La Petite Ville de Beauclair

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Yuimen
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La Petite Ville de Beauclair

Message par Yuimen » ven. 29 déc. 2017 12:42

La petite ville de Beauclair

Beauclair est la petite ville dépendant du duché de Blanchefort. Elle abrite un millier d'âmes et jouit d'un climat des plus cléments, favorable aux cultures, notamment celle de la vigne. Beauclair est en effet la capitale du vin des duchés, produisant un rouge fruité et au goût fort, dont la technique de macération et de vieillissement est gardée secrète depuis toujours.

Les traditions liées au vin sont particulièrement importantes à Beauclair et ses alentours. En effet, la ville possède deux événements annuels particuliers, propre à la petite cité : lors des vendanges, le premier foulage est fait au centre du bourg, déterminant les mariages à venir. Les raisins sont placés dans une grande bassine de bois et des jeunes filles vierges mais en âge les foulent : c'est ainsi que les familles annoncent quand leurs filles sont prêtes à être mariées. Les années où le premier foulage n'est pas accomplie de la sorte parce qu'aucune fille n'est en âge, le malheur risque de s'abattre.

Toujours pendant les vendanges, le dernier foulage est fait par les prétendants. Là encore il est de bon présage que pour chaque jeune fille il y ait un jeune homme, une jeune fille n'ayant pas trouvé de conjoint avant la fin de l'année devant en effet attendre la suivante, au risque d'être trop vieille par la suite.

En dehors du vin, Beauclair est aussi reconnue pour son osier brut d'une excellente qualité. Le savoir faire des compagnons artisans en la matière remonte à de nombreuses générations, le père enseignant au fils dans la plus pure tradition paternaliste. Le résultat est plus qu'à la hauteur, l'osier étant le deuxième produit le mieux vendu aux marchands, colporteurs et autres merciers, devançant même le minerai de fer.

En cas de siège du duché, les habitants de Beauclair se pressent pour rejoindre l'enceinte du château de Blanchefort.

La ville porte des traces d'anciennes attaques que les habitants tentent de dissimuler au fil du temps, le coeur de la ville est un lieu qui ne laisse en aucun cas penser qu'elle pouvait être victime d'attaques. Cependant, à y regarder de plus près, on peut trouver nombre d'indices qui indiquent le contraire sur de petites maisons plus éloignées des autres...

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Haple Mitrium
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » ven. 6 juin 2025 21:56

03. Etrangères à Beauclair

Un brouhaha étourdissant l’accueillit lorsqu’elle ouvrit la porte de l’auberge. Haple marqua une pause, choquée par ce retour brutal aux désagréments de la civilisation après cette semaine d’expédition par monts et par vaux. Que n’aurait-elle pas affronter un bon petit golem ou encaisser une bonne chute de cheval en cet instant !... Comme s’il lisait dans ses pensées, Vent-Debout hennit dans son dos, tirant sur ses rênes, accrochées à la barre d’attache de l’auberge, comme pour signifier son souhait de trouver un coin plus calme.

- Ne t’en fais pas, je vais nous trouver un coin pour…

Haple n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’un couple d’amies éméchées la bouscula pour entrer. Hilares, elles raillèrent l’adolescente mal fagotée en lui indiquant la direction du chenil communal, avant de se fondre dans la foule qui occupait la grande salle. L’intéressée laissa passer la pique avec une indifférence toute elfique et les suivit vers le bar.

Décidément, l’auberge était bondée. Aussi menue était-elle, Haple dut se faufiler tant bien que mal entre clients et serveurs, évitant coudes anguleux et chopines écumantes, éventails bariolés et crinolines bouffantes.

- Excusez-moi… Pardon !

Epuisée et à court de patience pour ces humains inconsidérés, elle força le passage plus d’une fois, quitte à interrompre une conversation animée ou à marcher sur un pan de cape qui trainait au sol.

- Dites donc, jeune fille, où sont passées vos manières ?! s’indigna un quadragénaire richement vêtu.

Il la toisait de toute sa supériorité présumée. L’imbécile ne savait pas qu’elle avait les moyens de lui faire ravaler ses paroles. Instinctivement, ce fut sa langue plutôt que ses fluides qui répliqua du tac-au-tac :

- Elles se sont envolées, probablement effrayées par votre manque de savoir-vivre !

Le trait d’esprit fusa haut et fort, audible non seulement du malotru aux joues rougissantes, mais aussi de son interlocutrice, laquelle, amusée par la vivacité d’esprit de la gueuse, posa une main aussi lourdement chargée de bagues que de bons sentiments sur l’épaule du bonhomme. Celui-ci sembla sur le point de rejeter cet appel à l’apaisement et ne se retint finalement que de justesse de contre-attaquer. Haple, ménestrelle jusqu’au bout des ongles, profita de cette hésitation pour désamorcer le conflit en poursuivant sa tirade :

- Ah non, les voilà, posées sur votre épaule, rectifia-t-elle en s’inclinant dans une gracieuse révérence pour flatter son alliée de circonstance. Peut-être cherchent-elles une chambre pour passer une nuit de réconfort… ?

L’humain manqua de s’étouffer devant cette grivoiserie, inattendue de la part d’une jeune fille. Bien que sa dame, elle, trahit un sourire en coin qui en disait long sur ce qu’elle pensait de l’innocence du beau sexe, Haple s’empressa d’ajouter pour entretenir l’ambiguïté :

- C’est le cas de celles-ci en tout cas, ajouta-t-elle en inspectant comiquement ses propres mains, elles auraient bien besoin de repos et d’un savon. Savez-vous où je peux trouver l’aubergiste ?

Plus que toute autre tentative de charme, c’était cette dernière question qui sembla gagner la sympathie du couple. Le rire de l’humaine s’éleva aussi haut que le coin des lèvres du grassouillet Beauclairois.

- Mais vous l’avez déjà trouvé, jeune fille… s’amusa-t-il à son tour.

Haple connut alors un petit moment de solitude... Au moins, n’avait-elle pas perdu le contrôle de ses nerfs : il l’aurait probablement fait jeter dehors.

- Malheureusement, l’auberge est pleine. Si bien est que vous puissiez… s’interrompit-il avant de questionner ses moyens de paiement. Les gens réservent leurs chambres des mois à l’avance pour la durée du festival, vous savez.

- Allons Argus, il y a bien quelque chose que vous puissiez faire pour l’enfant.

La voix de sa partisane était étonnamment rauque pour une femme par ailleurs si distinguée. Haple prit le temps de mieux l’observer. Elle était brune aux yeux noirs et avait un visage, somme toute, ordinaire… pour une Ynorienne. Néanmoins, au-delà de son physique relativement inhabituel en cette contrée éloignée de la république nirtimoise, c’étaient ses atours qui la distinguaient le plus des autres femmes de l’auberge. Il n’y avait pas de doute sur le signal qu’envoyaient ces épingles en argent, retenant sa chevelure soyeuse en un triple chignon sophistiqué, ou bien cette robe aux somptueux pans de soie qui enveloppaient son corps longiligne d’une dignité nobiliaire. Haple s’était fait une alliée de poids…

- Non, vraiment, je ne vois pas ce que je peux faire, Suki sama. Et puis, avons-nous vraiment pris toutes ces dispositions pour protéger vos biens pour ensuite laisser entrer les indigents ?

