Le Rat Lubrique

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Yuimen
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Le Rat Lubrique

Message par Yuimen » mer. 3 janv. 2018 13:52

Le rat lubrique
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Le rat lubrique est un lupanar siégeant sur les docks de la ville pirate de Darhàm. Il est dirigé par Dame Meretricem, elle-même étant sous la protection d'Ed Tatch, l'un des pirates les plus influents et puissants de la ville portuaire. Des serveuses aux décolletés provocateurs et des hommes en tenues légères seront là pour vous accueillir et plus si affinité... Il n'est pas rare que les clients de cet établissement en sortent les bourses vides. Vous pourrez y trouver une ambiance généralement chaleureuse, quelques tables en bois, un comptoir derrière lequel se trouve Dame Meretricem et son large choix d'alcool. Il y a également un étage pourvu de quelques chambres exigus dotées d'un lit pour seul mobilier.

Bien que l'atmosphère soit généralement à la fête, elle se trouve régulièrement ponctuée par quelques bagarres sanglantes. Les clients sont des rustres, des pirates sans foi ni loi, pas sans peur. Ils savent qu'en allant trop loin, ils s'exposent au courroux de Meretricem, voir d'Ed Tatch dont le résultat était souvent expéditif. En soi cela reste donc plutôt calme, mais gare à l'impudent qui sans le vouloir provoquera l'un des habitués !
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Depuis peu, c'est Meredith, ancienne prostituée d'une trentaine d'années, qui gère l'établissement, profitant d'une promotion anticipée après que Dame Meretricem ait été sauvagement tuée par un prostitué nommé Mendax.

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TGM
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Re: Le Rat Lubrique

Message par TGM » jeu. 4 avr. 2019 11:02

-----E-----


L'ambiance ici est chaleureuse, bien plus qu'au rat putride. Il y a de la musique et des gens jouent aux dés çà et là. Je ne suis pas un expert des jeux d'argent, j'ai bien tenté d'apprendre en regardant jouer garzoks et gobelins, mais la seule règle qui m'a toujours semblé respectée, c'est que ces jeux se finissaient obligatoirement par une bagarre et des accusations de tricheries. Pendant que je me dirige vers le comptoir, je remarque que les serveurs et les serveuses portent ici des tenues particulièrement légères et plusieurs m'adressent un clin d’œil ou me saluent en utilisant un sobriquet comme "mon mignon" ou "mon beau". Ma seule réponse est un sourire gêné et un rougissement de mes pommettes. Commençant à me demander si je ne suis pas dans l'un de ces bordels auxquels Deldrach voulait vendre sa pucelle, j'arrive au comptoir et demande à la tenancière, aussi peu habillée que ses serveuses :

"B'jour, me faudrait une chambre pour quatre jours et à manger."

"Quatre jours ? Le petit monsieur a de l'endurance à revendre !"

Ces mots, volontairement prononcés assez fort pour attirer l'attention de toute la salle, provoquent l'hilarité générale et me confirment que je suis dans une maison de passe. Je ne me dégonfle cependant pas et réponds :

"Bah quoi ? Vous avez bien des lits, non ? Gardez m'en un pour que j'y dorme, même à Omyre ils comprennent ça."

Les rires redoublent d'intensité. La tenancière se penche alors vers moi, dévoilant au passage un peu plus ses attraits, que sa tenue ne cherche aucunement à cacher par ailleurs, pour m'expliquer que ça ne fonctionne pas comme ça ici lorsqu'une voix grave et puissante l'interrompt en tonnant :

"Meredith, tu garderas une chambre libre pour le petit, il m'a bien fait rigoler. Fais-lui aussi amener un velouté de crabe et une bouteille de cidre corsaire. Et toi gamin, vient donc t’assoir ici, tu sais jouer aux dés ?"

Meredith se redresse donc et hèle une serveuse roulant des hanches devant un client pour lui ordonner d'apporter la nourriture qui m'est destinée à la table du "Capitaine Tatch". Je m'approche alors de la table dudit capitaine et m'assieds sur le tabouret qu'un des hommes présents pousse du pied dans ma direction. Devant moi, trois pirates à l'air patibulaire dont Tatch. Celui-ci dévoile un sourire aux dents usées derrière la masse sombre et hirsute de sa barbe noire et touffue. De longs cheveux noirs et sales couvrent sa tête et sont surmontés d'un tricorne en feutre blanchi par le sel sur ses bords. Quelque peu intimidé, j'avoue avoir bien plus regardé les autres jouer qu'avoir joué moi-même. L'un de ses compères, un borgne en partie édenté, lève les yeux de sa chope et entreprend de m'expliquer les règles de la "rafle". Les relents alcoolisés de son haleine fétide sont heureusement rapidement éclipsés par le grand bol de velouté de crabe qu'une brune beauté diaphane dépose devant moi, en susurrant à mon oreille :

"Tu te feras plumer mon chou, quitte à perdre ton argent, tu apprécierais sans doute plus que ce soit moi qui te le prenne."

Je la remercie alors qu'elle se redresse en laissant sa main glisser sur mon épaule pour y prendre un appui dispensable. Son odeur de parfum abondant et enivrant s'éloigne en même temps qu'elle. Le pirate, bien qu'ayant déjà énoncé les règles, se perd dans une succession d'exemples pour illustrer son propos comme s'il s'adressait à un simplet. Faisant mine de l'écouter, je trempe mes lèvres dans le breuvage qui m'a été servi. Le goût, la texture, la température même, tout est divin, du moins en comparaison de tout ce que j'ai mangé jusqu'ici. L'onctuosité de cette soupe me donne l'impression de déguster un nuage, un de ces immenses panaches blancs parcourant le ciel azur. Conquis j'avale goulûment ma pitance sans rien laisser avant de m'essuyer la bouche du revers de ma manche sale. Sitôt le bol terminé, je le lève en l'air et réclame :

"Meredith, la même chose !"

Mes paroles à peine prononcées, je sens une douce main glisser sur mes doigts et s'emparer du bol. Je me retourne et aperçois la jolie brune s'éloigner, le bol à la main, me souriant autant qu'elle se déhanchait dans sa marche. Tout en portant à mes lèvres le bock de cidre, je lui rends son sourire complice. Je pense me payer la nuit avec elle après quelques parties en compagnie des pirates. La boisson est fraîche et désaltérante ; son amertume me surprend un peu, mais ne me dérange guère ; je vide donc la moitié du contenu d'une traite avant d'échapper un rot sonore. Le troisième des pirates attablés avec moi, un grand gaillard à la peau sombre propose de commencer à jouer. Je signale que je n'ai pas de dés et le borgne me prête les siens en commandant de l'absinthe noire pour toute la tablée. Premier lancé de dés : je fais dix, le capitaine trois et le matelot douze, emportant ainsi les quelques yus misés. Comme le capitaine a fait le pire score possible, le borgne l'invite à payer une nouvelle tournée d'absinthe noire, alors même que nous recevons la première. Bon joueur, le capitaine accepte et fait passer le mot à la serveuse. Quand celle-ci s'éloigne après avoir déposé les gobelets, le borgne hisse le sien au-dessus de sa tête et déclare :

"Allez! Cul-sec !"

Tous trois vident l'absinthe en une gorgée et je les imite. Le goût est exécrable, ce n'est pas du sang de Thimoros, mais je n'aime pas du tout, de plus, la forte teneur en alcool m'assomme légèrement. Un autre lancé de dés : le pirate fait quatorze, son supérieur cinq et moi dix-sept. Je lève aussitôt mes bras pour célébrer ma victoire, manquant de renverser le bol que me dépose au même moment la serveuse à la peau pâle.

"C'moi qui vais les plumer, tu vas voir."

"Ne tarde quand même pas trop."

Alors qu'elle s'éloigne avec un sourire inquiet, je ne remarque pas les pirates jubiler. Rapidement, j’engloutis le second bol de délicieux velouté et reprends le jeu. Nous jouons des heures, jusqu'à la fin du jour et jusque tard dans la nuit. Au début, le capitaine ne cesse de perdre, je finis presque par avoir pitié de lui, car aucun de ses jets ne dépasse sept. Et comme il fait souvent trois, nous buvons régulièrement de l'absinthe, ce qui, je le sens, altère assez vite mes capacités. De son côté, le borgne s'est déjà assoupi imbibé d'alcool. Si ça continue, je finirai comme lui et ne serai même pas en état de passer la nuit avec cette délicieuse serveuse diaphane, mais je gagne, alors je continue. S'il reste longtemps stoïque, il finit par s'agiter, n'admettant pas le fait de tout perdre ainsi, il en vient même à arrêter une serveuse à la peau dorée pour lui demander de lui porter chance en soufflant sur ses dés. Naïf que je suis, je ne remarque alors rien, mais le voici qui ne fait plus un jet de dés au-dessous de quinze. Sachant que nous avons, au cours du jeu, peu à peu augmenter la mise, le voilà qui nous dépouille à toute vitesse. Mon ivresse ne m'aidant pas à réaliser ce qui se passe, je finis, trop tard, par réaliser que je n'ai déjà plus assez pour me payer une chambre ou les plats et boissons que j'ai consommé en jouant. Paniqué, je m'immobilise et recompte frénétiquement mes pièces sous le regard amusé des pirates.

"Un problème, petit ? J'espère que tu as gardé de côté de quoi payer ce que tu dois à Meredith, sinon..."

Quand je lève les yeux de mon maigre tas de yus, le front en sueur, j’aperçois l'air vicieux et satisfait des pirates. Les enfoirés, ils m'ont roulé. En arrière-plan, je vois également ma belle serveuse secouer la tête d'un air dépité. Je comprends mieux maintenant pourquoi toutes les parties de dés se finissent en bagarre. Je ne suis pas un as du combat, mais un bon bluffeur, alors je tente ma chance. Haussant les épaules, je déclare simplement :

"Si ça doit se finir comme ça, c'était quand même sympa jusqu'ici... Rends moi mon fric, voleur !"

Profitant de l'effet de surprise, je dégaine ma lame rouillée et la plante dans la main du borgne qui se réveille en hurlant. Si son matelot à la peau sombre fait un pas en arrière, Tatch ne bouge pas et j'en profite pour le menacer de mon fendoir.

"Capitaine Tatch, j'en ai vu des ordures à Omyre, et mêmes des pires que toi, alors si tu croyais me baiser... Rends-moi plutôt mon blé."

Ed Tatch éclate alors d'un sinistre rire guttural. Il est à ma merci et je suis sur le point de lui enfoncer mon arme dans le crâne, mais juste avant de me lancer, je remarque que tous les clients sont eux aussi debout, l'arme à la main. Cette charogne est ici avec tout son équipage, et ils bloquent déjà la porte de sortie. Si seulement je n'étais pas à ce point ivre ou que je connaissais les lieux, je pourrais tenter quelque chose, mais là, ce n'est même pas la peine d'espérer quoique ce soit. Le capitaine barbu se lève alors devant moi, impérial, et dit en ricanant :

"Oh t'en fais pas petit, je vais la régler, ta dette, j'ai gagné assez d'argent pour ça ce soir... Tu seras juste enrôlé sur mon navire le temps de me rembourser. Allons-y mes gaillards, ce soir, on met les voiles !"

Deux pirates me saisissent alors sous les aisselles et je me fais traîner sur le port jusqu'à un sombre bateau au pavillon noir.

1711mots
Modifié en dernier par TGM le lun. 15 avr. 2019 13:22, modifié 2 fois.

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Devon
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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » ven. 5 avr. 2019 01:34

Ça c'était pas prévu:

Je reste quelques secondes en face de cette ouverture vers un des lieux les plus réputés de la ville, séchant légèrement en s'abritant sous la devanture en bois au-dessus de l'entrée. Un léger ronflement retentit, une victime de l'alcool git endormi contre le pan de la bâtisse, abandonné à son sort par ses camarades. Je me décide, poussant la porte d’un air décidé et pénétrant dans la chaleur humaine étouffante de la taverne, la sale bête s’enfuyant aussitôt de mon épaule sans demander son reste. Mes sens sont immédiatement assaillis dès mon premier pas dans l’enfer qui règne en ce lieu et m'assomment temporairement : l’odeur d’alcool renversé, de sueur, de vomi mélangé aux parfums des plats à moitié frais pique les narines et les yeux. Le bruit et la musique qui était contenue par les murs de la taverne explosent soudainement en un vacarme effroyable, les marins et les pirates semblent être incapables de parler sans faire en sorte que toute la ville soit témoin de leurs discussions, ponctué du rythme incessant de la circulation constante de verres et de plats, du roulement des dés, du frottement des cartes et des accusations de tricheries qui fusent bien plus souvent que la reconnaissance d’une défaite.
La lumière tamisée provenant des différentes bougies et chandelier transperce timidement les fumées des herbes que fument les marins et projette les ombres dansantes du spectacle infernal qui se déroule sous ce toit sur les murs froids ; des marins attablés boivent et rigolent à s’en décrocher la mâchoire, d’autres entourent avec fascination les danseuses dénudées en agrémentent de sifflement et de commentaires gras leurs observations. Une soirée presque normale au rat lubrique, si ce n’est un détail qui attire mon attention, une grande table semble être dressée près d’une des fenêtres, un grand chandelier doré trône au milieu du mobilier et les couverts sont bien plus luxueux que les misérables ustensiles en bois utilisé par les autres clients, quand ils ne mangent pas avec les mains.

Je ne suis pas celui qu’on attend à cette table et je pénètre dans l’indifférence et l’atmosphère nébuleuse de la pièce, me dirigeant à pas lent vers ma place habituelle sans un regard pour les filles de joie qui accaparent l’attention, une grimace de mépris sur le visage. Je m’assois au bar, sur le tabouret proche de la fenêtre de droite à l'extrémité du comptoir, saluant d’un mouvement imperceptible de la tête les vieux marins taciturnes qui occupent les autres tabourets et qui me répondent d’une voix basse, des individus impressionnant malgré leurs barbes et cheveux grisonnants, des gars qui ont de la bouteille et je les respectes pour ça. Ma place est toujours libre, pas qu’on respecte mon autorité sur ce bout de bois, mais la proximité de la fenêtre rend la place bien trop sensible aux variations de température et le plancher y est légèrement déséquilibré, rendant le haut tabouret instable. C’est aussi la place la plus éloignée de l’unique porte et dans ce genre de taverne, avoir autant de distance à parcourir si une bagarre dans laquelle on n’a pas de compte à rendre éclate, et bien même les marins abrutis sont capables de se rendre compte que ce n’est pas un avantage. Une place solitaire tout attitrée pour moi, sauf qu’aujourd’hui une chaise placée à l'extrémité de la grande table vient empiéter sur mon espace vital. Bof, pour l’instant personne ne l'occupe. Je m’y installe et dépose mon tricorne humide sur le comptoir.
Meredith croise aussitôt mon regard alors qu’elle astique un verre, ses yeux brillent d’un éclat étrange et un petit sourire apparaît sur son visage exagérément maquillé alors qu’elle s’approche, se dandinant comme si elle était toujours de l’autre côté du comptoir. Elle vient se planter en face de moi, essuyant d’un revers du coude le comptoir avant de s’y appuyer et de me regarder avec un regard toujours aguicheur, réajustant d’un geste étudié le col de ma vieille chemise.

« Alors mon beau pirate, qu’est-ce que ce sera cette fois ? »

Je plante mon regard sombre dans le sien sans que cela ne l’impressionne et ne la sorte de son apparence espiègle, mais je sais bien qu’elle joue à ce petit rôle de séduction avec tous ceux qui viennent régulièrement déposer leur paie ici. Avec moi ça ne sert à rien, ce n’est que la boisson qui m’attire ici, le reste de mes sentiments enfouis depuis trop longtemps dans ma solitude. Je sors une poignée de pièces de ma poche et les places en face d’elle sur le comptoir, avant d’ajouter d’un ton monotone.

« Boire, un truc fort, différent d’la dernière fois »

« Toujours aussi difficile, mais j’ai ce qu’il te faut, rien d’autre ? »
Dit-elle d’un ton lascif

« Rien »

Elle me fait un petit clin d’œil avant de repartir gaiement me remplir un verre, le premier d’une longue série. Je la vois du coin de l’œil sortir des bouteilles jusque-là bien dissimulées et les jauger du regard, hésitant plusieurs fois, inspectant avec minutie les étiquettes. Je me retourne en m’adossant contre le mur à ma droite, embrassant du regard le tableau de la taverne qui s’étale sous mes yeux. Je me mets à rire doucement, plongé dans mes idées noires et riant doucement lorsque je vois un marin prendre un coup ou essuyer une rebuffade des danseuses. Après tout, j’ai suffisamment connu la souffrance pour pouvoir rire de celle des autres.
Soudain, un claquement de tonnerre retentit alors que l’entrée du bordel s’ouvre avec fracas, révélant la stature d’un homme imposant, presque trop grand pour passer facilement dans l’embrasure de la porte. Ses habits le distinguent facilement du reste des marins, une veste bordeaux richement ornée au-dessus d’une chemise de coton blanche, ses chausses d’un bleu sombre et ses bottes en cuir noir démontrent facilement son statut de capitaine. Il reste pendant un petit moment sur le seuil, jugeant d’un œil inquisiteur la vermine rassemblée ici, un silence écrasant remplaçant les échos de la folie, une immobilité anxiogène s’empare de la scène alors que les regards fixent le nouvel arrivant. Meredith abandonne précipitamment la préparation de ma boisson pour se précipiter à la rencontre du nouvel arrivant. Frêle figure face à l’homme, je ne l’entends pas marmonner mais son signe de main ne fait aucun doute, voilà celui qu’on attend ce soir.
Puis comme si le temps reprenait son cours, il réajuste sa veste trempée sur ses larges épaules et s’avance avec un éclat de rire tonitruant vers la table dressée en son honneur, faisant s’agiter sa longue barbe noire tressée et s’affinant les bords de sa moustache finement taillé d’une main. Voyant qu’aucun danger ne les guettes, les clients se détournent vite de cette soudaine distraction pour se concentrer de nouveau sur ce qui les intéressait. Alors que l’agitation reprend sa place, j’inspecte du coin de l’œil le nouvel arrivant, à sa suite arrivent une dizaine d’hommes, la mine patibulaire et le regard mauvais, suivant leur capitaine comme des chiens bien dressés vers la table qui leur est réservée. Meredith semble m’avoir complètement oublié alors qu’elle accompagne son hôte, le noyant sous un débit de parole qui ne semble pas le déranger le moins du monde, et auquel il répond en riant de plus belle ou en acquiesçant d’un simple signe de la tête. Pendant qu’elle les installe à leur table, je me retourne vers mon voisin le plus proche et je lui demande en maugréant

« C’qui ceux-là ? »

« Capitaine Rufus Mord-œil pour vous servir » Me répond-il dans un grognement à peine audible « Une des trois têtes du cartel pirate qui règne sur le fort Brise-Écume, c’est rare de l’voir ici, paraît qu’il a affaire avec Ed Tatch »

C’est une bien longue phrase pour quelqu’un d’aussi discret que lui, les affaires sont donc importantes. Ed Tatch, j’ai souvent entendu ce nom ici mais je n’ai jamais vu la couleur de l’homme, m’est d’avis que ça doit être un sacré type pour que la simple évocation de son nom suffit à calmer les tensions de la taverne avant qu’elle n’explose en pugilat chaotique, et lorsque cela advient, on ne revoit jamais l’initiateur de la bagarre à la taverne. Même en ville d’ailleurs. Néanmoins cela n'empêche jamais la taverne de devenir pendant quelques instants un pur défouloir de violence. Meredith se précipite derrière le comptoir pour annoncer les plats choisis par le capitaine pendant que ses suiveurs s'installent à la table. Je regarde la serveuse se remettre à la préparation de ma boisson lorsqu'une main ferme tombe brutalement sur mon épaule et s'y agrippe pour me faire tourner. Je me retrouve en face d'un marin de l'équipage de Rufus, sa large tête enfoncée dans un torse épais et musclé. Il fait bien une tête de moins que moi et je le vois perdre contenance pendant une fraction de seconde lorsqu'il tombe sur mon visage bleu pâle et mes yeux rouges sang, mais ses petits yeux porcins me transpercent avant qu'il ne me lance d'un ton menaçant, me soufflant son haleine pestilentielle aux relents d'alcool et d'herbe à plaisir. Il tire la chaise qu'il veut occuper, le cognant contre mon siège :

Tu gênes, l'horreur. Dégage de là”

Je maintiens son regard un court instant, le reste de ses camarades ne s'intéressent pas du coup à la situation et sont tourné vers ce que j'estime être le second, le capitaine étant appuyé un peu plus loin au comptoir et caressant sa fine moustache d’une main, beuglant plein de mot doux à Meredith, aussi doux que le peut un pirate machiste et brutal. Songeant qu’une représaille aurait tôt fait de m'attirer des ennuis et n'étant pas prêt à perdre la vie ce soir, je me retourne pour récupérer mes pièces sur le comptoir et mon tricorne. Alors que je me lève pour m'en aller sans un regard pour le pirate, il donne un coup dans mon chapeau avec un rire dédaigneux, qui tombe au sol, un des deux uniques vestiges de mon passé.

“C'est ça, baisse les yeux sale ..”


Il ne finira pas sa phrase. Le visage crispé de rage et sans vraiment réfléchir, mon front vient s'écraser sur le haut de son nez dans un craquement humide et écoeurant. Il recule brusquement contre un marin sous l'impact, qui le repousse à son tour contre une table où dansait une fille du bordel. Il n'en faut pas plus pour mettre le feu aux poudres. Les premières insultes fusent, puis le premier coup. Les compagnons du pirate que j'ai frappé se lèvent immédiatement pour le rejoindre et se mêler à un concert de craquement et d’injures. Je passe inaperçue dans mon coin, toute l'attention fixée sur l'escalade de violence au centre de la pièce. Je me calme aussi vite que je me suis enragé, je ramasse délicatement mon tricorne, faisant fi de la douleur qui résonne dans mon crâne, et récupère mes pièces sur le comptoir avant de m’éclipser en prenant grand soin d'éviter la zone centrale de bagarre, où Meredith tente tant bien que mal de ramener le calme, assisté par l'arrivé de Rufus qui vient calmer le jeu en distribuant les coups sur tous ceux qui se mettent sur son chemin et gueuler sur son équipage. Un dernier coup d'oeil en arrière alors que je m'apprête à sortir me montre que la tension est vite redescendu, bien que les plus belliqueux continue de remettre en cause l'intégrité des génitrices de leurs opposants, pendant qu'ils sont retenus par des membres de leur camp tentant de les raisonner. Aucune trace de celui que j'ai assommé. Sans demander mon reste, je sors et me retrouve dans l'obscurité vacillante de dahram, la pluie tombant toujours et sans avoir eu de quoi boire.

(Fais chier …)

Je réajuste ma veste et me dirige vers ma dernière destination, ma chambre, négligeant déjà les problèmes que je laisse derrière moi.

->

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Devon
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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » lun. 29 juil. 2019 04:17

Mauvaise Surprise

L’ambiance y est bien moins endiablée que la nuit passée, à vrai dire je ne suis jamais venu ici avant la nuit totalement tombée. La plupart des marins et des dockers encore à leur poste, la taverne revêt un environnement plutôt calme et discret, les quelques personnes discutent sagement et sans trop de bruit autour de leur table et de leur repas, le comptoir est presque vite de bras, mais l’absence de certaines fille de joie dans la grande salle montre que certains marins ne peuvent juste pas attendre. Comme d’habitude je m’avance entre les tables jusqu’au comptoir, mais cette fois je me dis qu’il vaut mieux changer de place, je m’assoie donc à un tabouret proche de l’escalier qui mène aux chambres à l’étage, à l’opposé de ma place habituel. Je réalise alors qu’il s’agit peut-être du dernier endroit où l’on m’a vu moi, ainsi que le pirate porté disparu. La grande table qui était dressée hier à déjà disparu, mais les quelques taches de sang suite à l’escarmouche qui a éclaté hier sont encore bien présentes. Je contiens mon envie de m’enfuir en courant, je ferme les yeux et essaye de prendre une respiration maitrisée alors que la voix douce de Meredith me surprend en pleine méditation. Je tombe presque de mon siège alors qu’elle s’est approchée en face de moi, accoudée au comptoir et sa tête reposant sur son poing, elle me fixe un sourire aguicheur.

