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Une belle histoire
Le vent se lève et les nuages commencent à voiler la lueur grise de la lune qui se faisait déjà discrète, bientôt nos uniques sources de lumière seront les torches de la ville qui s’agitent sous l’action du mistral. Une première goutte solitaire me tombe sur le front. Il va pleuvoir.
Après les grognements de douleurs, les coups et les sons répétés des chocs contre le bois, le calme retombe comme un rideau opaque sur la petite ruelle, mettant une conclusion à la scène de violence qui vient de s’y dérouler. Le silence oppressant éveille à nouveau une vague d’inquiétude incontrôlée en moi. Le capitaine ne m’a toujours pas lâché la main et je crains qu’elle ne se mette bientôt à trembler, en attente de sa réponse. Je ne discerne pas ses traits dans l’obscurité du petit passage, mais lorsqu’il reprend la parole, je sens une légère interrogation dans sa voix alors qu’il s’approche légèrement de moi et souffle :
« Comment ça ? »
Je ne baisse pas le regard et continue à fixer les ténèbres où devraient se trouver ses yeux, je déglutis alors que je sens une nouvelle vague de panique grandir en moi. S’il ne me croit pas, qu’est-ce que je fais ? Je tente de rassembler mes esprits pour ne pas me laisser happer par la peur avant de reprendre la parole, mais dans une tentative forcée de réprimer mes inquiétudes je prends un air bien trop sarcastique et confiant, vieux mécanisme de défense habituel auquel s’adjoint mon usuel rictus ironique que j’utilise comme passe-partout dans cette ville de fou furieux. Impossible de le réprimer avant de lui répondre :
« Et bien disons que la ville n’est pas la plus accueillante du continent »
« Comment ça de notre nation ? »
Son ton se fait plus insistant, principalement sur les deux derniers mots de sa phrase, et la pression sur ma main augmente légèrement. L’idée que j’ai mis un petit moment à fomenté semble s’éclipser sans me laisser le moindre souvenir de ce que je voulais dire. Je la rattrape au dernier moment. Je prends un accent plus sérieux comme je l’avais fait avec les prêtres et je donne un volume plus important à ma voix, pour éviter qu’elle résonne comme l’habituel son caverneux et plus avec une sonorité grave et assurée.
«Les couleurs de votre tenue, le port noble et fier, et surtout l’emblème sur votre tricorne. Vous venez de Kendra Kar et je ne saurais m’y tromper »
« Je ne vois pas ce que cela à avoir avec vous, mais vous m’avez sauvé la vie et ça suffit pour que je vous laisse une chance de vous expliquer » Répond-il dans un sifflement.
« Alors allons à la lumière des torches »
Nous nous lâchons la main au même moment, il en profite pour essuyer la sienne avec un mouchoir qu’il sort d’une des poches intérieures de sa veste. Personnellement, cela fait un moment que la saleté et le sang ne me dérangent plus. Il récupère sa lame toujours plantée dans le cadavre du bandit et la range dans son étui sous sa veste alors que je passe devant lui, nous faisons quelque pas pour sortir de l’étroite ruelle et nous retrouver à la lueur vacillante des torches qui illuminent timidement l’allée principale. Nous nous retrouvons à nouveau face à face et je peux finalement voir sous ses sourcils broussailleux son regard d’un bleu clair comme sa tenue. Son teint est légèrement plus pâle que la normale en ville, mais quand même moins que celui d’un habitant régulier de la grande cité blanche, sans doute à force de naviguer en mer. Une fine moustache surmonte sa bouche qui est barrée d’une petite cicatrice sur le coin de la lèvre. Rien à voir avec la description de l’homme que je cherche donc. Déception.
Une deuxième goutte me tombe sur le haut du crâne alors que j’éponge avec deux de mes doigts le sang qui coule encore d’une de mes lèvres fendue.
Il croise les bras et je vois son regard étonné se promener de bas en haut alors qu’il peut finalement voir les détails de ma tenue. De la même couleur que la sienne et ressemblant presque à celle d’un capitaine. En tout cas pas celle d’un marin sorti de nul part. Mais mon bluff ne tient pas qu’à ça. Voyons voir si je n’ai pas trop perdu la mémoire.
