La Grande Traversée - 6
La sortie de la cérémonie officielle excluant le petit peuple du Temple de Sithi fut fastueuse et un peu trop rangée au goût de Gurth. Quelques huées chez les pauvres, à peine, marquant leur désaccord avec les méthodes hautaines prises par les nobles têtes de la cité qui défilaient là sans même rétorquer ni réagir à ces cris de protestation. Quelques huées, mais guère de révolte : chacun resta sagement derrière la colonne de garde en armure bleutée, ceux-là mêmes auquel Gurth s’était frotté quelques instants plus tôt. Trois visages attirèrent son regard, car il leur devina une certaine importance, sans toutefois la connaître précisément. Le premier était un être sévère et grand, au visage taillé à la lame tant il était dur dans son expression. Les autres furent un couple, qu’il devina comme les régents du Royaume de Sarindel. Si le régent semblait ne pas réagir au mécontentement de la foule, sa compagne y semblait plus sensible, et arborait un visage grave plus que fier. C’étaient, en tout cas, la plus belle bande de pédants qu’il ait été donné de voir à l’Ogre, dépassant de loin les seconds dans le domaine : les soldats et nobles kendrans. Cette fierté mal placée, il ne la connaissait guère par chez lui, à Tulorim, ni même dans les rangs et rues d’Omyre.
La procession s’éloignant, il put accéder sans plus de souci au temple, partant finalement à sa recherche du dénommé Aëkar. Il dut pour se faire demander l’aide d’un prêtre, qui lui indiqua où le trouver, dans une petite chapelle à l’écart, où il fut mené. Un elfe gris, guerrier d’apparence, semblait en révérer à sa déesse, sculptée de marbre noir. À l’arrivée de l’Ogre, peu discrète, il tourna vers lui deux yeux d’améthyste avant de le questionner sur les raisons de sa venue.
L’unique fils de la famille Von Lasch baissa la tête en signe de salut, avant de s’adresser à l’elfe d’une voix grave et profonde, semblant venir des profondeurs insondables de ses entrailles vastes.
« Aëkar, c’est bien cela ? Je suis Gurth Von Lasch, et j’ai été envoyé ici par l’un de vos contacts sur Nirtim. En le lieu le plus sombre de la plus sombre cité, une de vos concitoyenne m’a assuré que vous me serviriez de contact, ici sur le Naora, pour faire en sorte que les choses tournent bien selon la vision de nos divinités des ombres. »
Son regard blanc accrocha la statue noire, comme pour l’indiquer elle-même dans sa noirceur. L’elfe acquiesce un instant, vérifiant nerveusement si quelqu’un n’était pas en train d’écouter, puis le questionna à nouveau sur les raisons de la venue de Gurth à son côté. L’ogre répondit d’une voix sombre :
« L'on m'a dit que vous sauriez m'orienter ici, sur le Naora, pour que notre action sur les événements en cours soit la plus pertinente. La guerre gronde, la révolte aussi, bien qu'elle semble faiblarde et discrète. Où me faut-il frapper, pour un impact majeur ? Qui devrais-je rencontrer, pour mettre le feu aux poudres ? »
Aëkar avoua percevoir plusieurs possibilités, mais prévint le monstre de l’inadéquation de son apparence quant à la réalisation de telles missions. Amer, Gurth grogna :
« J'ai pu remarquer l'accueil que les vôtres font aux miens, oui. »
Il indiqua alors les différentes causes de la révolte : l’absence de souverains, les régents actuels étant des pantins plantés là par le dirigeant religieux suprême, l’Ithil Taërym, cet elfe sec au visage tranchant aperçu un peu plus tôt à la sortie de la cérémonie. Il fit part de l’existence de deux héritiers : Naémin, un prince déchu par sa mère, à Kendra Kâr, et une petite fille trop jeune pour régner, à Xaorahn. L’autre cité lui ayant été recommandée. L’autre raison d’une probable grogne populaire était la politique de terreur des détenants du pouvoir, s’enrichissant là où d’autres s’appauvrissent, en particulier des réfugiés des bas quartiers, amassés dans une pauvreté crasse et insalubre. L’ogre médita un instant avant de poser les premières bases d’une réponse :
« Cette enfant ne doit donc pas accéder au trône pour le moment : cela apaiserait les esprits. Mais elle peut être un étendard pour soulever le peuple contre le clergé. Le nœud de la révolte peut aisément être créé dans le chaos d'une pauvreté forcée, ces bas-quartiers squattés par les réfugiés pourraient être amenés à être les premiers à s'embraser... Mais je n'ai pas d'influence sur eux, à part celle des mots. Je doute que cela suffise. »
Songeur, se grattant la barbe de ses larges mains, il poursuivit.