« J’ai jamais vu le manque d’alcool avoir cet effet sur quelqu’un »

« À boire ». Je lui réponds en posant les pièces suffisantes sur le comptoir.

« Tout de suite capitaine »

Elle se retourne sans se départir de son sourire et se dirige vers les bouteilles qui m’ont échappé hier soir. Sous mon air patient, je commence à réfléchir au moyen qu’il me faudrait employer pour débusquer un marin en fuite dans une ville de marin, Kendran, seul, devant certainement s’échapper par la mer. Pendant que je cogite, Meredith disparait sous une trappe aménagée derrière le comptoir, descendant un escalier qui mène à un sous-sol bien dissimulé. Elle en ressort quelques instants plus tard, l’air satisfaite de sa trouvaille. Elle tient dans sa main droite une bouteille poussiéreuse avec une étiquette jaunie par le temps, plutôt large et évasée, scellé par un large bouchon en liège, contenant un liquide ambré qui tournoie de manière hypnotique. Quelle que soit sa provenance ou son origine, ça me semble bien hors de prix pour ce que je peux actuellement me payer. Elle revient vers moi en récupérant au passage un large verre carré qu’elle pose en face de moi avant de me servir une généreuse quantité du précieux liquide, dégageant au passage un nuage de poussière en retirant le bouchon incrusté dans le goulot. Elle repose la bouteille à côté de nous, et me regarde, attendant que je goute la boisson qu’elle me propose avec un air narquois. Je grogne :

« C’quoi »

« Un truc fort » Dit-elle en prenant sa voix la plus grave pour faire son imitation la plus convaincante

« J’bois pas un truc que j’peux pas payer »


« Considère ça comme un dédommagement pour l’agitation d’hier qui as fait fuir un de mes meilleurs clients »

Méfiant, je récupère le verre sans la quitter du regard. L’odeur de l’alcool me monte vite aux narines, ainsi que le parfum du miel et une légère note de cannelle. Je ne résiste pas plus et lève le verre pour prendre une première gorgée lorsqu’elle se penche sur le comptoir, approchant suffisamment proche sa bouche de mon oreille pour que je puisse sentir son parfum enivrant, mélangeant subtilement l’odeur de la mer et je ne sais quelle fleur exotique. Elle me dit dans un murmure :

« Je sais ce que t’as fait hier »

Je lui crache presque la boisson au visage de surprise. Je la fixe, reposant lentement le verre. J’avale ma gorgée et la chaleur de l’alcool me délie la langue, je tente de feindre la surprise et l’ignorance, mais mes traits m’ont sans doute déjà trahi.

« J’vois pas de quoi … »

« Allons, tu lui fracasses le nez, bien joué au passage, tu t’enfuis et quelques instants plus tard je le vois te suivre. Aujourd’hui on apprend qu’il a disparu, sans doute pour toujours. T’as de la chance que c’était un p’tit nouveau et que personne ne faisait trop attention à ce qui s’est passé, je suis la seule à avoir vu ça » Dit-elle dans un souffle, son sourire disparu.

Ma main se crispe sur mon verre, manquant de le briser. Loin d’exprimer de la crainte, c’est de la haine pure qui monte en moi. Je souffle de plus en plus en fort.
« Qu’est ce qui m’empêche d’te trancher la gorge maintenant hein ? Plus de témoin, plus d’problème » La colère rend le grondement de ma voix plus menaçant, mais elle ne perd pas son calme.

« Sans doute le fait que nous sommes dans ma taverne et qu’il y a d’innocent marin qui assisterais incrédule à ton acte de boucherie»

« J’peux m’occuper de tous ses … »

« Et tu auras Ed Tatch sur le dos, une bonne idée n’est-ce pas ? Tu sortiras de la ville par le port, directement au fond de l’eau » Cette fois son sourire est revenu.
Je reste sans voix, elle me tient. Je me calme lentement, fini le verre d’un trait sans prendre le temps de savourer un alcool que je ne pourrais sans doute plus jamais me payer. Elle croise les bras et attend patiemment pour ma respiration redevienne normale.

« T’veux quoi ? T’vas me dénoncer pour la prime qu’il donne ? » Dis-je avec tous le mépris possible

« Non, j’ai aucune affection pour ce chien de Rufus, tout comme mon bien aimé protecteur qui voudrait bien rencontré celui qui a osé envoyer un membre de son équipage par le fond ».

« Il est au courant ? »

« Evidemment, une info comme ça ne pouvait pas rester loin des oreilles de Tatch. »

« Et pourquoi il me vendrait pas lui ? »

« Tu m’écoutes ? D’autant avec ce qui s’est passé hier, son aversion pour Mord-œil n’a fait qu’augmenter »

Je ne dis rien, attendant la suite. Elle réajuste sa robe avant de sortir du comptoir et de venir se placer à côté de moi.

« Alors ne le faisons pas attendre plus longtemps, suis moi »

Sans vérifier que je la suis, elle monte les escaliers à côté de moi qui mènent aux chambres du Rat Lubrique que je n’ai jamais eu l’occasion de visiter. Nous arrivons dans un large couloir décoré d’un long tapis bleu mer ainsi que quelques petits tableaux, certains des portraits de fameux pirates de la ville. Toutes les portes sont fermées, certaines sans doute déjà occupées. Je la suis jusqu’à une porte plus importante que les autres, une poignée ornée et les armoiries sur la porte gâchent un peu la surprise. Elle frappe à la porte avec un rythme précis, comme pour s’annoncer et n’attend pas de réponse avant de pousser la porte et de m’inviter à entrer. Je me retrouve en face d’un bureau richement décoré, une large pile de papiers y est posée ainsi qu’une balance, un boulier, plusieurs petits coffres et boussoles de forme différentes, un large tricorne usé et blanchi par le sel repose à côté d’un sabre affuté et à la garde fournis de pierre précieuse. Entourant une chaise, un large individu à la peau sombre pose regard marron sur moi à l’instant où j’entre. Son haut à manches courtes laisse voir ses avant-bras musclés et lardés de cicatrices et il a dans son fourreau un large sabre orné d’un rubis au bout de la garde. De l’autre côté de la chaise, un individu bien moins impressionnant me regarde aussi entrer mais de son unique œil, dévoilant une bouche édentée lorsqu’il voit qui Meredith vient de lui ramener. Je ne peux pas dissimuler mon sourire ironique lorsque je vois qu’il a une arbalète à la ceinture, j’espère pour tout le monde que c’est une arme d’apparat. Entre les deux, confortablement assis sur une chaise, un large individu lève ses yeux sombres vers moi, il sourit sous son épaisse barbe noire et réajuste ses longs cheveux noirs d’une main épaisse afin d’y poser son tricorne. Il tape dans ses deux mains et annonce d’une voix grave mais joyeuse :
« Ainsi voilà notre tueur de pirate, un nom ? »

Alors comme depuis que je suis arrivé dans la ville, je lui donne le nom sous lequel j’ai choisi de me présenter.

« Devon, Devon van Bloth »

La tension que je n’avais pas remarquée semble descendre d’un cran lorsque ses deux gardes du corps remarquent que je n’ai pas l’intention de lui sauter à la gorge. J’ai déjà eu affaire à des capitaines et pour en avoir moi-même été un, je sais quelle haute estime ils ont d’eux et comment leur faire plaisir.

« Capitaine Tatch je présume ? »

« Exact gamin, pas besoin de tourner autour du pot, c’que t’as fait m’impressionne et t’as bien fait, je suis un type important ici »

« J’ai déjà entendu vot’nom effectivement »

« Et qu’est-ce qu’on dit d’moi hein ? »

« Qu’il vaut mieux éviter d’foutre le bordel dans les endroits qu’il gère »

« Pas faux, mais c’pas le plus important. Faisons court comme pour toi comme pour moi, Rufus reviendra ici la semaine prochaine, disons qu’nos négociations ont mal tourné et qu’elles nécessitent un deuxième round. »

« Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans »

« T’vas assister à c’diner et tu t’occuperas de son second, c’tout »

Il dit ça comme s’il s’agissait de simplement aller s’acheter une boisson à la taverne. Je le regarde incrédule, attendant une suite à son plan.
« Comment j’fais ça ? »

« Pas mon problème, t’as une semaine pour trouver » Dit-il en riant avec force

Ses deux gardes du corps se mettent aussi à sourire en me fixant, seul Meredith reste sérieuse et neutre. Le rire du pirate disparait aussi vite qu’il est apparu et c’est d’un ton menaçant qu’il continue.

« Tu préfères p’têtre que j’te balance tout d’suite ? Ça arrangerait aussi mes relations avec lui t’sais. J’te laisse une chance de faire tes preuves, si t’y arrives, compte sur la parole de Tatch pour te rendre service »

(La parole d’un pirate, formidable)

« Pourquoi son second ? »

« En quoi ça t’regarde, les affaires de Tatch ne t’concernent pas»

Je ne sais quoi répondre, ce qui fait revenir son sourire goguenard.

« Semaine prochaine, j’veux t’voir dans la salle en bas, sinon t’auras un deuxième capitaine sur le dos, t’as une chance d’sortir des fonds de Darham, me déçoit pas »

Il me congédie d’un signe de la main en rigolant. Alors que je me retourne pour quitter la pièce, une idée me vient.

« Capitaine, si vous permettez pour rejoindre la table de Rufus et d’Ed Tatch, il me faudrait une tenue plus présentable que celle-là »

Il relève la tête de la carte dans laquelle il c’était plongé et me regarde comme s’il me voyait pour la première fois. Il acquise d’un simple geste de la tête et se replonge sur l’étude de sa carte, répondant sans me regarder.

« Vrai. Meredith, prend les mesures de notre nouvel ami et commande lui c’qu’il faut pour ressembler à autre chose qu’un mendiant. »

« Merci Capitaine, vous êtes trop aimable »

(Un peu de flagornerie n’a jamais fait de mal)

« Oui oui c’est bon, maintenant sors »

Je me retrouve à nouveau dans le couloir, le garde du corps de Tatch s’assurant que la porte soit bien fermée derrière nous. Meredith me regarde d’un air nouveau, puis s’excusant brièvement elle me demande de l’attendre ici le temps qu’elle retourne en bas. Je m’appuie contre un mur alors qu’elle retourne vers l’escalier, mes idées totalement dirigées vers mon plan pour capturer le Kendra qui prend lentement forme, ignorant les ennuis qui viennent de se rajouter à la longue liste de problèmes qui m’accablent : un espion qui prêtent connaitre ma véritable identité, un capitaine qui veut ma tête, un autre qui me manipule contre se même capitaine et enfin le fait que je n’ai sans doute plus de boulot pour payer ma chambre.

Meredith revient les bras chargés d’outils de couture et d’instruments de mesure, ainsi qu’une clé en bronze, elle me fait signe de la suivre d’un signe de la tête. Nous pénétrons dans une des rares chambres non occupées du rat lubrique, un simple lit double trône au milieu de la pièce, qui ne contient qu’une grande armoire et un petit bureau collé au mur et à un miroir mural. La lumière perce du jour déclinant à travers la fenêtre de la chambre qui donne une belle vue sur le port. Elle m’ordonne de retirer ma veste et je me retrouve bien vite dans le plus simple apparat alors qu’elle fait le tour de mes dimensions. Cet instant gênant ne dure que quelques minutes, mais il me semble durer une éternité. Elle finit par briser le silence.

« C’est bon, tu pourras venir récupérer tout ça demain »

« Beaucoup d’attention pour un otage » À mon tour d’arborer ma plus belle grimace ironique

« Un investissement sur le futur » Répond-elle avec le même sourire

Elle range ses différents outils de mesure pendant que je me rhabille avant de me faire sortir de sa chambre, me raccompagnant jusqu’à la salle principale, où un duo de musiciens s’est installé sur la petite scène à côté de l’entrée, un chanteur accompagné d’une simple guitare, jouant une mélodie mélancolique et envoutante sur la vie de marin. Je m’arrête brièvement en bas des escaliers pour les écouter jouer jusqu’à ce que Meredith me fasse remarquer que je gêne le passage avec une tape sur le haut de la tête. Je retourne au comptoir alors que Meredith en fait le tour pour reprendre sa place, la fille qui l’a remplacée, une jeune à la peau brune et vêtue d’une robe rouge courte, se précipitant de retourner à son rôle principal parmi les marins.

« Une semaine, ça te laisse le temps d’y réfléchir »

« J’ai beaucoup de chose auquel je dois réfléchir »

« Oh une confidence, ça mérite le reste de la bouteille »

Je pousse un grognement et attrape la bouteille qu’elle me tend. Je la range dans une des vastes poches de ma veste et m’en vais vers la sortie.

« À très bientôt » J’entends sa douce voix qui m’accompagne alors que je retraverse la salle principale, et sors de nouveau dans les rues de Darhàm, de nouveaux problèmes sur le dos.

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Devon
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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » lun. 29 juil. 2019 04:32

Un peu de calme

La pluie a commencé à tomber lorsque je pousse pour la deuxième fois aujourd’hui la porte du rat Lubrique. Poussé par le mauvais temps, la salle s’est remplie de marin cherchant à s’abriter du déluge et à profiter en même temps d’une bonne soirée. L’odeur de l’alcool est déjà bien plus envahissante que tout à l’heure, les cartes et les insultes sont sortis et les serveuses commencent leur petit numéro de déhanchée en passant entre les tables. Plusieurs tables sont rassemblées près du duo de tout à l’heure qui a remplacé ses airs mélancoliques par des chants de marins entrainants, accompagnés de plusieurs marins qui reprennent en chœur la mélodie du chanteur, dont la voix forte résonne dans la pièce et réchauffe les cœurs. Je me surprends à rester devant la scène un moment pour les écouter, ses chants faisant remonter en moi des instants nostalgiques de bonheur à bord de mon navire.

Ne tenant plus, j’oublie tous mes problèmes alors que je m’approche du chanteur lorsqu’il termine une chanson sous les applaudissements et les rugissements de son auditoire. Je sors mon vieil harmonica de la poche qui l’héberge depuis plusieurs semaines et lui adresse un signe de tête.

« J’peux m’joindre à vous ? » Dis-je en montrant mon instrument.

Il retourne sa large carrure vers l’origine du son grave qui vient de l’interpeller avant de sourire sous son épaisse moustache.

« Un joueur d’harmonica ? Ça court pas les rues, avec plaisir camarade »

Je récupère une chaise et viens m’installer à côté du guitariste, dont la frêle carrure contraste largement avec celle de son partenaire. Il m’adresse un salut de son chapeau à plume. Le chanteur se retourne vers la foule qui l’attend.

« Mes amis, un nouveau camarade c’est joint à nous, voyons ce qu’il peut nous offrir »

Je ne lève pas les yeux vers la foule, bien trop habitué à l’expression de dégout que mon apparence laisse transparaitre sur le visage des autres. Le chanteur et le guitariste se retourne vers moi :

« Qu’est-ce que tu connais comme chant »

Ma mémoire ne m’a jamais fait défaut lorsqu’il s’agissait de réciter des chansons.

« Toutes celles que vous, vos parents et même vos grands parents connaissez » Dis-je avec un sourire suffisant

« Eh bien voilà une remarque bien arrogante, voyons si les actes vont suivre » Dit-il sans prendre le moindre affront, semblant même ravis d’entendre ça.
Il se retourne vers son public qui commence à s’impatienter :

« Mes amis, continuons avec « Le navire de Mingulay » ! »

Les marins lèvent leur choppes de bière et gueule de toute leur force pour acquiescer à cette déclaration. Un sourire timide pointe sur mes lèvres, effectivement voilà une bien ancienne chanson que j’ai entendue pour la première fois sur mon île d’origine, une balade lancinante sur l’aventure tragique d’un équipage courageux qui trouva la mort en affrontant une créature du serviteur des mers d’Oaxaca. Une chanson qui fait tout honneur aux sonorités de mon instrument. Le guitariste me répète les accords avant d’introduire la chanson. Le chanteur le suit et il me faut quelques instants pour retrouver mes marques, mais je peux finalement accompagner la forte voix du chanteur de la mélodie criante et sombre de mon instrument dans lequel je mets toute la mélancolie de mon âme. La chanson se termine sous les applaudissements des marins attablés devant nous.

Enhardies par ce succès, nous enchainons ainsi plusieurs chansons, aussi bien paillarde et entrainante que sombre et grave, autant de valse joyeuse que de lente ballade mélancolique. Le duo me faisant au bout d’un moment suffisamment confiance pour me laisser plusieurs solos après ceux du guitariste. Je croise au bout d’un moment le regard admiratif de Meredith attablé à son comptoir, avant qu’elle ne détourne rapidement pour le regard pour se plonger dans la contemplation de sa prochaine boisson. La pièce se remplit de plus en plus au fur et à mesure que le temps passe et notre public ne fait que croître. Bientôt le rat lubrique retrouve son ambiance amicalement infernale, la nuit est tombée et nous jouons sans nous arrêter pour autre chose que boire depuis un bon moment déjà, mais je n’ai pas sentie la moindre heure passer.

Avantage de ce genre de rôle, les marins nous payent plusieurs boissons, suffisamment pour que mes camarades soient finalement incapables de continuer et nous quittons la scène d’un pas peu assuré sous les acclamations de notre public aussi ivre que nous, avec ses derniers mots du chanteur.

« On r’vien … d’main, merci à tous pour vot’ accueil »

Le chanteur récupère son chapeau à plume au bord de la scène, rempli de yus et de la générosité des marins. Les shanties sont notre tradition et c’est ce qui nous lie tous dans notre vie en mer. Pour la première fois depuis longtemps je me suis pleinement laissé allez à ma nostalgie et les tapes amicales des marins alors que je passe parmi eux, silencieux, pour rejoindre le comptoir me remplissent de fierté.

Je me retrouve sur un tabouret, accoudé au comptoir, attendant mon tour. Une tape plus vigoureuse dans le dos me surprend alors qu’une voix rigolarde me lance :

« Pas mal gamin, t’auras ta place dans mon équipage s’tu fais c’qu’on t’demande »

Ed Tatch continue sa route pour rejoindre ses camarades de jeu qui l’attende impatiemment, sortant ses fameux dés qui ont dépouillé bien plus d’un innocent. Sa remarque ne suffit pas à m’arracher à ma satisfaction actuelle. Meredith vint finalement me voir après s’être assuré plusieurs fois qu’il ne restait plus personnes à servir, n’osant pas me regarder directement dans les yeux, le rouge aux joues, sans doute à cause de l’alcool.

« Quelque chose pour un beau musicien »

« Non, j’ai toujours la bouteille à finir, j’ai b’soin d’une chambre »

« Oh et avec qui ? » Dit-elle d’un ton faussement innocent.

« Seul, j’ai plus d’logement à Darhàm »

« Désolé, j’ai plus de chambre libre, elles sont occupés par des hommes qui ont des besoins naturels »

Ma voix devient inconsciemment agressive.

« J’en ai un aussi, c’est dormir. Si j’ai pas d’toit ou dormir, j’vais m’faire saigner comme un porc dans une ruelle pour les trois sous que j’garde en poche, vous pouvez dire adieu à mes services ».

« T’as du cran de demander ça alors que c’est toi qui est en désavantage dans cette arrangement que je sache » Dans sa voix perce un léger agacement, mais elle se reprend vite en voyant le marin à notre droite tourner la tête, intéresser par notre discussion. Voyant que nous l’avons remarqué, il fait comme si de rien n’était et se détourne de nous pour reluquer la serveuse la plus proche.

« Ah j’ai aussi pas d’quoi payer »

Son agacement se transforme en colère alors qu’elle me jette un regard noir.

« Bon j’ai cette solution, dernière chambre à droite au fond du couloir »

Elle sort une clé de son corsage et me la tend. Je marque une pause, incrédule, avant de la prendre et de la remercier dans salut de mon tricorne. Je jette un dernier coup d’œil à la salle principale avant de prendre les escaliers pour rejoindre les chambres à l’étage. Le couloir que j’ai visité tout à l’heure est éclairé d’une fine lumière tamisée provenant de plusieurs lampes richement ornées le long des murs. J’arrive au bout du couloir et ouvre la porte de la chambre dont j’ai la clé. Elle est bien plus luxueuse que celle que j’ai eu l’occasion de voir lorsque Meredith prenait mes mesures. Le lit double est bien plus large, plusieurs coussins et couvertures le recouvrent. Une large armoire gravée de vagues et d’animaux marin repose contre un mur à côté d’un large miroir, un chandelier avec plusieurs bougies repose sur une large table de chevet à côté de plusieurs bijoux, bagues et colliers de toutes les couleurs. Un tapis aux rouges profonds et bordés d’or repose sur le sol de la pièce, associés aux couleurs des rideaux qui dissimulent la fenêtre.

Mais je m’en fiche de tous ce luxe et de ce joli décor, je sors la bouteille précieuse que j’ai gardée sur moi, jette ma chemise et ma veste sur la chaise la plus proche, laisse tomber mes bottes sur le sol et me laisse tomber sur le lit. Allongé sur le dos, j’engloutis progressivement la bouteille, la joie que j’ai ressentie en me laissant aller à mes souvenirs lointains s’évanouissant progressivement, remplissant le vide qu’elle laisse par un ressentiment profond envers ce que je suis devenu et une tristesse sans fond. Je passe ma main sur ma joue gauche lorsque je sens ce qui me semble être un insecte suceur de sang s’y poser et en retire une larme, une unique larme comme je n’en ai plus eu depuis des dizaines d’années. Je finis la bouteille d’un trait, sans savourer le précieux alcool qu’elle contient, la chaleur de l’alcool fort engloutissant tous mes problèmes et noyant mon chagrin. Je pose la bouteille sur la table de chevet et me laisse aller au sommeil. J’ai suffisamment de problème auquel je devrais penser demain.

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Devon
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Message par Devon » mar. 6 août 2019 01:00

Prendre les rênes:

Je me réveille lentement, la bouche pâteuse, l’esprit vide des sommeils sans rêves, mais loin du mal de tête commun à la gueule de bois. Il m’en faut quand même plus que ça pour regretter une soirée alcoolisée et je ne me souviens plus la dernière fois où je me suis réveillé sans souvenir de la soirée précédente. J’ouvre lentement les yeux dans la pièce plongée dans l’obscurité, seul quelques traits lumineux s’échappent de derrière le rideau et projettent leur éclat sur les fines gravures en bois de l'armoire en face de moi. Je me redresse lentement, m’étire le plus possible, faisant craquer les os de mes articulations avant de me lever. Quitter un lit aussi douillet est un vrai supplice après les tortures que mon dos a subi sur le bois froid et dur de ma petite chambre.Ma chemise et ma veste sont proprement pliées sur le bureau de l’autre côté du lit, à côté de plusieurs boites de parfums, de poudres de maquillage et de divers fioles au contenu qui m’est parfaitement inconnu et que je n’avais pas remarqué lors de mon arrivée dans la luxueuse chambre hier soir. L’esprit encore embrumé par le sommeil, ses détails ne me perturbe pas plus que ça. Je trouve mes bottes qui m’attendent sagement à côté de la porte, l’une à côté de l’autre, alors qu’il me semble les avoir balancés sans faire attention à leur emplacement en allant me coucher.

