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Opportunité inespéré
Pour une fois mon trajet se passe sans encombre. Il est tard dans l’après-midi et la plupart des marins sont soit en train de rejoindre leur navire pour ceux qui repartent, soit en train de chercher un divertissement où gaspiller leur paie pour la nuit. J’ai maintes fois l’occasion de remettre en doute l’efficacité de mon plan pour capturer le Kendran et de retourner dans tous les sens les idées que j’ai eues au cours des derniers jours. Audacieux serait le mot que j’utiliserai pour le définir, ou même hasardeux, mais j’ai toujours eu une grande affection pour les stratagèmes à moitié dessinés où une part de hasard peut tout faire basculer, pour le meilleur ou pour le pire. Instinct de pirate j’imagine.
Ma prochaine destination se fait sentir bien avant que je n’y arrive. Au sens littéral du terme. Je n’ai encore jamais eu la malchance de visiter l’endroit mais j’ai entendu pas mal d’histoire dessus. Qui plus est toute ville mal famée, parasitée de corruption et de différentes pègres qui y règne dans l’ombre, ne peut pas se passer d’une grande poubelle où abandonner tous ceux qui ont essayé d’y vivre selon les règles et ont échoué.
Le parfum agréable bien que typique du port laisse lentement place à des relents insoutenables de pestes et de pourritures qu’on ne retrouve nulle part dans la ville et qui rendraient jaloux le cimetière le plus proche. Je suis prêt à parier que même les égouts de la ville où se trament sans doute les pires machinations ne dégagent pas une puanteur aussi insoutenable. Un vacarme effroyable devient de plus en plus net alors que les marins que je croisais encore il y a quelques instants sont devenus des bandits et truands en tous genres. Bien éloigné de l’habituelle euphorie ivre et bon enfant des matelots, pirates ou du baratin presque honnêtes des commerçants qui débarquent en ville, ces individus marmonnent dans leurs barbes, jettent de mauvais regards aux alentours en fumant des herbes certainement illégales dans le reste du continent. Même les habitations semblent muter sous l’influence néfaste du lieu, les tavernes chaleureuse à défauts d'être propre laissent place à des taudis peu attrayant placardés de pancarte branlante et d’un texte à peine compréhensible, les fenêtres parfois brisées montrent comme une plaie béante l’intérieur sombre et repoussant de ses maisons de passe. Les nuages glissent progressivement devant le soleil et recouvrent de leurs ombres le quartier, comme si Zewen lui-même refusait de poser le regard sur ce trou béant d'humanité déchue. La Cour-Aux-Rats, voilà un lieu qui porte bien son nom, reste à savoir si les rats en question sont les véritables rongeurs qui parasitent la zone, où les gens qu’on peut y trouver.
En effet, le terme trou paraît parfaitement approprié pour décrire ce lieu. Une sorte de cour circulaire entourée de bâtiments en ruine ou à l’abandon, reconverti en centre de contrebande pour les marchandises les plus controversé. Il s’en échappe une aura de folie et de désespoir comme je n’en avais jamais ressenti et même mon âme sombre se sent souillée par ma simple présence dans ce lieu. Rien n’a de sens, le chaos semble prendre racine partout où je pose les yeux. Des musiciens ratés s’acharnent à massacrer une mélodie inconnue sans queue ni tête qui vrille les tympans mais s’accorde parfaitement à l’endroit. Dans la boue et la fange dorment des loques ivres et abandonnées, d'autres se livre à la vue de tous à des ébats qui ne feraient pas rougir une fille de bordel alors qu’un peintre immortalise leur pose dans une peinture grotesque. Une bagarre semble éclater toutes les 30 secondes qui passent et de même les Yus changent de propriétaire sans s’arrêter. Des contrebandiers jettent des regards inquisiteurs aux alentours et attirent leur clientèle d’un geste sophistiqué et bien précis de la main. Une voix de stentor résonne un peu plus loin, un individu d’au moins deux mètres de haut, perchés sur une petite scène en bois équipée d’un pupitre, déclame un sermon apocalyptique devant une foule de pouilleux et de marchands déchus, les encourageant à abandonner les divinités corrompues qui les ont abandonnées pour rejoindre sa guidance illuminé dans ce monde déchu.
