan y répond sans pudeur ni brusquerie et je le sens à nouveau plus joueur. Un jeu de séduction qui sent bon la légèreté, un sentiment que j’ai rarement l’occasion de savourer dans ma vie.
Il m’amène jusqu’à ma cabine et m’indique quelques “petits trucs“ à connaître pour que mon voyage se passe le mieux possible. Le trajet va durer près d’une semaine si le temps se maintient et il se fait fort d’y parvenir malgré tout, connaissant parfaitement cette partie des océans de notre monde.


Après son départ, je dépose mon sac sur un duvet épais et moelleux, trop pour n’être rempli que de paille. J’ai déjà dans l’idée de profiter un maximum de ces jours de voyage pour rattraper tout le sommeil perdu à courir la ville. Cela devra pourtant attendre quelques heures, je me sens trop excitée pour me reposer. Ce matin, j’étais encore en train de me faire des nœuds au cerveau pour décrypter un mystère qui n’en était pas un, cherchant à trouver un sens à un futur qui ne m’était pas destiné, je jonglais entre mes états d’âme et mes obligations sans repos ni recul, j’avançais comme une marionnette, un pion. Un pion qu’ils ont essayé de sacrifier. Pas ils. Lui tout seul. Il a voulu me piéger alors que je passais mes journées et mes nuits à lui sauver la mise … et maintenant … je suis dans une cabine qui sent bon l’iode et la liberté, sur un navire qui s’apprête à prendre le large en direction d’un continent presque inconnu et de terres exotiques. Difficile de juger ce qui aiguise autant mon humeur, le sadisme d’une revanche ou l’appétence de l’aventure à venir.
((Nan, décidément l’aventure ne se suffit pas à elle-même.))


Je remonte sur le pont et rejoins Sam, accoudé au bastingage comme un enfant à son chiffon fétiche. Il a le regard terne fixé sur le quai, le visage blême et contrarié.

« Sam ? Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Il se retourne vers moi et se force à sourire sans grande conviction. Il hausse les épaules. Lui qui était ravi et impatient a maintenant l’air profondément abattu.

« Je n’aime pas les bateaux, finit-il par signer du bout des doigts et je souris intérieurement tant ses mains et ses gestes arrivent à transposer ses émotions comme un timbre de voix. Et là, il a l’air de ronchonner.
- Vous êtes sensible au mal de mer ?
- Non, enfin si. Les premières heures ne seront pas un plaisir, ni jolies à voir. En fait, je n’aime pas les bateaux … vraiment. C’est, comment dire, c’est … on n’est pas des canards. »
J’éclate de rire malgré moi et il se fige instantanément, vexé sûrement par ma soudaine réaction qui ressemble fortement à une moquerie. Je lève les mains et avant de réussir à retrouver une voix normale, lui fait signe que je ne me moque pas.

« J’ai le même problème avec les engins volants des gris. Ces trucs qui flottent dans le ciel, ce n’est pas normal. Si on était fait pour voler, on aurait des ailes non ?
- Vous êtes monté à bord d’un cynore ? A en juger par ses yeux brillants, ces engins là ne lui font absolument pas le même effet que les navires.
- Une fois. Le billet était payé d’avance et les délais trop courts pour y aller autrement. »

Nous continuons la discussion jusqu’au moment de partir. Un moment assez sympathique où nous avons lui et moi évoqué des choses sans grand intérêt et à l’opposé de notre expédition commune. Lorsque le capitaine donne l’ordre de larguer les amarres, il se referme d’un coup et prend congé pour aller manger quelque chose sur les conseils de plusieurs matelots.
Modifié en dernier par Madoka le jeu. 21 mars 2019 22:07, modifié 1 fois.

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Madoka
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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Madoka » mar. 19 mars 2019 21:38

A la fin de cette première journée, je me décide à rejoindre le capitaine dans sa cabine pour le dîner. Il ne paraît pas surpris de me voir et m’accueille comme une reine avant d’ordonner qu’on lui apporte “ce qu’il faut pour deux“.
Comme le reste de son navire, tout ici est à sa place, fonctionnel et bien agencé mais tout y est surtout déroutant de propreté, de qualité et de luxe. J’ai l’impression d’être dans le cabinet d’un homme important, d’un noble ou d’un prince.
Logan me propose un verre, qu’il a déjà servi et qu’il me tend en souriant.

« J’aime ce qui est beau. Dit-il en réponse à mon compliment sur la beauté de son navire. Mais je ne possède pas ce navire, il appartient au Temple des plaisirs, je ne fais que le mener pour mon plus grand plaisir. »

Nous trinquons à la liberté que lui offre son poste et à la providence des bonnes rencontres. Apprendre qu’il travaille pour Pulinn pourrait aussi être appelé ainsi, la providence. Je le savais proche de l’elfe blanche mais de savoir qu’ils partagent quelque chose de plus obligeant que leur intimité me rends plus confiante pour ce qui va suivre. J’ai ce morceau de parchemin dans la poche depuis ce matin et jusqu’à cet instant, je ne savais comment le transmettre à son destinataire.

« J’espère ne pas me tromper en vous faisant confiance capitaine. J’aimerais vous montrer ce qui m’a motivé à vous trouver. Pulinn m’a dit qu’elle vous avait demandé de voler les registres d’identité des participants à la course au trésor, voilà pourquoi j’ai osé venir. Parce qu’elle vous fait confiance et que j’ai un message pour elle que je ne pouvais pas remettre à n’importe qui à Oranan. »

Je lui montre le morceau de parchemin. Il m’observe, sérieux et attentif. Le texte est pour ainsi dire illisible en raison de l’écriture de mon mentor, seuls quelques noms sont lisibles, des noms propres et des noms étrangers comme celui du temple des plaisirs, celui qui a attiré mon attention ce matin en fouillant son bureau.

« J’ai volé ce mot ce matin même. Un homme qui fréquente souvent le temple des plaisirs va être accusé d’un crime à la place d’un autre ou l’a déjà été. Si vous avez de quoi écrire, je peux en faire une traduction pour Pulinn. »

Il m’apporte un papier vierge, de l’encre et une plume.

« La première impression n’est pas toujours la bonne on dirait. Tu avais l’air tellement insensible au sort du marionnettiste et ses camarades que je t’ai crue du même acabit que le capitaine pirate à tes côtés. »

Je hoquette et lâche un soupir amusé bien qu’une part de moi soit plus mitigée. En réalité, j’étais complètement insensible à leur sort et je n’ai jusque là jamais eu de remords d’avoir refusé de le sauver. Cette pensée me rassure car depuis mon retour à la vie je me sens tellement pathétique, constamment tiraillée par des émotions inconnues comme la colère, la frustration ou la compassion. Peut être qu’en d’autre circonstances, j’aurais reposé le mot sans ressentir de culpabilité.

« Avec moi, tout le monde se trompe à la première impression. Mais il se trouve que je sais ce que ça fait d’être à la place du pion qu’on essaye de sacrifier pour sauver les miches d’un autre, un résidu de crottin de cheval en l’occurrence. Et croyez-moi, celui qu’ils veulent sauver en est un aussi.
Ce qui m’étonne c’est que le visiteur du temple a été désigné par un tiers, un homme que mon maître a eu du mal à situer tant il est sorti de nulle part et fait son possible pour rester dans l’ombre. Un ancien homme de main d’un certain Grantier, très influent et très apprécié de son vivant, décédé récemment lors d’un duel contre le célèbre Cromax. Mais c’est franchement dingue, juste parce qu’il est allait là bas, ils lui collent une réputation de pervers, de débauché sans morale et sans honneur capable de tuer … pour sauver le cul d’un type qui s’est fait interdire l’accès à la Maison rouge et croyez-moi c’est pas facile.
Bref, je ne sais pas à quel point ce gars est connu ou apprécié par Pulinn, peut être qu’elle voudrait savoir ce qui se trame.»


La suite de ma traduction se fait dans un silence à peine perturbé par l’un de ses hommes venu apporter un repas copieux. Il dresse la table en jetant de temps en temps un coup d’œil dans ma direction et vient récupérer mon verre vide discrètement. Lorsque je finis, je le trouve installé dans le canapé, deux verres dans les mains dont un qu’il me tend, rempli d’une boisson dorée et pétillante.

« Je ne peux te dire ce qu’elle en fera, mais je peux te promettre qu’elle l’aura et qu’elle saura de qui il vient.
- Je n’en demande pas tant.
- Que voulait dire le "croyez-moi, c’est pas facile" ? Demande-t-il en détournant habilement la conversation vers un sujet plus captivant.
- Qu’apparemment, deux personnes peuvent se croiser sans se remarquer pendant des mois ou des années … mais que le destin les réunira au moment opportun.
- Tu y travailles ! Comment ai-je pu passer à côté ?
- Jusqu’à l’an dernier oui. Mais ne vous en faites pas, Capitaine. Je n’ai rien perdu de mon savoir faire.
- Mmm, j’adore ta manière de susurrer les “vous“ et les “capitaine“.
- Je sais. »

Nous trinquons en silence cette fois car nul mot n’a besoin d’être prononcé. Le repas est un délice et après ces derniers jours à avaler des morceaux de pain et de fromage en quelques secondes, ce long moment à partager un véritable met de qualité en bonne compagnie est un pur plaisir. La légèreté de nos discussions ravive mon instinct joueur et félin et même ma fatigue semble s’estomper au profit des distractions à venir.
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Madoka
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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Madoka » mar. 19 mars 2019 21:46

Cela fait maintenant quatre jours que nous sommes partis. Sam est finalement très à l’aise sur le pont et y passe toutes ses journées et une bonne partie des nuits lorsqu’il ne pleut pas. Il est très apprécié, son talent de cuisinier a fait des merveilles au sein de l’équipage et même les cuistots à bord ont fini par observer minutieusement son maniement des épices, capables de transformer un plat banal en œuvre d’art culinaire. J’avoue n’avoir que rarement mangé aussi bien que lorsque Sam cuisine et comprend maintenant pourquoi il voyage avec ses ustensiles et ses bocaux d’épices.

Nous avons eu beaucoup d’occasions pour discuter de notre voyage à venir, les étapes à franchir et les dangers qui nous attendent. Nous avons conscience que le peu d’informations qu’il a pu glaner et les discussions avec deux matelots ayant vécu à Exceh ne suffiront pas à tout prévoir mais, au moins, nous savons par où commencer et vers où aller et à quel clan de nomades pouvoir faire confiance.

En ce début d’après midi, je retrouve Sam à la proue allongé sur un hamac qu’il s’est installé avec l’aide d’un jeune matelot très curieux envers le langage que nous utilisons ensemble. J’ai partagé leurs discussions pour aider le mousse à comprendre et pendant celle de ce matin j’ai senti le Sinari bien plus détendu vis-à-vis d’un sujet qui lui crispait les doigts.

« La sieste a été bonne Sam ?
- Je dors tellement bien ici, ce navire est incroyable. Je crois que je vais mettre un hamac dans notre cabine, ça ne te dérange pas ? »
Je lui réponds d’un hochement de tête et il continue à parler de l’allégresse et du soulagement de ne pas vivre des journées cauchemardesques à son bord et surtout de ne pas avoir à faire le retour dans ces engins volants que je déteste. Lorsque nous évoquons un peu plus tard la qualité des pièces de métal servant à retenir les cordages, j’en profite pour poser une question qui me trotte depuis notre rencontre.

« Pourquoi avoir choisi de participer au concours ? Oranan est loin de chez toi.
- C’est un défi que je me suis lancé pour prouver que j’en suis capable.
- Capable de quoi, de forger ?
- Non, plus que ça. De forger des armes, des armures, des pièces imposantes.
- Ce n’est pas la guerre qui t’attire alors ?
- Non, pas vraiment. Nous sommes un peuple très pacifique. Tu sais chez nous, les artisans ne sont pas spécialisés dans un domaine comme presque partout ailleurs, on est tous polyvalent et la grande majorité se plait ainsi … mais pas moi. J’aime le métier de forgeron, j’aime la chaleur du four, j’aime sentir le fer se modeler sous mes coups de masse, j’aime le son de la meule et en plus, je suis très doué. Sauf que … il se frotte les mains, comme un autre cherche ses mots.
- C’est mal vu de se spécialiser ? Dis-je pour essayer de le relancer et cela le fait pouffer de rire. Un rire sans gaîté, presque triste, blasé. Il sourit quand même en croisant mon regard.
- Tu sais, la première fois qu’on s’est vus, j’ai pensé que c’était par politesse ou retenue si tu n’as rien dit. Parce que bon, vous autres vous n’êtes pas très expressifs. Mais en fait, t’es juste la première à ne pas juger mon physique et à me prendre au sérieux.
- Je ne pense pas non. Tu as été sélectionné pour le concours. »

Il acquiesce avec entrain et reconnaît que le Conseiller n’a pas remis en doute ses capacités physiques. Je comprends maintenant mieux sa réaction quand j’ai évoqué une famille à qui dire au-revoir. C’est contre l’avis des siens qu’il s’est inscrit, contre l’avis des siens qu’il s’est rendu à Oranan parce que tous estiment qu’il n’est pas de taille, qu’il n’a pas l’étoffe, qu’il ne va faire que perdre du temps ou se ridiculiser.

« Alors mon but n’est pas tant de gagner que de prouver à tous les Sinaris ayant un rêve que notre physique n’est pas une faiblesse et qu’on a le droit d’être ambitieux même si on mesure à peine plus d’un mètre et qu’on muet.»

Je souris avec tendresse. Ce petit bout de nerf est impressionnant de volonté et de courage.

« On a ça en commun … personne ou presque ne nous prend au sérieux. Mais là pour le coup, comment blâmer celui qui met en doute mon rôle de protecteur.
- Ce n’est pas ton métier ?
- Pas jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, j’ai eu le sentiment que Sirius Gale ne voulait pas de soldat à l’esprit rigide pour vous accompagner. Pour les semaines à venir, je serais là pour te protéger Sam. Toi tu t’occupes de trouver ton minerai, et moi je m’occupe de nous garder en vie.
- Tu penses qu’on risque nos vies ?
- Entre la faune sauvage, les conditions climatiques et les clans d’esclavagistes … oui, tout est possible.
- Et si ça nous arrive ?
- Je ferais ce qu’il faut. »

Mon intuition me souffle qu’il n’est pas du genre à aimer entendre les mots, “je suis une tueuse et ma seule réponse à un risque est l’élimination dudit risque“. Je le sens tiraillé par cette question. Il n’a pas peur, je le sens mais je crains qu’il ne préfère faire demi-tour plutôt que de voir le sang couler, du moins le sang d’autres Yuimeniens. J’espère me tromper ou au moins j’espère qu’il ne s’effondrera pas face à la réalité d’un monde sauvage. Comme il l’a dit, il vient d’un peuple pacifique qui n’a pas connu de guerre depuis des centaines d’années, qui a accepté d’être sous la coupe de Kendra Kar en échange d’une protection contre les raids sektegs. Son monde risque de basculer pendant ce voyage. Mais le mien est déjà en miettes. Je me demande, au bout du compte, lequel des deux s’en sortira le mieux.