(Indigent toi-même ! Pauvre…)

- Allons bon, ce n’est pas une enfant qui en a après mes runes, écarta-t-elle avec désinvolture.
- Vos « runes » ?

Haple n’en croyait pas ses oreilles ! Le sang avait dû lui monter d’un coup au visage, parce qu’il faisait soudain beaucoup trop chaud dans la pièce, laquelle semblait d’ailleurs tourner autour d’elle. On avait cherché à lui voler des runes ? Ça ne pouvait être que son voleur, aidé de la très convoitée boussole d’Iglesios ! Son excitation ne manqua pas d’être relevée par le propriétaire des lieux :

- Vous disiez, Suki sama …? Regardez cette lueur de cupidité au fond de ces yeux noirs.

Haple se reprit, juste avant que l’Ynorienne ne croise son regard avec attention pour la première fois. Car jusqu’ici elle ne l’avait pas vraiment considérée… Elle s’était amusée de son audace. Elle s’était apitoyée sur son apparence misérable, aussi. Mais ce n’était que maintenant qu’elle examinait réellement la personne qui incarnait cette enveloppe de poussière et d’humour. Qu’elle la sondait…

- Je ne sais pas, Argus… réfléchit-elle d’une voix planante, où s’affrontaient ses préjugés de classe et son éducation bienpensante. Ce ne serait pas très malin de sa part, et si elle est bien une chose, cette enfant, c’est maligne.

(Bien raisonné…) Soulagée, Haple ne laissa pas à l’aubergiste le temps de semer de nouveau le doute sur ses intentions et chercha à exploiter la situation pour obtenir des informations sur le voleur de runes :

- Dame Suki sama, à tout hasard, auriez-vous croisé un Ynorien d’une vingtaine d’année depuis votre arrivée à Beauclair ?

L’intéressée se raidit imperceptiblement. Ce furent ses traits tirés et sa voix atone qui trahirent son émotion :

- Parce que tous les Ynoriens se connaissent et se fréquentent ? Ce n’est pas au Lion de Kendra-Kar que j’entendrais ce genre de remarques. Ce que je peux être lasse de cette bourgade provinciale…
- Non, ce n’était pas ce que je voulais dire… tenta la maladroite de se rattraper.

Mais déjà la digne femme pivota d’un quart de tour et mit un terme définitif à la conversation, ignorant l’importune avec superbe et reportant son attention sur quelque chose de « très, très fascinant » que venait d’expliquer un voisin qu’elle avait jusque-là évité.

- Ouste… siffla l’aubergiste entre les dents, avant de tenter de rétablir le contact avec la riche Ynorienne.

(Et moi qui espérais encore demander si je pouvais laisser Vent-Debout à l’écurie…)

Sachant reconnaitre une situation sans issue, Haple retraversa la salle en sens inverse sans demander son reste. Etrangement, cette fois, elle ne fit aucun cas de la clientèle bruyante et omniprésente. Elle avait autre chose en tête…

>>>Suite : 04/12
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Haple Mitrium
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » ven. 6 juin 2025 22:23

04. Le raisin et l'osier

Vent-Debout tourna vers elle un œil nonchalant lorsqu’elle parvint sur le perron de l’auberge. Ils se contemplèrent ainsi dans une indifférence parfaite, pour l’un et l’autre comme pour l’agitation ambiante. Le flot dense de festivaliers dans la rue ne pouvait chasser de son esprit la seule personne qui l’intéressait… (Ynorien, dans la vingtaine, un mètre soixante-dix, les yeux verts et un air charmeur). L’image mentale qu’elle s’était faite du détenteur présumé de la boussole d’Iglesios à partir des informations récoltées lors de son enquête à Haenian ne la quittait plus depuis les paroles de ladite Suki. Quant à ce qui se tramait dans l’esprit chevalin de son blanc destrier… Allez savoir.

Haple s’avança vers lui et défit les rênes de la barre d’attache, avant de l’entraîner à ses côtés. Il y avait des avantages à marcher avec un animal aussi imposant : la foule s’écartait sur leur passage, leurs mines joyeuses se transformant en une grimace peu flatteuse. Ou bien peut-être était-ce la poussière qui les couvrait tous deux et semblait insulter ces gens du commun, mis sur leur trente-et-un pour l’occasion ? Ou encore… Haple leva un bras et inclina la tête de biais (Beurre ranci… ? Aigre-doux ? Ail des ours ?). Elle dégageait un fumet qui rivalisait en intensité avec le musc du hongre à ses côtés !

Parvenus au bas de la rue, les deux intrus réalisèrent qu’il y avait aussi des inconvénients à marcher en ville, avec un cheval, par jour de festival. Incapable de se frayer un chemin à travers la masse soudainement compacte des festivaliers, Haple regarda autour d’elle pour comprendre la raison de cet attroupement particulièrement dense. Devant eux, les murs des maisons à colombage s’ouvraient sur une grande place.

Haple ressenti alors une drôle impression de déjà-vu… Elle savait qu’elle était déjà venue à Beauclair et se souvenait des environs ainsi que de certains quartiers périphériques. Mais elle avait appris récemment que les Sœurs du Saint-Livre l’avait empoisonnée avec de la Douce Féérie à l’occasion de son dernier passage, entraînant une amnésie qui avait emporté ses souvenirs du centre-ville.

Démangée par la curiosité, et refusant de s’avouer vaincue par une foule d’humains, Haple opta pour les grands moyens :

- Hé ! Tu ne vas passer à cheval sur la Grand Place, quand même ?! s’indigna une Beauclairoise avec un enfant dans chaque main en la voyant, stupéfaite, passer le pied à l’étrier.
- …vous en faites pas, la rassura Haple essoufflée par l’effort tandis qu’elle montait en selle. C’est juste pour observer.

De son point de vue élevé, elle pouvait désormais voire au-dessus des têtes. Et la première chose qu’elle remarqua, ce fut la Beauclairoise entraîner au loin sa progéniture, par précaution… Ecartant cette observation exaspérante de son esprit, la ménestrelle parcourut du regard la place pour en enregistrer les moindres détails. De retour à l’Académie, elle pourrait décrire comment les Beauclairois avaient agencé une estrade en bois d’un mètre de haut tout autour d’une immense cuve à raisin, dans laquelle de jeunes femmes foulaient le fruit local pour en tirer le précieux jus à vinifier.

Elles avaient l’air de s’amuser, songea Haple avec une certaine envie. Quelle drôle de sensation cela devait être que la douce et molle pulpe des baies écrasées se faufilant entre leurs orteils nus ! C’était le genre de plaisir simple que Haple, enfant, avait toujours recherché dans son Anorfain natal. (Au grand damne de…) Elle n’arrivait pas à formuler le nom de ses parents dans ce contexte si joyeux et s’adressa à un homme dont la tête atteignait son genou pour se changer l’esprit :

- Pourquoi sont-elles toutes habillées de blanc, ces jeunes femmes ? C’est idiot… Leurs jupes seront toutes tâchées à cause du jus de raisin.
- C’est la tradition, expliqua un local en levant le regard vers la cavalière, après avoir identifié d’où venait cette étrange question. Ce sont les filles à marier, vois-tu.