À l’opposé de ce prétendu prêtre de la fin du monde, des exclamations virils rugissent depuis une foule composée en grande partie de colosses qu’on retrouve généralement sur les docks. J’arrive à identifier la zone qu’ils entourent. Une palissade en bois détermine les limites d’une arène provisoire où un orque est en train d’infliger la correction d’une vie à un type qui s’est sans doute surestimé. Les spectateurs poussent des cris d’encouragement ou de menace en fonction de leur précédent dépôt d’argent et et agitent des yus en direction d’un individu avec une tenue bien plus raffinée qui semble prendre les paris du public. Mais plus intrigants encore sont le spectacle d’une masse de mendiants qui s’agitent et tournent autour d’une foule intrigante comme des insectes attirés par la lumière d’une flamme.
Un individu qui cache ses traits sous une large cagoule noire passe devant moi et me montre discrètement un petit écriteau qui semble indiquer le tarif pour "assassinat, rapt, messages". On peut vraiment tout trouver ici, peut-être que je pourrais en avoir besoin ? Me voyant hésiter il ne perd pas de temps et reprend aussitôt sa route comme si de rien n'était, à la recherche d'un client suffisamment désespéré pour accepter ses offres indécentes sans sourciller.
Je remarque alors la pièce maitresse de cet enfer. Au milieu de la cour trône une estrade bien plus large que la vulgaire scène du prêcheur. Elle est entourée d’un large groupe d’intéressé qui discute entre eux. Leurs habits ne laissent aucun doute, pas de sans le sou ou de vulgaire tire-laine parmi eux, seuls les plus grandes racailles de la ville. Des marchands riches et bien vêtus, des capitaines avec plusieurs promotions et du vécu et même des nobles de passage d’autres villes. Leur présence est encadrée par un contingent de la milice qui repousse violemment les indésirables, sans nul doute que tous ses hauts placés se seraient déjà fait égorger et leurs atours déchirés dans la bataille qui se serait ensuivi pour les récupérer s’ils n’étaient pas là. Puis je vois la raison de leur présence ici. Petit, grand, bien musclé, fin comme une brindille, homme, femme, elfe de toutes espèces, orque et même un nain, l’important contingent d’esclave prend place sur la grande place qui n’attendait qu’eux. Déjà les futurs acheteurs jettent des regards, pointent du doigt certains individus et redouble d’efforts dans leur conversation entre eux. Le responsable de la vente, une sorte de mélange entre un homme et une fouine, s’assurent que le plus de « spécimen » possible tiennent sur l’estrade avant d’indiquer à un homme de la milice d’attendre pour la deuxième file. Il se retourne vers la foule qui n’attend plus que lui et comme son petit numéro en s’agitant dans tous les sens.
« Bienvenue mes bon seigneurs, et mesdames sembleraient-ils, pour notre nouvel vente aux esclaves. Une belle livraison est arrivée en ville aujourd’hui et j’ai hâte de vous la présentez. Mais avant tous, laissez-moi vous introduire à notre gros prix du jour »
Un grincement d’acier retenti alors qu’une grande cage poussée par deux orques vient se coller à l’estrade.