Une voix masculine retentit dans notre dos. On m’invite à retenter ma chance à un jeu qui amuse une poignée de matelot, un concours de lancer de couteau. Sam me tapote le bras avant que je ne les rejoigne.

« Je l’ai entendu. Il se moque de toi. Il va prendre des paris parce que tu perds souvent. Les autres sont contents d'être avec toi, peu importe que tu ne saches pas viser mais lui, il est mauvais comme la peste, il n’aime pas les femmes je crois.
- Oh si, il les aime dociles et soumises. Tu viens, ça pourrait te plaire si tu n’apprécies pas son attitude. »

Il me suit sans me demander pourquoi, suffisamment patient pour attendre de le découvrir, et rejoint le groupe qui n’est pas de quart et qui observe.
Modifié en dernier par Madoka le jeu. 21 mars 2019 21:54, modifié 1 fois.

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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Madoka » mar. 19 mars 2019 21:53

Tout à débuter à cause d’une blague salace que j’ai déjà oubliée, à propos d’un dard qui ne touche pas toujours sa cible je crois. Greg, un matelot compétent et discipliné, n’a pas apprécié la boutade sortie de la bouche d’une femme, ni les métaphores lubriques et les sous-entendus scabreux qui ont ricoché de tables en tables. Il a ce trait de caractère que j’aime titiller quand il est prédominant chez un homme, cet instinct primal à avoir la plus grosse et à humilier celui qui remet en doute sa virilité.
Il s’adonne au lancer de couteaux sans la discipline qu’il met à son travail, une manière pour lui je pense de montrer à ses camarades qu’il sait tout faire, surtout ce dont on attend d’un homme. Je l’ai observé plusieurs fois, il lance bien mais n’a aucune concentration, il rate le cœur de la cible dès qu’une remarque le touche de près ou de loin et quand il est à cran, sa main tremble. Pour lui ce n’est guère plus qu’une petite compétition entre camarades, sans enjeu et sans fébrilité ; tout juste un passe-temps. Me voyant les observer et faire mine de m’intéresser à leur jeu, il m’a proposé d’essayer, de voir si j’avais les doigts aussi agiles que la langue.

Ils ont fabriqué une sorte de chevalet de peintre, uniquement fait de bois où sont peintes quelques marques. Durant les premières manches j’ai été la source d’une hilarité qui s’est propagée à tous les membres d’équipages, pas une seule personne le capitaine y compris n’a manqué de m’adresser un sourire enjoué et goguenard, ou de me demander pourquoi je persistais à tenter ma chance. Je répondais ce qu’il fallait pour que Greg se sente au centre de mon attention, comme celui à atteindre, celui à impressionner d’abord puis celui à dépasser. Ces derniers jours, je l’ai senti de plus en plus fébrile … jusqu’à aujourd’hui où il a enfin vu dans son passe-temps un moyen de me rendre la pareille après cette blague douloureuse à digérer.

Tout est prêt pour la leçon. C’est un matelot originaire d’Eniod qui me prête ses couteaux, des kunais avec un manche en tissu rouge et un cercle au bout, bien symétrique. Lorsque Greg s’approche de moi, le torse haut et le menton fier, je jongle quelques secondes avec deux kunais. Un geste souple et maîtrisé qu’il ne rate pas. Ses yeux se plissent et de vilaines rides entre les sourcils se creusent d’un doute soudain. Avant qu’il ne réalise vraiment ce qu’il pense avoir aperçu, je fais tomber l’un des projectiles au sol et le ramasse.

« Faites gaffe à vos pieds surtout. »

Plusieurs sourires et rires accompagnent ma manœuvre maladroite pour le ramasser. En me redressant, je fais tourner le kunai autour de mon index, le range dans ma paume en faisant un clin d’œil uniquement destiné à un Greg qui me dévisage.
Son premier lancer est pas mal, il a atteint le bord de la marque la plus grande située au centre du panneau central. Afin de lui donner un premier coup de chaud et tester sa détermination à parier, je lance mon premier couteau avec une adresse toute nouvelle et atteint la même marque mais plus au centre. Les cris de stupeur sont instantanés et des applaudissements éclatent tandis que je feins d’être ahurie par cette réussite.

« Ça commence à venir on dirait ! Bientôt l’élève dépassera le maître. »

Son regard est glacial et son rictus presque prédateur. Je le sens avant même de le voir et je lui souris à nouveau en clignant de l’œil lui demandant ce qu’il en pense … chance ou talent ?
Il m’offre un simple bruit de gorge dédaigneux et lance son couteau un peu plus au centre que son premier essai. Cette fois, je rate la cible et la pointe de la lame se fiche dans le bois du pont. Une mélopée déçue s’élève autour de nous et Greg se gausse en me regardant, tandis que je me gratte l’arrière de la tête dans une attitude tellement théâtrale que je m’amuse moi-même.
S’ensuit des salves où j’enchaîne quelques réussites entre plusieurs ratés. Rien ne se passe, il se contente de lancer et m’observer comme une bête curieuse d’un air suspicieux. Je me demande à quel moment il va enfin faire le premier pas vers une partie à prise de risque. Je décide de titiller sa sensibilité d’homme fort et viril. J’use du ton le plus effronté et impertinent du monde et lance mes quolibets sans une once de respect.

« T’as l’air à cran, tu veux faire une pause ? Une petite tasse de thé peut-être ?
- Fais pas ta maligne, grogne-t-il si proche de moi que son souffle balaye ma frange.
- Nan, j’suis sérieuse. T’as l’air un peu à cran là, tu l’as senti toi aussi ... que j’vais te mettre la misère. »
Il serre les dents, poussé dans ses retranchements non pas à cause de mes paroles mais son impossibilité à pouvoir me dire les mots qui lui arrachent la gorge. Je les ai souvent entendus : teigne, peste, insolente … pour les plus polis. Certains de ses matelots ont l’air de croire que parce que je suis “invitée“ dans le lit de leur capitaine, il me porte aussi assistance.

« T’as une grande gueule toi et tu t’sens pousser des ailes après trois coup d’chance. Si t’es si sûre de toi, t’auras le courage de parier alors ?
- Parier quoi, j’ai rien. Et compte pas sur moi pour te faire à manger … quoi que ça, ça serait courageux. »

Il s’avance en me forçant à reculer jusqu’à atteindre une caisse qui me rentre dans le dos, juste sous les omoplates. Il s’y appuie en m’entourant de ses bras, collant son visage sur le mien. Il grogne plus qu’il ne parle, suffisamment bas pour que personne n’entende.

« Les pétasses dans ton genre j’les connais, ça s’la joue cheval sauvage mais ça demande qu’à être dressée.
- ça n’existe pas, les pétasses dans mon genre.
- Encore ta grande gueule.
- T’es un faible. T’es juste bon à suivre les ordres et à faire ton beau devant des minets dociles. J’tai vu, t’as eu la trouille. Je sais que tu voulais faire un pari d’emblée … mais t’as hésité, t’as flippé quand tu m’as vu faire tourner un couteau et réussir deux trois tirs. Et c’est pour ça que je vais gagner, parce que t’as peur de perdre alors que moi j’ai rien à perdre. »

Sans spectateur autour de nous, il m’aurait certainement soulevé par le col pour me menacer sans créativité aucune. Mais faut dire que je ne suis pas difficile à soulever et très douée pour en donner l’envie … et ce, dans tous les sens du terme.

« Essaye pas d’m’embrouiller avec ton baratin femme. J’ai pris mon temps pour saliver, comme un prédateur qui guette sa proie. Toi et ta grande gueule vous allez passer le reste du voyage à me cirer les pompes, à servir mes repas et vider mon pot de pisse. Fini de jouer, t’as amusé la galerie, t’as fait ta belle maintenant il te reste une chance pour abandonner.
- Tu m’vends du rêve là. Personne ne décide à ma place quand je dois arrêter de m’amuser, ni toi ni un autre.
- J’te dis pas comme j’vais aimer t’faire fermer ta gueule toi. »

Il pince sa langue entre ses dents et m’assure que mon cul n’est à l’abri de rien une fois son pari gagné. Je mime un baiser et ne réponds rien. Si je n’étais pas certaine de gagner je serais excitée pour de bon par cet échange. Il est sûr de lui, au point de ne pas avoir de doute … j’adore ça.

« Les gars, j’ai gagné une boniche perso.
- Et toi, tu perds quoi si elle gagne, demande le jeune ami de Sam d’une voix où pointe une certaine animosité envers le fier parieur.
- Ses couteaux de lancer. Il me toise, muet d’étonnement.
Quoi, ça vaut bien ma dignité non ?
- Ta dignité vaut pas les trous dans mes chausses. Mais tu sais quoi ... si tu gagnes, je te baise les pieds en prime.
- J’vais adorer ça. »

Neuf manches, pas d’égalité possible.
La première, il lance presque à l’aveugle et atteint le panneau de bois sans toucher de marques de peinture. Je décide de ne pas jouer plus longtemps avec lui ou du moins, d’une manière différente de ces derniers jours. Mon geste est rapide et mon bras précis. Ma lame fuse jusqu’à la marque centrale, en plein milieu. J’entends Sam applaudir et taper du pied sur le pont, plus fort que les acclamations de surprise tout autour. La férocité dans le regard de Greg me donne des frissons dans le dos, des petits chatouillis qui me hérissent les poils de bras.
La deuxième, il lance étonnamment bien. Moi qui le pensais décontenancé à la moindre frustration, il faut croire que la colère, elle, a tendance à le rendre plus motivé. La pointe de sa lame se fiche profondément au centre d’une autre marque, plus petite que la centrale.

« Approche-toi d’celle là pour voir ! Personne a autant de chance.
- Tsss ! T’en démords pas toi, t’as toujours pas compris hein. »

A ma demande, ils acceptent d’enlever le couteau au milieu et de me laisser en lancer cinq d’un coup. Je fixe les cibles de part et d’autre de la marque et ferme les yeux pour visualiser les gestes à faire. Je ne dois pas me focaliser sur les cibles, si j’y pense et les regarde mon esprit se brouille, elles deviennent de plus en plus petites et lointaines. Je me concentre sur ma main et le maintien ferme autour de la lame, sur mon bras et mon épaule qui me donnent le mouvement et la force, sur mes doigts enfin qui doivent guider et lâcher le projectile. Après, ce n’est plus mon affaire, tout ce qui se passe entre ma main et la cible est le problème d’un autre. Un, deux, trois, quatre et cinq … je relâche alors ma respiration et apprécie les acclamations qui détonnent autour de nous. D’un mouvement de doigt, je refais la lettre créée par mes lames devant le regard médusé de Greg, un M. M comme la maîtrise de mon art ou malveillant comme son regard à cet instant.
Les yeux de Greg fulminent, son visage devient rouge, sa mâchoire se déforme sous la pression et ses mains blanchissent tant il les serre. Il explose d’un coup. Il hurle à la tricherie, à l’arnaque, me traite de tous les noms connus et imaginables … mais je le sens, il se retient et use de toute cette discipline qui lui est propre pour tenter de faire pencher la balance vers lui. Il hurle à l’escroquerie, au coup monté, au mensonge … c’est à peine s’il ne m’accuse pas de lui avoir extorqué des paris abusifs.
Je fais la moue et m’approche de lui pour lui susurrer les mots qu’il faut …

« Dis Greg, mes pieds tu les préfères au miel ou à la confiture ? »

Je ne peux pas m’en empêcher. Comme le dit une personne qui me déteste, je ne sais pas quand il faut s’arrêter. C’est parce qu’il ne comprend pas que c’est à ce moment précis que ça devient intéressant, souvent excitant et parfois, dangereux. Depuis mon Retour j’y ai beaucoup réfléchi et c’est peut être là la raison de ma mort, à toujours vouloir avancer au mépris du danger, on finit par aller trop loin.
Mais pas aujourd’hui.
Quelqu’un jailli au moment où Greg est sur le point de craquer physiquement. La carrure du Capitaine et son autorité éteignent la fureur de son matelot comme on souffle une bougie. Je n’écoute qu’à demi-mot les remontrances de Logan, particulièrement contrarié par la tournure des choses. L’autre ne discute pas, il baisse les yeux et marque son accord dès que son chef le lui demande. Il n’y a aucune trace de sa fureur précédente dans sa voix ou les traits de son visage. Je n’écoute pas mais j’observe cette étrange magie de commandement opérer. Même moi qu’on considère comme la marionnette de Keyoke, je n’ai jamais été capable de tant de discipline pour encaisser mes fautes.
Considérant qu’il n’aurait jamais accepté qu’une invitée soit ainsi humiliée même en cas de pari consenti, il me demande d’en faire de même et de dispenser son matelot de me baiser les pieds. Je balaye cette part du marché d’un revers de main, n’en étant même pas à l’origine. Tout ce qui m’intéresse sont ses lames d’une incroyable qualité et parfaitement symétriques.

Sam me rejoint quand tout le monde est ensuite appelé à rejoindre son poste ou sa cabine.

« Tu es douée, je suis impressionné.
- Quand ma cible ne bouge pas. J’ai encore du chemin pour avoir cette précision en mouvement.
- Tout ça était vraiment nécessaire ?
- Je voulais ses couteaux, tu aurais préféré que je vole ?
- Bien sûr que non. Mais il aurait pu te faire mal.
- C’est un marin, pas un combattant. Pour me faire mal il faut d’abord m’atteindre. »

Dans la cabine, la discussion continue et j’ai l’impression que pour lui, le risque ne valait pas le gain. Il nous voit de ses yeux et de son pays et j’essaye de le comprendre par les miens et mes codes, diamétralement différents des siens. Il n’a finalement pas très apprécié la tournure des événements et la manipulation d’un homme dont il ne supporte pourtant pas l’attitude. Malgré sa légèreté et sa naïveté, il a une franchise qui me change des mensonges et fourberies de mon entourage à Oranan.
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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Madoka » mar. 19 mars 2019 21:56

Au matin du dernier jour, le continent d’Imiftil est en vue. Comme l’avait dit Logan, il parviendrait à Exech en une petite semaine. Les pluies diluviennes et les vents tourbillonnants qu’on a subis pendant deux jours et deux nuits n’ont pas suffi à ralentir son navire construit pour fendre les flots.