Elle ne voyait pas le rapport, non… Quel lien entre le linge blanc et le fait d’être disposée à se marier ? L’homme sourit devant son incompréhension et reporta son regard vers la scène. Un chant montait progressivement de la foule, et, bientôt, il y joignit sa voix de basse :

« …sous le soleil levant,
Osier flexible, trésor vivant. »

La tonalité baissa d’un demi-ton, lorsqu’un nouveau couplet démarra :

« Sur les coteaux où danse la lumière,
Nos vignes s’étirent, fortes et fières,
Le raisin mûrit sous le ciel clair,
Donnant un vin qui réjouit l’hiver.

***

Au bord du Fleuve blanc, l’osier pousse,
Sous les doigts habiles, il se tresse et s’enlace.
Paniers solides, légers et doux,
Faits d’amour, par nous et pour vous. »

Si elle ne pouvait que consigner les paroles à sa mémoire, Haple se joignit aux humains avec cœur en battant de ses mains sur ses cuisses, lorsque le refrain reprit avec entrain, un demi-ton plus haut :

« Entre le Fleuve Blanc et les Pieds du Géant,
Beauclair, notre village, est un joyau éclatant.
Vignes dorées sous le soleil levant,
Osier flexible, trésor vibrant. »

Elle avait repris le fil, reconnaissant la dernière strophe comme étant le refrain. Transportée par le chant qu’avaient rejoint avec gaieté et enjouement les fouleuses de raisin, la ménestrelle fredonna la mélodie entraînante, faisant résonner dans sa poitrine gonflée les couplets suivants :

« Les Pieds du Géant, gardiens silencieux,
Abritent nos rêves, nos espoirs pieux.
Le vent murmure à travers les feuilles,
D’anciens secrets qui font notre orgueil.

***

Le soir venu, sous les étoiles brillantes,
Nous nous rassemblons, cœurs joyeux et chantants.
Le vin coule, les rires fusent,
Dans notre Beauclair, où l’on s’amuse.

***

Entre le Fleuve Blanc et les Pieds du Géant,
Beauclair, notre village, est un joyau éclatant.
Vignes dorées sous le soleil levant,
Osier flexible, trésor vibrant. »

Alors, brusquement, le silence retomba. Mais l’air vibrait d’un murmure qui annonçait une explosion vocale. De fait, une fois la pause marquée, tous les festivaliers, aussi bien sur la place que dans la rue ou à leurs fenêtres – (des centaines !) – reprirent à l’unisson et à plein poumon la strophe qui devait conduire le chant à son paroxysme :

« Levant nos verres sous le soleil d’été,
A Beauclair, notre richesse est partagée.
Que les générations futures se souviennent,
De ce chant, de ce vin, de nos amours pérennes ! »

Alors, le chaos s’empara de la Grand Place. Tandis que certains partaient de cris de joie, d’autres jetaient en l’air le contenu de leur verre, « partageant » littéralement leur vin si réputé avec leurs voisins, lesquels, bien qu’ils n’aient pas demandé à se retrouver tâchés et empoissés, accueillaient de bon cœur cette libation à Kübi, en clôture de cette communion musicale.

Haple, elle aussi, avait le sentiment d’avoir vécu un grand moment. L’allégresse qui s’était logée dans son cœur l’avait revigorée : exit la fatigue du voyage ! Elle n’avait plus faim que d’amour et de musique. Si étrange, si nouvelle était cette légèreté de l’âme pour cette adolescente que l’année passée avait malmenée ! Elle secoua la tête… Le simple fait d’y penser invitait de mauvais souvenirs à son esprit. (Saint-Livre… Vengeance… Runes…). Alors, le portrait mental du voleur vint obscurcir l’image de la foule en liesse. C’en était finie pour elle – elle se sentait de nouveau étrangère, regardant de l’extérieur ces humains aux vies simples et préordonnées. Elle se tourna vers le Beauclairois qui l’avait déjà renseignée :

- Est-ce que vous savez où je peux laisser ma monture ?

L’homme mit un moment à se concentrer sur la question avant de répondre, contaminé par l’hilarité générale :

- Ça oui, ce serait une bonne idée de lui trouver une place ! Et en plus, c’est gratuit pendant la durée du festival ! Pour permettre à tout le monde de venir, tu vois.
- Mais, où… ? répéta-t-elle d’une voix forte, espérant percer à travers le bruit ambiant.
- Ah, c’est facile. Tu retournes en arrière, puis…

Haple nota mentalement les instructions avec attention, avant de descendre de selle au son de l’invitation de son jovial ami :

- Et reviens faire la fête avec nous après !

L’adolescente hocha de la tête, plus pour couper court à une conversation avec laquelle elle se sentait désormais en dissonance qu’autre chose, et entreprit de faire exécuter un demi-tour à Vent-Debout, sans bousculer les humains qui s’étaient amoncelés contre ses flancs. A cet instant, Haple réalisa que Grégoire avait sacrément bien entraîné sa monture, pour qu’elle tolère ainsi une proximité si oppressante avec des bipèdes. Elle-même se réjouit, à mesure qu’elle remonta la rue par laquelle elle était venue, de voir le nombre de festivaliers diminuer.

Comme le lui avait indiqué l’homme, elle tourna au carrefour qui précédait l’auberge et s’engagea dans une longue rue perpendiculaire qui s’éloignait du centre et de son agitation. Ici, les humains étaient encore moins nombreux, et comme s’ils avaient voulu se réfugier dans cette rue dépeuplée, les chats et les chiens se prélassaient dans les derniers rayons de soleil de l’après-midi. Haple songea que les boules de poils devaient avoir l’habitude de croiser une bête aussi haute sur patte que sa monture, car ce n’était que lorsque les sabots de Vent-Debout les approchaient de moins d’un mètre que les animaux domestiques se décidaient enfin à s’écarter, avec un feulement paresseux ou un grognement éphémère.

Cependant, un bruit attira son attention. L’un des occupants félins de la rue rompit la tranquillité des lieux d’un miaulement tonitruant qui lui fit tourner la tête. Derrière elle, un chat de gouttière traversait la chaussée en détalant, aussi gris que le trottoir de pierre sur lequel il devait lézarder la seconde d’avant. Haple déduisit de la présence d’un jeune homme titubant que le fêtard avait dû lui marcher sur la queue… Elle ne voyait pas son visage, s’effaçant dans l’ombre d’une capuche qui le protégeait du soleil estival, mais elle l’observa avancer jusqu’à la porte d’une maison. Et faire tomber quelque chose de métallique sur le pavé... (L’aider ?) Non… qu’il se débrouille pour récupérer ses clés. Elle avait à faire.

Parvenue au bout de la rue, l’adolescente retrouva le paysage bucolique de la campagne beauclairoise. D’après son guide local, il ne lui restait plus qu’à longer la ville vers le Nord jusqu’à tomber sur une bâtisse en bois de plein pied. Et, en effet, l’écurie apparut quelques minutes de marche plus tard, le long de la route qui reliait Pont d’Orian à la bourgade commerçante.