« Un Liykor noir mesdames et messieurs !! Ou plutôt devrais-je dire « une », venue tout droit d’Ynorie ! Le transport l’a quelque peu affaiblie, mais elle reste assez combative et solide pour toutes les utilisations auxquelles vous pourrez penser ! »
Je reconnais la Liykor que j’ai vue sur le port lorsque je me rendais dans la boutique Shaakt. Elle est en encore plus piteux état que lors de son déchargement et j’ai même du mal à dire si elle est encore vivante, ses yeux sont fermés et sa tête repose contre les parois de sa cage. Si j’ai commis l’erreur de faire une fois du trafic d’esclaves pour les forces d’Oaxaca, je le regrette amèrement depuis que j’ai moi-même passé ma vie en cage. Alors que je me détourne de ce lugubre spectacle je remarque dans la foule une figure qui me semble familière. Entourée d’étoffes bordeaux, une forme féminine qui dépasse légèrement les petits bourgeois corpulents semble s'intéresser à la marchandise proposée, ne serait-elle pas l’inconnu qui était dans la pièce d’Aaron le jour de sa mort ? Et n’avait-elle pas une immense arbalète avec elle ce jour-là ? J’hésite à m’approcher pour interpeller celle qui a peut-être les réponses à plusieurs de mes questions lorsque le corbeau qui agitait sa tête dans tous les sens s’envole brusquement de mon épaule et file à toute vitesse en volant au ras du sol. Avant même que je ne réalise pleinement qu’il est parti, il revient se poser sur son perchoir favori. Dans son large bec, un rat suffisamment gros pour effrayer un petit chat couine inutilement jusqu’à ce que le volatile lui brise la nuque avec un son sec. Il me regarde l’air satisfait de sa chasse, mais l’odeur de charogne commence à me provoquer des nausées dangereuses. Je parviens à articuler malgré la main qui me bouche le nez.
« Dégage avec ça, bouffe le ailleurs »
Je jurerais que son expression passe de la satisfaction à un léger énervement et il s’envole d’un battement d’aile vers la toiture miteuse d’une bâtisse proche, en prenant soin de m’égratigner légèrement avec l’une de ses serres. Je grogne légèrement et frottant la marque douloureuse qu’il me laisse.
(Saloperie tu vas me le payer …)
« Sympa ce p’tit truc, un animal qui fait des tours ça s’vend cher t’sais ça ? »
Une voix suave accompagnée de quelques rires narquois. Un homme s’approche de moi, faisant tourner agilement une dague dans sa main. La peau mate et les cheveux noirs coupés court, un nez fort au milieu de la figure encadrée par un mauvais regard marron, une légère balafre sur la lèvre supérieure qui lui coupe aussi la moustache à un endroit où les poils ne repoussent plus. Un homme de Wiehl bien loin de sa ville. Il doit bien faire un peu plus d’un mètre quatre-vingts, mais il est quand même obligé de lever légèrement la tête pour me regarder dans les yeux. Équipé d’une brigandine en cuir, je vois bien vite à quoi j’ai affaire. Il est encadré par deux individus qui le suivent comme s’il était leur Dieu, le même regard mauvais imprimé sur le visage. Pour compléter cette parfaite bande de vauriens, un Sekteg, l’air soucieux, tourne entre leurs jambes. Le chef réceptionne sa dague qu’il pointe vers moi.
« C’est quoi la supercherie ? »
« Pur coïncidence, j’suis pas maitre de ce piaf »
« Allons allons, on peut faire affaire ou ça peut mal finir »
Et soudain, une idée me vient. La part de hasard que j’espérais mais n’attendais pas ici. Je lève les yeux vers le toit où le corbeau martèle le corps gras du rat avec son bec pour en arracher des morceaux se chair. Un sourire narquois sur le bout des lèvres, je me retourne vers mes nouveaux associés. Je lève les mains pour signifier mon abandon.
« Très bien, il est à vous et je ne vous demanderais même pas un sous »
Un sourire satisfait se dessine sur le visage du Wielhien.
« En échange, j’vous propose une p’tite entreprise qui vous enrichira et s’ra sans danger. »
Son sourire disparaît aussitôt, remplacé par un sourcil intrigué. Ses collaborateurs restent à distance de nous, comme s’il surveillait la transaction d’une possible intervention extérieure. Mon interlocuteur change d’attitude et attrape plus fermement la poignée de sa dague qu’il rapproche un peu trop de moi à mon gout.
« Qu’est c’qui t’fais croire que tu peux négocier ici ? »
S’il croit qu’il va m’intimider, il se trompe. Des truands, j’en ai connu des biens plus durs que lui et je les connais par cœur. Je m’approche sans hésiter de lui, nos visages ne sont plus qu’à quelques centimètres et il pourrait me trancher la gorge d’un simple geste du poignet. Ses deux suiveurs ne savent pas trop comment réagir, je les vois hésiter, faut-il intervenir pour sauver leur chef ? Je parle du bout des lèvres, du ton le plus grave possible.