Je frappe à sa porte bien qu’il m’ait fait mander un peu plus tôt.

« Entre, entre Madoka. Pas de manière entre nous. On m’a dit que vous étiez déjà prêt à débarquer ?
- Sam l’est depuis qu’il a posé son premier pied sur le pont.
- Je ne comprends pas cette règle vous interdisant de l’aide.
- Oh … L’Ynorie telle qu’on la connait toi et moi est jeune, je pense qu’ils ne veulent plus de l’influence des anciennes familles. J’ai entendu dire que deux années de suite, les gagnants ne l’ont été que grâce à l’argent de leur soutien et la puissance de leur escorte. Ils se sont effondrés et ont fui les garnisons où ils ont été envoyés. Cette épreuve est comme un rituel de passage. Ils sont en quête de forgerons de guerre, pas en quête de prestige. … et de plus, la mer t’aurait trop manquée.
- Moui. Ne me sous-estime pas, je pourrais te surprendre.
- J’espère bien, Capitaine. »

Tandis que nous discutons, il m’invite à prendre place sur un fauteuil ainsi qu’une tasse de thé qu’il a fait préparer pour moi. Il m’accompagne avec un verre de vin rouge, comme de vieilles connaissances qui s’accommodent des préférences de chacun. Je lui fais part de nos projets pour le voyage, les lieux où nous allons faire halte et notamment la ziggurat de Kamareth, sur les conseils du matelot avec qui nous avons énormément échangé durant le trajet. Malgré l’importance du voyage et ses difficultés, je ne peux m’empêcher de lui faire part de ma hâte de découvrir de mes yeux ce qui m’a été décrit.

« En parlant de découvrir, dit-il en me tendant deux boîtes. La première est plate, faite d’un bois noir laqué. Les couteaux. Un pari est un pari. Greg est un homme de parole mais tâche de ne pas trop en faire d’accord.
- Entendu. »
La seconde est plus petite. Un cube en bois, recouvert d’un tissu où est brodée une rose d’argent. En l’ouvrant je découvre une boussole finement ouvragée.
« Ma modeste contribution.
- Merci. Merci beaucoup.
- Il n’y a pas de quoi. Tu peux aussi prendre quelques rations et des couvertures, il y en a bien assez pour nous. Je voudrais aussi que vous attendiez demain matin pour partir. Nous arriverons dans la soirée, inutile de payer une chambre et je ne vous laisserais pas partir de nuit. Et dernière chose, je viendrais vous rechercher moi-même si je le peux. Fais envoyer un message depuis la ziggurat à Tulorim, si j’y séjourne encore je serais au port d’Exech avant toi.
- A vos ordres, Capitaine. »

Je passe le reste de la journée avec Sam, à observer le continent se rapprocher depuis la proue, à dormir et à attendre. Demain sera le début d’un long voyage dans l’inconnu.

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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Madoka » sam. 20 avr. 2019 00:18

Quand Sam et moi revenons sur le pont, lavés et vêtus de propres, le navire a déjà quitté le port puant d’Exech et fend les vagues de l’océan à une telle allure qu’enfin, enfin, je sens le vent souffler dans mes cheveux. Les nuages dans le ciel ont la couleur sombre d’un orage à venir, le vent les repousse et trop les regarder donne presque l’impression d’avoir la tête qui tourne … c’est un spectacle que jamais, ô grand jamais, j’aurais un jour pensé aimer et convoiter.

« Est-ce que tu as des amis ? »
Sam me signe la question sans préambule pendant que nous nous occupons de Blanchette.
« Pourquoi cette question débile, t’as de la fièvre ?
- Ben, tu avais l’air de bien t’entendre avec le capitaine mais tu n’as pas vraiment réagi en le revoyant. Revoir Saadi m’a transporté de joie, tu vois, et je suis triste à l’idée de ne peut être plus jamais le revoir. C’est mon ami et je réagis en sa présence, je suis naturel et sans réserves. Toi, tu ne les lâches jamais.
- Le capitaine et moi avons une connaissance en commun et une affaire en suspens, c’est tout.
- D’où ma question, est-ce que tu as des amis ?
- Je sais pas trop ce que c’est.
- Des personnes pour qui tu as de la sympathie, du respect. Quelqu’un à qui tu parles librement et avec qui tu as en commun des valeurs morales et des affinités.
- Donc pas toi.
- Ooh, c’est méchant, signe-t-il en riant de bon cœur. Tu es ma sauveuse plus que mon amie. Tu n’as pas répondu.
- Je ne sais pas. Je suis pas sûre d’avoir compris l’intérêt.
- Ben justement. Y’a pas d’intérêts dans une amitié. ... Alors réponds à cette question sans réfléchir. Où et chez qui vas-tu aller de retour à Oranan ? »

Je joue le jeu mais le nom et le visage qui me viennent à l’esprit me font presque frissonner. J’ai confié à Sam que je n’étais plus la bienvenue chez mon maître en son absence voire plus du tout, je lui ai confié ne plus avoir de famille … et voilà à quoi mènent les confidences, à ce qu’un petit fourbe s’en serve pour me faire penser à des choses auxquelles je ne pense jamais, à me faire douter, réfléchir et raisonner.

« Petite fripouille !! Essaye pas de me corrompre ou je te botte les fesses ! »

Il se gondole littéralement au dessus de la rambarde.

« Alors, tu as quand même un ami.
- Non, ce n’est pas quelqu’un de très recommandable.
- Par bien des aspects, toi non plus. Mais je t’aime bien quand même.
- Ouais, moi aussi je t’aime bien. Mais t’es pas mon ami. »

Nous rions de bon cœur, comme si ces dernières semaines n’avaient pas existées, comme si les mauvais souvenirs s’étaient déjà envolés, comme si nous n’avions pas frôlé la mort plusieurs fois. Il me serre dans ses bras après notre fou-rire, très fort et très longtemps, avant de me dire merci d’un regard. Nul besoin de mots ou de signes quand on vous regarde avec de tels yeux débordant de reconnaissance et de gratitude. Je cache comme je peux mon embarras, n’étant pas réellement sûre d’en mériter autant, surtout que bon nombre de ses désillusions sont de mon fait. Il s’en va ensuite manger et selon ses prédictions, dormir pendant la semaine entière de voyage.


Peu de temps après, le capitaine Tiercevent me rejoint sous la pluie naissante.

« Vous en avez bavé on dirait.
- Au point d’avoir perdu de vue en cours de route les raisons de mon engagement dans cette compétition. Je n’ai plus eu qu’une résolution : ne pas crever dans cette maudite région du monde.
- Que vas-tu faire après ?
- Je sais pas trop. Tu as pu transmettre le message à Pullin ?
- Comme promis. Justement, si tu n’as plus d’engagement mortel en vue, j’aimerais que tu m’accompagnes à Kendra-Kar.
- Avec plaisir, j’ai besoin de m’éloigner un peu d’Oranan. J’aimerais voir Sam à l’œuvre pendant le concours avant de partir.
- C’est tout naturel.

- Capitaine. Dis-je au moment où il repart.
- Oui Madoka.
- Merci d’être revenu nous chercher.
- Te chercher … dit-il avec le sourire le plus charmeur du monde. »

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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Kassar le laid » ven. 5 juil. 2019 18:16

Précédemment depuis Exech ...

J'écoute les locaux répondre à ma question, m'indiquant que l'Allégresse doit appareiller dans les minutes qui suivent. De ce que je tire de leur patois, j'ai peu de chance de monter à bord - le capitaine et l'équipage semblent être, et c'est de mauvais augure pour moi, grands amateurs d'esthétisme...

(Mais ais-je seulement le choix? C'est le seul qui part ce soir... Et l'Allégresse... Cela me changerait, un peu d'allégresse...)

D'un signe de tête nerveux et mal assuré à leur intention, je m'éloigne rapidement de mes informateurs dont l'un d'eux, visiblement rendu mal à l'aise par ma hâte de quitter la ville, me chasse à grande voix. Balayant du regard le quai, j'aperçois sous la lumière de la lune, des formes humaines qui s'activent prestement sur le quai, alors que des voix d'hommes s'élèvent et s'organisent pour ce que je devine être un départ imminent.

( Par Jerì, ne partez pas sans moi!)

Je me dirige vers le navire, plus petit que je ne l'aurai cru, aux formes élancés et harmonieuses. On dirait plus un navire de plaisir pour quelques nobles en mal de voyages qu'un véritable navire marchand prêt à traverser l'océan entre deux continents... Mais je n'ai pas le temps de m'interroger.

"Attendez! Attendez-moi!"

Un des marins s'interrompt, un fin gaillard aux traits élancés, et repose un instant la lourde caisse qu'il porte pour me toiser.

"Qu'y a-t-il monsieur?"

(Monsieur? Il y a des marins aussi polis?)

"Est-ze que ze pourrai rencontrer fotre capitaine? Ze dois abzolument partir ze soir..."

"Et bien... C'est que nous sommes en plein départ, et le capitaine doit s'occuper des dernières opérations..."

"Ze ne fous prendrait qu'un court instant, ze fous le promet..."

Le marin hésite, visiblement incertain sur quoi faire de cet étranger surgit des profondeurs de la nuit à quelques minutes du départ... Finalement, il se décide.

"Capitaine! Quelqu'un pour vous ici! C'est urgent apparemment!"

Le marin reprends la caisse qu'il portait avant mon arrivée, la soulevant avec un petit grognement d'effort avant de recommencer sa marche vers le navire.
En sens inverse, un homme à la mise élégante et au sourire franc s'avance dans ma direction. Plus il se rapproche, plus mon masque et mon visage lui apparaissent clairement, et plus je le vois ralentir alors qu'il me jette un regard intrigué.


"Monsieur, Logan Tiercevent, capitaine de l'allégresse pour le compte des Amants de la Rose Noire. Est-ce bien vous à qui je dois m'adresser pour l'urgence ?"

"Nafré de fous ennuyer alors que fous êtes près de partir, capitaine, mais ze defait abzolument fous demander: z'ai absolument bezoin de partir de zette ville..."

C'est subtil, mais je constate immédiatement le durcissement des sourcils de Logan.

"Partir immédiatement, vous dites? Cela n'inspire guère la confiance... Nous ne prenons pas de criminels à bord de l'Allégresse."

"Ze ne zuis pas un criminel, ze fous l'azzure! Ze... Exech est affreuse. Ze fiens à peine d'y arrifer, presque zans rien, et la milice a trouvé le moyen de me dérober le peu que z'avais..."

Mon estomac, à l'aise dans son timing, émit une nouvelle supplique épuisée, interrompant ma phrase.

"... Ze n'ai rien, monzieur. Plus de maizon, plus de vizage, plus d'arzent. Ze n'ai aucune raizon de rester izi. Ze peux fous zaider, ze peux cuiziner un peu, nettoyer, ... Ze peux apprendre."

Le capitaine Logan m'écoute en silence, le visage pensif, caressant d'une main impeccablement propre son menton rasé.

"Admettons que je vous croie. Il y a beaucoup de pauvres bougres ici qui aimerait bien aussi partir de ce bauge, et qui sont capable d'éplucher des légumes ou de récurer un pont. Et l'Allégresse ne prends à son bord que son équipage et les membres et amis des Amants de la Rose Sombre... Alors, dites-moi: pourquoi serait-ce différent pour vous?"

Je ressens la morsure du désespoir sur mon cœur alors que le capitaine parle. Cela semble fichu...

" ... Parze que ze zuis le zeul à être venu le demander?"

Le capitaine hoche la tête avec une certaine satisfaction à ma réponse et me sourit.

"Vous avez tout à fait raison, et ce serait du gâchis de ne pas accorder sa chance à quelqu'un essayant de dépasser sa condition pour vivre dignement. Bienvenue à bord de l'Allégresse, monsieur....?"

"Merzi! Merzi infiniment capitaine! Ze m'appelle Kazzar!

"Et bien, bienvenu à bord de l'Allégresse, Kazzar. Un des membre d'équipage vous trouvera une petite cabine inutilisé pour le voyage, suivez-moi."

Je me renfrogne légèrement alors que je lui emboîte le pas, frustré de ne même pas pouvoir prononcer mon nom correctement... Mais la joie de pouvoir enfin quitter cette ville et les mauvais souvenirs que j'y ai accumulés en à peine quelques heures dissipe rapidement tout agacement.

"Zi ze peux fous demander... Où allons-nous?"

"Vous avez demandé à embarquer sans le savoir? Et bien... Nous allons à Kendra Kâr. Pour tout vous dire, on m'a rapporté d'étranges événements au Temple des Plaisirs, et j'aimerai voir par moi-même ce qu'il en est, d'où ce départ précipité."

"Le Temple des Plaizirs?"

"Le centre de la guilde. C'est un lieu mémorable de la ville, et un endroit des plus agréable où se divertir."

Après m'avoir jeté un coup d’œil attentif par dessus son épaule, il finit par conclure avec un sourire:

"Passez-y à l'occasion, je suis sûr que la visite voudra le détour."

Incertain quand à quoi répondre, j'acquiesce d'un signe de tête, alors que l'idée même me parait tout à fait incongrue au vu de ma condition. Le capitaine hoche aussi la tête en retour, et peu après, j'observe la planche être rentré à bord et les amarres être largués pour le plus grand voyage en mer de ma vie - car le premier.

La suite...
Modifié en dernier par Kassar le laid le sam. 6 juil. 2019 00:32, modifié 1 fois.
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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Kassar le laid » sam. 6 juil. 2019 00:31

Précédemment...

J'observe les lumières d'Exech disparaître petit à petit vers l'horizon, me tenant tant bien que mal à un corde de la poupe du navire. Autour de moi, les marins s'activent encore, mais un calme relatif revient alors que le voyage en haute mer commence. Je sens un horrible mal de mer arriver, mais je me force à rester là, pour cette très intime veillée funèbre de ma vie à Imiftil.

( Je n'ai jamais été aussi loin de ma vie... )

Alors que les lumières aux fenêtres des maisons du port d'Exech s'amalgame en une vague forme lumineuse dans le lointain, je repense à mon village. A ma femme. Mon enfant. Mes voisins. A ma vie d'alors.