Haple ne fut pas surprise de la trouver bondée, ni de se faire accueillir par un palefrenier débordé qui se contenta de lui échanger un morceau de bois numéroté contre les rênes, avant d’emporter Vent-Debout rejoindre ses congénères. C’est tout juste s’il lui laissa le temps de récupérer son sac de voyage dans la sacoche de selle avant de partir avec le hongre.

L’adolescente regarda celui qui était devenu un compagnon de voyage, bon gré mal gré, s’éloigner avec le cœur serré. Mais elle savait qu’il n’aurait fait que l’encombrer et se ressaisit : il lui fallait encore trouver un endroit pour la nuit. Regardant de droite à gauche, elle hésita entre les champs ou les trottoirs de Beauclair… car c’étaient bien là ses deux seules options.

(La ville, alors)

Elle ne voulait pas s’éloigner de son but : le voleur était à Beauclair, à l’affut d’une opportunité de dérober des festivaliers enivrés… elle le savait. C’est pour cela que, finalement, elle élut domicile dans un jardin public à deux pas de la Grand Place. L’ombre des arbres y apportait une fraicheur bienvenue en cette fin de journée de Septembre, et la fontaine lui permettrait de se décrasser, à défaut d’y boire. Quant aux couples d’amoureux sur les bancs ? Au moins, leur présence la protégerait d’éventuelles personnes malintentionnées.

C’est donc avec soulagement qu’elle s’affala contre un tronc, partiellement cachée de la vue des passants entre l’arbre et une haie de lauriers fleuris qui ceignaient l’espace vert, et qu’elle se prépara pour la soirée.

>>>Suite : 05/12
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » ven. 6 juin 2025 22:29

05. Pas de repos pour les bûcheuses

Haple soupira. Une fois lavée, abreuvée, rassasiée et sa blessure à l’arcade enduite de l’onguent offert par la dresseuse, elle s’était allongée dans l’herbe, mains sur le ventre, et avait fermé les yeux pour accueillir le sommeil. La clameur de la fête lui parvenait par-dessus les toits de tuile et à travers la frondaison de l’arbre : loin de faiblir avec la nuit tombante, les chants et les concerts s’enchainaient. En d’autres circonstances, elle aurait saisi cette opportunité de découvrir un tout nouveau répertoire musical. Mais il lui fallait se reposer, si elle voulait être d’attaque pour les jours de traque qui l’attendaient.

Le festival durait trois jours. (Plus que deux…) Après, le voleur de runes s’en irait assurément vers son prochain terrain de chasse. Et elle, elle perdrait sa trace. Elle aurait donc besoin de toute ses forces dès demain. Et de ses fluides… A cette pensée, Haple se résolut à faire bon usage du temps qui passerait d’ici à ce que les festivaliers la laissent méditer en paix : si elle avait désormais compris comment puiser dans l’énergie spirituelle de ses ancêtres, il lui fallait encore roder son approche, avant d’espérer pouvoir le faire en combat.

Ni trop peu, ni trop loin. Elle tenta de s’ouvrir de nouveau au souvenir de ces vies révolues… à commencer par la sienne en Anorfain. Le lourd parfum de la litière en décomposition remplaça les effluves sucrés des lauriers en fleurs. Le murmure des ruisseaux réduisit au silence les envolées musicales de la Grand Place. Les silhouettes aussi longilignes et impassibles que les troncs d'une forêt fantômatique s’imposaient à ses yeux : exit Beauclair et ses éphémères humains. Elle laissa derrière elle le festival et rejoignit les siens qui l’attendaient dans un silence de tombe.

(Père, Mère…)

Elle savait devoir les trouver. Mais les silhouettes étaient sans visages. Anonymes. Et le temps pressait, car ses membres s’engourdissaient déjà après seulement quelques instants parmi les trépassés. Alors, elle s’enfonça un peu plus loin dans la forêt mémorielle – autrement dit, elle sombra en elle.

Soudain, un bruit sec déchira son calme intérieur, l’extirpant de son état méditatif. (Une brindille ?) Haple rouvrit les yeux et fut presque aveuglée par la clarté de la lune. Celle-ci était pleine et se détachait distinctement du ciel nocturne. Comment était-ce possible ? Le temps s’était-il écoulé si vite dans le monde des vivants ? Il lui faudrait être plus rapide si elle voulait que cette technique lui soit d’une quelconque utilité dans le feu de l’action.

Haple remua les doigts et les orteils pour en évacuer la sensation de picotement, puis referma les yeux. Allant droit au but, elle invoqua les feuilles mortes, l’eau froide et l’écorce livide des fantômes de sa Forêt du Souvenir. Cette fois, l’enfant rebelle osa d’emblée toucher sa blessure la plus profonde.

(Père ! Mère !)

Leurs visages répondirent à l’appel de son cœur tourmenté par le remord : ils apparurent devant ses yeux tournés en elle. Soudain, les deux figures d’outre-tombe ouvrirent grand leur gueule, attirant l’intruse dans le trou noir de leurs âmes. Elle vibrait de tout son corps, alors qu’elle résistait à l’attraction de ce retour aux origines, opposant à cette force mortifère celle de sa conscience en expansion. De son individualité. De sa vie !

Haple émergea en sursaut. Elle avait le souffle coupé. Son cœur battait la chamade. Ses membres tremblaient encore des convulsions qui l’avaient saisie. Mais ce n’était pas cela qui l’avait extirpée de sa transe alors qu’elle était sur le point de réussir son tour de force. Non. C’était de nouveau un bruit, irrégulier, qui l’avait déconcentrée.

S’efforçant de stabiliser sa respiration, l’Hinïonne sonda l’espace sonore de ses oreilles pointues. Des chants qui peuplaient toujours la nuit, bien que moins forts et moins… articulés. Des mots doux, indistincts, échangés contre un arbre ou sur un banc du jardin public. Mais rien d’anormal. Pourtant, elle aurait juré…

Haple secoua la tête. Son imagination lui jouait des tours. Et au vu de l’expérience mentale qu’elle s’imposait, ça n’avait rien d’étonnant. Rassurée, elle s’étira pour se préparer à une troisième tentative. Et c’est à ce moment qu’elle sentit quelque chose qui lui glaça le sang : son sac avait été déplacé ! Sur quelques centimètres seulement, mais il avait bien été tiré en arrière, loin d’elle. L’avait-elle peut-être poussé dans un geste involontaire durant la transe ?

Haple se redressa pour en avoir le cœur net. Le lacet qui retenait fermé son sac de voyage avait bel et bien été défait. Ça ne pouvait donc être qu’une chose : on avait cherché à lui dérober ses maigres possessions. Quelle ville de vauriens ! Avec leurs histoires d’hospitalité et de convivialité… s’en prendre à une adolescente à la rue ! Indignée, et inquiète aussi, Haple referma le sac, avant d’enfiler une bretelle à son bras et de se rallonger en position fœtale, ses affaires logées fixement contre son ventre.

(Qu’ils essayent donc de me les prendre maintenant !)

Elle passa en revue tout ce qu’elle aurait perdu si elle n’avait pas interrompu leur tentative.

(Vivres. Vêtements. Potions. Runes. Crochets.)