Je les enfile et me dirige comme un mort vivant vers le rideau que je tire brutalement en grand pour me réveiller, le soleil m’aveuglant brièvement de son rayonnement. Vu sa position, nous sommes déjà bien dans l’après-midi, cela faisait longtemps que je n’avais pas autant profité d’une nuit de sommeil. J’ouvre la fenêtre pour profiter un peu du courant d’air marin qui circule dans l’air, me remplir les poumons de l’odeur iodée qui plane sur la ville. Il ne me semblait pas avoir tiré les rideaux en allant dormir, mais cette idée s’éclipse bien vite alors que je referme la fenêtre, légèrement revigoré et m’apprête à quitter la pièce. Je récupère mon tricorne et mon harmonica sur la table de chevet et vérifie le contenu de mes poches : couteau et flasque toujours à leur place, j’en tire également la petite pierre que j’ai récupéré dans la bouteille d’absinthe noire. Il serait temps que je m’interroge sur sa signification. Une fois certains d’avoir récupéré tous mes biens, je sors dans le couloir du rat Lubrique.

Les lampes se reposent maintenant que le jour a pris le relais et je traverse le long couloir dans le silence, trainant des pieds sur le beau tapis bleu océan qui s’étend sur toute la longueur du sol en bois. Les craquements et couinements qui emplissent la nuit à cet étage du bâtiment sont remplacés par de bruyants ronflements, sauf dans une pièce. J’imagine qu’il n’y a pas d’heure pour venir s’occuper. Je descends les escaliers en colimaçon lentement, me tenant à la rambarde et faisant sonner lourdement chacun de mes pas sur chaque marche. J’arrive dans la pièce principale presque vide. Quelques groupes épars de marins et de voyageurs mangent un repas plus ou moins important en fonction de leurs moyens, sans faire trop de bruit, les discussions ne dépassant pas le volume sonore d’une discussion animée. D’autres marins sont attablés au comptoir pour refaire le plein d’énergie avant de repartir à leur tâche de la journée. Je viens lourdement m’attabler au comptoir à mon tour, au même tabouret qu’hier, proche de l’escalier. Meredith me regarde m’installer d’un air sévère pendant qu’elle prend la commande d’autres marins qui nécessitent son attention. J’attends patiemment, la faim commence à se faire sentir et me sort petit à petit de ma torpeur. Elle finit finalement par venir s’occuper de moi, son ton est sec et ses yeux sombres toujours froids lorsqu’elle m’adresse la parole :

« Bien dormi ? »

« Ouais » Le réveil et la gorge sèche rendent le son de ma voix toujours plus rauque, je suis surpris qu’elle me comprenne.

« C’est tout ? »

Elle n’aura pas les remerciements qu’elle attend, pour m’avoir vendu à Tatch.

« J’ai faim, et quelques questions à t’poser »

Ses yeux se plissent d’un air soupçonneux.
« Qu’est-ce que tu veux ? »

« Velouté de crabe »

Elle se détourne, le dos droit et sans aucun roulement des hanches comme elle le fait d’habitude. Je n’ai toujours pas totalement récupéré mes esprits lorsqu’elle jette presque l’assiette devant moi et se retourne pour aller voir des clients qui l’appellent à une table. Je mange lentement, appréciant la bonne qualité du plat, juste assez de crème et une petite touche de rhum pour rajouter une petite note sucrée agréable. Je tente en même temps de remettre de l’ordre dans mes idées, ah oui ça me revient, ma vie était enfermée dans une routine mortelle il y a encore deux jours et me voilà au milieu d’un nombre d’affaires qui me semblent ingérables toute en même temps. J’engloutis le fond de l’assiette et me retrouve de nouveau en face de Meredith.

« Un autre, verre d’eau avec »

Elle récupère mon plat et l’amène dans la cuisine avant de revenir avec le deuxième velouté et un verre d’eau. Je les engloutis plus vite que n’importe quel verre d’alcool.

« Alors ? » Elle n’a pas perdu son ton impatient.

« Deux choses » Je sors la petite pierre de ma poche et la pose devant ses yeux sur le comptoir.

« C’est quoi ? Sinon qui peut m’aider »

Elle prend la petite pierre entre ses longs doigts fins et gracieux, l’analyse sous tous ses angles l’air intriguée avant de me la rendre.

« J’irais voir quelqu’un qui s’y connait en objet magiques si j’étais toi, ça me dit rien du tout mais il y a quelque chose d’étrange qui s’en dégage. La boutique des mille lampions dans une ruelle pas loin d’ici, ou l’entrepôt de Shurdriira Luen Yoeg' sur le quai, c’est leur domaine d’expertise »

Je range la pierre dans ma poche avec un signe de la tête pour acquiescer à ses paroles.

« Deuxièmement, y a des Kendran qui sont passés par là récemment »

« Pourquoi ? »

« Les affaires de Devon n’concernent que lui » Dis-je en affichant un beau sourire moqueur.

Elle se renfrogne devant mon imitation de Tatch mais répond quand même.
« Evidemment, il y a des bateaux Kendra amarré en ce moment »

J’ignore sa remarque d’un geste de la main.

« Pas d’marin, des cap’taines »

« Quelques un, la plupart viennent pour s’offrir une tournée avec leur équipage avant de repartir. Y’en a deux hier soir qui mijotaient un truc autour d’une table avec un capitaine sang-pourpre, des trucs pas nettes, un autre qui est resté avec une fille il y a deux jours »

Elle fait une pause, l’air pensive comme si elle fouillait dans sa mémoire.

« Un dernier qui vient depuis trois nuits, il s’installe seul, commande un truc à boire et fixe la porte toute la soirée avant de partir »

(À creuser)

Je repousse mon tabouret qui racle sur le parquet en bois de la taverne, pose les pièces nécessaires pour régler les plats que j’ai consommés et me lève pour m’en aller régler mes affaires de la journée, un plan commence à vraiment prendre forme dans ma tête, même s’il compte sur une certaine part de hasard.

« Est-ce que ça suffit à me faire pardonner pour t’avoir vendu ? » Elle hausse un peu la voix alors que je m’éloigne, pas trop pour éviter de se faire entendre des marins.

Je me retourne brièvement pour lui répondre

« On verra »

Je la salue d’un mouvement de mon tricorne, traverse la salle à grands pas, revigoré par mon repas, je pousse la porte de la taverne et me retrouve dans la chaude et humide rue de Darhàm, à côté du port, pour une fois j’ai des choses à faire qui sortent de ma morne routine d’avant.

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Eteslë
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Re: Le Rat Lubrique

Message par Eteslë » dim. 17 nov. 2019 00:45

Comme bon lui semble

Il ne faut pas longtemps pour que Meredith, la nouvelle patronne du Rat Lubrique, ne se présente devant Eteslë. Cette dernière pousse la somme du bout des doigts, sans un mot et la tenancière sort une bouteille et un verre de derrière le comptoir, pose le tout et s’en va avec l’argent, laissant à la jeune femme le soin de se servir elle-même. La bouteille est rapidement ouverte, le godet remplit et rapidement allégé de la moitié de son contenu. L’alcool brûle la gorge de la jeune femme, qui le sent descendre le long de son corps, feu brûlant agréable qu’elle ne goûte que rarement, préférant garder les idées claires. Mais aujourd’hui, elle fait une entorse à ses propres règles, veut juste noyer ses pensées dans une ivresse artificielle, une échappatoire de circonstance. Le verre est vidé, puis remplit à nouveau, l’amertume de la boisson lui tire une légère grimace, mais elle sait que l’effet sera rapide, il l’a toujours été, d’aussi loin qu’elle se souvienne. Le doux nectar embrume peu à peu son esprit, calme ses questionnements et supprime de ses pensées la voix et le visage d’Yvan. Le troisième verre est vidé et reposé avec force sur le comptoir tandis qu’un soupir s’échappe de ses lèvres. Les vapeurs de l’alcool sont efficaces, elle sait déjà qu’elle ne marchera pas droit, se prend à en rire toute seule.

Un raclement de chaise à sa gauche lui fait tourner la tête et apercevoir un visage bleu. Elle cligne des yeux, se dit qu’elle a peut-être trop bu, finalement, pour voir des gens bleus. Un type habillé comme un sac… ou comme un pirate, avec sabre à la ceinture et une jolie paire de… dagues. Et une belle bourse aussi, qu’il pose sur le comptoir.

- Allez ! Tournée générale ! Et ton meilleure rhum pour moi et la donzelle tatouée, Meredith !

Un tonnerre d’acclamation salut la déclaration de Jean-mi peau bleue et la jeune femme regarde la belle bouteille se planter devant ses yeux tandis que celle qu’elle a payée se fait tout simplement happer par une main qui passait par là.

- Tu prendras bien un verre ?

Le pirate, toujours bleu, la regarde avec un sourire. En omettant sa particularité de pigment, il est plutôt bel homme. Une fine moustache d’un rouge étrange, de même que ses cheveux lâchés, une mâchoire carrée sans être une brique, des yeux perçants de la couleur de l’océan et un nez aquilin. Elle hoche la tête et tend son godet que le pirate remplit avant de se servir à son tour. Il trinque à cette belle journée et le vide sous le regard effaré de la jeune femme. Il repose son godet en exprimant bruyamment son contentement avant de lorgner sur le verre d’Eteslë, un sourire moqueur aux lèvres.

- Trop fort pour toi ?

Piquée au vif et l’esprit peu alerte, il n’en faut pas plus pour qu’elle le prenne au mot et fasse de même. L’alcool, bien plus fort qu’elle ne l’imaginait, lui brûle la gorge, mais elle le termine malgré tout et repose son verre près de celui du pirate, le défiant du regard. Il éclate d’un rire tonitruant, tapotant nonchalamment l’épaule d’Eteslë.

- Tu me plais toi ! Même la bande de ramassis de moules trop cuites qui me sert d’équipage n’a pas une telle descente ! Hey, les débiles ! De la place pour moi et la jolie fille !

Faisant signe à Eteslë, il va s’asseoir à une table où cinq hommes sont déjà présents. La jeune femme aurait hésité en temps normal, mais elle le suit et s’installe à la table et se voit aussitôt offrit un verre. L’un des marins, visiblement déjà bien éméché, lorgne sur la jeune femme.

- Hey Cap’… tu choisis bien, comme d’hab… on peut toucher aussi ?

Il éclate d’un nouveau rire.

- Essaie donc, je ne m’y suis pas trop risqué, elle a l’air féroce. Les femmes que je préfère, de loin.

Le marin tend donc aussitôt la main, et les autres, souvent le godet au bord des lèvres, regardent. Un sourire sur les lèvres, le capitaine semble s’amuser de la situation tandis qu’Eteslë se demande si ce type est stupide ou trop bourré pour se rendre compte de ce qu’il est en train de faire. Probablement les deux et, pour faire bonne figure, elle lui attrape le poignet et le tord suffisamment pour qu’il demande grâce rapidement, sous les rires moqueurs de ses compagnons et le sourire narquois de la jeune femme. L’ambiance est chaleureuse et rapidement, les marins en viennent à raconter leurs aventures. Les abordages de navires, les pillages de petits villages côtiers, les romances avec les filles de la côté. Eteslê n’est pas dupe et ne croit guère à ces balivernes, particulièrement les soit-disantes amourettes, mais l’alcool rend le tout plus agréable et elle se prend à sourire à de nombreuses reprises, la tête dodelinant par moment sous l’effet de la boisson.

Sans trop savoir comment, ils en viennent à se mesurer au bras de fer et elle participe, avec un succès tout relatif lorsqu’elle peine déjà à attraper la main de son adversaire sous les regards hilares et les rires des autres marins et du capitaine. Elle résiste un peu mais s’avoue vaincue, davantage par l’alcool que par le marin en face, tout aussi alcoolisé qu'elle. Le capitaine, lui, semble ravi et la presse contre lui lorsqu’elle se rassoit.

- C’est décidé, tu vas rejoindre mon équipage ma belle.

Les caresses qu’il octroie au bas de son ventre éveillent une pulsion soudaine qu’elle peine à refréner. Une sensation de chaleur et d’envie qui se répand dans tout son corps sans qu’elle ne puisse la contrôler, la submergeant peu à peu, accélérant son cœur et son souffle. Elle tourne un regard quelque peu vitreux sur le pirate qui lui sourit. Un sourire loin d’être tendre, plutôt un sourire de prédateur qui provoque un frisson parcourant son échine.

- Eteslë !

Elle tourne la tête, tangue à cause du mouvement et croise un regard visiblement furieux. Elle se détourne rapidement pour faire face à son godet qu’elle tente de vider, se rendant compte qu’il est déjà vide. Elle grogne de frustration tandis qu’une main se pose sur son épaule.

- Tu rentres avec moi.

Voilà qu’il se met à lui donner des ordres maintenant… Elle se lève, écarte la main du capitaine qui cherchait à s’insinuer un peu trop loin et plante son doigt dans la cage thoracique d’Yvan.

- Libre.

Elle entend bien faire ce qu’elle veut de sa putain de vie, que ça plaise ou non. Les deux se défient du regard un instant, mais la voix du capitaine les tire de leur dispute silencieuse.

- Et bien… Yvan Von Bjarn. Quel plaisir. Cette jeune femme est charmante, très charmante… et visiblement délaissée, tu devrais en prendre soin, ou quelqu’un s’en chargera à ta place…

- Epargne-moi tes remarques, Akram. Et tes menaces ne fonctionnent pas avec moi, tu devrais le savoir.

Lassée, Eteslë écarte les deux hommes et se dirige d’un pas chancelant vers la sortie. Elle pousse la porte de son épaule et hume l’air frais malgré les odeurs peu agréables toujours présentes dans l’atmosphère. Yvan la rejoint rapidement tandis qu’elle titube dans la rue, trop alcoolisée pour marcher correctement.

- A quoi tu joues ? Tu…

Le brusque baiser d’Eteslë le coupe dans son élan. Toujours sous le coup de la pulsion qui l’étreint depuis de longues minutes, la faute aux caresses du capitaine peau bleue, la jeune femme, désinhibée, s’est emparée de la nuque d’Yvan pour approcher son visage du sien et fougueusement l’embrasser. Elle le repousse ensuite et pose une nouvelle fois son doigt sur son torse.

- Libre !

Libre de faire ce que bon lui semble, où bon lui semble, avec qui elle veut, quand elle le désire. Elle s’éloigne, toujours de cette démarche peu assurée, avant de sentir le bras d’Yvan la soutenir.

- Je te ramène… libre à toi de faire ce que tu veux une fois en sécurité.

Elle dodeline de la tête en une muette acceptation. En partie consciente de son état, c’est surtout la chaleur se dégageant d’Yvan qui la fait accepter. Elle doit s’assurer de quelque chose et, puisqu’il est là et vient de lui donner son accord… elle va en profiter.

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Devon
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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » mer. 20 nov. 2019 02:32

Une jolie récompense

L’après-midi arrive à son terme alors que je pousse les portes du rat lubrique. Le corbeau m’abandonne dans un battement d’ailes alors que je rentre dans ce qui semble être devenu mon nouveau quartier général pour mon séjour à Darham. Les braseros, bougies et torches sont encore bien éteints, laissant la lumière du soleil qui domine le ciel remplir sa part du travail tant qu’elle le peut encore. La petite scène proche de la porte d’entrée sur laquelle j’ai joué la nuit d’avant attend patiemment d’être à nouveau occupée, une simple chaise y trône pour l’instant. Quelques tables sont déjà occupées par des chopes et des bras accoudés. Les marins occupent leur temps mort et sobre en jouant aux dés menteurs à une table, échangeant quelques regards suspects mais dans un calme relatif, les risques étant moins élevés que lorsqu’on y joue avec une lucidité évaporée, d’autres discutent du temps de demain et de l’état de la mer, rien de bien passionnant à cette heure de la journée, l’alcool ne s’est pas encore occupé de transformer les lieux en un festival infernal de débauche et de célébration bruyante. Je me dirige directement vers le bar, la mine maussade, salue d’un geste de la tête les quelques habitués qui ont déjà des chopes à la main, vissés sur le même siège qu’hier, avant-hier et sans doute depuis des temps immémoriaux.
Meredith astique un verre à whisky sur son tablier qu’elle porte sur une longue robe bleu océan, avec des dentelles rouge corail à toutes les extrémités, en discutant avec un vieillard édenté, le nez proéminent rouge de l’alcool au milieu du visage, qui semble lui faire des avances bien prétentieuses pour son âge alors qu’elle lui répond avec le sourire patient qu’on accorde aux enfants insolents ou aux imbéciles. J’attends qu’elle finisse avec lui, ruminant mes idées noires et tapotant régulièrement sur le comptoir, m’imaginant un moment attraper le vieillard qui retarde l’arrivée de ma boisson par les vestiges de ses cheveux gris sale et gras pour lui incruster son dentier dans le bois du bar, ce serait drôle, pour moi en tout cas. Mon rire léger s’interrompt brusquement alors qu’une crainte soudaine s’empare de moi, ma main posée sur le comptoir se précipite avec ferveur à mes poches, farfouille avec insistance et une légère panique, mais elle ne trouve rien, frotte sans cesse contre le cuir usé, pas un seul Yu, pas la moindre pièce pour payer une prochaine boisson, ce que je redoutais le plus en arrivant ici est arrivé. Je passe ma main dans mes longs cheveux bleus gris de dépit alors que Meredith est soudainement arrivée devant moi, elle essuie le comptoir d’un geste nonchalant, me regardant d’un air intrigué de ses deux yeux verts.

« Un problème ? »

« Pas plus que d’ordinaire »

Je commence à me relever pour m’éloigner sans un mot de plus, me voyant déjà errer comme une âme en peine dans les rues à la recherche de la moindre pièce me permettant de me payer un coup à boire, lorsqu’elle reprend la parole :

« Ta tenue pour ton petit numéro est arrivé, elle t’attend dans la chambre d’hier » Dit-elle en me tendant la clé de la dite pièce.

Je récupère le petit objet métallique d’un air soupçonneux.

« Déjà ? »

« Quand Ed Tatch demande quelque chose avec urgence, il l’obtient généralement très vite »

Petit rire partagé, enfin un simple souffle pour ma part, je range la petite clé dans ma poche et me dirige vers les escaliers pour accéder aux pièces à l’étage.

« Je reviens boire dans quelques instants »

Je ne sais pas pourquoi j'éprouve le besoin de mentir ainsi, un vieux réflexe de survie sans doute. Je monte lentement les marches en bois en colimaçon qui mènent aux chambres. Je me retrouve une fois de plus dans la chaleur épaisse et humide du long couloir, dénué de fenêtres, il y fait une obscurité artificielle que perce uniquement la lumière tamisée et vacillante des lampes à huiles accrochées aux murs. Sacrée ambiance. Je traverse sans faire attention aux craquements des sommiers et aux ronflements qui écrasent le silence jusqu’à me retrouver devant la même porte qu’hier soir. Un doute violent s’empare de moi alors que je m’apprête à tourner la clé dans la serrure, une boule au ventre me prend soudainement, un piège ? Ma main se pose sur la poignée en tremblant légèrement, après tout ma tête est mise à prix dans les bas-fonds de la ville et cette salope m’a déjà vendu à Tatch, pourquoi n’essayerait elle de se sortir de se taudis misérable en se faisant de l’argent facile sur mon dos ? Je dégaine la demi-lame qui repose contre mon flanc et tourne lentement la clé, faisant cliqueter le mécanisme. Un filet de sueur commence à perler de mon front alors que je m’imagine déjà une horde de coupe-gorges armés jusqu’aux dents prêt à me faire la peau derrière ce maigre obstacle. La clé ne tourne plus, je ferme les yeux un instant pour me calmer et tenter de réprimer mon imagination incontrôlable et les tremblements qui commencent à s’étendre à mes jambes. Ça ne sert à rien d’hésiter, je me fais violence pour prendre une décision.

Je pousse d’un coup la porte de l’épaule, ajoutant un cri de rage au vacarme du bois, lame sortie et en avant, prêt à défendre chèrement ma peau. Mais à part de la literie et des meubles, je n’intimide personne, la pièce est vide. Mon arme toujours en main, je ferme précipitamment la porte derrière moi avant d’avancer dans la pièce aérée, bien qu’un léger parfum insistant plane encore dans l’air, peu décidé à quitter la chambre et il me semble l’avoir déjà senti quelque part. Le lit que j’ai quitté ce matin propre et fait, les rideaux tirés et la fenêtre légèrement entrouverte. Si ce bâtiment n’était pas défendu par Tatch, nul doute qu’un monte en l’air aurait eu tôt fait de passer par là pour vider la pièce, cela montre bien la confiance qu’il a en son image.

(Comme tout capitaine)

Accrochée au poignet de la grande armoire qui repose contre le mur, ce que je devine être ma nouvelle tenue m’attend sagement. Avant de m’y intéresser, je jette un coup d’œil sous le lit, relevant les couvertures tombantes avec ma lame, puis derrière les rideaux. Personne. Ma brève inspection terminée, je range ma lame et me détends légèrement afin d’admirer plus en détail la tenue qui m’a été préparée : Un long manteau bleu croisé avec de petits boutons couleur or, une chemise en soie blanche un peu plus large que nécessaire au niveau des manches accompagné d’un foulard bleu ciel, associé à un pantalon en toile solide bleu marine qui est censé tenir à la taille avec un morceau de toile bordeaux. Au sol, une paire de haute botte en cuir noir attend à côté du meuble. Je grimace en voyant les couleurs de la tenue, pas très discret, moi qui ai l’habitude de porter mes vieux vêtements en cuir usés par les intempéries et l’air marin. Je me résous à les essayer et il me faut un moment pour m’habiller avec ce nouvel accoutrement bien plus luxueux que ce que j’ai eu l’occasion de mettre depuis un bon paquet d’années, mais je finis par ajuster le manteau sur mes épaules, exactement à la bonne taille, avant de me retourner vers le large miroir qui attend patiemment que quelqu’un vienne s’admirer à côté de l’armoire. Je ne me reconnais pas.

La tenue enlève un peu de la déchéance qui habite normalement mes traits et même si mon visage reste digne d’un cauchemar de Garzok, l’élégance de ces atours me donne un aspect plus respectable et solennel. Je reste ainsi à regarder une image qui me renvoie une centaine d’années en arrière, celle d’un imposant capitaine Sang-Pourpre, fendant les vagues à bord de son navire, commandant à son équipage et à la mer de sa simple voix qui résonne et perce au milieu des tempêtes et des vagues. Je ne suis plus digne de cet accoutrement. Je retire ce déguisement bien plus vite que je ne l’ai enfilé pour récupérer mes vieilles guenilles et regarder à nouveau dans le miroir le cadavre de ma vie passée que je suis devenu, un mort-vivant avant l’heure. Je souffle du nez dans un rire ironique avant de m’éloigner de mon reflet pour retourner dans la salle principale. Un scintillement attire mon regard alors que je passe proche de la petite commode qui occupe l’autre mur, débordant de produits de beauté, de parfums de toute origine et de bijoux. Ce tas d’objets auraient dû m’interpeller, ou au moins me laisser avec quelques questions, si je n’étais pas complètement obnubilé par les quelques Yu qui brillent au milieu de ce fatras et qui m’attirent comme un insecte autour d’une lampe. Sans vraiment réfléchir je les récupère précipitamment avec un demi-sourire satisfait. Voilà de quoi étancher ma soif.