« Il faudrait que la sédition porte le nom d'un ou plusieurs meneurs reconnus par la foule. Le vôtre ? J'ai entendu aussi celui d'une commandante de forces spéciales à Nessima qui employaient des étrangers pour résoudre une affaire interne au pays, pourrions-nous en faire une marionnette de la révolution ? Et puis... la petite elle-même, de son plein gré ou non, pourrait aider. Sa disparition pourrait attirer les foudres du peuple sur les responsables vraisemblables, ces religieux du clergé. Sa mort également. Ou sa résolution à prendre par la force la tête d'un contre-pouvoir. Qu'en dites-vous ? »
Résolu, il répondit qu’il ne serait guère complexe d’embraser les bas quartiers : il suffirait de les priver de leurs vivres, tous originaires d’une cité secondaire, Cyniar. Utiliser Faryë semblait possible également, mais pas sans l’intervention d’une personne de grande influence Sylënn Tar’Ithil, par exemple, ayant des soutiens dans la capitale comme son oncle, Ithil Aenor. Un grade de noblesse, sans doute. Gurth renchérit encore, rebondissant sur les propos du sombre sindel.
« Comment faire en sorte que les livraisons ne se fassent plus ? Ça n'est guère le travail d'un seul homme, tout énorme soit-il. Je pensais plutôt à un discours motivant... qui ferait petit à petit son chemin dans leurs caboches. Avez-vous des hommes, des forces pour enrayer ces livraisons ? La manipulation de la Tar'Ithil me semble déjà plus à ma portée. Je commence à comprendre comment les choses tournent, ici. Si je parviens à lui arracher un brin de sédition, je pourrais m'engouffrer dans la faille ainsi créée. Si tant est qu'elle se laisse dévoiler aisément, ce qui n'est pas gagné. Elle ou son oncle manifestent-ils des travers séditieux, sont-ils connus pour des propos anti-clergé ? »
Il affirma pouvoir compter sur quelques comparses, le cas échéant, mais précisa que les attaques ne sauraient être que brèves avant que l’armée ne protège ces livraisons. Ils devraient frapper une fois, un gros coup, une livraison majeure de denrées nécessaires. Il livra à Gurth de nouvelles informations concernant Sylënn : son mari serait un hérétique, et elle s’opposerait à son supérieur hiérarchique à Nessima. Son oncle, lui, est un des membres influents du clergé, et assez ambitieux pour convoiter la place actuelle du chef suprême. Une place qui ramènerait l’ordre… Mais l’on peut promettre à un être une chose qu’on ne lui donne pas ensuite. Faire miroiter une ambition, ce n’est pas forcément la mener à bien. Et faire d’une pierre deux coups en faisant abattre l’un et l’autre serait une fort bonne chose. Il aurait un point faible aisément exploitable, en plus : l’affection qu’il entretient pour sa nièce. Voilà qui pouvait se montrer utile. Des plans naquirent dans l’esprit tortueux du géant obèse. Il resta pendant quelques seconde coi, muré dans un silence réflexif. Puis, d'une voix sombre et calme, parla :
« Ce soir, je discourrai dans les bas quartiers pour faire gonfler un vent de révolte. J'en profiterai pour me procurer les informations sur les livraisons attendues. Ils doivent être au courant de ça... En attendant, sauriez-vous m'arranger une entrevue "officieuse" avec ce cher Illyan'tar Thinel ? Il doit bien se retrouver seul à certains moment pour communier avec sa déesse, n'est-ce pas ? »
Il acquiesça de nouveau, précisant qu’il venait prier tous les jours vers l’aube. Il mit Gurth en garde contre l’individu, intelligent et habitué aux manipulations et complots complexes.
« Alors je ne manquerai pas ce rendez-vous. Et d’Ici là, je tâcherai de faire au mieux pour dénicher les informations sur les transports de marchandise. Me mêler un peu à la basse populace, celle qui fait son pouvoir par son nombre. Dites-moi, Aëkar. Où ces réfugiés se rassemblent-ils pour oublier leur condition ? Avez-vous connaissance de quelque véreux troquet misérable ? »
Hélas, il ne connaissait que mal ces quartiers moisis. Il partit du principe qu’étant sindeldi, ils devaient souvent se réunir pour prier Sithi. Une intervention religieuse, pas forcément ce que l’ogre avait en tête. Mais Aëkar amena une nouvelle pièce dans la balance : un prêtre nommé Ephedym qui défendrait ardemment les miséreux, au point d’avoir déjà fait tomber un Ithilauster pour quelques trafics. Un être manipulable qui saurait ouvrir des portes au monstre. Opinant du chef, Gurth conclut la discussion.
« Bien, je vais voir ce que je peux en tirer. Veillez à ce que l’Ithil Aenor soit bien là demain matin. »
Alors que l’ombre massive du Von Lasch s’écartait, il entendit Aëkar l’assurer sur ce point. Il était temps maintenant de baigner dans la marmaille grouillante et nécessiteuse. Un bain de malheur que Gurth se faisait un plaisir de prendre, d’avance. Il prit la direction des bas quartiers, et tenta de dénicher un certain Ephedym, n’hésitant pas à questionner les bougres qui trainaient sur son passage.