C’aurait été la fin de son aventure. Lamentable… Elle bouillonnait intérieurement, et ça ne l’aidait pas à trouver la concentration nécessaire à son entrainement. Peut-être devrait-elle se contenter du progrès déjà accompli ? Il fallait se rendre à l’évidence : elle faisait une proie facile, lorsqu’elle était en transe. Mieux valait essayer de se reposer et voir ce que le lendemain apporterait.

La nuit était déjà bien avancée à en juger par le mouvement de la lune. Quelques heures de méditation et elle pourrait se remettre à sa traque. Encore fallait-il qu’elle puisse se détendre suffisamment pour fermer son esprit… En effet, elle se crispait malgré elle au moindre éclat de voix, au moindre froissement de tissu. Alors, l’adolescente sur les nerfs se rendit à l’évidence : elle ne fermerait pas l’œil de la nuit. Et pour supporter l’attente du jour, elle attendrait le retour probable de ces vauriens et leur montrerait de quel bois elle se chauffait. Sur le qui-vive, elle se fit donc silencieuse, immobile, feignant le sommeil aussi fidèlement qu’elle le pouvait.

Comme on chasse le moustique…

Le gros moustique.

***

Ce qui devait arriver, arriva… et Haple s’endormit juste avant que l’aube ne pointe. Cependant, elle n’en profita guère : tirée de son état de profonde concentration par une secousse, la méditante sursauta, cramponnée à son sac comme à un oreiller. Elle avait l’esprit hagard, et lutta pour faire sens de ce qu’elle voyait à travers ses paupières clignotantes.

Une tête, encapuchonnée… Des doigts, tendus vers elle… Un frisson d’effroi ! Son corps réagit avant même que son cerveau n’ait compris de quoi il retournait. Sa main fusa à sa ceinture et, sans même dégainer, elle y concentra instinctivement le peu de fluide qu’elle trouva dans son corps engourdi, avant de frapper le sol de son autre main pour les libérer et déclencher une onde de choc de petite envergure.

Surpris, son assaillant manqua de tomber en arrière, mais le sort pêchant par manque de précision, il parvint à se stabiliser au prix de grands moulinets des bras…qui firent tomber sa capuche. Lorsqu’elle cligna de nouveau des yeux, Haple distingua ses traits dans la pénombre aurorale :

(Ynorien, dans la vingtaine, un mètre soixante-dix, des yeux verts et un air charmeur)

( )

C’était lui ! Le voleur de runes ! Devant elle !

Interdite, elle ne sut saisir l’occasion. L’instant d’après l’agile roublard bondit hors de portée de cette proie qui s’avérait moins inoffensive qu’elle n’y paraissait. Sans demander son reste, l’Ynorien prit ses jambes à son cou et sauta le portique qui clôturait le jardin public. Stimulée par la tournure que prenaient les évènements, l’adrénaline mit enfin la ménestrelle en mouvement, et Haple s’élança sur ses talons.

La course mettait l’adolescente à rude épreuve. Elle ne s’était presque pas reposée de la nuit, et ses muscles venaient tout juste de se remettre en branle. Ruelle après ruelle, le voleur gagnait donc de la distance. Grognant sous l’effort et la frustration, elle se maudit pour son manque de clairvoyance. Les évènements de la vieille lui revenaient en flash successifs. Les dires de ladite Suki, bien sûr. Mais surtout, cet homme titubant qui avait fait fuir le chat : c’était lui ! Les craquements de brindilles, cette nuit : c’était encore lui ! Le sac déplacé, c’était toujours lui ! Peut-être même l’avait-il traquée depuis son arrivée à l’auberge ? Après tout, il avait les moyens de la suivre à la trace grâce à sa boussole à runes. Et maintenant, il allait s’enfuir ?!

Refusant l’inacceptable, Haple s’arrêta net pour mieux se concentrer. Les doigts serrés sur son tambour de mendiant, elle y concentra à nouveau ses fluides telluriques. Et cette fois, elle ne propulsa pas l’énergie au sol de manière indisciplinée, mais la canalisa à travers son avant-bras, puis son épaule, avant de la sentir traverser son torse et descendre dans sa jambe.

(Maintenant !)

Elle frappa du pied le sol d’un mouvement latéral, et conduisit l’onde de cisaillement qui en résulta jusque sous les pieds du fuyard. Là, elle libéra l’énergie concentrée. Là, la terre s’ouvrit pour se nourrir de ses ennemis. Était-ce la chance, ou bien le fait que sa cible courrait sans surveiller ses arrières ? En tout cas, son sort frappa juste, à défaut de frapper fort : l’Ynorien s’effondra avec un cri où s’entendait la surprise plus que la douleur.

Alors, elle s’élança dans sa direction, et rattrapa une grande partie du retard qu’elle avait pris sur lui, tandis qu’il se relevait en inspectant brièvement sa cheville. Avant qu’elle ne l’ait rejoint, il repartit en courant, visiblement peu affecté par sa chute, et disparut au coin d’une nouvelle ruelle. Elle le talonnait et ne voulait pas le perdre de vue. Redoublant d’effort, Haple s’engouffra sur ses traces, et …

- Haaa !

Son cri s’éteignit soudain, lorsque la paume nue du voleur se posa sur son front. Un courant électrique en partit et parcourut le corps de l’ingénue, l’immobilisant bouche ouverte dans une position grotesque. Visiblement, il avait repris ses esprits et décidé de riposter. Mais ensuite, au lieu de lui porter un coup qui, au vu son état de faiblesse aurait pu être fatal à l’adolescente paralysée, il sauta dans son dos et fouilla son sac en toute hâte, jetant son contenu à terre devant les yeux impuissants de leur propriétaire. Elle n’avait aucun doute sur ce qu’il cherchait, et, lorsqu’elle l’entendit détaler par là d’où ils étaient venus, elle sut. Elle sut qu’il repartait avec ...

(Mes runes !)

>>>Suite : 06/12
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » ven. 6 juin 2025 22:37

06. Une rencontre foudroyante
[:waraxe:]

Aussitôt eut-elle recouvré sa liberté de mouvement, Haple plongea pour récupérer sa gourde magique, tombée au sol, et s’élança à la poursuite du maudit voleur. Peu importait le reste de ses affaires, abandonnées au sol. Il était aux deux-tiers de la rue et disparaitrait bientôt dans une allée perpendiculaire. Elle ne le permettrait pas : réitérant sa gestuelle percutante, elle projeta une onde de cisaillement pour lui faucher les jambes… qu’il esquiva en sautant, un sourire narquois aux lèvres.

(Salop !)

Il la narguait en plus ! Faisant virevolter les billes de son tambour pour en tirer un rythme qui la recentrait en elle, la ménestrelle repartit à l’attaque. C’était sa dernière tentative ; elle ne se faisait pas d’illusion sur ses chances de le retrouver, s’il lui échappait maintenant.

(Bras – Epaule – Torse – Jambe …. Yaaah !)

Haple guida l’onde libérée avec furie : sous les pavés, traversant la chaussée, ignorant les obstacles en surface, traquant les vibrations des pas du fuyard… Sa vengeance approchait… (Là !) Elle libéra une nouvelle fois son énergie fracassante sous les pieds de sa cible et, cette fois, il récompensa la ménestrelle pour son effort d’un délicieux cri de douleur. Existait-il en ce monde musique plus satisfaisante que la plainte d’un ennemi au sol ?