Je sors et referme la porte à clé derrière moi, bien moi préoccupé par ma sécurité pendant que je compte les pièces dans la paume de ma main. Suffisant pour quelques verres, suffisant pour tenir la soirée et si les musiciens sont de retour, on me paiera sans doute d’autres coup à boire. Je redescends les marches d’un air satisfait et Meredith m’accueille avec une grimace voyant que je ne porte pas la nouvelle tenue qu’on m’a confectionnée. Je retourne m’assoir et pose quelques pièces sur le comptoir.

« À boire »

« La tenue ne te plaît pas » Son ton relève plus de l'affirmation que du questionnement

« Si, j’veux pas l’abimer »

Mensonge. Elle ne dit rien et je prends son silence pour une approbation, elle récupère les yu que j’ai posé devant elle et me ramène en échange un verre de vin rouge sombre dont s’échappe une légère odeur de groseille, Ténébreux, un bon vin de Kendra Kar, une cargaison détournée vient sans doute d’arriver en ville. Elle pose la bouteille à côté de mon verre, je la regarde avec un air intrigué mais son sourire m'indique que je suis libre de la finir. Je me retourne vers la pièce principale, verre à la main et regarde pendant un moment l’activité qui y règne alors que le soleil commence à décliner. Les joueurs de cartes, les joueurs de dés, les discussions animées, je reste ainsi perdu dans mes pensées alors que le temps défile, les marins sont de plus en plus nombreux à arriver, certains déjà ivres et les tables se remplissent, les commandes s’enchaînent, certaines filles descendent des étages pour animer la salle, la chaleur augmente jusqu’à devenir lourde et pesante, l’odeur de l’alcool devient de plus en plus insistante, l'air devient trouble de la vapeur des herbes que fument les marins et le niveau sonore augmente de minute en minute, une nuit normale au Rat Lubrique. Enfin presque. Alors que j’enchaine mon troisième verre de vin, et sans doute le dernier que je puisse me payer, Meredith me tape sur l’épaule pour attirer mon attention. Je me retourne vers elle et vois son regard fixant un point devant moi, elle me désigne discrètement du doigt quelque chose.

« C’est lui, le Kendra qui vient tous les soirs et qui attend »

Toute mon attention se dirige soudainement vers lui, je me redresse sur mon tabouret pour mieux le voir. Par chance, je suis exactement dans son dos et je ne pense pas qu’il m’ait repéré. Je ne vois que sa tignasse noir corbeau, sa veste bleu marine qu’il porte au-dessus d’un pantalon beige et d’une paire de bottes noire, les jambes croisées, tapotant impatiemment sur la table, un verre de vin en attente. Je fais un bref signe de tête à Meredith pour la remercier de son information et me reconcentre sur le marin. Les épaulières décorées de sa veste, son tricorne à plume et sa tenue ne laisse aucun doute sur son statut de capitaine. Je reste ainsi à l’observer pendant un long moment, il change de position, boit un peu dans son verre, lance quelques regards à gauche et à droite mais il reste à la même place et ne se laisse jamais distraire, renvoyant ceux qui viennent lui parler de quelques mots brefs. Le rythme auquel descend mon verre diminue également alors que les musiciens de la veille ont réinvesti la scène et recommence à entrainer les marins dans leurs balades maritimes, mais même ce divertissement ne l’intéresse pas. Je ne sais pas combien de temps passe ainsi, lui fixant la porte, moi fixant son dos, l’ambiance devient bien vite infernale, le volume sonore dépassant largement la norme autorisée dans les quartiers mais nous ne nous séparons pas de nos rôles. Le soleil décline pour laisser place à la lune qui règne sur un ciel dégagé jusqu’au moment décisif où il se lève et sans un regard en arrière, se dirige vers la porte à grands pas, bousculant quelques marins au passage et sort. Instinctivement, je me lève et lui enjambe le pas, je pousse lentement la porte pour le voir s’éloigner à vive allure de la taverne, sa veste claquant au vent qui se lève, et je sors à mon tour dans la nuit noire de Darhàm.

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Devon
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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » ven. 17 janv. 2020 01:33

Ressuscité

Je me sens reprendre conscience par intermittence, émergeant légèrement des ténèbres qui entourent ma lucidité, suffisamment pour entendre des voix au-delà des limbes. Un sentiment de flottement étrange m’habite, comme si je volais entre deux mondes et que qu’ils se disputaient leur légitimité sur moi. Plus de douleur, plus de migraine, ni froid ni chaud, je ne suis même plus sûr d’être dans mon corps. Lorsque je suis presque du bon côté, je reconnais quelques bribes de mots qui s’enchaine, sans vraiment en saisir tous le sens avant de replonger dans le silence oppressant des profondeurs. Je finis par distinguer deux voix différentes, l’une chaude et réconfortante par sa familiarité, je suis presque sûr de l’avoir déjà entendu, l’autre m’est totalement inconnu, mais elle me semble féminine, avec un léger accent que je ne n’arrive pas à identifier.

« Trop … sang ! »

« … que le sien »

« … faire … ? »

« Calme … ramenez … m’en occupe … »

« … guérisseur ? »

« … surtout pas … sais faire … »

« Mais … mourir ! »

« … survécu … ans, pas … comme ça »

La suite redevient inintelligible pendant un long moment. Je sens qu’on me porte, que je me déplace sans vraiment comprendre comment ni pourquoi. Puis plus rien. Dans mon immobilité, je me sens plonger au plus proche des abysses opaques, coulant sans pouvoir m’arrêter, pouvant presque toucher du bout des doigts ma destination finale. Ne serait-ce finalement pas un soulagement ? Plus de ressentiment, plus de regret, plus de désir brûlant d’absurde vengeance et de juste rétribution. Mais alors que je m’abandonne pleinement à mes idées noires, une lueur perce à l’horizon, au milieu des ténèbres. Non, pas une seule, deux, puis trois petites lueurs la rejoignent bientôt, brillant comme des lucioles pendant une nuit sans lune. D’autres s’allument encore, elles sont bientôt une dizaine, une vingtaine, une cinquantaine, je suis hypnotisé par ce spectacle, oubliant pendant un temps mon désespoir. Puis soudainement, une lueur bien plus forte s’ouvre devant moi, perçant l’obscurité alors qu’elle croit sans s’arrêter jusqu’à atteindre des proportions immenses, monstrueuses, un soleil miniature à quelques mètres de moi. L’éblouissement passé, je remarque alors que ce n’est pas une simple lumière, mais un œil énorme, bien plus grand que celui de n’importe quelles créatures maritimes que je connaisse et dont l’iris fixé est sur moi, noir comme une pierre d’Olath et parfaitement rond, remplissant une grande partie de la surface brillante. Incapable de réagir, je reste à contempler le vaste disque aveuglant, à la fois terrifiant et étrangement réconfortant, comme une amie perdue de vue depuis longtemps. Je tends lentement la main vers la surface dorée lorsque soudainement, un grondement sourd retentit au tour de moi, un mouvement d’abord imperceptible, puis un éclat brillant au milieu des ténèbres. Une mâchoire monstrueuse semble s’ouvrir sous l’œil, révélant progressivement des dents dont je n’arrive pas à percevoir les extrémités. Une voix retentie alors dans cet espace hors du temps, une voix féminine et douce mais distordu, comme si elle venait directement des profondeurs abyssales des océans, un écho d’outre-tombe trop grave pour être humain résonne lourdement derrière les paroles que prononce la voix angélique, allongeant longuement chaque voyelle.

« Pas comme ça, pas maintenant, remonte encore une fois ...»

L’œil brille plus fort en me fixant quand soudainement un puissant courant me tire en arrière, de plus en plus vite, l’immense orbe devient bien vite un simple point lumineux dans mon horizon.

Je prends une grande et brusque inspiration comme si je revenais à la surface après plusieurs longues minutes d’apnées, me redressant brutalement dans le lit dans lequel je suis allongé et faisant sursauter la seule personne qui occupe la pièce avec moi, assise sur une chaise à mon chevet avec un linge humide entre les mains. Mes pensées encore engourdies, dissimulés sous un épais brouillard qui refuse de se lever, je suis incapable de la reconnaître alors qu’elle se lève avec précipitation et sors par l’unique porte. Tournant lentement la tête, je commence à reconnaitre la pièce, il me semble retrouver les éléments familiers de ma chambre au Rat Lubrique, des rideaux qui dissimulent la nuit dehors à la grande armoire où est toujours accrochée ma nouvelle tenue. Je me rallonge lentement, prenant conscience de l’humidité du drap sous mon dos et de la présence d’une serviette mouillée sur mon front. Je penche les yeux vers mon torse dénudé, remarquant au passage que je n’ai que mon pantalon usée de marin en toile marron sur moi. Ce n’est pas beau à voir, la dague a laissé un chemin sanguinolent qui semble avoir été refermé par des moyens artisanaux. J’ai déjà vu des marins avoir besoin de refermer des plaies importantes à la suite d’un abordage ou d’une mauvaise manipulation, et sur un navire qui embarquait sans guérisseur il était nécessaire d’avoir un bon chirurgien, et je dois avouer que la personne qui s’est occupée de ma blessure à fait un plutôt bon travail. Les dernières images de mon affrontement avec l’homme de main de Neral me reviennent alors, revoyant clairement la mise en scène sanglante que j’ai laissée derrière moi. Une douleur soudaine se réveille, à l’extrémité de mon bras gauche. Je lève ma main gauche qui repose dans le vide à côté de moi, lentement, inquiet de ce que je vais y découvrir Je ne vois pas la blessure, ma main est enroulée dans un épais bandage en lin qui fait le tour de la paume et du dos de ma main. Je dois me rassurer, j’essaye de bouger les doigts, craignant que son coup n’ait définitivement endommagé les tendons ou articulations. Soulagement, la plupart de mes doigts bougent normalement, mais le mouvement de l’index et du majeur, les deux doigts qui encadrent le passage de sa dague, m’occasionne une douleur perçante que je ne suis pas prêt à ré-expérimenter tout de suite.

Alors que je regarde le plafond, pensant soudainement à ce qui semble un cauchemar que je viens de faire, Meredith revient dans la pièce avec un nouveau broc d’eau fumante et une tasse qui semble aussi chaude que l’eau du broc. Dans son regard passe un éclair de soulagement en me voyant réveillé. Elle revient s’assoir à côté du lit, c’était donc bien elle qui me regardait, et dépose le broc et la tasse sur la petite table. Je remarque la dague qui m’a percé la main dessus, nettoyée et scintillante à la lumière de la lampe à huile qui illumine la pièce. Meredith pose une main douce sur mon front et pousse un soupir de soulagement avant de se laisser tomber sur sa chaise. Elle me regarde l’air contrit :

« T’étais brûlant, tu t’agitais, tu transpirais et tu n’arrêtais pas de répéter en boucle un nom bizarre, je craignais que les plaies se soit infectées. Tu devrais boire ça, ça aide le corps à guérir les plaies »

Je n’ai rien à répondre, je reste ainsi à fixer le plafond, encore un peu perdu, plus trop sûr de ce qui s’est passé, encore perturbé par mon étrange vision. Il y avait quelqu’un d’autre, une ombre indisctincte, la personne qui a abattu le premier bandit, ça me revient maintenant. Je me suis évanoui alors que quelqu’un entrait dans la pièce et je me réveille ici. Elle m’éponge le front avec une serviette humide alors que je m’adresse à elle avec une voix est faible et fatiguée.

« Y s’est passé quoi ? »

Elle secoue la tête en haussant des épaules avant de me répondre.

« Aucune idée »

« Comment j’me suis r’trouvé ici alors »

« Quelqu’un t’as ramené en piteux état »

« Ici ? »

« Non en bas »

« Qui ça ? »

« Elle ne s'est pas présentée mais elle avait l’air de savoir que tu trainais souvent ici »

« Au milieu d'la grande pièce ? »

« Elle est passé par la porte de derrière »

Je n’ai pas la force de chercher à obtenir plus d’informations maintenant, surtout si elles me sont volontairement dissimulées.

« Qui m’a fait ça ? » je désigne d’un geste de la tête la balafre recousue sur mon torse.

« La blessure ? Tu dois le savoir mieux que moi »

« Le toubib »

Elle met plus de temps à répondre, fixant ses mains qui imbibe une nouvelle serviette d’eau chaude.

« Tatch a de très bon chirurgien »

« L'est au courant alors ? »

« Non. S’il voit que son investissement fini comme ça tu vas vite te retrouver dans les geôles de Rufus »

« T’peux réquisitionner un de ses médecins à ton bon plaisir ? »

« Oui »

Je ne la crois pas, mais je vois bien que je n’en saurais pas plus maintenant, surtout que je suis incapable d’appuyer mes revendications d’un air menaçant. Je me rallonge contre les coussins luxueux du grand lit double, une douleur tendue dans ma poitrine à chaque inspiration, comme si les coutures récentes menaçaient de se déchirer en une plaie béante. Le silence plane ainsi entre nous deux pendant de longues minutes, moi fixant le plafond comme si je pouvais percer un trou dans le bois avec mon simple regard et elle absorbé par la contemplation des pieds du lit. Je finis par bouger, lentement, comme un rouage rouillé et usé par le passage du temps qui se remet lentement en marche. Faisant attention à ma main meurtrie, je repousse la couverture de mes jambes et m’assois sur le bord du lit face à elle, la tête tombante. Dehors, la pluie s’abat sans pitié sur le sol de Darhàm et l’on peut entendre le fracas des vagues qui s’écrase sur le port.

« J’suis là d'puis combien d’temps »

Je la vois les mains levées, prête à me rattraper à tout moment si je venais à tomber. Elle pousse un léger soupir, soulagée que je change de sujet ou que je brise enfin l’ambiance morne de la chambre.

« On t’a ramené hier soir, t’as dormis toute la journée et là, et bien la nuit est bien avancée»

(Un jour de perdu, plus que cinq …)

« Faut que je bouge »

« Pour aller où ? Il est minuit passé depuis un bon moment et y a un orage pas possible dehors, à croire que Valyus nous en veux. Je peux pas te laisser partir il faut que tu te reposes »

« Tu devrais pas t’occuper de tes clients ? »

« C’est ce que je fais »

« De ceux qui ont soif »

« Tu as toujours soif »

« De ceux qui t’attendent en bas » Dis-je avec une moue agacée et comme pour confirmer ses dires, je descends d’une traite le contenu de la tasse qui attendait toujours d’être consommé. Je tire une sale grimace et manque de m’étouffer, la boisson est amère et brûlante, c’était une mauvaise idée.
Elle rigole légèrement avant de continuer, soudainement bavarde.

« C’est très calme ce soir, la salle est déjà presque vide. D’abord il y a l’assassinat d’un marin de Rufus et maintenant des hommes de mains de Neral ont été retrouvés morts, si les hautes autorités de la ville ne sont plus respectées, le petit marin préfère vite finir sa bouteille à l’abri de quatre murs ou de son navire »
Je réponds à voix basse avec un rictus.

« C’était pas un assassinat, ce fils de pute m’a agressé et il s’est bien défendu »

« J’imagine, j’imagine, mais tu dois sans doute comprendre que l’orage dehors est la vraie cause du calme de ce soir ? »
»


Alors que je relève la tête, je remarque que son regard est pétillant et qu’elle a un petit sourire, je devine facilement sa prochaine question. Elle se lance avec enthousiasme, se séparant du côté élégant qu’elle tente souvent de garder.

« C’est aussi toi qui t’es occupé d’eux ? Paraît qu’un des deux était totalement méconnaissable tant sa gueule était fracassée et qu’il avait des blessures horribles. »
Je ne l’ai jamais entendu parler comme un marin, mais son admiration réveille mon arrogance de capitaine, je balaie sa remarque d’un geste de ma main valide et me redresse un peu.

« Bof, y sont mis sur ma route alors j’m’en suis occupé »

Son léger sourire s’agrandit.

« Essaye pas de jouer au dur, tu tenais même plus debout quand on t’a ramené »

Je me rallonge, légèrement vexé et lui signifiant que je ne compte pas discuter plus. Si elle ne me laisse pas sortir, je compte bien utiliser mon temps immobile à réfléchir sur ma capture du capitaine Kendran. J’ai une piste, aussi légère soit-elle, un capitaine avec un comportement louche et une idée me vient sur comment m’attirer sa confiance. Quand on a une routine on devient vulnérable. Meredith fait le tour du lit et je remarque alors qu’elle est déjà en robe de nuit, elle soulève la lourde couverture et s’installe à côté de moi, le lit étant suffisamment grand pour qu’il y ait une certaine distance qui nous sépare. Je me redresse sur mes coudes et la regarde, entre choc et légère frayeur, cela fait bien longtemps que je ne me suis plus retrouvé avec une femme dans mon lit, et certainement pas une aussi attirante que Meredith. Je bafouille un peu ma prochaine phrase.

« J’penses pas mourir pendant mon sommeil, t’peux me laisser »

Un petit sourire espiègle se dessine sur son visage angélique.

« C’est ma chambre je te signale, tu penses que je pouvais te donner gratuitement une qu’on utilise pour la clientèle qui paie »

Ma douleur à la tête se réveille soudainement.

« T’veux dire que … »

« Oui c’était aussi comme ça hier, mais tu dormais déjà. Bref, bonne nuit. »

Elle se retourne, me laissant toujours aussi hébété face à son dos et je fini par faire de même après elle. Je risque d’avoir plus de mal que prévu à me concentrer sur mon futur plan.

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Modifié en dernier par Devon le ven. 17 sept. 2021 02:23, modifié 5 fois.

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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » ven. 17 janv. 2020 01:35

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La lumière qui filtre à travers les rideaux m’arrache un juron. Éclatante et forte, les promesses d’une belle journée sans nuages sous le soleil. Il n’est pas trop tard, l’après-midi n’est pas encore engagé, parfait j’ai suffisamment perdu de temps. Je me redresse lentement, frottant d’une main mes yeux engourdis et baillant à m’en décrocher la mâchoire. La blessure à ma poitrine est devenue plus supportable et commence légèrement à cicatriser, bien que toujours aussi apparente, le médecin de Tatch sait ce qu’il faisait. Je jette ensuite un coup d’œil à ma main. Le bandage de lin a disparu, laissant visible une hideuse trace sanglante entre mes deuxième et troisième doigts, mais moins douloureuse que la nuit passée et étonnamment bien cicatrisée. Trop bien cicatrisée pour que ce soit seulement naturel. Je trouve les forces nécessaires pour me lever, craquant bruyamment les articulations de mes membres endoloris par l’inactivité, je suis resté allongé bien trop longtemps. Je m’approche la démarche encore peu assurée de la fenêtre et tire les rideaux d’un coup brusque avant de l’ouvrir en grand, laissant la lueur de l’astre du jour m’aveugler pendant un instant, l’air iodé en provenance du port que j’inspire à grands coups me fait du bien. Je récupère une vieille chemise blanche à lacet et un pantalon en toile marron qui m’attendent pliés sur une chaise proche du lit que je viens de quitter. Je remarque avec satisfaction la légère tension sur les coutures du haut que je viens d’enfiler, le travail au port m’aura rendu une certaine forme physique qui s’était évaporés pendant mon enfermement dans les geôles de Tulorim.

J’enfile ma vieille fidèle veste accrochée derrière la porte et retrouve dans une des poches les gants en cuir que j’ai récupéré quelques jours plus tôt, parfait pour dissimuler une blessure un peu trop voyante et identificatrice à mon goût. Je les enfile non sans grimacer lorsque le cuir frôle ma plaie, sors de la chambre dont la clé attendait patiemment sur la serrure et la referme derrière moi avec précaution, vérifiant deux fois d’avoir bien verrouillé la porte. Je traverse à grandes enjambés le couloir toujours aussi obscur avant de descendre les escaliers d’un pas lourd pour rejoindre la salle principale. Midi je présume, l’ambiance est plutôt calme. Une serveuse sans artifices circule entre les tables, amenant leurs commandes aux marins affamés qui discutent du temps, de la mer et de leurs futures destinations dans un ton qu’on pourrait presque qualifier de sage. Je m’approche du comptoir et m’assois sur un des tabourets libres. Une serveuse que je n’ai jamais vue s’occupe de remplir les verres qui attendent leur tour sur le bar et de faire la discussion aux habitués qui viennent remplir leur quota de boisson.
La scène proche de l’entrée est occupée par un musicien solitaire qui gratte quelques simples accords sur son luth, chantant d’un ton neutre et sans émotions des épopées maritimes épiques, de valeureux marins bravant les orages et la mer déchaînée pour retrouver un soi-disant merveilleux trésor abandonné par un capitaine pirate du nom de Nyklaus Weathley. Je l’ai connu, y a environ 80 ans, et je suis prêt à parier un bras qu’il n’a jamais accumulé le tiers de la prétendue fortune citée dans cette histoire. Je suis interrompu dans ma critique interne par l’arrivée soudaine d’une assiette de velouté au crabe encore chaude devant moi, accompagnée d’un grand verre d’eau. Je me rends alors compte de la faim tenace qui m’habite. La serveuse qui m’a apportée l’assiette me regarde dévorer mon simple repas sans un mot, les bras croisés, la mine intriguée. J’ai à peine le temps de reposer ma cuillère et d’engloutir le verre d’eau qu’elle emporte mon assiette vide et m’en apporte une autre également bien remplie. Le verre d’eau suit la même progression, aussitôt vidé, aussitôt rempli. La deuxième assiette vide, je lève un regard soupçonneux vers elle, ses yeux noisette me fixent d’un air que je n’arrive pas à définir.

« Avez rien d’autre à faire ? »

Elle me dit alors qu’elle reçut comme tâche de s’occuper d’un « invité spécial » en l’absence de Meredith et qu’il serait facile à reconnaître, peau bleu pâle, cheveux grisâtres, yeux rouge sang, difficile de trouver un autre portrait que le mien avec cette définition, même si elle ne voyait pas trop en quoi « beau pirate » pouvait être utilisé pour me décrire. Décrétant que je n’ai plus besoin d’elle, elle me laisse à mon incompréhension pour s’occuper d’autres clients bien plus bavards que moi, je n’en saurais pas plus. Alors que je finis le deuxième verre d’eau, je prends une décision, un plan tordu a vu le jour dans mon esprit pour essayer de retrouver le capitaine Kendran, mais avant ça j’ai quelques questions qui nécessitent des réponses. Des questions d’ordre spirituel. Je m’éloigne du comptoir et traverse la grande salle, me retenant de gratter mes plaies à peine cicatrisées qui me démangent, pas de folie aujourd’hui. J’ouvre la porte pour me retrouver au milieu d’une journée ensoleillée, une chaleur humide et étouffante à cause de l’orage de la nuit passée pèse sur la ville. Un battement d’ailes plus tard, une grosse masse de plume sombre quand la plus noir des nuits sans lunes vient trouver sa place habituelle sur mon épaule droite. Il tourne sa grosse tête vers moi et me salue avec un croassement grave.

« Aujourd’hui, on va parler avec les dieux »

(Tu parles à un oiseau, un putain d’oiseau ...)

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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » mar. 18 août 2020 02:43

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Ambiance infernale

Le soleil commence à se coucher lorsque je pousse la porte du Rat Lubrique. Comme à son habitude le corbeau s’envole aussitôt et monte se poser sur le toit de la taverne. La chaleur épaisse et humide de la taverne, l’odeur familière d’alcool, de nourritures, de sueur et de débauche maitrisée purgent mes narines de l’odeur de déchéance, de maladie et de fange insoutenable de la Cour-aux rats. La taverne est plutôt agitée ce soir, les parties de cartes et de dés sont déjà bien engagées, les insultes bon mais fusent déjà et plusieurs repas fument tranquillement sur les tables en attendant d’être consommé. Bien sûr, l’ami irrésistible et indispensable de ces soirées et déjà présent à toutes les tables et à toutes les mains, l’alcool coule à flots. Les serveuses pratiquent déjà leurs petits numéros aguicheurs sur les marins en manque d’affection et j’imagine que les chambres de l’étage sont déjà bien occupées.