( Est-ce que je les reverrai un jour? Ils m'ont chassés comme un monstre, sans aucunes affaires... Ils étaient terrifiés et paniqués, et j'aurai probablement été des leurs si ça n'avait pas été moi qui était concerné ... )

Non loin de moi, un marin passe et me fait un salut.

"Premier voyage loin de chez vous?"

J'acquiesce de la tête.

"C'est le plus difficile, mais c'est aussi le plus riche. En expérience, je veux dire. Moi, je suis parti y a bien... quoi, 10 ans? A l'époque, j'ai senti un appel, vous savez. Vers la mer. C'était avant que je fasse naviguer ce navire pour les amants. J'avais pas grand chose dans ma vie, mais quand même quelques amis. C'était difficile de tout quitter, mais maintenant, je me dis que j'ai bien fait. Je serai resté à l'étroit dans ma propre vie, j'avais besoin de muer pour évoluer je pense.
Vous êtes partis pour quoi vous? Le capitaine n'a pas dit grand chose..."


"Ze n'étais plus le bienfenu ze moi."

Je n'ose lui dire que j'ai été défiguré par la maladie, de peur qu'il me croie toujours malade. J'ai entendu des histoires: les maladies ne sont pas prises à la légère dans un espace aussi confiné qu'un navire, et on pourrait bien me jeter par-dessus bord illico.

"Un problème avec votre famille peut-être? Je compatis mon vieux."

La compassion de ce marin m'irrite un instant, mais cet agacement s'effondre de lui-même aussitôt. Il ne sait pas. Il ne peut pas savoir. Si il voyait mon apparence ...
Je l'observe un moment. Il a une coupe de cheveux courte et soignée, dont les mèches repiquent un peu dans l'air marin. Un barbe de quelques jours, épousant le contour de ses joues, et surmonté d'une moustache très fine. Des oreilles effilés trahissant une origine elfique, avec une discrète boucle d'oreille sur l'oreille gauche en forme de larme. Des yeux d'un bleu très pur. Sa mise attire ensuite mon œil : une veste d'un cuir étrange, probablement traité d'une manière ou d'une autre contre le sel marin, et d'une très belle facture.


Image

"Ze peux fous demander fotre nom?"

"Certainement. Je suis Nesterin Daleth. Et vous êtes Kazzar, c'est cela?"

J'acquiesce de nouveau de la tête, mais je vais devoir trouver quelque chose pour prononcer mon nom correctement, ou me résigner à ce qu'il soit incorrectement prononcé à jamais.

Nesterin vient s'adosser à la poupe à mes côtés. Je ne le rejette pas : avoir de la compagnie après mes infortunes est réconfortant.

Mon regard se retourne de nous vers l'horizon. Exech n'est plus qu'un point vaguement lumineux, à peine discernable à présent.


"Ze nafire file comme le fent!"

"Oui, c'est un excellent bâtiment, je dois bien le dire. Plus taillé pour la course que pour le reste."

Perdu dans ce lointain, je médite les paroles de Nesterin. Peut-être est-ce aussi pour moi l'occasion d'évoluer. Il le faut bien, à présent. Kendra Kâr parait être une grande ville comme Tulorim : il y a probablement de la place même pour moi là bas. Ça vaut le coup d'essayer. J'ai été marqué par la maladie, peut-être est-ce là un signe de Jerì? J'y pensais pendant ma longue marche, mais à présent que je n'ai plus à m'inquiéter de survivre, il est peut-être temps de trouver un sens à tout cela. Pour ne rien regretter de ce que je quitte.

Et quant les seules lueurs furent le ciel et notre navire, Nesterin m'accompagna à ma cabine pour y succomber entièrement au mal de mer...
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Madoka
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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Madoka » jeu. 14 oct. 2021 15:05

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Voyage vers l’inconnu
Jour 1


Je me réveille en sursautant.

Plongée dans des rêves étranges et chaotiques qui m’ont secouée toute la nuit, le bruit à ma porte me surprend et m’affole. Les yeux mi-clos, j’inspecte la pièce, petite et minimaliste. Il me faut plusieurs secondes pour me souvenir que je suis dans la cabine d’un navire, loin de Nirtim ; et je n’adresse qu’un vague signe de tête au matelot venu me prévenir que Dame Pulinn sera disponible n’importe quand.
Je m’y rends aussitôt après m’être débarbouillée un peu, motivée par l’envie de passer des moments en sa compagnie et le besoin d’occuper mon corps et mon esprit.


Sa cabine ressemble à celle du capitaine, grande, confortable et luxueuse ; à l’image de ses appartements au Temple des Plaisirs mais, ce matin, elle n’est pas dans son élément. Son visage fatigué dénote avec les dorures des coussins, sa mine grave et ses gestes mous n’accompagnent pas le doux bercement des voilages ou l’éclat de la décoration. Pour tout dire, elle fait tache dans le paysage. Son sourire enjôleur a disparu, son corps est tassé, son menton bas ne cesse de toucher le foulard qui cache sa cicatrice. Le mince sourire qui m’accueille n’est que poli, son regard las est douloureux à supporter.
Mais je la salue en souriant et prends place sans montrer mon désarroi ou mon inquiétude. Cette épreuve-ci, personne ne peut l’aider à la traverser, nul mot pour soulager ses souvenirs, nulle promesse pour alléger le futur. Elle est seule, et je le sais que trop bien.

Là où elle va, ce ne sera pas tant la solitude que l’isolement qui risque de l’abattre un peu plus. Je peux au moins lui éviter ça. Et, cette nuit, j’ai beaucoup pensé à la manière dont j’allais devoir le faire, en sachant que le secret autour de sa destination est plus secret que l’existence des Amants de la Rose Sombre. Une chance pour elle, notre monde aussi grand et pluriel soit-il possède une langue et un alphabet en commun. A ma question sur sa bonne mémoire, elle hoche fermement la tête, menton en avant, cela lui donne une expression très sérieuse.

« Les expressions du visage sont d’ailleurs très importantes, dis-je en rebondissant que cette mimique déterminée. Que cela soit vos sourcils, vos yeux ou votre bouche. Une bonne expression permet de comprendre différemment un signe identique. Mais surtout d’exprimer des notions comme l’interrogation, les sentiments ou l’intensité de l’action. »

Je le lui démontre aussitôt avec le signe pour signifier qu’on a beaucoup travaillé, l’intérêt de l’expression étant d’exprimer sa fatigue, sa fierté ou sa douleur à avoir tant travaillé.

« Ce matin, je vais surtout vous montrer quelques signes qui vous permettront de réagir rapidement.»

Le temps nous manquera. Maîtriser les gestes et le positionnement des doigts demande des mois de travail, voir des années ; mais je doute qu’il faille à Logan tant de temps pour trouver une île. Nous passons du temps à répéter ces futurs gestes utiles ici, comme arrêter, ralentir, répéter, je ne comprends pas, oui, non, faire une pause et d’autres mots.

Elle est incroyable. D’une patience inimaginable, elle garde son calme et répète encore et encore la même série sans sourciller, sans grimacer, sans s’agacer de ses erreurs. Même meurtrie jusqu’au plus profond de son corps, dévastée par ce qu’elle vient de vivre, elle reste l’elfe fascinante qui m’a accueilli au Temple des Plaisirs.



La soupe et le pain servis par un matelot en fin de matinée nous permettent de nous atteler à des signes iconiques, tel boire ou manger, dérivés du mime, qui allège un peu ses doigts. Nous continuons ensuite à signer comment saluer, remercier, poser des questions simples comme pourquoi, comment et plus encore, jusqu’à ce qu’elle m’arrête et tente de mimer une question qui semble lui tenir à cœur. Quelques reprises sont nécessaires avant que je ne devine sa question, amusante et qui marque surtout son envie d’aller plus vite.

« Oui, on fait des phrases en langue des signes, mais la syntaxe est très différente, il vous faut d’abord oublier tous les vieux réflexes des langues orales, même les plus étranges. La phrase se construit comme tel : le temps, le lieu, le sujet puis l’action. »

Pendant de longues minutes, très longues minutes, elle m’écoute parler des règles de grammaire, peu nombreuses mais sans commune mesure avec tout ce qu’elle connaissait. Elle m’écoute avec attention. Je ne me pose même pas la question de savoir si elle comprend ou s’en souviendra.

L’arrivée de Logan met un terme à cette première leçon et, à nous trois, nous convenons que je revienne chaque matin. Je m’échappe de la cabine pour la laisser se reposer, la quittant avec un sourire aimable sans savoir quoi lui dire.





Je sors sur le pont et marche un peu, la tête haute pour sentir les embruns sur ma peau et l’odeur de l’océan. De la proue, j’observe l’horizon sans fin, cette ligne au loin, indescriptible, où l’eau et le ciel s’entremêlent. Mes quelques voyages en mer ont cela en commun, cette impression de vide et de tant, d’être si perdue que je me sens libre. Libre d’aller, perdue dans mes pensées. Et aujourd’hui, enfin, je me sens bien. Malgré tout ce que nous venons de vivre, malgré les tragiques répercussions pour certains … Tout cela m’est devenu un passé révolu et résolu. J’inspire profondément et ma respiration se saccade d’elle-même, comme pour relâcher les dernières brides de tension. Je suis en paix, je sais enfin tout, tout sur mon sort. Les prêtres d’Oranan avaient tort, j’ai cherché à savoir et je ne me suis pas perdue en route, j’ai souffert, j’ai failli, mais je suis là, debout, le dos tourné à ce passé. C’est vrai, je suis morte et même si je ne sais par quel miracle, ni pourquoi je suis revenue … je suis là, et peu m’importe pourquoi, ça aussi, je serais de taille à l’affronter.

Évidemment, je ne suis plus tout à fait la même. Cette chose qui retenait mon esprit et mes émotions s'est brisée en moi, j'ai perdu ce qui me maintenait à l'état de simple outil qui m'allait si bien. J’obéissais aux ordres, ni plus ni moins, de celui que je pensais avoir choisi comme mentor.
Je vais devoir apprendre à vivre avec ce poids, qui ressemble à s’y méprendre à une conscience. Je lui dois au moins de faire un effort pour l’accepter. N’est-ce pas ce qui m’a permis de me délivrer ?

Je n’étais pas prête, à l’époque, à choisir la liberté que m’offrait le capitaine Pragatt’. Aujourd’hui, je suis prête à construire la mienne.



Une voix masculine me sort de mes rêveries. Le jeune matelot qui s’était lié d’amitié avec Sam Gadgo, le forgeron Sinari de l’ Erementarīfōji, me reconnaît et s’étonne de me revoir ici. Il me demande des nouvelles de son ami.

« Sam a fini troisième de la compétition, lui dis-je pour commencer. Il est reparti fièrement chez lui.

Bavard de nature ; ce qui a beaucoup plu au Sinari qui aimait écouter ses histoires maritimes ; il se remémore notre dernier voyage et les récits du mien dans le désert. Pendant quelques minutes, je le laisse m’entraîner dans une discussion anodine, sans envergure, sans malaise et sans coup fourré. Une discussion ennuyeuse dont j’en cherche l’intérêt. Et, sans prévenir, il m’invite à le rejoindre pour manger, boire quelques verres et s’amuser avec les membres d’équipage. Qu’aurais-je à y faire ? Me dis-je à part moi, je n’ai nul besoin cette fois d’en escroquer un pour le voler ou lui soutirer quoi que ce soit. Je lui rétorque que j’ai à faire et décline son invitation. Je l’observe s’en aller :

« Attends ! Après tout, n’étais-je pas en train de penser que tout était différent maintenant, que je pourrais être plus ouverte aux nouveautés et s’amuser en est une. J’ai changé d’avis.»




J’y revois des têtes connues, semblables à la dernière fois ; la peau dorée, secs et musclés, bavards et bruyants. Les discussions tournent autour de la mer, des femmes et d’argent et, au final je me prends au jeu tout en parvenant à garder cette place envieuse de spectatrice distante, qui permet d’observer finement. Une chose, pourtant, me place au centre de la discussion.

« Comment ça tu bois pas !! » S’exclame bruyamment celui qui venait de me proposer une chope.

Et la chose est ici tellement rare et incompréhensible qu’ils se taisent tous et me regardent comme un être d’un autre monde.

« Genre jamais ?
- Plus depuis des années.
- C’ta religion ou un truc comme ça ? »

Mes explications, évasives, les convainquent tout de même du bien fondé de cette décision … avant et ailleurs. Ici et ce soir, je n’ai aucun besoin de garder l’esprit vif. Et j’admets volontiers que ce soir, je n’ai aucune obligation quant à mes anciens employeurs et surtout, c’est mon premier soir de laisser-aller !

Et que n’ai-je pas fait là ! Je suis tombée dans un traquenard. Ce liquide a un goût infect, piquant et comble de l’ironie, il donne soif, et l’envie d’y retourner, un cycle infernal qui semble ne prendre fin qu’avec le sommeil, ou l’inconscience si j’en juge certains corps avachis à même la table. Les discussions se raréfient, les échanges plus bruyants. En cela ce n’est pas différent de ce qui se passait à la Maison Rouge, sauf qu’à l’époque je remplissais les verres, je ne les vidais pas. J’ai parfois, comme maintenant, des moments de lucidité incroyable sur des questions ésotériques et philosophiques, sur la vie, la mort, la loyauté, le mensonge, le devoir ou la liberté. Et souvent, comme à l’instant, un jeu, un pari, une boutade ou une chute met fin à la phrase ou la pensée qui aurait pu révolutionner toute ma vie … quelle tristesse de passer si près de l’apogée spirituel. Ayant renversé mon verre, je me dois de prendre part à la revanche du marin que j’avais humilié il y a quelques semaines pour lui subtiliser ses couteaux. Paraît-il que d’avoir oublié l’un deux dans le corps d’un mort n’est pas respectueux !
L’ambiance, ce soir, le rend plus jovial, il m’a même appelé par mon nom et s’est excusé de son comportement. Et ce soir encore, j’lui mets la misère !! Même incapable de marcher droit ou de retenir mon urine si l’envie me venait, j’atteins la cible … enfin, plus souvent que lui.
Du temps passe, combien je ne sais pas, mais je grimace de m’entendre parler fort, je jurerais que les tables et les marins flottent au dessus du parquet et ma main à couper qu’ils ont rajouté une cible. Les hourras me font dire que mes lames font mouche et je suis de plus en plus intimement persuadée que mon talent se bonifie avec l’alcool, parce qu’aucun d’eux n’en croit ses yeux. En plus d’une chaleur intense aux joues et une plus étonnante à l’entre jambe, je ressens le feu de la fierté et de la félicité pour mon art inégalé.