Néanmoins, ce n’était pas le moment de se laisser aller. Ses hurlements allaient réveiller le quartier, et Haple ne voulait pas attirer l’attention sur elle. Juste reprendre ce qui lui appartenait. Et ce qui lui appartenait, à lui aussi, d’ailleurs… Avalant la distance qui les séparait comme s'il lui était poussé des ailes, Haple ne le quittait pas des yeux, ce misérable vers qui se tortillait au sol, incapable de se relever. A une dizaine de mètre, Haple aperçut les dégâts qu’elle lui avait causés : fracture ouverte du tibia. Ça devait faire mal.

Ralentissant le pas, Haple approcha prudemment l’homme blessé. Elle ne souhaitait pas se reprendre un coup de jus. D’ailleurs, elle-même était presque à court – de jus – et elle y remédia en portant sa gourde à sa bouche entre deux inspirations précipitées. L’Ynorien, lui, la dévisageait avec haine entre deux larmes de douleur. De la haine, pas de la peur ? Haple écarta l’observation de son esprit et somma l’homme à terre de se rendre :

- Mes runes, et que ça saute. Et si je ne me trompe pas vous êtes en possession d’un artefact que je cherche : la boussole d’Iglesios… Je vais la prendre aussi.

L’Ynorien fit les yeux ronds à la mention de cette seconde exigence. Il en oublia même d’avoir mal : visiblement, sa surprise était grande d’entendre que cette jeune sans-abri était elle-même disposée à le voler. Mais n’était-ce que cela ?

- Tu viens… de faire… une grosse… erreur… petite… lâcha-t-il entre ses dents d’une voix hachée par la douleur.

Et sans daigner lui expliquer en quoi elle s’était trompée, l’Ynorien déboucha d’un geste fébrile un très large flacon en verre. (Potion !) Mais avant qu’elle ne puisse intervenir, le blessé avait avalé cul sec le liquide rouge sang et, au prix d’une grimace horrible, avait fermement réaligné les deux fragments de son tibia. Alors, Haple observa avec un mélange de dégout et d’admiration, l’os se consolider, la chair l’enrober à nouveau et la peau se resouder. Là, où quelques secondes plus tôt une fracture ouverte l’immobilisait, ne restait plus qu’une plaie certes hideuse, mais désormais fermée.

S’appuyant sur sa jambe valide, l’Ynorien se redressa de tout son long. Il n’était guère plus grand qu’elle, et pas musclé pour un sou, mais il avait un port athlétique malgré tout. Avec ses traits fins et sa peau délicatement ambrée, Haple comprenait comment il avait pu charmer le capitaine Kendran qui l’avait mise sur sa piste. Ainsi que de probables, nombreuses autres victimes de ses larcins…

Quelque chose dans son visage ramena urgemment Haple au présent. Ses yeux verts la foudroyaient du regard. D’ailleurs, de véritables éclairs s’agitaient dans un orbe de verre qu’elle remarqua pour la première fois, logée dans la main crispée du voleur. Haple serra le manche de son tambour un peu plus fort… Puis, simultanément, les deux manipulateurs fluidiques déchainèrent leur magie.

Balayant le sol du pied dans un arc de cercle, Haple projeta sur son adversaire un nuage de poussière, duquel elle commanda, par l’opération de ses fluides telluriques, à la fraction minérale de se séparer de celle, organique, comprenant fragments microscopiques de déjections animales et autres composés miasmatiques. Haple espérait que la matière gluante suffirait pour handicaper ses mouvements et, peut-être même, pour infecter sa plaie.

Au même moment, des arcs électriques surgirent de la main libre de l’Ynorien. Le premier atteignit Haple de plein fouet, et l’inconsciente eut tout juste le temps de se protéger le visage de son bras dénudé, subissant non seulement une grave brulure, mais aussi s’arc-boutant violemment sous l’effet de l’électricité parcourant son torse. Alors qu’elle perdait l’équilibre et tombait au sol, Haple vit le second éclair déchirer l’air devant ses yeux : celui-ci ne l’avait qu’effleurée. Mais le troisième et dernier arc foudroyant vint la trouver au sol, affaibli, une partie de son énergie dissipée dans l’air saturé d’électricité, mais suffisant pour occasionner à sa cible une autre brulure, moins grave, au visage.

- A la garde !!!

Haple avait certainement envie d’appeler des renforts, mais ce n’était pas elle qui avait lancé l’alerte. En effet, sa mâchoire, crispée par le courant qui parcourait encore ses muscles faciaux, ne lui permettait pas de desserrer les dents. Les yeux écarquillés, elle regarda celui qui la surplombait tourner la tête vers la fenêtre à laquelle une femme se tenait, les dévisageant, horrifiée devant pareil déferlement de violence.

L’Ynorien revint à elle, lentement, ses gestes entravés par la boue nauséabonde qui couvrait la partie inférieure de son corps. Il était visiblement partagé entre l’envie de mettre un terme au combat, avant que la situation ne se complique, et d’en finir avec cette effrontée une bonne fois pour toute. Il sembla réaliser que les deux n’étaient pas mutuellement exclusif :

- Désolé, petite… s’excusa-t-il d’une voix glaciale, absente de tout remord. Je ne sais pas comment tu as entendu parler de l’arcane du Forgerune, mais je ne peux pas te laisser en vie, si tu es à sa recherche.

Son orbe magique luisit de nouveau de l’éclat électrique des arcs qu’il s’apprêtait à projeter sur son corps sans défense.

- A la garde !!! Il va la tuer !

Une seconde d’inattention… C’était tout ce dont elle avait eu besoin. Tandis que l’impitoyable fulguromancien se tournait vers la gêneuse à sa fenêtre avec le meurtre dans les yeux, Haple saisit son tambour de mendiant de sa main valide et enveloppa son adversaire dans un filet de fluide tellurique. Puis, au son des billes métalliques percutant la peau tendue de son instrument, elle leur commanda avec hargne de … (Serre ! Serre ! Plus fort !)

Voilà qui n’arrangerait pas son état, jugea la ménestrelle avec un sourire carnassier. Si ses os semblaient résister à la faible pression de l’étau de boue, le bellâtre avait été stoppé net dans son geste, et la bonne femme à sa fenêtre poussa un cri de détresse strident mais, du moins, avait-elle échappé au coup de foudre.

Haple n’avait pas longtemps devant elle. Peut-être une minute, guère plus, avant que son sort ne se dissipe, faute d’énergie. Elle y avait mis tous ce qui lui restait de fluides, et son premier réflexe fut de boire deux nouvelles gorgées à sa gourde magique. La première pour renflouer ses réserves de mana, la seconde pour s’assurer de ne plus en manquer. Enfin, elle se remit sur pieds, son tambour entre les dents, prenant soin de ne pas s’appuyer sur son bras gravement blessé. Il faudrait y remédier rapidement : la douleur était cuisante et l’empêchait de se concentrer sur ses manipulations fluidiques. Mais pour l’instant :

- Haut les mains !

Trois miliciens débarquèrent en trombe dans la rue. Le soleil levant luisait sur leurs arbalètes métalliques, pointées sur les fauteurs de trouble. (Enfin !) La cavalerie était arrivée. Elle avait failli y passer…

- Haut les mains, j’ai dit !