Bonne surprise, comme à l'accoutumée depuis quelques jours, à ma gauche, la petite scène est de nouveau installée et j’y retrouve les musiciens avec qui j’avais eu l’occasion de jouer il y a deux jours. Ou était-ce hier ? Je ne suis plus vraiment sûr après ce qui s’est passé. Le chanteur me remarque entrer et tourne son imposante carrure pour me saluer de ses formulations d’artiste pendant que son acolyte accorde son instrument pour le prochain morceau.

« Voilà l’invité qu’il nous manquait ! Vous nous rejoignez sur scène mon ami. »

Le frêle guitariste me fait également un signe amical de la main et j’incline légèrement mon tricorne pour les saluer en retour.

« J’me joins à vous dans quelques instants »

« Avec plaisir »

Il se retourne vers son compagnon et fait quelque brefs vocalises avant de s’élancer dans une chanson entrainante pour distraire les marins qui l’encadrent. Je double la plupart des tables jusqu’à me retrouver au comptoir. Je salue également les quelques habitués toujours visés sur leur tabouret, accoudé au bar qui regarde d’un œil nostalgique le chanteur qui titille leur mémoire de Marin. Meredith est occupée à servir un autre client et ne m’a pas encore vu, la deuxième serveuse est également occupée de l’autre côté du comptoir, j’en profite pour me retourner discrètement et embrasser du regard l’ensemble des tables du Rat Lubrique. Il n’est pas encore là.

« Y a finalement une des filles qui t’intéresse »

Je me retourne brusquement, pour tomber face à Meredith qui me fixe avec un sourire malin pendant qu’elle nettoie un verre sur un tablier qu’elle porte par-dessus une robe bordeaux avec un décolleté exagérément révélateur. Je me renfrogne légèrement et pose sur le comptoir quelque Yu qu’il me reste.

« Oui, elle s’appelle whisky si tu veux bien »

« Pfff .. » Soupire t'elle dans un sourire alors qu’elle va chercher une boisson qui pourra me satisfaire.

Pendant qu’elle s’occupe de ma boisson, je me dirige vers les escaliers pour monter à l’étage. Je traverse le couloir qui craque sans interruption, plus de l’action ininterrompue qui a lieu dans les chambres que de mes déplacements. Je récupère la clé qui attend dans ma poche et pénètre avec précaution dans la chambre de Meredith. La tenue qui m’a été offert attend au même endroit que là où je l’ai laissé. Je verrouille la porte de la chambre, prend une grande inspiration, et me décide à changer d’attirails. Je laisse dans la poche de ma vieille veste la bouteille que j’ai récupérée au temple de Phaïstos et ré-enfile le gant en cuir sur ma main blessée, laissant avec ma veste les vieilles épaulières en cuir que je portais. En revanche, je prends bien soin de récupérer mon harmonica qui patiente toujours dans la poche intérieure de ma veste et ma flasque en argent. La dague qui a transpercé ma main est toujours sur la table à côté du lit, du côté ou j’étais allongé la nuit dernière. Je la contemple un moment, hésitant, mais finis par la récupérer pour la dissimuler dans la large manche droite de ma chemise.

Je me regarde une unique fois dans le grand miroir de la chambre avant de redescendre. Le bleu de la tenue n’est pas trop éclatant et s’accorde presque avec la teinte de ma peau, si celle-ci était encore de sa couleur d’origine. Le foulard bordeaux qui ceinture le manteau et le pantalon accompagne presque la teinte sombre de mes pupilles et le foulard bleu ciel qui accompagne la chemise blanche fait comme écho à l’ancienne teinte de ma chevelure maintenant grisâtre. Je lâche un grognement de dégout mais me force à sortir de la chambre avec cette tenue. Elle va m’être utile en dehors de ce qui était prévu. Au moins les matières sont plus agréables et aérées que les morceaux de cuir que je porte en permanence sur ma vieille chemise usée.

Je redescends les marches d’un pas lourd et retrouve ma place. La boisson que j’ai commandée attend là où je l’ai commandé. Je contemple un moment la belle robe ambrée du liquide avant de porter le verre d’alcool à mon nez et de fermer les yeux, des arômes de cannelles, de gingembre et de quelques fruits rouges me titillent les narines et m’encouragent à la consommation de ma boisson. Au moins Meredith ne me sert jamais les spiritueux sans saveur et assommant que les serveurs gardent pour les marins déjà ivres morts. Si je ne dis jamais non à de l’alcool, j’apprécie le bon whisky et elle semble l’avoir compris. Lorsque je rouvre les yeux pour profiter de mon verre bien mérité, Meredith à nouveau en face de moi et me fixe avec des étoiles dans les yeux. Je repose mon verre et lui adresse la parole d’un ton légèrement agacé.

« C’une manie de m’prendre par surprise comme ça ?»

« C’est toi qui est toujours perdu dans tes pensées. La tenue te va très bien »

Sans doute satisfaite de ses mesures et des choix vestimentaires, elle repart s’occuper d’autres clients et me laisse en compagnie de mon verre d’alcool. Voilà, il est gâché, je sais bien à quoi je ressemble et aucun accoutrement ne pourrait effacer mon apparence. Je récupère mon verre en maugréant dans ma barbe et retourne vers les musiciens. J’attends patiemment qu’il finisse le morceau qu’ils sont en train d’interpréter : « Le Feu de Marango ». Une balade entrainante sur une amante qui allumait tous les soirs la tour de feu de sa ville pour appeler son amoureux parti en mer. Les histoires tragiques comme les aiment les marins. C’est aussi le début des chansons en appel et réponse, le chanteur chante la mélodie et tous les marins reprennent en chœur le refrain après une phrase du chanteur.
La chanson se termine sous les applaudissements et les cris de joie du public, ainsi que les reniflements de certains pirates au grand cœur sensible à ce genre d'histoire. Ils sont plus nombreux qu'on ne pourrait le croire. Je descends d’une traite le verre que j’aurais aimé déguster tranquillement et lève mon harmonica bien vite repéré dans la foule par le chanteur qui m’invite à monter sur scène.

« Voilà une tenue bien appropriée à la scène ! »

Je lui accorde un sourire en coin auquel je tente de donner une forme amicale, mais qui ressemble sans doute à une innommable grimace de souffrance. Il ne semble absolument pas m’en tenir rigueur.

Je m’installe sur une chaise à sa gauche, le guitariste à sa droite. De ma position j’ai une vue sur toute la taverne et en étant au centre de l’attention, on devient étrangement insoupçonnable. Le capitaine est là. Je ne sais pas quand est ce qu’il est arrivé mais il occupe la même table que d’habitude, la même boisson entre les mains, le même regard inquisiteur. Décidément, la routine est vraiment une dangereuse habitude dans une ville sans foi ni loi.

« Alors, que jouons nous ce soir ? » Le chanteur est tourné vers moi, j’espère que c’est la première fois qu’il me demande ça et que je n’étais pas en train de fixer le Kendra de manière trop ostentatoire.

Je parcours ma longue mémoire de shanty et en choisit quelques un avec soin.

« Commençons avec « La vierge de Yarthiss », une balade mélancolique pour commencer, on accélérera après »

« Bien choisi ! »
Son constant enthousiasme est presque contagieux. Ainsi parti nous entamons notre soirée de chansons. Les marins ne chantent peut-être pas toujours juste, mais chaque matelot connaît sa place dans l’harmonie de la chanson et l’énergie et la camaraderie dégagée par le chant polyphonique, surtout lorsqu’il est époumoné par un groupe ivre, est indéniable. Et je compte bien l’utiliser à mon avantage. Nous enchaînons déjà plusieurs chansons et le soleil a disparu de la ligne d’horizon depuis un moment. Les boissons que nous paient les pirates affectent déjà mes camarades de chant mais le public, tout aussi ivre que les artistes, en redemande toujours plus. J’attire l’attention du chanteur qui est maintenant obligé de rester assis pour ne pas tomber en avant lorsqu’il gesticule pour accompagner sa performance.

« J’pense qu’il temps pour « Bone Fenlari » »

Il me regarde comme si je lui parlais une langue étrangère.

« Désolé l’ami, j'ai p'être bu mais celle-là me dit rien »

Ça ne m’étonne pas, j’avais appris ce shanty d’un des rares équipages d’elfes bleus qui voguent depuis l’île glacée de Nosveris et qui peut prétendre avoir des contacts avec les phalanges de Fenris, d’où le titre de la chanson qui se moque des compétences de marin Fenris, qui incapable de se diriger, tourne en rond autour de leur île. D’où le titre qui déforme volontairement leur nom. Que cette histoire soit vrai ou fausse, elle était devenu un classique. Il faut avoir parcouru un sacré chemin pour entendre ce chant, mais heureusement ma mémoire ne me fait jamais défaut pour ça. C’est un chant entrainant, en réponse avec le chœur et montant très vite en intensité.

« J’m’en occupe, j’prend le chant, j’fais l’refrain une première fois et t’pourras suivre »

Je me retourne vers le guitariste pour lui expliquer la progression simple d’accord.

« On va moduler un peu, mais rien d’très difficile »

Je ne remarque pas tout de suite qu’il s’est endormi sur sa chaise, sans doute ivre mort … Je me lève et récupère sa guitare pour retourner m’assoir à ma place. J’en profite pour étudier minutieusement mon placement et positionner la chaise de telle sorte à ce que je sois dissimulé du capitaine par la masse musculaire du barde. J’analyse un moment le manche pour me souvenir du positionnement des accords. C’est parti.

Je commence à taper vigoureusement du pied sur la scène, il n’en faut pas beaucoup plus pour que les marins commencent à taper des mains le rythme entrainant avec moi. Je joue une première fois la mélodie entêtante à la guitare. Je viens de me souvenir que ça fait un long moment que je n’ai pas chanté en tant que leader de shanty et que je ne suis pas sûr de pouvoir l’assurer avec ma voix actuelle, mais trop tard pour hésiter. La mélodie se termine à la guitare et je commence à gratter les accords d’accompagnement, il faut se lancer. Je me laisse aller à mes instincts de marins, ma voix normalement contenue et que je n’ose pas trop pousser résonne lourdement dans la taverne, je ne prends la mélodie une octave plus bas qu’à l’origine, mais je doute que quelqu’un ici puisse me faire la remarque. Les têtes se tournent vers la scène, des sifflements d’excitation traversent déjà les airs.

« De Henehar ils sont partis
Les marins Bone Fenlaris
Du port ils ont tout vu
Les Bone Fenlaris perdu »


Ce n’est pas de la poésie, mais ce n’est pas ce qu’on demande à des chants qui accompagnent le dur travail sur un navire. J’appuie lourdement sur les deux phrases réponses lors du premier passage, il n’en faut pas plus. Sur les prochains couplets, les marins et le chanteur reprennent furieusement en chœurs ses deux phrases sans en connaitre l’histoire ni l’origine. Et ainsi va la chanson, la même forme, inlassablement. Le volume sonore de la taverne augmente dangereusement, même les marins attablés qui ne se préoccupaient pas trop de nous rejoignent notre chant endiablé, matraquant les tables innocentes avec leurs verres qui renversent partout leur contenu. Et soudainement, je monte la chanson d’un ton, modulant très légèrement le mélode vers une harmonie plus aigüe. L’effet est immédiat. L’enthousiasme des marins pour la chanson augmente du même niveau et ils reprennent avec encore plus d’entrain le refrain de la chanson. Bientôt même les serveuses nous rejoignent et j’aperçois du coin de l’œil Éd Tatch descendre les marches de son précieux bordel pour venir assister à la raison de ce déchainement vocal. Ma voix grave chante en solo une phrase, puis toute la taverne reprend les phrases refrain. Enfin presque toute la taverne, un certain individu reste imperméable à l'ambiance endiablée. Parfait.

Je monte encore la chanson d’un ton, le volume sonore augmente aussi. J’accélère aussi légèrement le rythme, les marins qui tapent dans leurs mains font de même. Je suis bientôt obligé de trouver de nouvelles paroles, mais rien de bien compliqués pour un habitué des shantys, à ce moment précis les phrases n’ont même plus besoin de faire de sens entre elles, tout ce qui compte est le mouvement et l’élan de folie joyeuse qu’elles transmettent. Mais il ne tient plus, il vide son verre d’un trait sec, jette trois pièces sur sa table, réajuste sa veste, repose sur son tricorne sur sa coiffure noire impeccable tirée en arrière et sors d’un pas décidé, quittant la chaleur étouffante de la taverne pour la brise nocturne de Darhàm. Il est temps de finir la chanson.

Je monte une dernière fois le ton de la chanson pour un dernier couplet avant d’enchainer sur une phrase conclusive à la guitare. Dès la dernière note, la joie explose dans la taverne, les pirates, marins, contrebandiers, tous jettent leur couvre-chef dans les airs et lèvent leur verre, sifflent et applaudissent à s’en briser les phalanges. Le chapeau laissé au pied de la scène se remplit bien vite d’une pile raisonnable de pièces. Alors que j’admire l’euphorie générale d’un air mélangeant satisfaction et arrogance, je vois du coin de l’œil une ombre passer devant une des vitres de la façade du bordel, bientôt suivis par un groupe de silhouettes. Bien, pas de temps à perdre. Je fais un bref salut à la foule avec mon tricorne et profite du désordre ambiant pour m’éclipser et descendre dans la marée humaine alors que le chanteur que je laisse sur scène tente de rassembler ses esprits pour formuler une phrase d’adieu pour conclure le spectacle. Je traverse difficilement le courant de la foule, acceptant avec de très brefs remerciements les quelques marins qui sont encore assez sobres pour me reconnaître parmi eux et poussant vigoureusement des épaules les gêneurs qui sont trop assommés pour bouger d’eux-mêmes.

J’atteins finalement la porte du Rat Lubrique et rejoins les embruns dans les rues de Darhàm. Je ne vois déjà plus le capitaine Kendran et ses suiveurs. Me remémorant le trajet que j’ai déjà suivi lors de ma désastreuse filature, je me précipite pour les retrouver. J’espère qu’il n’est pas trop tard.

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Modifié en dernier par Devon le ven. 17 sept. 2021 02:27, modifié 1 fois.

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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » jeu. 16 sept. 2021 22:23

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Pas de répit

Je reste collé à la porte un moment, comme si je voulais absolument enfermer dehors tout autres démons ou créatures infernales qui pourraient encore me pourchasser, mes beaux vêtements dégoulinant d’eau et de boues sur le palier créant presque une flaque à mes pieds. Heureusement le sang a été quelque peu nettoyé par les trombes tombées du ciel. Je fixe le plafond et tente de rassurer mes sens affolés et reprendre une respiration plus mesurée. Une fois légèrement calmé je remarque alors le Rat Lubrique comme je ne l’avais jamais vu. La salle principale est quasiment vide, reste seulement deux trois habitués endormis au comptoir, sans doute assommés par l’alcool et que les serveuses n’ont pas eu le courage de déloger de leur siège. Deux tables seulement sont occupées par des marins jouant discrètement aux cartes, peut-être surpris par le temps et ne pouvant pas quitter la taverne maintenant. Une unique serveuse passe entre les tables, sans aucun déhanchement, pour nettoyer le chaos laissé par les clients passés et ramasser les couverts restants. Une autre est toujours derrière le comptoir, occupé à ranger des bouteilles et nettoyer quelques verres qui trainent.

Ils ont néanmoins tous un point en commun, à l’instant où j’ai pénétré dans le bordel, ils ont cessé leur activité pour me fixer avec un air mixte entre surprise, dégout et incompréhension. Nous restons tous ainsi, dans un silence perturbé uniquement par le grincement du plafond sous l’action des activités nocturnes qui occupent les chambres à l’étage, le roulement sourd du tonnerre à l’extérieur et les battements de la pluie contre les carreaux. Dans un grognement les marins reprennent leur partie de cartes, la serveuse retourne à ses verres en secouant la tête et l’autre continue de ranger les chaises en haussant les épaules. J’imagine qu’on en voit des pires dans ce genre d’endroit. Je me détache finalement de la porte qui semblait être ma seule ancre dans la réalité et j’avance à pas lourd vers le comptoir, laissant derrière moi une longue trainée humide qui arrache plusieurs jurons murmurés à mon encontre par la serveuse qui nettoyait les lieux. Je l’ignore complètement jusqu’à arriver au bar, je sors une poignée de yu que j’ai obtenu les nuits dernières en jouant avec les musiciens et la pose sur le comptoir. Fatigué, ma voix n’est plus qu’un grondement comparable au tonnerre qui tonne encore dehors.

« Bouteille d’whisky, n’importe l’quel »

La serveuse plisse les yeux et me regarde d’un air mauvais en continuant de nettoyer un verre sur son tablier. Je suis trop épuisé et c’est ce qui m’empêche de perdre toute raison et de lui enfoncer le verre qu’elle nettoie dans la gorge.

« J’imagine que c’est vous… »

Je me pose lourdement sur un des tabourets qui permettent de s’avachir sur le comptoir, au milieu des ronflements des vestiges endormis à côtés, encore un verre en main. La serveuse finit par poser le verre une fois s’être s’assuré qu’il brillait plus que le plus précieux des diamants et disparait brièvement dans la petite réserve installée sous le meuble à bouteille.

Elle revient avec une bouteille d’un alcool sombre comme la nuit et un bout de papier.

« Tenez, payé d’avance »

« Hein ? »

« J’sais pas, on m’a fait une description et vous y correspondez parfaitement. »

Je lui arrache la bouteille des mains avec impatience et prends le mot sans essayer d’en savoir plus. Je n’ai vraiment pas l’esprit à ça. Je me lève et vais m’assoir à une table isolée, proche d’une fenêtre qui donne sur la tempête extérieure. Ma paranoïa est complètement anesthésiée par la fatigue assommante que je ressens et le choc de tous les évènements récents pas encore entièrement digérés. Je débouche la bouteille sans réfléchir et prends une longue gorgée avant de la reposer. L’alcool me réchauffe les entrailles et je me rends alors compte de l’engourdissement de mes membres à cause du froid et de l’humidité. J’inspecte finalement ma blessure avec peu d’assurance. Je palpe la longue couture à travers ma chemise. Toujours en place, voilà au moins une bonne nouvelle. Je reprends un peu pied avec la réalité et j’inspecte de plus près la bouteille. De l’absinthe noire,encore une fois, me rend mon regard dans le reflet du verre, tournoyant comme des volutes de fumée dans son récipient, le bouchon représente le même symbole que la première fois qu’on m’en a « offert », deux sabres de corsaires croisés sur un drapeau.

Mais je me désintéresse bien vite de cette information et engloutis le reste de la bouteille en trois autres gorgées, ce qui aurait sans doute suffit à plonger une personne normale dans un coma éthylique profond. Je me retrouve avec la bouteille vide et le mot sur la table. Ma vision est un peu trouble et je sens que je ne vais pas tarder à sombrer dans une léthargie inévitable. Je le déplie et met un petit moment à déchiffrer tous les mots de la calligraphie sophistiquée du petit message.

« Les choses se précipitent, tu t’es fait pas mal d’ennemi, il va être temps de se rencontrer. »

La même écriture, le même parchemin jauni, la même signature « J. ». Je laisse ma rage se déchainer sur ce petit bout de papier, je le déchire en plusieurs morceaux jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’en faire de plus petits bouts, sans me soucier du regard des témoins de la scène. Qui est ce J. qui pense pouvoir dicter ma vie ? Puis aussi soudainement que je me suis énervé, je tombe avachi sur la table et, bercé par les bruits d’orage, le violent ressac de la mer et l’alcool, je m’endors dans un sommeil de plomb.

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Modifié en dernier par Devon le ven. 17 sept. 2021 01:48, modifié 2 fois.

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Devon
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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » jeu. 16 sept. 2021 22:33

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Toujours en vie

Je reviens progressivement à moi, mais mes yeux refusent de s’ouvrir et je reste un petit moment dans l’obscurité. Des bribes de la soirée passée me reviennent lentement, jusqu’à ce que je sois capable de me souvenir où je suis. Je sens le bois dur de la table plaqué contre ma joue engourdie, là où je me suis brutalement endormi, épuisé. La chaleur agréable de la taverne a légèrement séché mes vêtements qui sont maintenant collés à ma peau. Puis je me rends compte du bruit, une légère agitation, quelques discussions à voix élevées, quelques verres et couverts qui s’entrechoquent, peut-être le service du midi ? Je me sens un peu bousculé, comme si on tirait sur ma veste. Finalement, je rouvre difficilement les yeux qui me piquent à la lumière du jour qui perce par la fenêtre à côté de ma table. Le mouvement s’arrête. Je tombe nez à nez avec un individu édenté, une calvitie en nette progression, un bandeau rouge sur l’œil droit, qui me regarde d’un air hébété alors que sa main est en train de fouiller dans la poche de ma veste. Je remarque derrière lui trois marins assis à la table à côté qui détourne immédiatement le regard comme si de rien n’était. Quelques secondes s’écoulent ainsi, moi pas sûr d’être totalement réveillé, lui prit la main dans le sac, ne sachant trop comment réagir. Il retire sa main de ma poche et les lève en signe d’apaisement.

« D’solé, c’est juste un pari stupide qu’j’ai per… »

Je me relève brusquement, faisant tomber la bouteille d’alcool que j’ai englouti hier. Je le dépasse d’une bonne tête et, l’attrapant par le tissu de son col élimé par le dur labeur en mer, je lui assène une violente droite en plein dans la mâchoire qui l’envoie au sol, faisant tomber avec un bruit distinct les quelques pièces qu’il tenait dans son poing fermé et qui m’appartiennent. Ses collègues qui faisaient toujours mine de ne pas être au courant de la scène se lèvent à leur tour. Le plus large des trois me pousse violemment pendant qu’un autre aide celui que j’ai frappé à se relever. Certains marins qui nous entourent regardent la scène d’un œil avide de violence, d’autres poussent quelques cris de protestation pour signifier leur mécontentement dans cette agitation qui perturbe leur partie de cartes, de dés, ou juste leur repas. L’homme qui me fait face est bien plus grand et athlétique que son compère. Néanmoins il ne semble pas vouloir en venir en main immédiatement.

« C’bon, cherche pas la merde, c’tait juste un pari idiot, s’tu veux vraiment qu’on s’règle on fait ça dehors »

Je me frotte les phalanges endolories en lui jetant un regard noir. Finalement je baisse les bras en passant à côté de lui sans qu’il ne me quitte du regard. Je ramasse les yus qui ont roulé par terre avec l’apprenti voleur. Le marin se désintéresse de moi en jurant sur mon passage avant de retourner avec ses compères. Je fulmine en marchant à pas décidé vers le comptoir, les mains dans les poches, je me laisse tomber lourdement sur un des tabourets, bien décidé à consommer une nouvelle bouteille d’alcool avant de m’occuper de mon estomac qui crie famine et des nouveaux problèmes que j’ai accumulés hier soir. Je regrette presque de m'être à nouveau réveillé dans cette ville, peut-être il aurait été préférable que les assassins aient ma peau une bonne fois pour toute. Je tape un rythme impatient sur le comptoir, les yeux assassins perdus dans le vide. Un regard me ramène brutalement à la raison et me fait perdre un peu de contenance bien que j’essaye de le dissimuler. Remplissant un verre pour un autre client tout en supportant les avances audacieuses de celui-ci, Meredith me fixe d’un air que j’ai du mal à partager entre mépris et dégout. Je prends alors pleinement conscience de l’état lamentable dans lequel je suis. Mon tricorne est posé de travers sur mes cheveux gris aux anciens reflets rouges, plaqués comme des morceaux d’algues échouées sur mon visage. Ma veste et ma chemise tombe tristement sur moi, pleine de plies et tachées de boue, alourdies et tirées par l’eau à peine séchée. J’ai sans doute une lèvre ouverte, la peau déchirée sur une pommette ainsi qu’au niveau de la mâchoire, et la marque de la table en bois durement imprimé sur la joue. Bref je ressemble à nouveau à n’importe quels sans-abris qui hantent cette ville.