« Vas-y, quand j’serais mort tu pourras toujours courir pour attraper l’piaf, et même si t’arrive à l’choper tu sauras pas l'dompter. Si t’peux pas prouver qu’il obéit, y perd d’la valeur j’me trompe ? »
Je sens une légère hésitation qui s’empare de lui. Reste à savoir si c’est mon apparence ou mes propos qui lui provoquent cette réaction. Il abaisse sa dague et recule d’un pas. Ses traits se raffermissent, mécontent de la résistance que je lui ai opposé.
« Ok, j’écoute »
Je reprends un ton plus avenant.
« Vous y s’rez gagnant. J’ai besoin d’me débarrasser de quelqu’un et vous avez l’air pas mal équipé pour. Tout ce qu’il a sur lui vous appartient, j’veux juste qu’il crève. »
Un sourire en coin se dessine sur son visage.
« Pour que la récompense soit intéressante, c’est un type riche j’imagine ? »
Je lui dis sur le ton de la confidence
« Bien vu »
« Deux secondes »
Il se retourne vers ses deux acolytes, ignorant complètement le gobelin. Je n’entends pas ce qu’ils se racontent, mais les quelques mouvements de têtes me conforte dans leur décisions final. Je croise les bras et attend en tapotant du pied. Il se retourne finalement vers moi, un grand sourire presque sincère sur le visage.
« C’est d’accord, on s’occupe de ton problème et en échange l’oiseau est à nous »
Il me tend sa main calleuse et pleine d’entailles. Je la sers de ma main gantée et j’évite de grimacer quand ma blessure se contracte lors de la ferme poignée de main que nous faisons.
« Ce soir, au rat lubrique, il attend seul et quitte la taverne quand la nuit est bien avancée. »
« On l’reconnait comment ? »
« Facile, il porte des vêtements au couleur de Kendra Kar. Et pour la richesse, je pense que vous êtes plus habitués que moi pour repérer les bons pigeons »
Ils se regardent et semblent avoir une idée en tête alors qu’ils se font un geste affirmatif de la tête. Il me regarde avec un petit air suffisant qui ne me dit rien de bon.
« Avant qu’on s’lance là-dedans, une petite preuve que le corbeau t’obéis bien au doigt et à l’œil ?»
(Merde)
Je n’ai pas le droit d’hésiter, je me retourne pour regarder le corbeau qui continue de déchirer goulument son repas. Je le fixe désespérément et lance d’un ton peu enjoué mais que je tente de garder amical :
« Allez, reviens maintenant ! »
Je sens une fine goutte de sueur descendre le long de mon échine.
(Aller, pour une fois que j’ai besoin que tu viennes m’emmerder fais pas chier et viens c’est important, putain mais c’est toujours pareil, c’est quand on a besoin des autres qu’ils …)
Il prend soudainement son envol et vient se poser délicatement sur mon épaule, fixant les trois individus qui attendait peut-être patiemment une formulation spéciale de ma part. J’espère que mon étonnement ne se voit pas trop sur mon visage, sinon je risque de perdre toute crédibilité.
« Voilà, c’est un geste du visage qu’il faut utiliser »
« Pas mal. Bon rendez-vous ici demain même heure, on s’occupe de ton problème ce soir »
Il fait signe à sa clique de le suivre et s’éloigne dans le pandémonium de la cour au rat, cherchant peut être un autre individu à dépouiller ou une autre affaire clandestine à conclure.
Je me retourne vers le sombre volatile qui se nettoie les plumes tâchées de sang sans faire attention à moi.
« Parfois je jurerais que tu m’comprend »
Il tourne sa tête vers moi et la penche d'un côté, comme s'il essayait de comprendre ce que je disais.
(C’est pas forcément une bonne chose …)
Je reporte mon attention sur la vente d’esclaves toujours en cours, mais je ne vois plus la femme que je souhaitais interroger, elle semble s’être évaporée. Tant pis, je pense très vite à la suite de mon plan qui se met en place et, malgré les échecs que j’ai essuyé aux temples, je quitte cet endroit maudit avec un rare sourire sincère, sans faire attention au cadavre encore frais en train de se faire dépouiller que je dépasse.
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