Reprenant son tambour en main, elle s’écarta de l’Ynorien, pris au piège, et s’adressa à celui qui semblait parler pour le trio :

- Il ne peut pas lever les bras : je l’ai neutralisé, leur expliqua-t-elle crânement comme à des amis.
- Toi aussi, petite, et que ça saute !

Haple fut prise au dépourvu… Ils étaient censés lui venir en aide, pas lui mettre des bâtons dans les roues. Elle, si jeune, si innocente… La ménestrelle n’eut pas besoin de réfléchir longtemps pour déterminer son prochain coup. Elle leva les mains, oui, car… (Si jeune, si innocente…) Ses graciles bras d’albâtre se découpant sur le ciel jaunissant de Beauclair, elle s’avança vers eux, auréolée de sa beauté de porcelaine. Puis, d'une voix délicatement tremblotante, Haple leur opposa son pacifisme désarmant :

- Je ne ferais pas de mal à une mouche. C’est lui qui m’a volé mes runes.
- On règlera ça plus t… répliqua le garde d’une voix plus sereine, mais inflexible, avant de s’arrêter net et de pivoter son arbalète vers un point derrière de l’épaule de Haple.

Elle ne savait qui, mais elle entendit quelqu’un lui crier de se « Coucher ! », et, dans l’instant suivant, les hostilités reprirent. Tandis que ses genoux se pliaient instinctivement à la commande salvatrice, et qu’elle se ramassait en boule, un carreau siffla au-dessus de sa tête… avant de repartir dans l’autre sens aussi sec ! Haple leva la tête et découvrit un spectacle horrifiant : le garde qui était intervenu tomba à genoux, son arbalète au sol et son propre carreau planté dans la gorge, libérant un flot de sang par saccades.

Ses deux comparses ripostèrent immédiatement. Pas de pleurs pour leur compagnon d’arme tombé au combat. Pas d’intelligence, non plus… (Les inconscients !) Haple réagit au quart de tour : elle ne pouvait pas les laisser mourir. Et pas seulement parce qu’ils pouvaient encore lui servir, s’aperçut-elle avec surprise... Sans s’attarder sur ce sursaut d'altruisme, elle partagea son fluide avec les deux gardes, les enveloppant d’une couche de terre qui renforcerait leur cuirasse légère aux armoiries du raisin et de la tour.

Grâce à sa protection, lorsque l’Ynorien renvoya de nouveau les projectiles à leurs envoyeurs, ceux-là ricochèrent sans blesser les gardes. Car, si elle ne l’avait pas vu faire, elle n’avait pas le moindre doute pour autant : leur cible utilisait ses fluides foudroyants pour rediriger les carreaux métalliques. L’esquisse d’une stratégie naquit alors dans l’esprit de la ménestrelle.

Si elle ne voulait pas encaisser de nouvelles attaques du mage – et elle ne le voulait vraiment pas – il fallait le maintenir sur la défensive. Et, vu la tournure qu’avait pris le combat, elle pouvait considérer les gardes comme ses alliés, désormais. Yeux plissés, ils tenaient leur cible en joue, mais hésitaient à appuyer sur la gâchette par peur du retour de bâton. Alors, elle se redressa, résolue à mettre ses talents de ménestrelle au service de leur volonté flanchissante.

Alors, elle entonna le chant des festivaliers :

« Entre le Fleuve Blanc et les Pieds du Géant,
Beauclair, notre village, est un joyau éclatant.
Vignes dorées sous le soleil levant,
Osier flexible, trésor vibrant. »

Un premier projectile fusa, puis un second : droit dans le mille. Malgré leur précision, les tirs ne blessèrent pas. Pour cause, à défaut de pouvoir traverser la protection de terre des gardes, l’Ynorien avait opté pour une autre défense. Levant les bras au ciel aussitôt la menace perçue, il avait fait sortir de son orbe magique un nuage électrique, localisé à quelques mètres au-dessus de sa tête, pour y attirer par magnétisme les carreaux qui le ciblaient.

(Mais il est increvable !)

Du moins, se vidait-il de ses réserves tandis qu’elle les préservait. En tout cas, elle l’espérait… A tort. Comme pour la contredire, le voleur but à sa gourde ce qui était surement une potion de mana, avant de boiter vers eux avec un air vengeur dans les yeux.

- Repli ! ordonna son voisin de droite, tout en réarmant son arbalète.

(Quoi ? Non !)

Elle ne pouvait pas abandonner ses runes. Et encore moins sa recherche de la boussole… ! Haple, résolue à se battre, poursuivi le chant du vin et de l’osier, se donnant ainsi le courage nécessaire pour faire front, et, tandis que les pleutres enjambaient le corps de leur capitaine, elle… ne fit rien. Ou plutôt, avant qu’elle ne fasse virevolter son tambour pour ralentir la progression de l’Ynorien en le piégeant dans une faille terrestre, celui-ci projeta sur elle une onde crépitante, qui, si elle ne sembla pas entraîner d’effet au premier abord, crispa son bras, l’entrainant dans un mouvement involontaire qui l’empêcha de lancer son sort, à défaut de l’avoir blessée.

A ce stade, Haple fit le tour de ses options. Elle n’était pas équipée pour recevoir encore la foudre du voleur ; elle ne pouvait pas, seule, l’épuiser sur la durée ; elle ne pouvait pas lui occasionner de blessure qu’il ne puisse soigner. Autrement dit, elle était dans la… l’incapacité de vaincre. Somme toute, cette réalisation simplifia son cas de conscience : elle courut rejoindre les gardes, profitant de son seul avantage : elle avait deux jambes valides, et lui, une seule.

>>>Suite : 07/12
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » ven. 6 juin 2025 22:46

07. Court-circuit
[:waraxe:]

A bout de souffle, Haple parvint finalement à l’extrémité de la rue dans laquelle les gardes avaient disparu. En piteux état certes – ses muscles endoloris par les chocs électriques, sa peau du visage la démangeant atrocement et épuisée par une nuit d’insomnie… mais en vie. Entendant dans son dos les bottes de son poursuivant sur le pavé, elle fournit un effort supplémentaire et déboucha sur la Grand Place.

Les gardes s’y étaient repliés mais n’y avait pas trouvé de renforts. Seuls quelques aînés qui s’étaient couchés tôt déambulaient à la fraîche, vaquant à leurs occupations matinales parmi les verres brisés et les monticules de raisin pressé. La fête était donc terminée : les tonneaux de jus fraichement extrait empilés contre les murs, les femmes à marier probablement moins « blanches » qu’elle ne l’étaient hier encore, et… Mais ce n’était pas le moment de se pencher sur les coutumes locales, et la ménestrelle se reprit.

Les gardes semblaient désemparés sans leur chef. Alors, la ménestrelle reprit son chant tout en les enjoignant de joindre leur voie à la sienne pour se redonner le cœur de combattre :

« Sur les coteaux où danse la lumière,
Nos vignes s’étirent, fortes et fières,
Le raisin mûrit sous le ciel clair,
Donnant un vin qui réjouit l’hiver. »

Ce n’était pas exactement le registre guerrier qui se serait mieux prêté à l’occasion, mais ce chant devrait faire l’affaire, car c’était le seul qu’elle connaissait, et que c’était le leur.