« Si vous êtes dans la marine depuis un moment, vous avez sans doute entendu parler du capitaine Jonas Hibbe Coolmor»
Il se redresse légèrement en entendant ce nom.
« Capitaine Coolmor? Oui, évidemment. Le héros qui, en infériorité numérique, escorta et sauva quatre nobles familles des assauts de la flotte d’un pirate sang-pourpre ? On raconte qu’il les coula tous sauf le navire du capitaine qu’il prit en chasse autour du continent pendant de long mois. »
« Effectivement, et c’est ici, au large de cette foutu ville, que son aventure c’est arrêtée »
J’accompagne cette phrase d’un mouvement du bras désignant la direction du port et la ville qui nous entoure.
« Que lui est-il arrivé ? De ce que j’en sais il n’est jamais revenu à Kendra Kâr »
« Il finit par rattraper son ennemi juré, et il l’envoya, lui, son navire et son équipage, dans les profondeurs abyssales »
Il lâche un petit rire goguenard.
« Eh bien voilà une bonne nouvelle, mais comment connaissez-vous cette histoire ? Je ne pensais pas qu’on se la racontait en dehors de notre marine »
« Oh je ne pense pas non plus, par contre son aventure ne s’arrête pas là, mais avançons en même temps que nous discutons, la milice va bientôt faire ses tournées nocturne et rester immobile n’est jamais bien vu »
D’un geste discret de la tête il me désigne la ruelle obscure dans son dos dont nous venons de nous échapper.
« Et pour eux on fait quoi ? »
J’avais presque oublié les bandits morts que nous laissons dans notre sillage, une autre raison de quitter les lieux avant que la milice ne débarque.
« Eux ? Allons vous êtes nouveau en ville ça se voit. Quelqu’un va venir leur faire les poches, on les jettera dans la baie ou on les brulera, je n’ai jamais vraiment su où disparaissaient tous les cadavres de la ville »
(Bonne question ça)
Nous nous mettons en route à pas lent, traversant la ruelle sans réel objectif de ma part, mais je compte bien sur son inconscient pour nous mener là où il réside.
« Alors ? »
Je fouille dans une des poches de ma nouvelle veste pour en tirer la flasque d’argent que je conserve sur moi depuis des temps immémoriaux. Je la regarde fixement en continuant d’avancer, ou plutôt l’insigne gravé sur celle-ci. Une myriade de souvenirs me revient en mémoire.
« Son combat final contre son ennemi ne le laissa pas indemne, lui comme les marins qui l’accompagnaient. Ils furent obligés de s’arrêter au port le plus proche et il se trouva que ce fut cette ville. »
« Il a séjourné dans cette enfer ? »
« Plus que ça. Vous savez comme il haïssait les pirates ? Il avait enfin trouvé leur nid, là où ils se reproduisent sans commune mesure. Mieux, il était tombé sur les traîtres à notre nation qui marchandait de la contrebande, ou pire des esclaves »
Je l’entends soupirer avant qu’il ne me réponde avec une mine de dégoût.
« C’est effectivement ce que j’ai pu moi-même constaté en débarquant ici. »
« Alors il y est resté en agent infiltré, prêt à tout, il s’est débarrassé de ses insignes les plus reconnaissables. Toujours en contact avec les hautes instances de la milice et de la marine Kendran, ainsi il pouvait leur faire parvenir des informations capitales sur les renégats et autres infidèles tout en disparaissant de l’histoire. »
Nous avançons un moment sans un mot regardant la rue s’étalant devant nous avec la jetée au bout, je le sens surpris parce qu’il vient d’apprendre. Nous croisons encore quelques individus à la mine patibulaire qui finissent sans doute leur travail nocturne au port, ou des groupes de joyeux lurons qui cherchent un nouvel endroit où se saouler. Il finit par sortir de son silence.