Elle donne son verre à son client avant de se diriger vers moi, l’air sévère et le dos bien droit. Elle pose devant moi, sans attendre de mot de ma part, la clé de la chambre que j’utilise et me lâche dans un sifflement presque menaçant pour une personne de sa carrure.

« Je préfère te voir dans tes vieilles fripes que comme ça, ne revient pas avant de t’être changé »

Elle se retourne aussitôt et repars s’occuper de personnes qu’elle considère sans doute plus importante pour l’instant. Je reste un petit moment sur le tabouret, fixant la petit clé ouvragée que je prends dans ma main. En temps normal, j’aurais sans doute étripé le premier venu qui m’aurait parlé comme ça, ou au moins rétorqué ironiquement à une personnalité plus dangereuse, mais là je ne ressens rien d’autre qu’une certaine tristesse. Un sentiment que je préfère garder profondément enfoui au risque de faire surgir tous mes douloureux souvenirs. Je me lève lentement et me dirige vers le tortueux escalier qui mène à l’étage, je monte les marches à un rythme lent et mélancolique, manquant de bousculer une personne redescendant des plaisirs d’en haut et que je n’avais pas remarqué.

Je traverse d’une traite le couloir pour me retrouver devant la porte. Le bureau de Tatch au fond est toujours hermétiquement fermé, soit ce type est le pirate est le plus occupé des environs, soit il n’y est jamais. Je tourne lentement la clé dans la serrure et pousse la porte pour me retrouver dans l’environnement toujours délicatement parfumé de la chambre que je suis forcé d’occupé avec Meredith. Ma vieille tenue m’attend là, comme un reflet misérable de ma vie, une invitation à tout abandonner et à disparaitre en laissant tous mes soucis derrière moi. Je me déshabille lentement, passant un moment torse nu à regarder et analyser ma vilaine balafre qui me parcourt le torse dans le miroir qui occupe la chambre. Au moins la cicatrisation est plutôt encourageante. Je laisse les beaux atours qui m’ont été confectionnés sur le bord du lit, dégoulinant toujours de quelques gouttes qui s’écrase avec un « ploc » régulier sur le parquet. Je récupère les trois petites pierres que m’a donné le marin Kendran hier et les ranges dans ma poche de ma vieille veste. Je me regarde une nouvelle fois dans le miroir, je retrouve le moi qui, finalement, ne m’avais pas manqué. Je réajuste le gant sur ma main blessée, dissimule la brigandine que je portais sous ma tenue parmi les affaires de Meredith, je récupère la lame brisée qui m’accompagne pour l’accrocher à ma ceinture, range dans mes poches les deux dagues que j’ai récupéré et sort de la pièce pour retourner à l’étage inférieur.

Je retourne au comptoir, m’assoit patiemment sur un tabouret, sans un mot, avachit et fixant le bois comme si sa composition était la chose la plus importante du monde actuellement.

« Tu sais que Tatch ne supporte pas le grabuge dans sa taverne »

Je lève les yeux vers elle, elle me fixe les bras croisés, tapotant d’un doigt agacé sur son bras. Difficile de savoir qu’est-ce qui la contrarie le plus entre mon comportement et mon allure.

« Légitime défense, ils ont essayé d’me voler »

« Ce qui ne serait pas arrivé si tu ne t’étais pas endormi comme une loque alcoolique sur la table »

Je n’ai rien à redire à ça. Elle souffle d’un air résolu avant de se décrisper, voyant bien que pour une fois je ne suis pas dans une posture de défi. Trop de chose défilent dans ma tête, de chose que je ne maitrise pas.

« Bon qu’est-ce que tu veux ? »

Je tire les trois runes de ma poche et les alignes devant moi d’un air distrait.

« Où est ce qu’on peut en savoir plus sur ça ici ? »

« Je te l’ai déjà dit, sur le port il y a une vieille cabi … »

Je la stop au beau milieu de sa réponse alors que mon cœur rate un battement et que je manque de m’étouffer avec un hoquet de surprise.

« NON, non pas celle-là, t’mas parler d’un autre endroit »

Elle me regarde d’un œil étrange, intriguée, et marque une légère pause avant de reprendre sans poser plus de question.

« Oui, il y a une vieille boutique à quelques ruelles d’ici. Les Mille et un Lampion, par chance elle est ouverte aujourd’hui. »

Je remplace les petites pierres par les piécettes brillantes qui ont failli m’échapper pour demander un simple repas. Elle part un moment en cuisine, me laissant retracer intérieurement mon infernal parcours d’hier soir. L’assiette qu’elle pose devant moi m’arrache à mes réflexions silencieuses. Pendant que je m’occupe du poisson frit accompagné de pommes cuites qu’elle m’a apportées, elle me décrit le chemin à suivre pour rejoindre la boutique.

Une fois certain d’avoir retenu le trajet qui me sépare de ma prochaine destination, je me lève, la remercie d’un geste de mon tricorne toujours un peu humide et commence à m’éloigner.

« Essaye de revenir en meilleur état pour une fois »

Je ne me retourne pas pendant que je quitte la pièce principale. J’entends un marin requérir immédiatement l’attention de Meredith.

« Allez, laisse c’déchet et occupe-toi d’vrai mec qui s’intéresse à toi »

Rire goguenard d’un groupe de marin, je contracte violemment ma main indemne mais je ne laisse trahir aucun autre signe d’agacement. J’imagine que j’ai suffisamment causé de problème dans la taverne pour aujourd’hui. Le groupe de marin avec lequel j’ai eu une altercation plus tôt, toujours assis à la même table, toujours avec le même jeu de dés, me regarde passer avec un air mauvais mais ils ne se lèvent pas pour me suivre lorsque je quitte le Rat Lubrique et sa chaleur étouffante pour les embruns frais de cette journée.

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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » jeu. 7 oct. 2021 01:03

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Opportunités:

Ma traversée du port se passe sans encombre, si ce n’est les quelques épaules bousculées et mendiants ignorés sur le chemin, ainsi que la douleur lancinante dans mon genou qui me fait encore mal à chaque fois que je pose le pied. Certains équipages se préparent à repartir de nuit, sans doute pour rester dissimulés des autorités qu’ils essayent d’éviter. Ils finissent de remplir leur cale de vivres essentiels, comme des tonneaux d’alcool, et de marchandises certainement illégales ou volées à d’autres. J’affiche un sourire nostalgique lorsque je les regarde en passant, l’agitation des pirates s’affairant avec excitation à préparer leur prochain voyage pour de nouvelles aventures me rappelle des bons souvenirs qui m’ont été volés. Mais enfin je tiens une chance de me venger, et après ? Après on verra, chaque chose en son temps. J’arrive devant la taverne alors que le vent se lève suffisamment pour faire claquer ma veste et m’obliger à retenir mon tricorne, mais je ne rentre quand même pas immédiatement à l’intérieur. Je reste un petit moment devant la porte, hésitant, je passe une nouvelle fois ma main sur mes coutures aux visages. Une sur la pommette droite, une autre sur le côté gauche de la mâchoire, ça peut aller. Je palpe aussi mon front, la zone d’impact est encore douloureuse lorsque je la touche mais elle n’a pas l’air plus gonflé que ça. Le corbeau finit par déployer ses ailes, m’infligeant une frappe duveteuse de ses plumes, avant de prendre son envol et de rejoindre le toit de la taverne.

« Reste là hein, on sait jamais »

Je secoue la tête, première fois que je me mets à lui parler consciemment. Je prends une inspiration et pousse la porte.

Je suis immédiatement assailli par des sensations qui m’avaient manqué, même si je n’ai été absent pas plus d’une journée. La taverne n’est pas encore à sa capacité maximale, mais déjà plusieurs tables sont occupées par des chopes d’alcool, des dés et des cartes à jouer que les pirates lancent de rage ou de joie lorsqu’ils arrivent à dépouiller leur camarade de leur yus. Comme s’il n’allait pas tous finir ruiné à la sortie de l’auberge. Sur la scène à droite de l’entrée, un unique musicien distrait de sa voix criarde quelques marins qui l’écoutent d’une oreille tout en jetant des regards intéressés sur les filles de joie qui défilent entre les tables pour distraire les pirates, leurs atours bien à la vue de tous. La chaleur ambiante me réchauffe rapidement après la pluie, la boue, le temps passé sur le port prêt de la fraîcheur de l’océan. J’avance vers le bar sans un regard pour les autres occupants, qui ne font pas plus attention à moi. Je me pose sur un des tabourets libre et attend que quelqu'un vienne s’occuper de moi, je pense que j’ai bien besoin d’un bon verre pour assimiler tout ce qui vient de se passer, peut-être même plusieurs. Une des serveuses vient prendre ma commande et je me rends compte qu’avant de consommer de l’alcool, il faut surtout que je mange, mon estomac crie famine. Je commande un poisson du jour et les légumes qui l’accompagnent, pose les yus nécessaires à ma commande sur le comptoir, puis je me replonge dans mes pensées.

Je réfléchis à ce qui s’est passé dans l’arène. Je n’ai jamais voulu accepter que j’aie été infecté par le fluide obscur et qu’il courrait dans mes veines depuis si longtemps, maintenant que je l’ai laissé s’exprimer, je me sens avec un poids en moins, un nuage qui étouffait une partie de mon esprit semble s’être dissipé. Parce que je m’en suis débarrassé en l’utilisant ou parce que j’ai arrêté de me voiler la face ? Je ne sais pas encore. Je sens dans ma poche le poids de la petite bouteille de fluide obscur que m’a donné le prêtre de Phaïtos dans son temple, ça me rappelle ce sentiment dans l’arène, cette sensation de puissance surnaturelle, c’était … enivrant. Je regarde ma main blessée, l’ouvre et la ferme plusieurs fois, comme pour essayer de faire revenir cet état particulier. Rien. J’imagine qu’il va falloir creuser plus dans la manipulation du fluide Mais si j’accepte cette voie, est ce que je me détourne définitivement de Moura ? Je la considère toujours comme ma divinité tutélaire même si ça fait longtemps que j’ai n’ai plus navigué et que je ne manipule plus le fluide d’eau. Mes réflexions théologiques sont interrompues par un raclement de gorge alors que mon plat apparaît sous mes yeux qui fixaient le bois du comptoir.

« T’étais passé où ? »

Je lève les yeux pour tomber face à face avec Meredith, l’air contrarié dans sa courte robe bleu, les bras croisés sur son corsage, et tapant impatiemment du doigt sur son avant-bras droit. Lorsqu’elle croise mon regard de ses yeux verts, ses yeux s’écarquillent un court moment à la vue des dégâts. Elle porte sa main à son front, ferme les yeux et agite sa tête de dépit en soupirant.

« Qu’est ce qui t’es arrivé encore ? »

Je me gratte le cou d’un air distrait.

« Si j’dis, des mésaventures, ça suffira ? »

Elle se reprend et s’approche de moi, pose ses deux mains sur le bar et me dit en baissant la voix :

« Tu as peut-être oublié que tu n’es pas « libre » ici, si Tatch ne te vend pas à Rufus c’est uniquement parce qu’il pense que tu peux lui être utile »

« Et qui est la responsable qui lui a mis c’t’idée en tête ? »

Elle lève les yeux au ciel.

« Tu veux vraiment savoir ? Si je t’ai dénoncé, c’est qu’ici au moins tu es protégé par son influence »

Sa remarque me fait souffler du nez. Je lui montre du doigt les blessures sur mon visage.

« J’peux affirmer que ça marche à merveille »

Elle se redresse d’un coup, jette des regards inquiets aux alentours. Elle se penche à nouveau vers moi, provoquant une légère jalousie dans un groupe de marin qui essaye d’attirer son attention depuis un moment et qu’elle ignore formellement.

« Ils t’ont eu ? C’est eux qui t’ont fait ça ? »

Je réfléchi un moment, mais je ne vois pas l’intérêt de lui mentir là-dessus.

« Non, j’ai fait d’mauvaises rencontres, mais elle n’concernent qu’moi »

Elle soupir à nouveau, baissant son regard vers le comptoir.

« Et j’ai rencontré notre amie mutuelle »

Elle relève la tête, un air interdit sur le visage. Elle prend un ton encore plus confidentiel pour continuer.

« C’est encore elle qui s’est occupée de tes blessures ? »

Je commence à manger pendant que nous continuons à discuter, essayant de sembler normal aux yeux des autres clients.

« Oui, et je tiendrais ma parole d’aider ton chef, pas de panique »

« Tant mieux, car je te rappelle que l’échéance est après-demain »

Je manque de m’étouffer sur ma prochaine bouchée. Avec tous les problèmes que j’enchaîne j’en avais oublié celui-là. Je n’ai toujours aucune idée de comment je vais réussir à assassiner le second de Rufus tout en assistant au repas entre les deux capitaines, mais j’essaye de ne pas faire transparaître mon inquiétude. Meredith essuie ses mains sur le tablier qu’elle porte par-dessus sa tenue et s’éloigne du comptoir.

« Bon je te laisse profiter de ton repas, nous reparlerons plus tard »

Elle fait un pas pour s’éloigner mais se rappelle soudainement de quelque chose.

« Au fait, j’ai fait nettoyer ta tenue, essaye de la garder dans cet état cette fois »

Je me renfrogne en pensant à la belle tenue qui m’attend là-haut alors que Meredith part servir son numéro de serveuse aguicheuse et séduisante aux autres clients. Je mâchonne en silence, profitant du repas qui est meilleur que ce que j’espérais. Un tabouret est tiré juste à côté de moi mais je n’y fais pas attention. Personne ne s’intéresse à moi ici à part deux personnes qui n’ont pas besoin de se dissimuler. Sur scène, un nouveau groupe prend la place du musicien solitaire et commence à faire monter le volume sonore dans la taverne.

« Deux verres pour mon ami et moi. Du ténébreux si vous avez »

Je tourne immédiatement la tête vers l’origine de cette voix. Assis à côté de moi, le capitaine Kendran me salut d’un geste de sa pipe qu’il n’a pas encore allumé.

« Effectivement, vous êtes là où vous m’aviez promis»

J’avale difficilement la dernière bouchée avant de pousser l’assiette devant moi. Je le vois me jauger de haut en bas, une petite mine de dégoût passe furtivement sur ses traits lorsqu’il voit mes vêtements, je ne pensais pas qu’il me reconnaîtrait sans ma tenue d’apparat. Je me racle la gorge et essaye de soigner mon intonation.

« C’est pour vous camoufler que vous vous revêtez comme ça dans cette taverne ? »

Une serveuse pose devant nous les deux verres demandés.

« Pour être discret, autant ressembler à tout le monde »

« C’est aussi pour ça que vous discutez avec la serveuse ? »

« Faut bien se distraire dans cette ville de merde, mais elle veut pas de moi »

Il désigne mon visage amoché d’un geste de la tête.

« Je pense savoir pourquoi, des problèmes ? »

Un sourire ironique apparait sur mes traits.

« Rien de nouveau, ni d’insurmontable »

« Bien, je souhaiterais pouvoir en dire de même »

Il prend une gorgée du vin qu’il a commandé avant d’allumer sa pipe et de commencer à tirer dessus. J’attends qu’il continue en jetant des regards un peu inquiets aux alentours, personne n’a l’air de faire attention à nous, bien. Je n’aimerais pas que ma couverture soit découverte. Je prends moi aussi une gorgée, qui pourrait en être trois, avant de me lancer.

« Des problèmes sur votre affaire ? »

Ses yeux se perdent en contemplation sur le bois du comptoir.

« Oui, plutôt complexe et comme promis, je viens vous voir car je vais avoir besoin de votre aide. »

Il tire une fois sur sa pipe et laisse s’échapper une volute de fumée qui vient se joindre aux autres qui flottent déjà dans l’atmosphère du bordel. Il jette quelques coups d’œil aux autres clients, puis reprend en baissant aussi la voix. Décidément tout le monde a décidé de chuchoter pour me parler aujourd’hui.

« L’homme qui devait m’aider à faire évacuer notre marchand, je l’ai trouvé plus tôt aujourd’hui avec un carreau d’arbalète en travers de la trachée, pas la peine de vous confirmer qu’il est mort »

Je retiens l’immense sourire qui désire apparaître sur mes traits. Alors c’est ça qu’elle voulait dire, qu’elle allait me prouver son assistance. Je suis pratiquement convaincu de son amitié par l’euphorie qui s’empare de moi. Je prends un ton grave en totale opposition avec mes réels sentiments.

« Tragique, il a été découvert. »

Je ne trouve rien de mieux à dire, mais ça à l'air de lui suffire.

« Je ne sais pas comment, mais j’ai inspecté le cadavre, pas de signe de torture, il n’a rien pu révéler avant de rejoindre Moura »

Il reprend une gorgée et commande deux autres verres alors que nous n’avons même pas fini les premiers. Les pirates commencent à reprendre les chansons du groupe sur scène et l’ambiance sonore augmente également, l’obligeant à hausser un peu le ton.

« Le problème, c’est qu’il est possible que je sois aussi découvert, notre plan s’est accéléré et je vais devoir extraire notre marchand dès ce soir. »

Mon cerveau s’active, je cherche une idée, une combine, un plan pour que le marchand tombe entre mes mains.

« Et vous avez besoin de moi pour ? »

« Nous allons devoir dérober une petite embarcation à l’ombre du port pour rejoindre un navire qui nous attends un peu plus loin sur la côte, mais il ne restera pas plus longtemps qu’à l’aube, Kendran Kar ne veut pas qu’on apprenne qu’elle a des liens dans cette ville. »

« Où est-il ? »

« Caché pour l’instant, je ne sais pas quels sont vos moyens dans la ville, mais si vous pouviez nous sécuriser un endroit pour faire embarquer notre marchand, le problème sera résolu avant demain »

Les pièces du puzzle s’assemblent, une nouvelle idée tordue voit le jour dans mon esprit torturé. Une nouvelle fois, je retiens un grand sourire triomphant.

«J’ai ce qu’il faut, mieux même. Allez le chercher, retrouvez-moi devant la taverne. Il va falloir prendre des risques si nous voulons l’évacuer en vitesse mais essayez de rester discrets. »

Il acquiesce de la tête, finit son verre, paye la serveuse. Alors qu’il s’en va, il se retourne un moment et brise sa mine sérieuse d’un petit sourire moqueur.

« Je ne sais pas où vous cachez votre tenue, mais vous feriez bien de vous changer, il ne vous fera sans doute pas confiance, alors accoutré comme ça …»

Il reprend sa route en évitant soigneusement l’ambiance endiablée des pirates qui tentent de l’attirer dans la foule joyeuse. Je le vois fermer la porte derrière lui, et alors le sourire que je dissimule apparaît en une vilaine grimace.

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Modifié en dernier par Devon le lun. 11 oct. 2021 12:55, modifié 3 fois.

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Devon
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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » jeu. 7 oct. 2021 01:06

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Je termine d’une traite les deux verres qui m’attendent, puis cherche Meredith des yeux, pressé, je finis par la repérer alors qu’elle expose son décolleté à froufrou aux regards avides de pirates qui n’ont pas encore dépensé de yus en boissons plus coûteuses que du rhum de basse qualité. Je me précipite vers elle, l’arrachant à l’attention du groupe qui pousse des cris de protestations mais, déjà trop ivres, ils se détournent vite de cette interruption pour se concentrer sur d’autres filles qui circulent dans la salle. Meredith réajuste sa tenue et ses cheveux alors qu’elle me jette un regard légèrement agacé.

« Je sais pas pour toi, mais moi j’ai un travail à faire, qu’est-ce que tu veux. »

« La clé, il me faut la clé, je reviens vite. »

Elle me regarde d’un air intrigué mais me tend la clé de sa chambre qu’elle sort de son corsage.

« Merci »

Je me précipite vers les escaliers, les monte deux à deux malgré la douleur dans mon genou qui s’accentue à chaque marche, mais l’excitation d’avoir une chance d’atteindre mon objectif anesthésie temporairement la sensation désagréable. Je traverse à grand pas le couloir jusqu’à la porte de la chambre que je partage bon gré mal gré avec Meredith. J’ouvre la porte sans la moindre précaution et la verrouille immédiatement derrière moi. Effectivement ma tenue m’attend, accrochée sur son étagère juste à côté du miroir qui occupe sa pièce. La chambre n’a pas changé depuis la dernière fois que j’y ai posé les pieds. Le lit double et douillet, garni de plusieurs oreillers et d’une épaisse couverture, trône toujours au centre de la pièce, la grande armoire ouvragée qui contient l’impressionnante collection de robe et autres tenues de Meredith est toujours adossée contre le mur. Le même chandelier attend d’être allumé sur la table de chevet en face du lit, sur laquelle repose un autre miroir plus petit ainsi qu’un bel assortiment de bijoux et autres pierres précieuses. Dans l’air plane encore le parfum enivrant qu’elle utilise ce soir. Mais je ne suis pas là pour ça. Je m’approche en deux grandes enjambés de la fenêtre de la pièce et l’ouvre en grand. Je me penche dans le vide, presque un peu trop, la ruelle en dessous de la chambre est vide mais ce n’est pas ça qui m’intéresse, je cherche quelque chose du regard vers le toit du bordel. Il est là, en train de se gratter les plumes avec son bec, le corbeau met un moment à voir que j’essaye de l’appeler d’un geste de la main mais dès qu’il me repère, il fond vers ma direction et se pose sans délicatesse sur mon bras. Maintenant qu’il est là, j’hésite un petit moment, lui parler directement me semble ridicule et pourtant.

« Va chercher ta maitresse, faut qu’elle m’rende un service »

Il penche sa tête sur le côté dans un air d’incompréhension, mais il s’envole d’un coup et part dans la nuit sombre de Darhàm, son ombre se détachant pendant un cours instant sur la lueur de la lune. Je le regarde prendre son envol, espérant qu’il a compris ce que je lui ai dit.

Je me retourne vers la deuxième raison de ma présence dans cette chambre. J’allume les bougies sur le chandelier pour y voir un peu plus clair dans la pièce, manquant de le renverser dans ma précipitation. Je commence à enlever ma veste, ma chemise et mon pantalon, les jettes sans précautions sur la chaise la plus proche et les remplace par la tenue qui a été confectionnée spécialement pour moi. J’enfile rapidement la chemise blanche que je rentre dans le pantalon bleu marine que je ceinture avec le tissu bordeaux. J’ajuste rapidement les manches un peu bouffantes, récupère la paire de bottes noires et alors que je m’apprête à terminer avec le manteau croisé, je m’arrête un moment, puis cherche ma brigandine que j’ai cachée parmi les affaires de Meredith. J’aimerais autant ne pas avoir à en venir aux mains ce soir, mais sait-on jamais. Je la trouve sous la même robe que là où je l’ai laissé. Je m’équipe de l’armure en cuir que je mets par-dessus ma chemise avant d’enfiler le long manteau bleu que je laisse ouvert pour le moment. Je récupère mes armes, une dague dans chaque poche, la lame à mon flanc. Je récupère également la flasque qui m’a aidé à berner le capitaine, peut-être que j’en aurais encore besoin. Dernier élément j’enfile le gant en cuir qui couvre ma main blessée, si je dois tenir une arme autant que ça soit possible sans souffrir le martyr. Une fois prêt, je m’observe dans le miroir pour vérifier que je ne ressemble plus à un mendiant. Le changement est notable, je ne peux rien faire pour mon visage endommagé par tous les coups que j’ai reçu récemment mais j’ai quand même l’impression d’être un peu moins pâle qu’avant, peut-être est-ce juste un jeu de lumière. J’ai à peine le temps d’esquisser un petit sourire en coin devant mon reflet que je suis interrompu.