« J’lance des couteaux d’puis beeeaaaaucoup plus longtemps qu’je bois ! R’gardez, les yeux fermés …
Je les entends hurler, rigoler et faire un boucan pas possible avec les chaises et les tables.
J’ouvre un œil …
- Arrrrêtez d’rajouter des cibles !»

Suivre ce que je fais et ce que je dis devient de plus en plus difficile, mais en tout cas, je parle. Tant et tant que j’en ai la bouche pâteuse. Ma théorie quant aux marins qui flottent se vérifie à la lueur des étoiles car, c’est comme ça que je regagne ma cabine.
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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Madoka » sam. 22 janv. 2022 23:30

Jour 2


Devenue étrangement sensible à la lumière, je me réveille difficilement, les yeux brûlés par la lueur de la lampe à huile. Ma tête grince, mes gestes sont mous, ma gorge est sèche au point d’en être douloureuse ; je ne parviens pas à mettre de l’ordre dans les maux qui m’habitent et le dysfonctionnement général de mon esprit. Je bois l’eau destinée à mes ablutions et me lève pour rejoindre Pulinn.
Le marin devant sa porte, en l’ouvrant, me sourit et me prévient qu’il m’apportera de l’eau en quantité toute la matinée. Un fin connaisseur, me dis-je alors, des maladies maritimes.
Le temps passé avec Pulinn, studieuse et patiente, est une aubaine pour moi. Ma seule voix faiblarde ne ravive point mes maux de tête, l’hydratation soigne ma nausée, la nourriture apaise mon estomac, mon corps se réchauffe et se détend petit à petit. Lorsque Logan vient nous prévenir que l’heure est à la pause, je me sens ragaillardie.





Dehors, le soleil est haut et le vent est chaud. Il sent le sel et le bois humide, il sent le métal, le chanvre des cordes. Je m’installe en poupe où je gêne le moins l’activité des marins de Tiercevent, et entame un entrainement afin de me dérouiller un peu. Depuis des jours, des semaines, je n’ai fait qu'aller à droite et à gauche, toujours en mouvement, toujours en quête ou en cavale … et cette impression tenace de n’avoir fait que suivre et réagir tant bien que mal m’obsède. Il faut bien l’admettre, je suis seule à présent, je n’ai plus de clan, plus aucun repère ; et en l’état je doute d’être capable d’aller très loin. Je dois m’endurcir, m’améliorer. Je dois devenir plus forte, plus efficace, je ne dois pas échouer, j’ai mis en jeu mon honneur, je dois prouver à mon maître qu’il a eu tort, je me dois de lui prouver que je vaux plus qu’un mage.

Pendant de longues minutes je prends plaisir à retrouver mes sensations et ma souplesse. Le balancement du pont m’est assez difficile à appréhender, mes premiers gestes sont saccadés, ratés parfois par mon déséquilibre à rester sur la pointe du pied alors que la proue brise une vague. Alors je recommence, je reprends les mouvements encore et encore jusqu’à en avoir mal aux cuisses et aux bras, jusqu’à ne plus sentir mes doigts de pieds. Peu importe la gêne, la douleur ou le temps, l’excellence d’un artisan ne tient qu’à sa capacité à répéter jusqu’à briser le doute et surpasser l’échec.

Le soleil est bas et les ombres longues lorsque je m’arrête, percluse et hors d’haleine. Une ombre, d’ailleurs, se meut au dessus de la mienne. Derrière moi, assis en hauteur, se trouve Greg, l’ancien propriétaire de mes lames, en train de me toiser en silence, qui sait depuis combien de temps. Éblouie par le soleil derrière lui, je ne distingue ni son regard ni son expression et son immobilité me fait craindre que sa jovialité d’hier soir ne fût due qu’à la présence de l’équipage. Aussi, je décide d’entamer les hostilités.

« Ton ennui est donc si vaste que tu perds ton temps à me regarder ?
- Mon ennui ouais … mon ennui d’attendre qu’une brindille finisse de s’tortiller.
- Une grande gueule comme toi n’a pourtant qu’à bâiller pour s’faire entendre.
- Qu’est-ce tu veux que j’te dise, c’est ma bonne éducation qui ressort. »


Son ton est moqueur, railleur et lorsqu’il saute pour me faire face, il arbore un sourire plutôt franc malgré la grossièreté naturelle de son visage. Un rustre reste un rustre. Son être n’est pourtant pas exempt de beauté, ses cheveux mi longs châtains sont si fins qu’ils ondulent avec grâce au moindre courant d’air, sa peau est de cette teinte exquisément dorée, non brûlée, par le soleil, qui sent le sel et le chaud. Il est moyennement grand, impressionnant pourtant malgré sa minceur, car ses muscles secs donnent une impression d’un corps sans douceur. Son nez fin, plutôt féminin, adoucit le centre d’un visage beau mais terriblement rude, ses yeux bleu clair accentuant un regard glacial et méprisant ; que même sa jeunesse ne tempère pas.

« J’m’attendais pas à t’voir autant en forme, on pensait qu’tu s’rais pas capable d’aligner trois pas et deux mots.
- Et pourquoi ça ?
- Après hier soir ? Tu veux rire ! Tu ferais mieux d’éviter la picole à l’avenir !
- J’t’arrête tout d’suite, je comprends rien à ce charabia. »


Je l’écoute et me rends mieux compte des maux de ce matin, de mon état et celui de mes souvenirs flous de la veille. C’est un comble, avoir tant enivré mes clients pour délier leurs langues et pervertir leur prudence, sans en avoir tiré de leçons quant aux limites à ne pas dépasser. Comment par tous les sangs peut-on se faire subir volontairement autant de mal pour si peu de résultat.

« Mais pourquoi donc faites-vous ça alors ?
- C’est … j’sais pas … c’est pas vraiment une bonne question en fait … ça fait parti du mode de vie des marins et des ports. On vit les uns sur les autres, c’est pas toujours facile comme vie, c’est une manière de s’amuser, de s’défouler, d’oublier le sérieux et qu’la vie est dure. Tout c’que tu sais pas faire en gros, sans t’vexer.
((Et comment ! c’est juste une manière de plus de perdre le contrôle))
- Ben, c’est pas tout à fait juste. On n’a pas la même manière de s’amuser, c’est tout.
- Allons bon ! Y’a des choses qui t’amuse toi ?
- Bien sûr. J’adore manipuler et arnaquer les mecs très, très fier d’eux, c’très précis comme exemple …
- Je vois …
- … mais j’ai vraiment, vraiment aimé t’humilier, sans t’vexer hein ! »


Contre toute attende, il rit de bon cœur. Un rire gras et vicieux qui va de pair avec sa nature.

« Allez planche à pain, j’ai du boulot. T’es la bienvenue pour dîner avec nous quand même, sans abus.
- T’es resté planté là tout ce temps, à attendre que je finisse, pour me dire d’y aller doucement avec l’alcool ?
- Quoi, la princesse veut que j’lui décline ça en vers ?
- Pourquoi t’es là ?
- Pour mater un cul ! »


Je me détends enfin. Même s’il n’est pas complètement honnête, je doute qu’il soit là pour se venger ou s’en prendre à moi. Alors je repends mon entrainement au sabre, sans grande conviction, juste de quoi dérouiller mon corps indolent.


Un cri réjoui retentit de la proue du navire et plusieurs éclats de voix animées surviennent. Des bruits stridents sur le bois de la coque attirent plus mon attention, d’autant que de nombreuses têtes se penchent au dessus du bastingage. Les imitant, j’aperçois une créature assez incroyable. Un faciès félin aux yeux rougeoyants nous brave tandis que ses pattes griffues et palmées à la fois raclent le bois en tentant de s’y agripper. Très vite, les marins mettent des mots sur ce que je vois sans le comprendre. La créature, qu’ils nomment le chat-poisson de Moura, est mal en point et cela n’a pas l’air de les rassurer, et ce, même si son état l’empêche de fait de nous atteindre et nous attaquer. Moi je reste bouche bée en découvrant l’aspect du corps de la créature lorsque, d’un bond maladroit elle parvient à se hisser hors de l’eau. Son corps, proche du chat en effet, avec ses quatre pattes et sa souplesse typiquement féline, est couleur vert d’eau aux reflets turquoise, et est couvert d’énormes écailles semblables à du cuir par endroit, avec quelques excroissances pointues sur le dos. Sa queue écaillée se termine par une grosse nageoire puissante.
Et j’avoue être éprise de sa beauté sauvage. Autour de moi, les alertes à la prudence se font écho aux cris provocateurs. Mais l’un d’eux change le ton général lorsqu’il fait remarquer que le chat-poisson est grièvement blessé, que son sang coule plus fortement depuis qu’il a tenté son dernier effort pour s’agripper au navire. Le flot de sang s’élargit et s’étend tout le long de la coque. Les discussions reprennent à peine lorsqu’au dessus de nous, une voix claire et filante alerte tout le navire.

« Ils arrivent,» hurle un jeune marin perché haut sur le mat, relayé automatiquement par d’autres marins montant aux gréements ou déjà installés sur les vergues les moins hautes.

Moi, je ne vois rien. Appuyée sur le bastingage, sur les pointes de pieds, le menton haut et la tête tournée dans la bonne direction, je n’aperçois qu’un léger remous et une masse sombre nager, fort rapidement. Les marins eux ont déjà identifié des serpents de Moura et lâchent plusieurs jurons sur les emmerdes à venir si la situation venait à dégénérer. L’ordre a déjà été donné de rendre compte au capitaine et au barreur.
Grisée par l’ambiance et frustrée de ne rien voir, je décide sans demander l’autorisation de grimper au cordage du mât avant. Le mât de misaine, me dis-je à part, pas peu fière d’avoir retenu quelques termes techniques. Une main ferme se tend vers moi, m’aidant à sauter sur la vergue.

« Tu grimpes bien. T’es venue voir le spectacle ?
- Je veux pas rater ça, vous avez tous l’air stressés et excités.
- Ah, ça … j’espère que t’as l’estomac bien accroché. Et si tu veux vraiment rester, fais gaffe, ça peut vite devenir dangereux pour nous.» Dit-il avec un amusement légèrement provocateur.

Il guide mon regard et m’explique ce que je ne peux pas appréhender. De là, grâce à lui, je vois les derniers mètres parcourus par les fameux Serpents de Moura … créatures sensiblement immondes comparées à l’étrange beauté de l’autre. Mais impressionnantes de fureur. Ils glissent sous l’eau à une vitesse inconcevable pour une novice comme moi. Appâtés par le sang, ils fondent sur leur proie isolée sans se soucier du navire. Le regard braqué sur les monstres assoiffés de sang, le marin me tapote l’épaule et me montre une autre masse, arrivant de biais et légèrement en retrait des Serpents.

« Doit y avoir deux, trois Serpents maximum, mais là-bas, il y a au moins cinq requins flèches. »

J’acquiesce en gardant l’œil dans la bonne direction. Comment est-il possible de dénombrer quoi que ce soit dans ce bouillon d’écume et de nageoires sans fins. Je parviens à peine à distinguer la couleur bleue argentée des nouveaux arrivants qu’il a déjà nom et nombres.

Soudain, les Serpent de Moura soulèvent une gigantesque masse d’eau avant de foncer, gueules béantes et immondes sur le chat-poisson et la coque, heureusement des plus solides, de l’Allégresse. Propulsée en avant, je me laisse tomber à califourchon et me tiens fermement à une corde attachée à la vergue. Le spectacle est saisissant de violence. Le Chat-Poisson blessé parvient à bondir au dessus du bastingage et à retomber entre deux gueules de Serpents, eux-mêmes déjà en train de virer et se contorsionner. Le banc de requin, que je peux enfin voir de visu, se jettent littéralement dans la mêlée, sans distinction de cibles. Ils attaquent rapidement en pleine impulsion, leurs mâchoires relativement petites pour un tel bestiaux mais si perforantes qu’elles s’enfoncent dans le cuir épais des Serpents. Un à un, les requins attaquent, se poussent, contournent et recommencent. Les Serpents, longs, souples, musculeux et coriaces, se recroquevillent, se contorsionnent et s’allongent avec une rapidité sans borne. Le Chat-Poisson, proie pourtant toute désignée, défend chèrement sa peau et louvoie entre ces monstres avec agilité et précision.
Un spectacle magnifique. Violent, sauvage, primitif et magnifique. Je reste là, les oreilles bercées des cris, des hurlements, des feulements ; les yeux exorbités, retenant à peine mon excitation lorsqu’une gerbe d’eau retombe sur le pont, ou ma stupeur enjouée lorsque des créatures se fracassent sur la coque.

Rapidement, l’ordre est donné de descendre des cordages, et de modifier le cap pour s’éloigner de la bataille qui se joue à quelques mètres et qui risque à tout moment de nous prendre dans ses filets. Les requins et les serpents bataillent brutalement et au loin, j’ai l’impression de voir les reflets turquoise du poisson félin, malin et agile pour s’être échappé …

Trempée comme tous les témoins, je continue à observer les remous, m’imaginant ce qui s’y passe.

« Magnifique … chuchote-je, le menton posé sur les avant-bras contre le bastingage.
- Vraiment ? »

Je n’ai pas les mots pour l’expliquer. J’ai toujours été admirative de cette sauvagerie, cette violence seulement soumise à l’instinct du conquérant, non assujetties à des préceptes d’une paix illégitime et aliénante.
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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Madoka » sam. 22 janv. 2022 23:46

jour 5


Ces trois derniers jours, une routine s’est sereinement installée. Les cours avec Pulinn avancent incroyablement bien, malgré sa fatigue grandissante et son moral qu’on dirait aussi résistant qu’un pont de paille, sa concentration et sa mémoire sont sans faille et, chaque matin elle m’attend avec une liste de mots qu’elle désire apprendre. Le Capitaine Tiercevent doit insister pour qu’elle se repose. Je ne l’ai pas vu mettre le nez dehors une seule fois et la mine du Capitaine me laisse à penser que son état général est un souci majeur pour lui. Elle refuse de se confier, et ni lui ni moi n’osons entamer la moindre discussion sur ce qui s’est passé, sur ce qu’elle ressent ou pense. Parfois, lorsque son visage se fige sur sa main, perdue dans ses essais, je me demande si sa destination n’est pas pour elle un purgatoire destiné à effacer toute cette vie de mensonges et de trahisons. Je me force à ne rien dire, à lui apporter ce que je lui ai promis, simplement, uniquement. Chaque soir je m’endors en me disant que seule la présence, ou l’absence, de Cromax sur l’île changera la donne. Ceci n’est pas de mon ressort, j’en suis malheureusement persuadée ; alors chaque matin, je voile ma peine d’un sourire gai et d’une humeur légère pour ses quelques heures passées ensemble.