« Incroyable, alors non seulement il n’est pas mort en mer comme tout le monde le pensait, mais en plus, il continuait de nous aider en plein cœur des lignes ennemies »
Il se frappe la poitrine d’un air fier au milieu de sa phrase. Décidément, l’orgueil Kendran est vraiment quelque chose de facile à flatter. Mais je sais soudainement son enjouement redescendre et il me regarde soudainement, dans ses yeux passent un air étrange comme s’il me voyait pour la première fois.
« D'où savez-vous tout ça ? Il a vécu il y a déjà plus d’un siècle et de ce que vous m’en dites, son existence était un secret absolu »
Je peux finalement apporter la pierre finale. Je lui passe entre les mains la flasque en argent que je gardais toujours en main depuis tout à l’heure et, d’un signe de la tête, je l’invite à inspecter l’objet que je viens de lui passer.
Troisièmes et quatrièmes goutte, il est temps de trouver un endroit où s’abriter.
Il regarde la flasque sans un mot et je guette sa réaction. Ses yeux se plissent lorsqu’il remarque l’insigne gravé dessus, avant de s’écarquiller soudainement quand il comprend ce que cela signifie. Son regard fait une fois l’aller-retour entre la flasque et moi.
« Comment avez-vous eu ça ? »
« Comme je disais, il s’est débarrassé de ses insignes les plus visibles pour ne pas être reconnu, mais il en a gardé deux, la flasque que vous tenez entre les mains et … »
Je détache ma veste et écarte légèrement mon manteau pour lui montrer la lame brisée qui repose bien attachée à mon flanc, elle reflète légèrement les flammes vacillantes des torches et attire immédiatement son regard.
« … cette lame qu’il brisa pour montrer qu’il quittait sa vie d’avant pour se terrer dans le secret absolu de sa nouvelle existence »
Il me rend la flasque en secouant la tête, comme s’il essayait d’assimiler tout ce que je venais de lui apprendre. Je range religieusement la flasque dans une poche intérieure de ma veste et une nouvelle fois le silence s’impose entre nous deux. Nous croisons des miliciens qui marchent d’un air trop sérieux, inspectant l’état des torches qui résistent tant bien que mal au vent qui se fait de plus en plus fort, après tout ce sont elles qui sont censées assurer la sécurité toute relative des badauds
Puis à nouveau il rompt le silence, cette fois avec une question franche et directe où pointe une légère dose d’inconfort.
« Mais vous êtes qui ? »
« Matiasse Hibbe Coolmor, fils de Peter Hibbe Coolmor, lui-même fils de Jonas Hibbe Coolmor, et comme mon père avant moi je poursuis la tâche qui nous incombe de préserver les intérêts de Kendra Kâr dans ce bordel »
Cinquième, sixième, septième et huitième goutte, ça devient urgent.
Il ne sait plus quoi dire. Il sort une pipe de sa poche, la bourre, se reprend plusieurs fois pour l’allumer et tire une bouffée d’un air distrait. Mais avant que nous ayons le temps de faire un nouveau bout de chemin en silence, je reprends.
« Dernièrement je surveille un capitaine pirate qui agit au Rat Lubrique, je dois m’occuper aussi d’un pirate qui sévit au fort Grise-Écume et enfin je cherche un capitaine de notre nation qui se cache en ville afin de l’aider à s’évader »
Il tire une nouvelle fois et laisse s’échapper une large volute de fumé qui disparait bien vite emporté par les embruns, son regard devient dur.
« Alors nous avons au moins un objectif en commun »
Sans m’en rendre compte, nous sommes arrivés dans les quartiers des marins et plus particulièrement devant la maison dans laquelle je l’ai vu se cacher avant de me faire enlever quelque jour auparavant.
Il jette plusieurs regards inquisiteurs dans la large promenade vide de toute activité avant d’ouvrir la porte et de m’inviter à passer le palier. Un sourire mauvais qu’il ne peut pas voir apparait sur mes traits lorsque je passe devant lui pour entrer dans le camp ennemi. Les neuvièmes et dixièmes gouttes me tombent sur la nuque, et derrière elles les centaines qui vont s’abattre sur Darhàm.
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