« Pas mal, j’aurais préféré te connaître comme ça »

Je me retourne d’un bloc, dégainant ma lame qui siffle dans l’air et que je pointe dans la direction de cette voix que je pense reconnaître.

Jhaelva, à nouveau emmitouflée dans ces étoffes pourpres par-dessus ses protections, son arbalète dans le dos, le corbeau sur l’épaule, lève les mains comme pour se rendre. Je baisse mon arme en même temps qu’elle baisse les bras.

« Déjà besoin d’aide ? »

« T’as fait vite. »

« J’étais dans les environs »

Je n’insiste pas plus.

« Oui, puisque tu veux m’aider. J’ai besoin que tu libères ton entrepôt, j’en ai besoin, peut être toute la nuit. »

Elle me jette un regard empli d’interrogations, mais pose sans doute la plus improbable de toute.

« Et où est ce que je vais dormir ? »

Je lui adresse un sourire moqueur.

« Tu peux prendre ma place ici, vous avez l’air de bien vous entendre »

Elle secoue la tête.

« J’imagine que ça a un rapport avec le petit cadeau que je t’ai fait »

« Oui, alors ce serait dommage de tout gâcher maintenant. La liykor doit aussi aller ailleurs »

« Ne t’en fais pas pour ça, elle ne passe pas ses nuits enfermée dans une pièce exiguë.»

Elle réfléchit un court instant.

« Bon, après ça j’espère que tu me feras confiance, j’avais de toute façon des choses à faire. »

Elle fouille dans une des poches et en sort une clé rouillée dont il est difficile de deviner l’âge. Elle me la donne, se retourne et commence à enjamber la fenêtre par laquelle elle est rentrée.

« Mais je serais de retour au petit matin. »

Elle saute sans hésitation dans le vide, ses morceaux de tissus claquant au vent. Je m’approche lentement de la fenêtre pour regarder la rue en contrebas, mais elle a déjà disparu. Bien, une dernière chose avant de sortir, je me dirige vers ma vieille veste et en sort la bouteille de fluide obscur qu’elle contient. Le liquide hypnotisant renvoit mon regard de marbre, j’hésite un moment, mais je vais peut-être en avoir besoin ce soir. Faisant fi d’année de rejet, j’ôte le bouchon de la fiole et englouti d’un trait son contenu. Je n’avais jamais fait ça avant, je sens tout le parcours du liquide froid et une sensation désagréable se repend dans tous mes membres, qui disparaît aussi vite qu’elle est apparue. Je reste un moment immobile, attendant peut-être un autre signe de puissance surnaturelle, mais rien ne vient. Déçu, je referme la fenêtre, souffle les bougies, pose mon tricorne sur mes cheveux grisâtres, boutonne mon manteau et sors dans le couloir. Je passe à toute vitesse devant les portes fermées des chambres occupées de l’étage et dévale quasiment l’escalier pour me retrouver dans la salle principale, ignorant les protestations de mon genou et manquant de glisser et de me briser la nuque en bas des marches. Je m’approche du comptoir, attendant que Meredith finisse de servir leur boisson à un groupe de pirate. Je tape de mes doigts un rythme impatient sur le comptoir et lorsqu’elle a fini de leur extorquer des yus à coup de charmes, je m’avance vers elle. Je lui tends la clé avec même qu’elle n’ait le temps de faire une remarque, je vois bien dans ses yeux, lorsqu’elle me voit dans mon costume de capitaine, qu’elle s’apprête déjà à me faire une de ses remarques de séductrices dont elle a le secret. Je la salue d’un geste discret de mon tricorne, puis traverse la foule compacte qui se bouscule, renverse des chopes d’alcool, chante à tue-tête et profite du bon temps sur terre avant de repartir pour un long voyage en mer. Je finis par émerger de la marée humaine et j’atteins la porte pour m’engouffrer dans les salles ruelles de la ville pirate.

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Devon
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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » lun. 17 oct. 2022 01:58

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Et un peu de calme ...

J’arrive indemne, sans même une mauvaise rencontre, devant la porte de la taverne de laquelle émane le bruit des festivités bien engagées à l’intérieur et je pense que pour une fois je vais en profiter. Il me semble reconnaître une voix familière qui plane au-dessus du bruit ambiant. Le corbeau s’envole sans demander son reste dès que j’attrape la poignée métallique et je le regarde rejoindre son nouveau lieu préféré, le toit de la taverne. Je frissonne une dernière fois et entre dans le Rat Lubrique, pour une fois en étant plutôt de bonne humeur, ce qui n’a été que très rarement le cas depuis que je suis arrivé à Darhàm. La chaleur humaine et la lumière vive à l’intérieur du bordel me font bien vite oublier la brume glaciale et l’ambiance morose qui s’est imposée sur la ville. J’arrive au bon moment, les marins, marchands de bas étages, contrebandiers et autres pirates réunis sous le toit du rat Lubrique sont en train de reprendre en chœur un shanty entonné par le chanteur à la carrure athlétique et son acolyte guitariste gringalet avec qui j’ai déjà eu l’occasion de d’animer la taverne.
Les deux musiciens, trop occupés à divertir la foule d’un chant endiablé ne me remarquent pas lorsque je passe parmi les nombreux marins pour essayer d’atteindre le bar, en essayant d’éviter de glisser sur une flaque d’alcool et autres fluides non identifiés qui s’accumulent sur le sol du bordel. Je pense à les rejoindre plus tard s’ils sont encore là, ma dernière expérience musicale avec eux c’était révélée très plaisante même si j’avais dû l’écourter pour suivre ce cher Wibberich. Mais pour l’instant la seule chose qui m’intéresse c’est de célébrer cette soirée de réussite en l’arrosant d’alcool. Le mince sourire que j’affichais en arrivant s’efface et je me renfrogne lorsque j’aperçois une silhouette pourpre, déjà attablée au comptoir, tirer un tabouret à côté d’elle et taper dessus de la main pour me faire signe de m’y assoir. Je jette quelques coups d’œil à droite et à gauche mais heureusement personne ne s’intéresse particulièrement à nous. Je rejoins un peu à contre cœur le tabouret qui m’est assigné et cherche des yeux Meredith sans adresser un mot à la personne qui m’attend. Absente, sans doute occupé à l’étage pour une fois, après tout elle ne fait pas que serveuse ici. Tant pis, je lève la main pour essayer d’attirer l’attention d’une autre serveuse mais elles sont déjà toutes bien occupées et je n’ai aucune relation privilégiée avec l’une d’entre elles, nous sommes en plein cœur de la soirée et l’agitation bat son plein.

« Pas la peine, j’ai déjà pris la peine de commander »

Un tic nerveux agite ma lèvre lorsqu’elle prend la parole, j’avais presque oublié son ton irritant, sa voix grave et froide comme la nuit à l’extérieur.

« J’ai bien reçu tes remerciements, pas la peine de me les exprimer une deuxième fois »

Je pousse un grognement, ce piaf est une vraie balance ça ne devrait pas m’étonner.

« Parfait, j’en avais pas l’intention »

Elle se retourne et s’accoude au comptoir pour embrasser la salle du regard. À travers les étoffes qu’elle porte autour du visage, je vois ses yeux violets qui parcourent d’un air inquisiteur la foule de marins qui envahissent le bordel en cette soirée glaciale. Elle émet un petit gloussement méprisant en voyant une table de matelots engloutir leurs verres cul-sec alors qu’ils poussent des hurlements bestiaux sur une des filles de joies qui les divertit d’une danse aguicheuse.

« Les occupations des pirates sont vraiment les plus primaires qui soit »

Je n’ai pas détourné le regard du bar, me contentant d’attendre le repas qu’elle m’a promis, mais sa remarque me fait lever les yeux au ciel. Je lui réponds avec un sourire ironique.

« Alors que l’meurtre et la torture, voilà des activités bien sophistiqués »

Elle repose ses yeux sur moi.

« Comme c’est réducteur. Qui plus est, vous autres avez aussi l’assassinat dans le sang »

« Par nécessité du quotidien, pas par nature »

« Si ça peut apaiser votre conscience »

Je n’ai vraiment pas l’esprit à philosopher sur la morale et l’éthique de la piraterie, surtout pas au milieu de l’ambiance frénétique de la taverne. Je pousse simplement un grognement comme unique réponse, ce qui semble lui convenir puisqu’elle se retourne de mon côté pour changer de sujet.

« Alors, je peux récupérer ma « chambre » ? »

« Ouais »

Elle tapote des doigts sur le bois du comptoir alors que les musiciens à l’autre bout de la taverne entonnent un nouveau chant plus entrainant encore que le précédent.

« Et … ? »

Je la regarde avec un air sincèrement confus, sans vraiment comprendre ce qu’elle veut mais elle me fait signe de continuer. J’en ai presque oublié ce qu’est une discussion anodine sans enjeu ou sans un grain de manipulation et de méfiance.

« Ah, j’ai r’trouvé le marchand que voulais la milice, j’lai attaché dans l’entrepôt, y sont v’nu le récupérer, c’tout »

« Et bien c’est une réussite, ça nous fait un problème de moins »

(Nous ? Elle prend vraiment notre alliance comme acquise …)

« Ouais »

Elle pousse un petit soupir exaspéré mais une serveuse arrive au même moment, deux verres évasés en main et une bouteille d’un liquide ambré et qui m’a l’air particulièrement hors de prix. Je tourne un regard interrogateur vers l’elfe noir pendant que nos verres se remplissent d’alcool, elle hausse simplement les épaules et se saisit du verre dès que la serveuse a finit de le remplir. La serveuse s’occupe également de mon verre avant de nous laisser la bouteille, nous informant que nos repas arrivent bientôt.

« J’imagine que ça fera l’affaire pour marquer l’occasion, je me suis occupé de régler si c’est ce qui t’inquiète. »

Je lève le verre d’un air soupçonneux pour en sentir le contenu avant de le porter à mes lèvres, il s’en dégage un léger effluve de cannelle et … d’ananas ? Elle ne prend pas la même précaution, elle rabat d’un geste les étoffes qui lui dissimulaient le visage et boit immédiatement une grande gorgée du verre. Je m’apprête à en faire de même mais je remarque sur son visage pâle à découvert une tâche qui ressemble à un hématome et qui s’allonge sur une de ses pommettes. Je prends moi aussi une rasade, appréciant la chaleur et les goûts subtils de ce rhum que je n’aurais sans doute jamais pu me payer, avant de l’interroger.

« Récent ça non ? »

J’indique de la geste de la tête la marque bleuâtre sur son visage et un sourire froid déforme son visage.

« Ça y’est, on discute normalement ? »

Je retourne à mon verre avec un son indéterminé qui est censé exprimer mon mécontentement, comme un enfant qui boude après une remarque qui lui déplaît. Elle laisse échapper un petit rire.

« Oui, très observateur »

Elle vide son verre et le remplit une nouvelle fois, puis passe d’un air distrait deux doigts fins sur la blessure à sa joue.

« Disons que mes affaires à moi ce sont un peu moins bien passées. »

(Et voilà …)

Le bruit commence à augmenter derrière nous, sans doute à cause de la musique qui vient encore de changer. Mais je n’y fais pas attention, je sens que la suite de la conversation va me concerner directement. Je prends une gorgée en même temps qu’elle avant qu’elle continue.

« Pas besoin de te présenter le gros Néral ? »

Je pousse un juron à voix basse, je ne l’ai jamais vu mais je connais sa réputation et je sais surtout qu’il a peut-être d’autres hommes à ma recherche. J’enlève le gant qui recouvre ma main gauche et tire légèrement vers le bas ma brigandine que je porte toujours, lui montrant clairement les bouts de cicatrice sur ma main et le haut de mon torse.

« J’pense avoir une idée de qui c’est »

Un sourire mélancolique passe sur ses traits, elle désigne ma blessure avec un geste de sa main tenant son verre.

« J’ai aussi recousu ça »

Je lâche mon armure et renfile le gant avant de finir mon verre pour le remplir à nouveau.

« C’toi qui m’a récupérer cette nuit-là ? »

« Et qui ai abattu celui qui gardait la porte avant de te ramener dans les bras de Meredith»

« Et pendant l’orage, les trois mercenaires qu’il m’avait envoyé ? »

« Oui, le corbeau les avais repéré pendant que tu t’amusais avec la sirène»

Grognement, je prends une nouvelle gorgée comme pour digérer l’information.

« Et du coup, la pourriture qui a essayer de me faire chanter ? »

Elle hoche de la tête.

« Lui aussi mais je ne savais pas qu’il gardait des œuvres d’art pour Néral »

L’agitation derrière nous n’arrête pas de croitre, les insultes des joueurs de cartes se mêlent aux accusations de tricherie des joueurs de dés, aux bruits des verres toujours plus nombreux, et des beuglements des chanteurs en herbe qui accompagnent les musiciens. Je regarde un moment le rhum que je fais tournoyer dans mon verre d’un rythme hypnotique. Je suis méfiant, mais difficile de ne pas la croire lorsqu’elle a vraiment l’air de connaître toutes les mésaventures qui me sont arrivées récemment et forcé d’admettre que sans elle, j’aurais sans doute crevé dans cette ville infernale il y a déjà quelques jours. Peut-être que l’alcool me monte à la tête, ce que j’ai du mal à croire vu les quantités que j’ai pris l‘habitude d’engloutir, mais finalement un sourire sincère, sans doute l’un des premiers depuis mon arrivée dans la ville, se forme sur mon visage. Je lève mon verre vers elle, je vois un air de surprise passer furtivement sur son visage blafard avant qu’elle ne me rende elle aussi un vrai sourire en levant également son verre.

« J’imagine que des remerciement sont de mises alors »

Son sourire se transforme en un rictus sarcastique mais sa voix ne reprend pas son habituel ton glacial.

« Et ben, il était temps »

Je ris doucement avant de trinquer avec elle.

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Devon
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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » ven. 21 oct. 2022 00:28

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... avant la tempête


Nous finissons nos verres d’une traite avant de nous servir une nouvelle fois, le niveau de rhum dans la bouteille ayant déjà diminué de moitié. La serveuse revient au même moment, une assiette fumante dans chaque main qu’elle vient déposer devant nous.

« Je vous conseille de vous installer à une table, ce sera plus pratique pour manger »

Elle ajoute les couverts et nous désigne une des très rares tables non occupées. Isolée dans un coin, juste sous la fenêtre qui laisse passer l’air frigorifiant de l’extérieur, pas étonnant que personne n’ai voulu se sacrifier pour l’occuper. Je croise le regard de Jhaelva, la place n’a pas l’air de la déranger, moi non plus. Nous récupérons nos assiettes et nos verres, je prends la bouteille sous un bras et nous avançons avec difficultés dans la masse de marins et de pirates qui envahit l’espace. Je manque plusieurs fois de tout faire tomber lorsque l’un d’entre eux se lève brusquement de sa chaise pour insulter son prochain, il faut aussi faire attention à ceux qui se poussent et se bousculent en rythme avec le shanty entrainant qu’entonnent les bardes sur scène et faire gaffe aux flaques glissantes d’alcool, de gras et de sueur qui se forme sur le sol de la taverne. L’elfe noire se déplace avec bien plus de grâce que moi dans la foule et quand elle évite les obstacles, je me retrouve plusieurs fois à devoir jouer des coudes ou de la voix pour me frayer un chemin.

Nous arrivons sain et sauf, moi aussi essoufflé que si j’avais dû décharger toute la cargaison d’un navire, elle obligée de réajuster les étoffes qui entourent sa silhouette et qui se sont presque échappées lors de notre traversé.

« Fait pas trop chaud pour ça ? »

« Je préfère être le plus incognito possible »

Je pourrais lui faire la remarque qu’une forme pourpre qui se déplace dans la foule n’est certainement pas ce qu’on pourrait appeler un camouflage efficace, mais elle a l’air convaincu de ce qu’elle dit. Je me laisse tomber lourdement sur le tabouret pour m’adosser paresseusement contre le mur et l’odeur du poisson grillé qui émane de nos assiettes me fait monter l’eau à la bouche, je me rends compte de la faim tenace qui m’accable. Comme pour répondre à mes pensées, Jhaelva se jette férocement sur son pauvre morceau de poiscaille et commence à en couper des gros morceaux qu’elle avale presque sans mâcher. Bien, je n’aurais pas besoin de faire preuve de civisme moi non plus. Je m’interroge quand même sur l’étrange décalage entre sa tenue, son accent et les manières qui lui arrivent d’afficher, elle peut faire beaucoup plus pirate qu’elle ne le pense. Elle prend la parole entre deux bouchées.

« Le gros Néral … c’est lui mon problème »

Je prends une gorgée tout en mâchant avant de lui répondre.

« T’as interféré dans ses affaires ? »

Elle ne prend même pas la peine d’avaler avant de répondre.

« Résumons, j’ai réquisitionné sans permission un de ses entrepôts, tuer un de ses recéleurs, et quatre de ses hommes en sauvant deux fois un homme qu’il voudrait voir mort »

J’acquiesce avec un sourire.

« Pas mal, mais y m’veut mort parce qu’il pense que c’moi qui ai tué Aaron »

« Il se fiche complètement de la vie de ceux qui travaillent pour lui, il pense surtout que tu as récupéré son livre de compte, mais du coup je pense qu’il est facile de deviner qu'il nous veut tous les deux morts »

Je lui réponds avec une grimace sarcastique.

« Ou t’pourrais juste lui dire qu’j’y suis pour rien dans tout ça »

Elle me rend mon rictus.

« Je pourrais, ou je pourrais lui dire que son recéleur m’a soufflé avant de mourir qu’il hébergeait un homme recherché par Rufus Mord l’œil, une info pour ma vie »

Je cesse de sourire et reprend une bouchée avant de continuer la discussion.

« Et donc, comment cet hématome arrive ici ? »

Elle finit son assiette et s’essuie délicatement les lèvres avec un tissu qu’elle sort d’une poche de sa veste cachée sous tout le tissu pourpre. Vraiment étrange. Elle tourne les yeux vers la fenêtre qui nous côtoie et plonge le regard dans l’obscurité qui s’étale à l’extérieur de la taverne.

« Ça va peut-être sembler ridicule, mais je voulais marchander»

Je lève un sourcil interrogateur. Je me méfie soudainement de sa réponse, est-ce qu’elle voulait vraiment échanger des informations me concernant ? Peut-être vendre ma position. Il aurait eu son bouc émissaire et elle la liberté. J’essaye de ne rien laisser transparaitre, mais ma réponse ressemble à un sifflement menaçant.

« Marchander quoi ? »

Elle ne se retourne pas, mais je sens à sa réponse précipitée qu’elle a senti la soudaine tension qu’a levée sa réponse.

« La seule chose qui l’intéresse, des œuvres d’art rarissime qu’il peut reproduire et vendre à tous les pigeons qui pense pouvoir mettre les mains sur un chef d’œuvre dans cette ville répugnante »

Je sens que l’alcool commence à lui monter légèrement à la tête. Son teint pâle se décore d’un peu de rouge aux joues et ses gestes sont plus amples qu’au début. Je me détends légèrement et j’essaie de lui faire confiance. Quelques jours plus tôt j’aurais sans doute quitté la discussion à cet instant. Le bruit dans la taverne augmente encore d’un cran, mais cette fois je suis trop concentré sur notre échange pour identifier clairement quelle en est la cause ou l’origine.

« J’ai les moyens de lui donner ce qu’il veut, mais j’ai même pas pu l’atteindre pour discuter, ils m’ont reconnu dès que je me suis approché de son repère, et un de ses gardes c’est immédiatement jeté sur moi »

Elle reprend encore une longue gorgée avant de continuer

« Il a eu ce qu’il mérite, mais j’ai dû m’enfuir en vitesse »

Je la regarde de bas en haut.

« Ils t’ont reconnu avec cet accoutrement ? »

Ma remarque à l’air de la blesser légèrement.

« Oui, sans cet « accoutrement » je ne peux pas trimballer des solutions de secours en secret.»

Elle donne une petite tape dans son dos et j’entends alors le mécanisme de l’arbalète parfaitement dissimulée qu’elle porte, sans doute trop petite pour être la presque arme de siège qu’elle m’avait montré dans son entrepôt.

« Le problème étant que c’est comme ça qu’ils m’ont reconnu puisque c'est uniquement dans « accoutrement » qu'ils m'ont vu »

Je crois que ma remarque a véritablement touché une corde sensible. Je reste un petit moment silencieux tant la solution me semble évidente.

« Et … si tu t’présentes là-bas sans tout cet attirail »

Elle lève les yeux au ciel et se retourne vers moi et prend un petit ton condescendant.

« Et bien Capitaine, voilà une idée incroyable qui ne m’est pas venu »

Elle secoue la tête, appuie son menton taillé au couteau sur sa main en regardant à nouveau par la fenêtre et reprend un ton plus calme.

« Bien sûr que je pourrais me présenter avec ma tenue de ville, mais si les négociations tournent mal, alors pas de corbeau, pas d’arbalète, rien. Même pas besoin d’attendre des négociations, qui sait ce qui pourrait arriver dans ce taudis »

Elle tourne légèrement les yeux vers moi.

« Sauuuuf, si je suis accompagné d’une brute à l’air taciturne qui poussera quelque grognements pour intimider mes interlocuteurs »

Je pousse justement un de ces fameux grognements avant de prendre une gorgée de rhum. Je l’ai vu à l’œuvre lors de notre altercation et si elle a réussi à s’échapper une fois des hommes de main de Néral, je ne vois pas en quoi ma présence changerait quoi que ce soit.

« J’pense vraiment pas que t’ai b’soin d’moi pour t’défendre »

Elle regarde sa main comme si elle contemplait sa dernière manucure.

« C’est vrai, mais là n’est pas le sujet. Il faut juste avoir l’air d’être une cliente étrangère qui pourrait venir faire affaire »

Je fais tourner plusieurs fois l’alcool dans mon verre, puis le vide d’un trait. Je m’empare de ma bouteille qui ne contient plus qu’un fond de rhum. Je la lui montre mais elle me fait signe qu’elle en a eu assez pour la soirée. Pas moi. Je rempli mon verre du jusqu’à ce que la dernière goutte se détache du fond de la bouteille avant de continuer.

« Mais il me reconnaitra, il m’cherche aussi »

« Non, il sait que tu existes mais les hommes dont on s’est débarrassé avaient juste retrouvé ta trace après ta fuite de chez Aaron, ils n’ont malheureusement jamais pu allez lui faire une description » Finit-elle méchamment.

Mon excuse qui me semblait parfaite s’envole en miette. Il est vrai que dans tous les cas, je n’ai jamais croisé le Gros Néral et il y a peu de chance qu’il ait une image de moi.

« Supposons qu’j’accepte, j’voudrais profiter d’au moins une journée d’repos, j’ai deux trois affaires à régler en ville et surtout j’aimerais ne pas me blesser plus »

Depuis quelques jours, chaque sortie c’est accompagné d’un nouveau bleu ou d’une nouvelle cicatrice qui commence à laisser des séquelles, mon genou me lance toujours à chaque mouvement brusque.

« Ça tombe bien, ce sera juste une discussion, pas de bagarre »

Cette fois ces yeux violets plongent intensément dans mes iris rougeâtres, comme si elle essayait de lire dans mes pensées. Je suis habitué des plans tordus, mais se jeter dans la gueule du loup sans arme ou échappatoire me semble téméraire au-delà du raisonnable. Elle sent mon hésitation et décide d’appuyer son discours d’un dernier argument.