Et j’avoue qu’en raison de cela, mon entrainement comporte une part d’exutoire. Un entrainement devenu plus intensif, plus harmonieux aussi depuis que je me suis adaptée aux mouvements du navire, un exercice ma foi plutôt efficace pour gagner en technicité.

« Hé ! »

Chaque après midi, j’ai eu la visite de Greg et Sol, le jeune marin aux taches de soleil qui aimait beaucoup le forgeron Sinari qui, je pense, n’est là que pour surveiller ce qu’il se passe car, à l’inverse de Greg, discuter gestes martiaux, anecdotes de combat ou technique personnelles ne l’intéresse absolument pas. L’autre en revanche aime le combat autant que moi et pour les mêmes raisons. Plus brutal et fort que moi, je gagne en vitesse et en technique … sauf une. Sa spécialité, soi-disant, qu’il a peaufinée au gré des ports et des bagarres d’ivrognes. Et il vient me l’appendre aujourd’hui. Sans raison aucune, au moins en apparence, mais si je devais tenter une hypothèse, je dirais qu’il aime avoir l’ascendant, même symboliquement.

« T’es petite et rapide, me dit-il après quelques minutes à parler sans sérieux, du coup tu esquives bien, tu places plutôt bien tes coups et tu sais exactement où faut taper pour faire mal.
- Merci !
- Mais t’as rien dans la tête.
- Sympa.
- T’es un animal, tu fonces on dirait qu’tu réfléchis à rien.
- Hé oh, je sais me tenir !
- Quand t’es concentrée, peut être ouais, mais sinon …
- J’suis imprévisible. »


Il ricane, ne doute pas du fait mais pouffe tout de même. Il y a entre nous une espèce de chaotique alchimie. On finit souvent par deviner la pensée de l’autre en cherchant à le confronter et non à s’associer. C’est plutôt revitalisant, depuis qu’on a passé le cap de la pure défiance. Car il s’agit bien, dans sa technique, de chercher et dompter la prévisibilité de l’ennemi. Sa spécialité, dit-il, est de lire la technique de l’autre.

« Pas pour l’imiter, encore que j’en serais capable … mais à terme, de parvenir à prévoir son prochain mouvement … »

Disant cela avec un subtil changement de prononciation, il m’invite à le rejoindre. Mon imprévisibilité lui donnera du fil à retordre selon lui mais me prouvera l’efficacité de sa technique. Lames factices en main, nous commençons doucement avec pour seule condition qu’on retienne nos coups ; le capitaine Tiercevent n’appréciant guère et loin s’en faut que ses marins et ses invités se blessent inutilement.

On entame une sorte d’échauffement à la dure. J’initie quelques attaques voyantes et simples qu’il pare de sa lame sans soucis et, sans crier gare, je rajoute un coup de coude imprévu que j’arrête à un pouce de sa pommette, un coup de poing de mon bras libre qui aurait malmené son foie ou je prends appui sur le garde-corps pour changer brusquement de direction. Fortement perturbé au début, il parvient de mieux en mieux à parer les vilenies les plus grossières.
J’accélère le mouvement, l’ambiance studieuse de l’apprentissage me donne des fourmis dans les doigts, tant l’envie de muscler un peu la donne m’accapare. Je l’oblige à reculer davantage en allongeant mon bras, en accentuant mes gestes qui ressemblent plus à une danse qu’à une lutte. Je ne saisis pas bien l’intérêt de cette phase. Il me demande d’engager les attaques mais lui comme moi savons que ceci n’a rien à voir avec un combat. C’est plus fort que moi, le voir plein d’assurance dans son rôle, le voir gagner en sérénité à chaque fois qu’il pare me fait perdre l’assiduité studieuse de mon rôle d’élève, si tant est que j’en sois réellement capable.
Mais il est doué. Ses fameuses bagarres d’ivrognes doivent être agréables à regarder. On perd parfois de vue les règles du jeu et pour ma part j’en oublie l’objectif de l’entrainement. Mollement au début, on finit par se tester de plus en plus. Je vais finir la journée avec une jolie ecchymose derrière l’épaule, mais la douleur m’éveille un peu ; je réplique aussitôt après son coup de paume. Je passe sous le bras qu’il retient encore, étirant et contorsionnant mon épaule déjà douloureuse mais lui tord de fait le poignet et me retrouve hors de portée de son autre bras ; les jambes libres de toucher où je veux. Il rit, se gausse et salue ma souplesse avant de grimacer de douleur … brusquement courbé en deux, les coudes sur le ventre et les mains sur son entre-jambe.

« J’te parie que celui-là de bleu personne le verra. Dis-je sur un ton railleur, un brin survoltée.
- Vipère. »

Il relève la tête, me regarde de ses yeux vifs et me sourit à pleine dent ; et alors que je profite encore de ma bêtise, il tend le bras et me frappe du plat de son épée factice contre la poitrine.

« Aieuh, ça fait mal là !
- Charrie pas.
- J’ai visé à côté des couilles moi.
- Et j’te parie que, là, j’ai rien touché.
- Bouffon. »


Le gredin gagne en confiance et se vante même de pouvoir me montrer le fin mot de sa technique, maintenant que mes gestes n’ont plus ou presque de secret pour lui.
J’efface de mon visage le sourire goguenard qui reflète ma soudaine envie de lui faire ravaler sa vantardise précoce.

« Voyons cela. »

Je recommence alors le tout premier enchaînement et je vois dans son regard qu’il le reconnaît, lui qui lit tout depuis le début. Il sourit, il s’amuse, il l’attend. Ce coup de coude improvisé et illogique qui l’avait surpris. On se rapproche, il prédit les mouvements déjà connus. Il bloque mon pied gauche de son pied droit, esquive la diversion de mon poing gauche et s’avance pour m’empêcher de plier mon bras droit, ce geste qui lui avait fait peur la première fois, voyant soudain la lame lui passer devant le nez avant que mon coude ne s’arrête contre sa joue. Cette fois, il pense l’arrêter … mais cette fois, je sais aussi ce qu’il va faire ; et cette fois, c’est le froid de ma dague contre son cou qui l’immobilise. On reste quelques secondes ainsi, ses mains bloquant les miennes, ma dague serrée entre les dents et nos visages si proches.

« Bien joué. » Dit-il en se reculant, le sourire aux lèvres. « J’ai rien vu venir. »

« C’est une technique de défense c’est ça ? Tu n’attaques pas, tu observes, tu gagnes en esquive et ensuite, tu créés l’ouverture ?
- Pas tout à fait. Evidemment, contre une anguille vicieuse comme toi, ce n’est pas aussi simple que contre des lourdauds imbibés. Mais t’as saisi l’idée première. Lire le style de l’autre demande de l’attention en plus de la concentration.
- Et ensuite ?
- C’est de toute beauté ! »


Son sourire est un savant mélange d’impertinence et de déférence. Il pose son arme à terre et me dit de garder la mienne. Je hausse les épaules, fais rouler l’endolorie et fonce sans hésiter en le voyant sûr de lui et véritablement sérieux. Il recule vivement pour éviter le premier coup, suit mes mouvements et écarte les bras soudainement tandis que je me penche pour attaquer … et me retrouve la seconde suivante avec le bras à sa merci et la pointe de mon épée contre mon flan.
Il me relâche, la mine toujours sérieuse où je ne lis aucune arrogance. Je chasse d’un mouvement sec de la tête cette impression de flou, cette absence, et recommence. J’attaque plus vivement en prenant appui sur le bastingage, il recule et esquive ; mais s’il ne cherche pas à créer une ouverture alors que fait-il, qu’attend-il ? Aussitôt, je garde l’élan de mon attaque et recommence sans même changer de position ; sa main bascule sous mon poignet et d’un geste plus rapide encore il détourne mon arme et mon attaque sur moi.
Le doute s’efface et je comprends la beauté de la technique, nul besoin de force, nul besoin d’une adresse martiale particulière. C’est un jeu d’observation et de duperie qui place l’adversaire dans cette fausse situation confortable.
Je prends réellement plaisir à apprendre d’un autre, ce qui est plutôt nouveau et revigorant.

« C’est incroyable. C’est fluide, c’est inattendu. Et mentalement, tu prends le dessus.
- M’enfin tu te doutes bien que ça marche pas avec tout le monde.
- Contre une arme plus grande j’imagine.
- Ouais, ou un type qui te charge évidemment. En tout cas, J’étais sûr que ça t’plairais.
- Genre t’étais sûr ?
- Tu veux rire ! C’est pour les p’tites pestes hargneuses ce coup là !

- J’avoue, dis-je d’un sourire entendu. Ta spécialité hein, à quoi j’pouvais m’attendre ? »

Avant que l’ambiance ne se raidisse ; ce qu’elle finit souvent par faire entre nous ; je lui dis vouloir échanger les rôles. Il acquiesce et prend mon arme en me demandant si j’ai besoin de quelques échanges avant de m’y mettre.

« Inutile. Surveiller et imiter, c’est ma vie depuis dix ans. »

Et pourtant, mes deux premières tentatives sont loin d’être fluides, j’hésite à m’avancer malgré le peu de risque de me blesser. Je sautille sur place et détends les bras, écoutant les conseils de Greg qui, peu étonnant au final, se résument à arrêter de réfléchir. Après tout, son quolibet n’en était pas un loin de là, il me l’a vendu comme un truc de peste et je n’ai pas besoin de me l’avouer, c’est ce que je suis.
J’inspire profondément, chasse de mes pensées mes souvenirs récents du combat contre le sorcier de la Rose Sombre. Ici aucune foudre ne viendra me transpercer, ici le sol ne s’ouvrira pas sous mes pieds, ici c’est Greg, un mufle qui aime dominer son entourage ; pas un monstre de perversité maniant mille magies.

Sans attendre de signe de ma part, il plonge et attaque de côté, assez haut. Je me penche pour l’éviter. Me redressant rapidement, je le vois tourner sur lui-même. Je me place derrière son bras, bloque son coude de mon avant bras gauche avant de le faire pivoter et le plier en guidant de mon bras droit sa main à ma merci. On s’arrête net, moi le sourire aux lèvres et lui émet un rire gras en grattant sa barbe sur la lame en travers de sa joue.

Jusqu’à la fin de l’après midi, nous continuons, chacun notre tour à peaufiner la fluidité des esquives et les réflexes à oublier pour ne se fier qu’à la lecture de l’autre.
Sol nous hèle quelques minutes avant qu’ils ne doivent prendre leur dernier quart.

« Une dernière question, lui dis-je alors qu’il s’éloigne.
- Tu veux savoir pourquoi ?
- Putain me dis pas que je suis devenu si prévisible ?
- Hahahaha ! Non. Mais c’est logique de se demander pourquoi j’viendrais t’aider vu comment je t’avais traité l’autre fois.
- Et donc ?
- Mon père est tombé malade,
dit-il après une pause et être revenu sur ses pas. Moi je garde le silence, perplexe quant à lier les deux éléments.
J’suis l’aîné, mes frères sont jeunes encore, mais j’suis là, pas sur l’bon continent ou en mer pendant que ma famille galère. Alors ok, ils vivent pas au milieu d’chiens qui vont en profiter pour les voler ou s’en prendre à eux … je saurais pas dire pourquoi mais j’me dis que j’aurais dû mieux considérer mes sœurs, qu’avec mon aide au lieu de mes brimades elles seraient différentes et j’me ferais moins d’soucis.
((Merde l’ambiance. y va m’sortir les violons))
- Je comprends, dis-je avec une pointe d’ironie. Tu te fais la main sur moi pour te la jouer droit dans tes bottes, grand frère modèle devant elles.
- Pfff ! Arrête, t’es con.
Nan, j’me suis dit que si elles avaient eu une vie moitié aussi triste que la tienne, j’aurais vraiment été le dernier des enfoirés de pas tendre la main.
((PARDON !!??!!)) Et il est sérieux en plus. Il observe le large mais même de profil je le vois, il n’est pas en train de se moquer ou de préparer une saloperie. Je reste à le toiser en silence, à chercher en quoi ma vie le concerne.
- Tu parles beaucoup quand t’es bourrée, dit-il sans ton après avoir noté mon air stupéfait.
((PUTAIN !))
- Bref, à elles j’aurais pu leur apprendre à pêcher ou à chasser ou je ne sais quoi …
Mais c’est pas d’la pitié hein !!
lance-t-il de sa voix restée rude face à mon silence.
- Je sais.
((J’ai tellement pas envie de savoir tout ce que j’ai pu dire))

Un silence s’installe, il a les yeux perdus vers le large, la mine pensive il inspire profondément.

« Ok, c’est plutôt gênant en fait. »

Que dire de plus à cela, évidemment que c’est gênant, je me retrouve à pas savoir ce que j’ai raconté sur ma vie, à vouloir me justifier de sa soi-disant tristesse face à un homme qui, en d’autres circonstances, s’en serait servi à ses fins et qui, maintenant, se retrouve à s’épancher sur ses propres inquiétudes, fondées certes mais qui ne me regardent absolument pas, et dont je me fous royalement.

« M’en parle pas. On oublie ?
- On dit qu’on fait ça ouais. »

Sans un regard, on se tourne le dos. Lui rejoint le jeunot et moi je rejoins ma cabine.
Fatiguée, je me contente d’un bol de soupe de fève avec du porc, dégustée seule et en silence ; avant de me coucher encore habillée, de fermer les yeux et m’endormir sur cette pensée : Quelle invention extraordinaire que le déni.



((HRP : Tentative apprentissage : retournement de lames.))
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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Madoka » dim. 20 févr. 2022 15:41

Jour 7


Les côtes d’Imiftil étaient en vue hier au petit matin. Depuis, le Capitaine Tiercevent est tout entier à son sextant et ses cartes. L’ambiance est légèrement différente, chacun à son poste s’affère à observer l’horizon avec attention malgré la pluie battante et les nuages bas qui obstruent la vue. Depuis lors, j’écoute les discussions et les nombreuses conjectures quant à l’emplacement de cette île mystérieuse dont personne, visiblement, n’a encore entendu parler. Et pourtant, entre le capitaine Tiercevent et les plus vieux parmi eux, ils estiment connaître cette partie de l’océan. Mais le capitaine reste confiant, ce n’est pas la première fois qu’il navigue à vue, et ce n’est sûrement pas la dernière fois qu’une île sera découverte par lui et son équipage !

