Elle me rend mon regard hostile alors qu’elle s’empare de la petite pierre sur le comptoir, l’inspectant de ses longs doigts m’informant avec un mépris non dissimulé de la nature ésotérique de ce que je prenais pour une simple pierre gravée. Une rune ? Avec cinquante ans de piraterie sur tout l’Aeronland derrière moi on pourrait croire que j’ai vu tous ce que ce monde à offrir et pourtant voilà quelque chose dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Je la laisse continuer son analyse sans un bruit, la fixant d’un air soupçonneux, ne prenant même pas la peine de lui répondre que j’ai justement appris à lire depuis qu’une ordure de son espèce m’a entubé et fait tomber dans les enfers qu’est actuellement ma vie. Elle continue son inspection minutieuse de la pierre, la faisant tourner entre ses doigts fins et agiles, elle s’arrête sur une écriture, parcourt de son index les fissures et les creux à la lueur vacillante de la bougie et émet un petit son satisfait avant de se retourner vers moi. Une lueur de menace passe dans ses yeux alors qu’elle arbore un regard moqueur, nullement intimidée par ma colère sourde que je réprime tant bien que mal. Il n’en faut pas plus pour inverser la tendance, son air confiant alors que je suis prêt à lui sauter à la gorge à la moindre provocation ébranle ma confiance et, soudainement, réveille en moi de douloureux souvenirs profondément enfouis. Je superpose à son visage grisâtre, fin et taillé au couteau les images du sourire arrogant du Shaakt m’accueillant alors que je suis enfermé dans une maigre cage comme un esclave dangereux qu’on transfère, le long trajet humiliant dans le désert, jusqu’à la ville, les années de prison et d’isolement.
Je ne suis pas sûr de saisir ce qu’elle raconte sur les prétendus pouvoirs divins de ce vulgaire caillou car je suis de moins en moins attentif à ce qu’elle raconte alors que ma paranoïa grimpe des limbes de mon esprit pour devenir le centre de mes pensées. Au fur et à mesure de ses explications, la rage qui bouillonne en moi depuis que je l’ai vu laisse place à une inquiétude grandissante, irrationnelle incontrôlée. Je suis dans une vulgaire cabane en bois à moitié pourri et incrusté de coquillages, d’algues et de mollusques, sous le niveau de la mer qui va et vient contre les fragiles murs de la bâtisse, enfermé avec une Shaakt qui doit dissimuler tout un arsenal de soldat sous son comptoir, un tas d’armes tranchantes qu’elle doit avoir l’habitude de manier si elle a survécu dans cette ville d’assassins et de racailles. Ma seule issue est une cage d’escalier étroite, en bois humide et irrégulier où les chances de m’y briser la nuque sont bien trop élevées à mon goût et la porte qui m’isole de la lumière du jour et nous emprisonne dans ce tombeau marin est gardée par un Shaakt en armure qui aurait tout autant sa place dans un contingent militaire. Encore faudrait-il que je coure plus vite que le carreau d’arbalète qu’elle risque de me loger entre les omoplates si je me retourne.
Un filet de sueur goute lentement dans mon dos alors que toutes ces idées noires traversent à toute vitesse mon esprit, je serre toujours mes bras sur ma poitrine mais cette fois pour contrôler mes tremblements de terreur et non plus de colère, ma mâchoire se crispe d’autant plus et je jette des regards que j’espère imperceptible dans les coins de la pièce, toutes les ombres me semblant de plus en plus menaçante. Dès qu’elle finit de parler, je me précipite en avant pour récupérer la pierre sur le comptoir d’une main hésitante avant de me retourner pour sortir à grand pas, le dos raide, trop raide, tentant de garder une once de dignité tant qu’elle me voit alors que je l’entends légèrement ricaner avec moquerie dans mon dos. Dès que je me sais hors de son champ de vision, je me mets à grimper les marches deux à deux, faisait fi de ma sécurité pour rejoindre la surface sur le bois grinçant, le son angoissant de l’eau autour de moi au-delà des murs renforce cette sensation d’oppression et ma vue se rétrécit en un point devant moi. Arrivé en haut, je perds le peu de fierté dans ma démarche, me précipitant en avant pour rejoindre la porte comme un dératé. Le garde ne bouge toujours pas, fidèle à son poste, vient-il de sourire ?
Non impossible, je ne le verrais de toute façon pas sous son heaume. Je pousse la porte avec force pour émerger à la lumière du soleil qui illumine le port et fait encore trois grands pas avant de m’arrêter face à la mer. Je lève les yeux au ciel, quelques mouettes passent au-dessus de nous, les embruns fouettant mes cheveux gris, haletant et prenant des grandes respirations bruyantes pour dissiper l’étau qui m’enserre la poitrine, sourd au vacarme habituel du port, seuls les battements affolés de mon cœur résonnent dans mes oreilles. Le garde referme la porte derrière dans un claquement, me faisant presque sursauter. J’essuie dans un revers de la main les gouttes de sueur sur mon front alors que je m’éloigne de la cabane, la démarche encore hésitante mais me calmant petit à petit maintenant que je suis éloigné de la source de mon stress initial.
« Corps à corps », très bien. Je fixe un moment la pierre dans la paume de ma main avant de la remettre dans ma poche, pour l’instant je n’ai aucune idée d’à quoi elle pourrait me servir. J’avance la tête baissée dans la foule des dockers qui se poussent et s’agitent, essayant de ne pas croiser les regards qui me semblent accusateurs des marins, leurs yeux pleins de reproches oppressants comme s’il pouvait tous lire mes plus sombres secrets à travers mes yeux ternes. Non, je secoue la tête violemment, personne n’est au courant de rien ici, les marins ont autre chose à faire dans leur journée que s’occuper d’un inconnu à la dégaine et au comportement étrange. Un certain parasite à plume revient se poser sur mon épaule et je suis bien content qu’il ait attendu que je sois calmé. Je lève le regard pour continuer ma route, réajuste ma veste et reprend tant bien que mal ma démarche assurée, essayant d’oublier mon moment de faiblesse récent alors que je me dirige vers mon deuxième objectif que je me suis fixé aujourd’hui.
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