« En échange, je t’aiderais pour échafauder un plan pour tuer le second de Rufus »

Touché, voilà l’échéance la plus pressante, la date est après-demain et je n’ai toujours aucune idée de comment je vais m’y prendre, n’ayant eu de cesse d’être baladé d’un problème à un autre. J’imagine que je peux en accepter un nouveau pour résoudre celui-là. Et puis peut-être que dans notre discussion avec Néral, il pourra aussi accepter de me laisser en paix. Je lève la main au-dessus de la table et elle la sert avec une poignée virile et un hochement.

« Mais … »

Je n’aurais pas le temps de finir, l’ambiance déchaînée de la taverne devient insupportable, les cris fusent de toute part et je me tourne vers le centre de l’attention. Juste à temps pour éviter le marin projeté à pleine vitesse sur notre table. Jhaelva se lève d’un bond alors que je me cogne contre le mur derrière moi. Une grande baston générale semble avoir éclaté au milieu du bordel, toujours sous la musique joyeuse des bardes. Il n’en faut pas plus pour réveiller la soif de violence que je pensais avoir rassasiée. Mon sang ne fait qu’un tour, sans doute aidé par l’alcool qui après tous ses verres commence quand même à s’accumuler, je redresse le marin allongé sur notre table par le haut de son maillot et lui inflige un direct en pleine face qui le renvoie là d’où il vient. Jhaelva me regarde avec un grand sourire, pas de doute, elle est ivre. Nous évitons une autre bouteille qui vole dans notre direction et se brise en mille morceaux contre le mur. C’est une déclaration de guerre.

« Une journée de repos hein ? »

Je me retrousse les manches et réajuste mon gant en cuir, prêt à en découdre.

« La nuit n’est pas fini »

Elle baille profondément.

« Et bien pour moi si, qui plus est vos activités de barbare ne m’intéresse pas »

Elle réajuste sa tenue et remonte ses écharpes sur son visage. Ses yeux sont fixés sur moi avec un regard étrange.

« Tu pourras me trouver où tu sais, si besoin… »

Sur ces dernières paroles, elle glisse vers la sortie à proximité, évitant un pirate qui tombe à ses pieds après avoir fait un vol plané au-dessus d’une table. Elle lui donne un violent coup de pied dans les côtes avant de lui cracher dessus et de l’invectiver de plein de nom d’oiseau qu’on ne s’attendrait pas à l’entendre prononcer, puis reprend sa route. Elle ouvre la porte qui laisse entrer un courant d’air à glacer les os, me fait un petit signe amical et disparaît dans les rues de Darhàm. Je vois par la fenêtre, le corbeau qui rejoint immédiatement sa maitresse comme pour surveiller sa démarche hésitante. La lueur des quelques torches qui brillent timidement dans la nuit projette son ombre qui tangue au rythme de ses pas sur les murs. Un court sourire amusé fait une de ses rares apparitions sur mon visage. Drôle de spécimen, noble ou escroc ?

Je me tourne d’un bloc, attrape la bouteille de rhum vide et me lance dans la mêlée qui grandit au cœur de la taverne avec un cri qui se joint au chœur des hurlements. Peut-être aurais-je encore l’occasion de ressentir la même sensation enivrante que dans l’arène.

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Modifié en dernier par Devon le sam. 22 oct. 2022 03:12, modifié 1 fois.

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Re: Le Rat Lubrique

Message par Devon » sam. 22 oct. 2022 03:12

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J’avance à grands pas en direction des deux premiers matelots Sang-Pourpre qui sont à ma portée. Ils sont déjà en train de s’étrangler mutuellement avec un regard féroce, juste à côté de leur table où est éparpillé un paquet de cartes. Un pirate est déjà allongé au sol à leurs pieds, sans doute inconscient, son jeu encore en main. Je n’hésite pas et donne un grand coup avec la bouteille de rhum qui explose en mille morceaux sur le crâne du pirate qui me montre son dos, le reste du rhum au fond fini gaspillé sur les planches de la taverne, dommage. Surpris et assommé par l’impact, il lâche son adversaire qui ne se prive pas de l’occasion pour le balancer sans merci contre le mur contre lequel le marin s’écrase violemment. Débarrassé d’une cible, le marin se jette aussitôt sur moi avec un cri guttural et sans même un remerciement. Je ne m’attendais pas à ce qu’il se lance immédiatement à l’attaque et sa droite me frappe directement la joue gauche, m’envoyant m’affaler sur la table la plus proche. Il me rejoint et attrape fermement mes cheveux pour me redresser avant d’essayer de m’écraser le visage sur le bois solide du mobilier. Un peu étourdi, je ne peux qu’amortir le choc avec mes deux mains pour éviter de me briser le nez sur la table. Il me donne un violent coup de genou en plein dans l’abdomen qui me coupe le souffle avant d’essayer une nouvelle fois de m’aplatir la face contre le coin de la table. Je me retiens encore en m’appuyant sur la table et faisant preuve d’un peu plus d’esprit, je frappe en arrière avec mon coude, le percutant en plein bas ventre. Pendant qu’il recule en toussotant, j’attrape au hasard une des assiettes qui n’attendait que d’être débarrassée, je la saisis fermement des deux mains et lorsque mon adversaire se redresse, je lui inflige une gifle à pleine force avec mon arme improvisée. Le pauvre morceau de bois se casse en deux sous le choc, tout comme la conscience du marin qui s’écroule après l’impact, un filet de sang coulant de sa pommette et de sa lèvre déchirée, mais à peine ai-je le temps de souffler qu’une chaise dont je ne vois pas l’origine vole dans ma direction.

Je l’esquive de justesse et elle vient se briser avec un craquement contre le mur derrière moi. Le deuxième objet qui arrive à pleine vitesse vers moi et un véritable colosse garzok hurlant qui me percute en plein ventre, m’enlevant le peu d’air que j’avais réussi à récupérer. Il me ceinture et me soulève sans effort pendant que je frappe avec ma demi-assiette ridicule sur le dos de la bête mais cela ne semble pas le déranger plus qu’une piqure d’insecte et il met un terme à mes gesticulations en me plaquant violemment contre le mur. Mon crane se cogne contre la surface solide, réveillant une migraine qui commence à devenir un peu trop familière. Je n’ai pas le temps de reprendre mes esprits qu’il me plaque une nouvelle fois, cette fois sur la table la plus proche qui se renverse lors de l‘impact. Je ne perds pas conscience, mais des étoiles dansent devant mes yeux et le plafond de la taverne semble tournoyer sans arrêt. Je me redresse difficilement sur un coude, juste à temps pour le voir s’occuper d’un autre marin qui passait malheureusement par-là. Il l’assomme d’un crochet en pleine mâchoire avant de le soulever par-dessus tête et de le lancer dans un tas de pirates un peu plus loin, provoquant l’effondrement de la masse de corps qui s’échangeait des coups depuis un moment. Il revient vers moi et je tente de lui donner un coup de pied dans le tibia mais mon coup n’a l’air d’avoir eu aucun effet, j’ai l’impression de m’être fait plus mal que l’inverse. Il m’attrape par le haut de ma brigandine pour me relever et commence à armer son poing pour me l’envoyer en plein visage. Avant que ce funeste destin n’arrive, je ramasse une des fourchettes tombée au sol lors de ma rencontre non désirée avec la table et je lui plante sans ménagement le bout de fer dans l’avant-bras. Il pousse un cri de douleur et me lâche immédiatement, se tenant le bras blessé dont glisse un léger filet de sang alors que je recule au sol pour m’éloigner de lui. Il pose un regard mauvais sur moi :

« T’vas m’le payer » Dit-il avec un ton plein de rage.

Mais il n’aura pas le temps de mettre sa menace à exécution, des marins du groupe qu’il a mis au sol lui sautent dessus ; bien décidé à prendre leur revanche. L’un arrive à grimper sur le dos de l’orc et glisse ses bras autour de son cou massif pour essayer de l’étrangler, un autre lui frappe l’intérieur du genou et le troisième, un Wielh imposant, le frappe de toutes ses forces dans les côtes avec une autre chaise qui craque sous l’impact. La bête finit par s’effondrer sous cet assaut coordonné. Les marins continuent de marteler l’orc et je me lève pour les rejoindre à coup de pied jusqu’à ce que la masse de muscles Garzok ne réponde plus sous nos coups. Nous poussons un cri de victoire alors qu’un autre marin passe à côté de nous en plein vol forcé pour finir contre le mur le plus proche. Notre célébration s’interrompt très vite lorsque je remarque que l’individu qui maintenait une clé de bras solide autour du cou de l’orc est un Shaakt. Un Shaakt …

J’oublie aussitôt Jhaelva et je revois le visage du traitre qui a détruit ma vie. Je me lance sur l’elfe noir avec un cri de rage pendant que le Wielh se retourne contre deux autres marins qui ont décidé de le prendre pour cible. Sur la scène, les deux bardes semblent beaucoup s’amuser de la situation et décident d’entamer une nouvelle chanson alors que des pirates se battent juste à leurs pieds, accompagnant le capharnaüm de la taverne d’une nouvelle mélodie euphorique. L’elfe évite sans trop de difficulté ma charge téléphonée et, entrainé dans mon élan, je percute dans le dos un autre marin qui n’avait rien demandé et qui se retrouve projeté contre l’uppercut qu’il essayait d’esquiver. Assommé par le coup, il tombe au sol et m’entraine avec lui dans sa chute, renversant au passage une autre table et tout ce qui était encore posé dessus. Un bruit de verre brisé résonne dans la taverne alors qu’un objet non identifié traverse une fenêtre en frôlant le lustre qui trône au-dessus du centre du bordel et qui tangue dangereusement au bout de chaîne. Je n’ai pas le temps de me remettre sur mes pieds que le Shaakt se lance à l’attaque, m’envoyant sa botte en plein visage. Je me décale de justesse pour éviter qu’il ne me décroche la mâchoire, mais le coup me frappe en plein dans l’épaule déjà endommagée par mes précédents combats, m’arrachant un hurlement grave et accentuant la légère migraine qui c’était déjà manifestée plus tôt. J’agrippe mon épaule blessée mais je n’ai pas le temps de reculer qu’il m’attrape la tête des deux mains et l’envoie à pleine vitesse rencontrer son genou. Je tourne légèrement la tête, suffisamment pour que son coup me frappe sous l’œil gauche plutôt que sur le nez, mais ça n’empêche pas le choc de se réverbérer dans mon cerveau et m’assommant légèrement.

Malgré le sifflement assourdissant dans mes oreilles, il me semble discerner un cri aigu au milieu du vacarme qui essaye de se faire entendre au-dessus de la musique et des insultes, une voix familière. Je ne suis pas le seul à l’avoir entendu, car le Shaakt qui s’apprêtait à piétiner sauvagement ma main non protégée s’arrête momentanément et tourne la tête pour essayer de voir d’où pouvait venir ce son. Personnellement je l’oublie bien vite, la douleur dans mon crâne commence à se calmer, je ramasse des deux mains un des pieds de la chaise qui s’était fracassée contre le mur, me redresse et, alors qu’il est encore distrait, je le frappe dans l’une de ses jambes, l’os résiste mais le bois va laisser un vilain hématome. Il se retourne immédiatement vers moi avec un cri autant de surprise que de douleur, il se plie en deux pour saisir sa jambe blessée et commence à boiter pour s’éloigner de moi, mais je ne lui en laisse pas l’occasion et le frappe une deuxième fois, cette fois en plein dans la tempe à portée. Mon coup manque de force et, même s’il l’envoie valser au sol, l’elfe noir se redresse sur ses avant-bras, des gouttes de sang perlant de sa lèvre ouverte.

Je me relève avec des gestes hésitant, titubant légèrement sur mes jambes. Puis ça me revient, le sentiment dans l’arène, c’est dans un moment similaire qu’il c’était manifesté. Je ferme les yeux et, pour la première fois depuis mon emprisonnement, j’essaye consciemment d’appeler le fluide d’ombre qui parcourt mes veines en essayant de me concentrer sur la douleur qui vibre dans mes os. Rien ne se passe, pire encore, le bourdonnement dans mon crâne se calme légèrement au lieu de s’accentuer comme ce qui c’était produit pendant mon combat dans la Cour-aux-rats. Tant pis, je ferais sans. Mes yeux se posent sur le Shaakt au sol, j’essuie d’un revers de la manche le sang qui coule de la plaie qu’il m’a ouvert sous l’œil et je traine ma nouvelle arme improvisée au sol en m’approchant de lui alors qu’il essaye de reprendre ses esprits. Ma vision se rétrécit sur mon adversaire, je n’entends plus rien d’autre que le sang qui bat des veines, une haine sans pareil s’empare soudainement de moi, mes traits se déforment alors que je lève le bout de bois le plus haut possible avant de l’écraser sur le haut de son dos. Un bout du pied de la chaise éclate en morceaux et l’elfe noir s’étale à nouveau au sol, le souffle coupé par la violence du coup. Je respire avec force, comme une bête féroce au-dessus de ce qui va bientôt être son cadavre, je le maintiens au sol avec mon pied posé sur son dos, je pose le bout de bois sur sa tête pour préparer mon coup et lève à nouveau mon arme le plus haut possible.

Je n’aurais pas le temps de lui fracasser proprement le crâne comme je voudrais, deux bras me ceinturent soudainement par derrière et me soulèvent de terre. Pendant un moment j’ai l’impression que le temps ralenti, je profite d’une vue d’ensemble sur la taverne pour prendre conscience du reste de la mêlée générale et je vois que le chaos n’a pas l’air de redescendre, il y a autant de marin au sol que d’autres qui se battent encore. Malheureusement, après avoir été en hauteur, il faut bien finir par redescendre. J’essaye de me débattre et je sens mon coude qui cogne la tête derrière moi, mais la chute est bien plus rapide. Je tombe à pleine vitesse sur une autre table qui n’avait rien demandé à personne, mon dos percute violemment la surface solide en expulsant tout l’air que j’avais dans les poumons, ma tête cogne une nouvelle fois contre le sol, réanimant la migraine qui c’était estompée. Je fais encore une roulade arrière au sol, emporté par la force du choc et me retrouve contre terre. Ma vision devient trouble, je devine l’individu qui vient de me projeter au sol, il s’essuie une fois la lèvre ouverte après mon coup de coude avant de me donner un vigoureux coup de pied dans les côtes. Voyant que je réagis à peine, il considère que je suis hors d’état de nuire et s’en va chercher un autre innocent à malmener. Le sifflement dans mes oreilles se réveille mais cette fois j’en suis sûr, quelqu’un essaye d’attirer l’attention de la foule en s’époumonant de toutes ses forces. Rien n’y fait, même si le monde tournoie devant mes yeux, je remarque clairement que l’agitation ne redescend pas.

(C’est le moment)

Je retente de faire appel au fluide d’ombre, j’essaye de me concentrer sur ma migraine, de répandre la douleur sourde dans tous mes membres pour réveiller l’état de transe qui m’habitait lorsque j’étais au bord de l’inconscience contre l’orque de l’arène. Mais encore une fois, je ne me sens pas habité d’une quelconque force surnaturelle.

(Quelle connerie ce fluide obscur …)

Il va falloir tout faire à la main. Il me faut une bonne minute allongé avant de retrouver une vision plus claire et que je sois capable de mettre une main au sol pour m’arracher de terre. Je me relève sur un genou, puis sur mes deux jambes, balançant d’un pied à l’autre comme si j’étais ivre mort. En face de moi, une montagne de muscle me présente son dos, torse nu, la peau pâle comme la mort et qui termine de planter son poing en plein visage d’un marin Kendran. Je devine que c’est lui qui vient de me projeter au sol. Je secoue la tête et j’avance vers lui à pas décidés pour lui rendre la monnaie de sa pièce avant qu’il ne se retourne. Je n’arriverais certainement pas à lui faire subir la même prise, en échange j’attrape sa grande mèche blanche et de ma main gantée, je lui frappe de toutes mes forces dans le bas du dos au niveau des reins. Avant même qu’il ne puisse réaliser d’où provient la douleur, je lui envoie un deuxième crochet cette fois à l’arrière du crâne. Mon coup fait mouche, mais au lieu de s’effondrer comme je l’aurais voulu, il se retourne en balançant son avant-bras musculeux, que j’esquive de justesse en me penchant. Je recule, la démarche peu assurée, pour me retrouver face à un individu aussi grand que moi, ses yeux d’un rouge vif contrairement à l’éclat terne des miens. Un Phalange de Fenris, c’est la première fois que j’en vois un à Darhàm, mais plus rien ne m’étonne dans cette ville.

Il se frotte l’arrière du crâne en s’approchant vers moi alors que je lève ma garde, prêt à me défendre. Je le laisse prendre l’initiative, la colère se voie facilement dans son regard rougeoyant, il lance une première droite que j’arrive à parer de justesse, le choc m’engourdit l’avant-bras mais je réponds d’un nouveau crochet au niveau de l’abdomen, autant utiliser exclusivement ma main protégée pour le frapper. Il émet un léger grognement et tente un uppercut en réponse, je recule d’un pas pour éviter la massue qui risquait de m’arracher la tête, et lui donne à nouveau un crochet du gauche dans les côtes suivit d’une droite en plein visage. Je remets ma garde en place, plutôt satisfait de mon enchainement pour quelqu’un qui n’est pas expert du combat à mains nus, mais il ne tient plus, il crache un filet de sang et se jette en avant comme un taureau. Trop étourdi par tous les chocs répétés, je n’ai pas le temps d’esquiver sa charge enragée. Il me percute à l’abdomen, et bien que je lui martèle le dos et les côtes de mes deux poings, il m’entraine avec lui jusqu’au bar contre lequel il m’écrase sans pitié. Je me retrouve accoudé au comptoir, essayant de remplir mes poumons d’air après l’impact, mais rien ne vient. Il se relève et lève son poing. Je le vois venir, mais il abat son arme avec un cri de fureur et même si je tente d’interposer mes avants bras sur sa frappe, le contrecoup m’envoie quand même la tête en arrière. Il m’envoie à nouveau son poing massif, cette fois dans le bas ventre et me plie en deux, me vidant une nouvelle fois de tout l’oxygène que j’ai pu récupérer alors que je crache à mon tour un mélange de sang et de bave. Il me rattrape par ma tignasse et me jette une nouvelle fois le dos contre le comptoir du Rat Lubrique qui m’accueille à bras ouverts.

Je le vois faire demi-tour et reculer de quelques pas alors que je respire difficilement, tenant sur mes deux jambes uniquement parce que le bar est là pour me soutenir. Juste à ma droite, je remarque une bouteille de rhum à moitié remplie, sans doute abandonnée là lorsque la baston a commencée. Je l’attrape et la vide d’un trait, la chaleur et la piqure de l’alcool remettent un peu d’ordre dans mes pensées embrumées par la douleur. Ce n’est clairement pas l’alcool de luxe que nous a payé Jhaelva, mais ça fera l’affaire. Il s’arrête, se retourne à nouveau vers moi, puis se lance en avant, visant clairement à me charger encore dans le ventre. S’il me percute une nouvelle fois, je pense que je vais finir ma vie dans une chaise, paralysé jusqu’à ce que Moura vienne me chercher. L’alcool aidant, j’émerge complètement de la brume qui planait dans mon esprit à cette pensée et, avant qu’il ne me coupe en deux, je jette la bouteille en direction de sa tête. Trop tard pour s’arrêter, il évite de justesse qu’elle ne le cogne en plein visage en détournant le regard, c’est suffisant pour que je me jette sur le côté. Il percute le bar qui tremble sous la violence de l’impact, projetant des échardes dans tous les sens. Il hurle, évidemment. Il ne s’est rien cassé, mais on devine qu’il vient de se déboiter l’épaule après le choc, se tenant le membre qui repose contre son flanc et poussant plein de jurons de douleur alors que sa tête, crispée de douleur, repose contre le comptoir.

Je me relève par un effort de volonté qui me parait surhumain, quelque chose me pousse à continuer alors que je sens que mon corps ne souhaite qu’une chose, rester immobile jusqu’à ce que toutes les alertes qu’il m’envoi ce soit tu. L’excitation du combat, la sensation d’être vivant après toutes ces années d’enfermement et de routine, le sentiment d’être libre, comme lorsque je voguais sur les mers. Alors continuons jusqu’au bout de la nuit, je me rapproche de mon adversaire mal en point, trop concentré sur la douleur qui émane de son bras inutilisable pour me voir venir. Je lui donne un violent coup de genou dans le ventre pour me venger, puis j’attrape une nouvelle fois sa chevelure blanche comme la neige avant de lui écraser le visage sur le comptoir. Un craquement sinistre que tous les amateurs de bagarre de bar connaissent retenti et m’arrache une vilaine grimace de satisfaction. Finissons-en pendant qu’il est groggy. Je monte difficilement sur le comptoir, manquant de tomber et de me briser le cou de l’autre côté, dominant de ma taille l’ensemble de la pièce, mais encore une fois, toutes mes pensées sont dirigées vers le nordique qui pensait pouvoir se mesurer à moi. Je prends deux pas d’élan, pousse un cri de rage et donne un violent coup de pied en plein dans la tempe du Phalange de Fenris qui tombe comme une masse après la collision, décorant d’une gerbe de gouttes rougeâtres la façade du bar contre lequel il s’est aplati . Je le fixe un moment, m’assurant qu’il ne se relèvera pas pour un bon moment avant de pousser un cri de victoire, mais ce n’est pas assez.

« ALORS, QUI VEUT ÊTRE LE SUIVANT »

J’essuie une nouvelle fois le sang qui coule de ma plaie sous l’œil, un sourire dément placardé sur le visage. Ma respiration s’accélère lorsque je vois plusieurs prétendants qui semblent vouloir me voler mon titre s’avancer vers moi. J’attrape une autre bouteille de vin sur le comptoir et la brise sur le bois du meuble. Tenant fermement mon tesson de bouteille d’une main je suis prêt à défendre chèrement ce trône de bois difficilement acquis. Une petite main m’attrape la jambe de l’autre côté du comptoir. Je me retourne d’un bloc et m’apprête à frapper avec le verre tranchant, mais le visage que je rencontre met fin immédiate à ma folie de violence. Meredith me transperce d’un regard que je peux facilement définir comme furieux. Sa voix pourrait se perdre dans le torrent de violence, mais son ton menaçant me parvint très distinctement.

« Je te conseil de descendre de là, et très vite si tu ne veux pas avoir de gros problèmes. »

Je ne réalise pas tout de suite la situation, le tesson de bouteille toujours prêt à frapper, l’adrénaline mettant un moment à redescendre. Lorsque ma respiration se fait plus calme et que la raison reprend ses droits sur la soif de sang irrationnelle, je descends lentement du bar, sentant soudainement l’ampleur des dégâts de cette soirée. Mon dos est en feu après avoir fait la rencontre de plusieurs tables et du comptoir, une douleur diffuse émane de mon épaule qui a repris un coup et de l’arrière de mon crâne qui n’a pas été épargné par les impacts. Il va vraiment me falloir une journée de repos. Alors que Meredith s’apprête à ouvrir la bouche, un nouveau tremblement retentit dans la taverne. La porte s’ouvre avec fracas.

« ÇA SUFFIT »

Un cri bien plus puissant que tous les précédents vient de résonner entre les murs du Rat Lubrique, accompagné d’un courant d’air glacé. Difficile de dire lequel des deux met définitivement fin aux hostilités. Dans l’embrasure de la porte grande ouverte se tient Tatch, ses deux gardes du corps à ses côtés et quelques autres membres de son équipage derrière lui. Meredith m’adresse un regard plein de sous-entendus. Effectivement, je me suis arrêté juste à temps.

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