Cette excitation générale plane partout sur le navire, jusque dans la cabine de Pulinn de manière à peine perceptible, mais ce matin encore je l’ai sentie plus concentrée encore, plus empressée même. Peut être fais-je erreur, peut-être est-elle pressée d’arriver au terme de son propre voyage, peut être que ce que je ressens comme une once d’exaltation n’est qu’un frisson de nervosité à l’idée de refaire face à son récent passé en la présence de Cromax.
Tout ce qui m’a poussé à quasiment lui imposer ce voyage commence à bouillir dans mon esprit. Je ne retrouve plus mes certitudes d’alors. Le temps passant, les épreuves me paraissent sous un autre jour. Je pense encore que m’accompagner afin de savoir et comprendre ce qu’a construit Cromax est important pour elle qui voulait seulement fuir et disparaître. Mais qu’en sais-je réellement ?
Alors, comme tous les matins, je laisse mes états d’âmes à la porte, garde le sourire et continue les leçons sans en déborder jusqu’au repas qu’on partage ensemble, à des fins studieuses seulement.

*****

« Ah, les voilà. » Celui qui s’exclame ainsi s’approche à grands pas, de sa démarche élégamment chaloupée et prend mes mains dans les siennes.
« Magnifiques, je ne me trompais pas. » Son regard insondable inspecte mes gantelets avec ferveur, il touche l’eau du bout des doigts, délicatement, comme on effleure un objet dont on doute encore de sa réelle existence. Nuvian reste ainsi à les contempler plusieurs minutes, me remerciant d’avoir bien voulu les lui montrer.
Notre rencontre ne date que d’hier. Jusque là, il dormait quand j’étais sur le pont à m’entrainer et travaillait quand je dormais ou enseignais à Pulinn. Les recherches de l’île mystérieuse ayant quelque peu modifié leurs habitudes, il était venu la veille me parler de ce dont il avait cru voir à l’embarquement.

« Ils sont incroyables.
- A tout point de vue oui.
- Et la légende dit-elle vraie ?
- J’ai pu le vérifier par moi-même plusieurs fois. »

Il s’esclaffe et rit, hésite même à me demander une démonstration. Mais sa réserve, son respect pour l’objet l’en empêche au dernier moment. L’intensité de son regard, en revanche, ferait rougir une aveugle. Il m’avoue qu’il ne serait pas moins émerveillé devant un Champion de Moura. La couleur de ses yeux est assez intrigante, je ne saurais dire si c’est une chose propre aux siens, si leurs yeux ont tous cette profondeur en eux, cette impression de s’immerger quand on s’y perd trop longtemps. Sa stature distinguée me fait penser un peu à Faëlis, jusqu’à cette prétention involontaire de gestes lents et d’épaules hautes.
Ses mains palmées lâchent les miennes, son visage ébahi se relève vers moi.

« C’est incroyable, je dois entendre le récit de ton aventure ! »

Hier déjà il m’avait tant parlé de légendes, de récit au-delà de l’imaginaire sur ces reliques, que je n’avais pas réalisé qu’il en attendait une de ma part sur mes gantelets.

« Aucune aventure Nuvian, navrée. Je les ai reçus, ils m’ont été offerts par un homme.
- Tu fais erreur, dit-il d’une voix très solennelle.
- Non. Répondis-je sèchement.
- Tu ne m’as pas compris. Ces objets ne sont pas des marchandises ou des cadeaux. Tu dis les avoir reçus mais je te le dis, ils t’étaient destinés. On n’offre pas une Relique. Avais-tu un lien particulier avec cet homme ?
- C’est un capitaine de navire, un pirate, le capitaine Pragatt’. »

Il sursaute et recule d’un pas, m’observant d’une manière que je ne parviens pas à déchiffrer. Et finalement, lorsqu’il reprend la parole, j’y mets enfin un mot : incrédule. Il se parle à lui-même tout en me fixant du regard par intermittence et ne parvient pas à se convaincre de croire ou non à ma réponse ; d’autant plus difficilement qu’il se contente de marmonner pour lui-même au lieu de me demander.

« Ok Nuvian, tu respires, c’est pas non plus comme si j’avais rencontré Moura hein.
- Non, non, bien sûr. Mais Pragatt’ est un pirate légendaire. Comment un tel homme pourrait transmettre une Relique à …
- A moi ?
- Tu n’es ni pirate ni marin, ni sang-pourpre, ni prêtresse de Moura, ni liée à Moura, ni liée à la magie d’eau ; et comment as-tu pu être si proche de lui pour qu’il soit Celui qui transmet, cela est si rare que beaucoup doutent que cela existe.
- Et pourtant.
- Mais comment ?
- Je commence à comprendre ce dont tu parlais, sur le lien particulier et cette histoire d’aventure »

Aussi bien intentionné soit-il, nous ne nous comprenons qu’à demi mot. Lui est tant féru de légendes, d’histoires quasi imaginaires et d’aventures grandiloquentes qui n’ont de réelles qu’une base anecdotique qu’il en oublie que tous les êtres vivants de Yuimen ne partagent pas son engouement. Il me trouve trop irrespectueuse vis-à-vis des implications spirituelles des gantelets, pas assez curieuse et s’il n’était pas intimement persuadé que ces fameuses reliques ne tombent pas par hasard entre n’importe quelles mains, il me dirait sans aucun doute que je ne les mérite pas. Ne partageant pas son point de vue quant à la destinée d’un objet, aussi magique soit-il, je me contente de l’écouter et d’attendre de pouvoir lui conter au moins ce qu’il cherchait à entendre au départ : le récit d’une aventure.

Quand vient ce moment, je lui narre ce matin d’été, sur le port de Kendra-Kar où le lancement d’une grande chasse au trésor avait enthousiasmé toute une ville. Un grand événement aussi splendide, grâce aux navires au départ, que mystérieux en raison du quasi anonymat de l’organisateur. La chasse était ouverte à tous, marins aguerris ou simples volontaires, tant qu’ils étaient acceptés par un capitaine. Je jetai mon dévolu sur le navire pirate, dont le capitaine m’offrit un rubis en échange de ma signature. A l’époque, personne parmi les nouveaux admis à son bord n’avait conscience de l’étendue du pacte que l’on venait de faire … et à la fin de la chasse, être asservie à son navire n’avait plus la moindre importance.

« Car il n’y avait plus de Rubis sanglant. Il ne restait qu’une poignée de survivants d’un gigantesque jeu de dupes. Du début à la fin, on a été manipulé. Les trahisons ont succédé aux sacrifices de nombreuses personnes. Pragatt’ a perdu son navire, lui et moi étions les seuls survivants du Rubis, excepté une traîtresse liée à l’organisateur, un pleutre qui jusqu’au bout n’a fait que fuir.»

L’appât d’un gain incommensurable avait motivé les différents capitaines à accepter de voir leur équipage mourir pendant l’expédition. Seul Pragatt’, le pirate sans foi ni loi est parvenu à déjouer le plan de l’instigateur et à sauver une partie de son équipage.
Je lui raconte ensuite toute notre histoire, la bataille pour s’emparer d’un navire concurrent pour son équipage ; des masques magiques, volontairement en sous-nombre pour nous voir nous déchirer et en voir se sacrifier, qui nous ont permis de plonger dans les fonds des océans ; le combat contre des sirènes manipulées comme nous, la découverte d’une sorte de prison sous-marine pour un être, un marionnettiste, ayant trahi Peraillhon, manipulé par un être plus pervers encore pour s’emparer d’une arme capable de faire ployer les profondeurs.
Survivre à tout cela nous a sûrement liés, mais pas seulement. Pragatt’ a senti bien avant que je ne l’admette que la vie de pirate me sied à merveille, même si finalement je suis retournée à mes propres jeux de dupes. Sans Rubis, il ne pouvait plus m’imposer quoi que ce soit, je n’étais plus soumise à lui par un pacte mais par quelque chose de plus important encore. Grâce à lui, je me suis sentie libre et libérée pour la première fois de ma vie …

« Alors, en guise de dernier acte de piraterie, je l’ai aidé à s’emparer du navire de celle qui nous avait tous manipulés. Et ce n’est que plus tard que j’ai trouvé les gantelets dans le sac qu’il m’avait confié.
- Les Gantelets de Sigur … me dit Nuvian d’un murmure pieux. C’est le nom complet de ces reliques.
- Ok. Es-tu satisfait, ai-je raconté une aventure digne d’eux ?
- Pardonne-moi si j’ai pu te faire penser que je jugeais ton mérite. C’est que … navré. C’est si invraisemblable.
- Les légendes ne se fondent pas sur les possibles. Dis-je comme une tirade, essayant de mettre fin à ses tergiversations.
- Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi eux, pourquoi ce lien avec l’eau ?
- Non, dis-je abruptement avant de réfléchir.
Mon père, dis-je après une longue inspiration, m’a éduqué selon un principe. Il me disait : sois l’eau. Rien au monde n’est aussi mou et fluide que l’eau. Mais pour dissoudre le dur et l’inflexible, rien ne la surpasse. Le mou triomphe du dur, le souple triomphe du rigide … très peu savent le mettre en pratique. Sois informe comme l’eau, trouve ton chemin à travers les fissures. Ne sois pas assurée, mais adaptes toi à l’objet ; si tu mets de l’eau dans une tasse, elle devient la tasse. L’eau est puissante parce qu’informe, on ne peut ni la saisir, ni la détruire. »

Il me regarde, ses yeux insondables me transpercent tandis que son air naturellement hautain s’adoucit légèrement.

« Une belle leçon de sagesse.
- N’est-ce pas ?
Alors … qu’est-ce que Sigur. Un lieu, une personne, un ordre religieux ? »


Il s’avère que c’est le nom d’une comtesse, ayant vécu en des temps immémoriaux. Seul subsiste sa renommée en tant que maître d’armes émérite. Ses batailles et ses victoires sont devenues des chants et des légendes à part entière, son incomparable maîtrise de l’eau couplée à sa force martiale lui valurent une attention particulière de la Déesse Moura en personne … qui lui aurait offert ces gantelets en personne lors de sa dernière apparition sur Yuimen. La légende dit qu’elle portait une armure capable de forcer le respect des créatures marines, reconnaissant en elle une élue de Moura ; qu’elle maniait une rapière d’eau forgée par les ancêtres des elfes bleues au sein même de leur cité sous-marine et qu’elle fut capable de créer l’un des boucliers les plus majestueux en forgeant les squelettes des plus puissantes créatures de Moura.
Toutes ces reliques et tant d’autres possèdent selon lui une sorte d’aura, une puissance divine qui les rend invisibles aux yeux des profanes et des indignes ; nul ne peut les trouver sans foi, nul ne peut les garder sans ferveur. Il se dit même que les reliques choisissent leurs propriétaires.
Il m’en apprend plus sur une corporation de chasseurs de trésors qu’il rêve d’intégrer sur ses vieux jours, afin de partager toutes les connaissances qu’il accumule au gré de ses voyages, à défaut d’avoir le courage de le faire lui-même. De mon côté, j’observe mes gantelets sans doute pour la première de la bonne manière car, même si je ne suis pas totalement convaincue des dires de Nuvian, ils sont peut-être plus exceptionnels que la dague noire maudite qui m’accompagne depuis cette même aventure.


Le temps passant, le mauvais temps grandissant, nous nous séparons en début de soirée. Pensive, je rejoins ma cabine sans manger, incapable d’avaler quoi que ce soit tant que le navire tangue si fortement. Cela faisait des années que je n’avais pas pensé à mon père et son enseignement ; nostalgique, je m’endors en pensant à lui et à toutes ces longues heures passées à l’écouter avec l’admiration d’une enfant innocente, aimante et aimée.
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Message par Madoka » dim. 20 févr. 2022 15:42

Jour 10



Depuis ce matin, tout le monde ne parle que de cela. Pendant la nuit, alors que le temps s’était enfin calmé un peu, ils ont aperçu une puissante lumière en haut d’une construction surplombant les hauteurs d’une île non cartographiée.

Avant de rejoindre Pulinn je sors mon nez sur le pont pour tenter de distinguer ce fameux point à l’horizon, curieuse de discerner le mystérieux salut possible de notre expédition, la mystérieuse île source quotidienne d’histoires en tout genre et prédictions quant à ce qui s’y trouve.
Mais il est déjà impossible de voir quoi que ce soit, si ce n’est un horizon obstrué par des nuages sombres aux couleurs au-delà du descriptible et des murs d’eau qui se confondent avec l’océan. Trempée jusqu’aux os à peine sortie, je suis happée par la vue, le bruit assourdissant et les éclairs foudroient mon appétence à rejoindre l’île. Je regagne rapidement la cabine de l’Elfe blanche, finalement habituée au roulis et tangage du bateau par gros temps. La leçon, une des dernières peut être, est encore une fois assez mouvementée. Pulinn, patiente et tenace en toute occasion ne se plaint pas tandis que je peste de m’arrêter en plein signe pour me retenir aux bords du fauteuil. L’Elfe ressent mon empressement et ma nervosité. Je ne parviens pas à me résigner à penser que l’île inconnue aperçue hier est une autre, une part de moi est intimement persuadée qu’on touche au but ; sans comprendre bien sûr d’où vient ce sentiment, j’en viens à regretter de ne point le rejeter. Je me sens artificiellement responsable du sort de Pulinn lorsqu’elle rejoindra sa destination, bien que consciente qu’elle s’y rendait avant que je ne négocie la recherche de Tol-Lhein, je ne cesse de penser que j’aurais dû et pu mieux gérer notre temps, lui apprendre plus de mots, je pense à tant de signes inutilement appris au détriment d’autres.
L’elfe se lève, se déplace jusqu’à moi comme si la mer était soudain devenue un étang gelé, pose ses mains douces sur les miennes et son regard serein m’embrase de l’intérieur. Résolue à vivre le reste de sa vie dans l’isolement, rien de ce que je fais ou ne fais pas ne rendra sa vie plus difficile ; et, parvenant à me faire comprendre cela en signes et regards, je réalise combien elle me surpasse en tout et que toute mon adoration vient de là.

Nous continuons ensemble à son rythme, soutenu et perfectionniste malgré le tangage plus violent à chaque heure qui passe.

Lorsque je la quitte et rejoins le pont, je reste bouche bée, tétanisée, face au ciel qui semble nous tomber sur la tête. Un vent violent souffle en continue au milieu de vagues si hautes qu’à cet instant, je ne distingue même pas le ciel tant elles me le cachent. Autour de moi, tous les marins sont à l’œuvre et marchent les jambes écartés et une main au moins toujours accrochée à quelque chose. Une vague se fracasse contre la proue et balaye le pont, remplissant les bottes et charriant tout ce qui n’est pas stabilisé : comme moi. Je me fais littéralement faucher par la force de l’eau et glisse et roule jusqu’à l’accès aux cales où je parviens à agripper un montant de porte. Les doigts coincés, je bats des jambes et racle le bois de la pointe de mes bottes pour me redresser et m’accrocher.

Face à moi, narguant la tempête, des dauphins escortent le bateau, sautant avec leur élégance naturelle, nullement gênés par la violence des vagues. Nombreux sont ceux qui les remarquent, nombreux aussi sont ceux qui les saluent et se retrouvent ragaillardis par ce spectacle plaisant à voir … et là, l’estomac au bord des lèvres et la tête dans mes chaussettes, je les observe en souriant de les voir si joyeux.

Partout où se pose mon regard irradie une impression de débandade organisée, des hurlements se succèdent aux cris, les ordres sont lancés aux vents, les hommes se croisent ou se rejoignent comme dans une fourmilière inondée, chacun à son rôle mais tous les rôles s’interposent. En bas dans les cales, j’entends des hommes s’affairer mais aussi un bruit qui m’inquiète et m’affole. Je descends les marches, me tenant à tout ce que je peux et finis les pieds dans l’eau jusqu’aux mollets. Dans un coin, les chevaux et les bêtes trépignent, gémissent et hennissent, entourées par quelques hommes en train de récupérer et attacher tout ce qui traîne. A plusieurs reprises je tente de les interpeller mais ma voix est avalée toute entière par la résonnance des vagues, du vent et des cris.
Lorsque l’un d’eux me voit, il m’ordonne d’abord de retourner dans ma cabine, déployant ses bras pour étayer ses propos mais je reste là, à répondre à un mur à mon tour tant le bruit infernal absorbe tout. Je montre du doigt deux chevaux et m’impose en refusant net de bouger jusqu’à ce qu’il crache à terre, baragouine des mots que je n’entends pas et finit par me tendre un seau d’eau clair qu’un autre remplit et lui apporte cahin-caha, et me montre les abreuvoirs remplis et débordant d’eau de mer.
Je les aide, tant bien que mal à donner à boire aux animaux, ne parvenant finalement à m’occuper que des deux chevaux que Cromax nous avait confié. Je galère réellement à m’occuper d’eux, peinant à la fois à me maintenir droite et à lever haut le seau afin qu’ils puissent s’abreuver. Les vagues s’engouffrent régulièrement dans la cale, éclaboussant tout, et malgré les déclarations des hommes amusés quant à l’impossibilité d’être inondé ou enseveli car, disent-ils, ce n’est rien qu’une petite tempête de rien du tout ; je passe beaucoup de temps à vérifier le niveau de l’eau … qui même après plusieurs heures n’est jamais arrivée plus haut que mon mollet.

Quand finalement je remonte, et encore une fois en dépit de ce que j’entends, j’ai l’impression que l’océan tout entier s’est ligué contre nous. Et malgré cela, je ressens une attirance à rester sur le pont, une propension à participer au lieu de rester à l’abri dans ma cabine. Plusieurs fois j’entends un homme me dire de m’y mettre, à l’abri, que c’est dangereux, que ma place n’est pas là … des mots qui, comme les vagues, me passent par-dessus la tête. Mon cœur bat la chamade, mes muscles se crispent et mes jambes me meuvent d’elles-mêmes chaque fois plus loin de ma cabine.
Dix jours que je les observe, dix jours que je les écoute et les questionne, qu’on m’autorise à manœuvrer les poulies, à monter aux vergues et à hisser ou affaler les voiles.
Alors j’avance les jambes écartées au milieu du front, j’observe en quête d’une aide même infime à apporter, j’écoute et veille au moindre appel. Petite tempête ou non, même moi je sens qu’être près d’une vingtaine à tirer un cordage pour pouvoir manœuvrer les voiles n’est pas habituel, je vois les mines se crisper parfois malgré une attitude calme et concentrée.


En fin d’après-midi, le vent jugé moins violent permet aux chefs de quart d’envoyer des hommes manger et se reposer. Devenue presque invisible pour la plupart d’entre eux et acceptée par Sol et ses collègues, je les aide à tirer les cordages des voiles du mât arrière, obligée de me familiariser avec son petit nom et son rôle de navigation. Armée de gants, je suis les directives expliquées par Sol sans comprendre un mot sur deux qui jaillissent de partout, quant à qui quoi opère la poussée ou qui quoi fait virer de bord ou met à la cape ; mais m’y concentrer rend les mouvements parfois secs et brusques du navire plus facile à supporter.

Tout me semble prendre une nouvelle cadence apte à dompter cette ‘petite tempête de rien du tout’ quand, soudain, un grincement fait lever haut la tête de tout le monde. Bien avant que je le sente et ne le comprenant qu’à demi-mot en raison du dialecte utilisé, il semble que le vent vienne de changer brusquement de sens, que sa force s’est multipliée sans raison apparente et, plus inquiétant, que le navire n’est pas dans le bon angle face aux nouvelles vagues. Très vite les commentaires et les ordres fusent d’un bout à l’autre du pont. En quelques secondes à peine le capitaine Tiercevent met en place une nouvelle stratégie et de nouveaux mots, encore et toujours, se confrontent à mon ignorance crasse.
Autour de nous, l’effervescence fait vite place à l’impatience car il manque des hommes pour aller ferler les voiles au plus vite. Reconnaissant soudain à travers les litres d’eau nous tombant dessus le matelot grimpeur, je le siffle et lui fais signe, sans même y réfléchir, que je peux monter. Jeune mousse, visiblement tout aussi paniqué que moi par la tournure de cette ‘petite tempête de rien du tout’, il ne cherche pas à discuter et fait de grands gestes. En un tour de main, me voilà harnachée comme lui et nous grimpons jusqu’aux marins chevronnés qui s’échinent déjà à œuvrer en sous-nombre. Nous regardant d’abord d’un œil mauvais, ils nous jaugent et nous jugent en un battement de cil et nous désignent nos places en hurlant plus fort que le vent. Au rythme des cris, nous relevons la plus grosse des voiles. A nos pieds, d’autres matelots emportent une drôle de chaîne de plusieurs cônes et la rejettent de la poupe du navire. Secouée, éreintée, les mains engourdies par le poids et les pointes de pieds tétanisés à garder l’équilibre, je serre les dents pour suivre le rythme. De là haut, les mouvements du navire sont très différents et je sens littéralement tous mes organes souffrir du balancement incessant.
Modifié en dernier par Madoka le dim. 20 févr. 2022 17:39, modifié 1 fois.

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Re: L'Allégresse (Amants de la Rose Sombre - X3)

Message par Madoka » dim. 20 févr. 2022 15:50

jour 10 (suite)

Quand après ce qui me semble une éternité, des hommes mieux taillés à l’exercice arrivent enfin. Je descends à la hâte entre deux gerbes d’eau salée et me redresse fièrement devant Greg, aperçu d’en haut.
Il est là, droit comme i malgré le roulis, les yeux furibonds, la voix grondante, en train de me dire d’éviter de me prendre pour plus utile que je le suis, qu’un gars allait arriver et que je n’avais permis que de gagner deux minutes. Je l’écoute, une moue moqueuse au bord des lèvres qui le fait encore plus rugir.

« Et bordel, reste attachée ! hurle-t-il en rattachant la corde à la ceinture.
- Bah et toi ?
- Chuis pas d’la bleusaille moi. »

J’ouvre la bouche pour lui répondre, me moquer un peu, sans doute le remercier de prendre le temps de s’assurer que je vais bien, histoire de l’énerver un peu plus quand, tout à coup, le bateau chavire brusquement, avec une violence inouïe qui surprend les rares qui n’ont pas entendu le cri d’alarme, moi la première.

Des milliers de litres explosent contre la coque, le bateau fait un gigantesque bond latéral, trébuche, se renverse et tombe en chute libre dans un creux interminable.
Je suis éjectée de mon poste et propulsée à plusieurs mètres. Tout va très vite, trop vite, le ciel et le pont se mélangent jusqu’à ce que je me cogne la tête quelque part en chemin et rebondisse sur autre chose. Je pousse un cri d’orfraie, imitée par une voix plus lourde, lorsque je me sens soudain soulevée dans les airs. Le temps d’une seconde, il n’y a plus de ciel et plus de mer, plus de bruit et ma vue se résume à quelques ballots de cordage qui flottent à côté de mon corps. Telle une illusion, je vois le pont du navire s’éloigner, s’échapper vers l’avant, entouré d’écume verdâtre et prêt à s’enfoncer dans un mur d’eau … et c’est beau.
Un choc violent me renvoie à ma réalité sauvage. Ma ceinture, encore accrochée à une corde de sécurité tendue à l’extrême, me fend le bas-ventre et m’emporte vers le bas. Le souffle coupé, la gorge nouée par l’horreur, je retombe du mauvais côté du bastingage et m’écrase contre la coque. Aussitôt, je me sens comme happée par une vague féroce. Une voix tonne au dessus de moi. Greg, à moitié courbé au dessus du garde-corps, les mains autour de la corde de sécurité me remonte de sa force de taureau. Plusieurs des cordages qui flottaient avec moi l’instant d’avant me retombent dessus et je l’entends ordonner de remonter tout ça. Inutilement, je prends appui sur le bois trempé, glisse et me cogne tandis que l’autre m’incendie de trop gigoter. Impuissante à me sortir de là, je me sens comme extérieure à ma propre existence.

Je me sens remonter, lentement. Chaque vague me semble plus féroce que la précédente, chaque vague m’écrase et emporte un peu plus ma conscience, ténue, comme privée de tout superflu.
Soudain, alors qu’une main salvatrice se trouve à quelques centimètres de moi, le navire touche le fond d'une vague aussi durement que s’il avait percuté un flanc de montagne. Tel un roc, Greg ne bouge pas ; je sens sa poigne sur la corde jusque dans la boucle de ceinture … mais moi, éjectée en avant, je m’écrase à nouveau de tout mon poids sur mon épaule. La douleur me transperce le bras, je lâche la corde et perds l’équilibre, retenue par une ceinture de fortune même pas à ma taille. Emmêlée et empêtrée dans ma cape, je m’échine à en trouver un bout quand l’autre reste coincé … et alors que je me crois au plus mal, un clic me fait soudain hurler. Je m’accroche à tout ce touchent mes mains et me retrouve agrippée à un bout de cape accrochée à la ceinture cassée.

Sur le pont, des voix s’affolent et aussitôt, une pluie de corde s’abat au dessus de ma tête. Mais la voix de Greg est ma seule ancre encore attachée à mon subconscient, autoritaire, menaçante et rude, je l’écoute comme j’ai jamais écouté personne et lui obéis instinctivement. Un mot résonne dans ma tête tandis que je tombe, lâchée par ma cape déchirée. Corde … corde … corde … corde.
Je saisis la première à ma portée, juste avant de sentir mon corps toucher l’eau et plonger tel un poids mort, aspiré par une force invisible. Et je panique, soudain réveillée par la tragique évidence de mon ultime mauvais choix. La corde est molle, elle plonge avec moi, pauvre âme isolée que rien ne relie … et je perds la boule ! Entourée des bulles de mon dernier cri, mes bras s’agitent autour de la corde lâche et s’y emmêlent jusqu’à cette seconde où, sentant une tension, je serre et contracte chaque parcelle de mon corps, y compris l’un des muscle les plus inutiles ici. Sans force, je me laisse remonter hors de l’eau et le long de la coque en vomissant et crachant eau acide et peur panique.

Je suis attrapée et allongée sur le pont. J’essaye tant bien que mal d’articuler des remerciements en me relevant mais mes jambes ne répondent pas et ma bouche … j’en suis pas bien sûre. Mais la tempête n’est pas terminée pour autant, je suis confiée à la garde de Greg qui m’aide à rejoindre le réfectoire. Plusieurs minutes passent avant que je ne reprenne constance et puisse être en état d'appréhender l’humeur du marin que je craignais tant avant.



« Heureusement qu’j’étais attachée hein ! Dis-je avec la maigre dérision dont je suis capable dans mon état.
- P’tain, mais quel boulet bordel !!!
- J’vais pas te contredire.
- P’tain et t’es blessée en plus. S’écrie-t-il lorsque je me redresse.
- Mais arrête avec tes putains, où sont passés tes nerfs fillette !?
- La fillette vient d’te sauver la vie ! Un peu d’respect !!
D’où ça vient tout c’sang ? demande-t-il ensuite en me tripotant sans douceur.
- La tête je crois.
- ‘Tain ça craint. Doc’ !!! hurle-t-il par-dessus le bruit infernal du vent et du tonnerre.
- T’inquiète, ça craint que si y’a quelq’chose dedans. »

Il rit avec moi, par pur réflexe.

« Mais quelle abrutie ! »

Mais il faut bien l’avouer, l’intensité n’y est pas et tout cet effort à paraître indifférente à mon état n’a fait que me fatiguer encore plus. J’ai mal de la tête aux pieds et j’ai encore l’impression de respirer du sel. Je me laisse docilement ausculter et soigner, je bois ce qu’on me dit de boire, vais où on me dit d’aller et une fois au lit, je m’endors avant de fermer les yeux.



***********



Quand on me réveille, j’apprends que l’île n’est plus qu’à quelques minutes de là. Une fois sur le pont, mes affaires en ordre, je regarde l’île, sa haute tour et ses constructions épousant le paysage, flanquées au Sud de l’île ; et je sais instinctivement que nous sommes arrivés à bon port.
Le gros temps est derrière nous, loin derrière nous car j’ai dormi toute une nuit et une journée entière. J’ai du mal à me mêler à l’ambiance assez festive qui règne sur le pont, la découverte d’une nouvelle île est assez exceptionnelle en soi bien que moins rare que je le pensais, mais celle-ci étant habitée, ils semblent tous très impatients de la visiter. Je trépigne d’impatience aussi, mais je me sens encore endormie, lessivée, engourdie par le trop plein de sommeil et les raideurs de mon corps.

Au loin, je vois s’avancer plusieurs silhouettes ; près de moi je ne vois pas Pulinn, sans doute la seule ici à envisager cette découverte sans impatience.



((HRP : perte de la cape du noctambule.))

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