- Postez-vous derrière les tables en barricade, et couvrez-moi, leur lança-t-elle à la volée avant de poursuivre sur le couplet suivant.

« Au bord du Fleuve blanc, l’osier pousse,
Sous les doigts habiles, il se tresse et s’enlace.
Paniers solides, légers et doux,
Faits d’amour, par nous et pour vous. »

(Franchement…)

C’est sur ces belles paroles que le voleur de runes les rejoignit sur la place, ne boitant plus, grâce à l’une de ses innombrables potions, et ses jambes libérées de l’emprise de la gangue terrestre. Aussitôt, les gardes lâchèrent leurs carreaux, qu’il leur renvoya aussitôt, mais qui se fichèrent dans le bois de la table de banquet derrière laquelle ils s’étaient abrités. Ils l’avaient donc écoutée… formidable. Avant que l’autre ne puisse aller de sa propre attaque, Haple tenta de le piéger de nouveau. Sans succès : la faille qui creva la surface pavée de la Grand Place s’ouvrit derrière son ennemi.

Celui-ci se ravisa : les gardes étaient quantité négligeable, et c’était la ménestrelle qu’il fallait abattre en premier, avec ses chants, ses boucliers et ses maudites crevasses ! Et d’ailleurs, pourquoi choisir ? Déployant ses bras tout en pivotant sur ses jambes comme un moine guerrier, il tira de son orbe un éclair d’un nouveau genre. D’un genre qui ne sentait pas bon du tout…

Soudain, après avoir fait serpenter l’éclair le long de son bras, de son épaule, de sa nuque, il le propulsa en direction de Haple qui n’eut le temps que de sauter de côté, encaissant la foudre dans sa jambe gauche. Mais l’infortune des défenseurs ne s’arrêta pas là. L’éclair poursuivit son chemin, allant cueillir les gardes, que ni la table en bois ni leur pourpoint en cuir ne protégeait contre les fluides de l’Ynorien.

Si les deux premiers contacts occasionnèrent de lourds dégâts, sur elle et le garde le plus proche, le troisième manqua de peu d’être carrément fatal au garde le plus distant, le mettant hors d’état de se battre. Et, voyant son frère d’arme saisi de convulsions, celui qui ne s’en était tiré qu’avec une méchante brulure au bras abandonna le combat. C’est alors que le plus improbable des retournements se produisit.

Sidérés, la ménestrelle et le voleur de runes oublièrent de déverser leurs fluides l’un sur l’autre, lorsque déboula entre eux un vieillard les invectivant, sa canne brandie avec fureur :

- Mais vous allez arrêter vos histoires ?! On veut pas d’ça à Beauclair ! Laissez nos gars tranquilles et fichez l’camp !

L’Ynorien recouvrit ses sens plus vite que l’Hinïonne. Le vieil homme n’était pas une menace ; il l’ignora et força Haple à en faire de même. Sans attendre de le voir frapper en premier, elle percuta une nouvelle fois le sol de son pied valide au son de son tambour et propagea l’onde de cisaillement à travers la place, par-delà les jambes cagneuses du vieillard vociférant, avant de précipiter violemment son adversaire dans une faille terrestre.

Devait-elle fuir tant qu’il était entravé dans la crevasse ? Le cri qu’il poussa dans sa chute alors que sa rotule sortait de son axe l’invitait à battre le fer tant qu’il était chaud. En revanche, d’observer son redoutable adversaire, incapable de se tenir debout, dépasser la douleur débilitante pour invoquer un nouveau nuage entre eux lui fit reconsidérer sa décision. Peut-être que…

- Allez-vous-en ! avertit-elle le vieillard, dont elle venait de prendre conscience qu’il se trouvait sous le nuage noir.
- Vous, allez-vous-en ! répliqua-t-il, hargneux comme une teigne.

Haple prit sur elle et, serrant fort les dents pour refouler la douleur, marcha aussi vite que sa jambe brulée le lui permettait pour mettre le vieux fou à l’abri. Car déjà, le nuage grossissait à mesure qu’il se chargeait en électricité. Soudain, le nuage éclata dans un bruit de tonnerre tonitruant ! Cette image devrait rester à jamais ancrée dans sa mémoire : la foudre illumina la Grand Place encore au réveil et s’abattit sur la cible la plus proche, canne brandie en l’air comme un paratonnerre, les cheveux blancs du vieillard se dressant sur son crâne, ses yeux écarquillés par l’énergie électrique comme ceux d’un cheval drogué, puis son corps s’affaissant sous son poids.

(Non !)

Trop tard. Elle était arrivée trop tard. Et pendant ce temps, indifférent aux conséquences de ses actes, l’ignoble voleur profitait de ce répit pour soigner sa blessure au genou. Ce n’était plus une question de vengeance, de boussole ou autre absurdité, devant tant de pertes de vies humaines : elle devait arrêter ce diable de foudre ! Plus motivée que jamais, elle chercha frénétiquement un moyen de prendre le dessus, tandis que l’autre sortait du trou dans lequel elle l’avait plongé.

(Les tonneaux !)

Ils étaient alignés contre les murs, juste derrière l’Ynorien. Si elle pouvait seulement… alors… Haple parcourut les quelques mètres qui la séparaient de l’ancien et récupéra sa canne, en évitant du regard son corps calciné. Puis, appuyée sur celle-ci, elle accéléra le pas, comme poussée par les ailes vengeresses de son propriétaire, jusqu’à atteindre le meurtrier impuni. Et, parvenue devant lui, elle concentra tous ses fluides dans son corps et, raide comme un piquet, sauta à pieds joints pour enfin les rendre à Yuimen dans une onde circulaire fracassante.

Sur quatre mètres, la terre trembla. Les pavés se défirent. Les tessons de verres chantèrent et les chaises se renversèrent. Mais l’Ynorien ? Avec un sourire moqueur devant l’ultime effort de sa rivale, il sauta à contre-temps de la ménestrelle et évita ainsi l’onde de choc. Une fois les pieds de retour sur terre, il sourit grand à celle qu’il allait foudroyer :

- C’en est fini de toi, lui annonça-t-il avec satisfaction.

()

S’eusse été le cas, assurément, si l’intention de la ménestrelle avait été de le faire chuter par cette secousse. Mais là n’avait pas été son but.

- Regarde derrière toi, pauvre type.

Le sourire du vil bellâtre n’en fut que plus large, dévoilant deux rangées de dents parfaitement entretenues :

- Ça ne prendra pas avec moi.

Trop sûr de lui, l’arrogant n’entendit que trop tard les tonneaux empilés tomber et s’éclater sur le sol, derrière lui. Trop loin pour l’écraser dans leur chute, certes, mais Haple ne fut pas déçue pour autant. Comme elle l’avait escompté, le jus de raisin se répandit en gerbe, aussi bien sur le sol autour d’eux que sur le fulguromancien, dont l’expression de triomphe se transforma en grimace de surprise.

C’en était fini de ses éclairs, et il le comprit rapidement lorsque l’énergie qu’il avait accumulée se dissipa dans le liquide aqueux. Court-circuité, il était désormais incapable d’utiliser ses fluides, au même titre que Haple qui les avait épuisés dans ce coup de maître. Elle, en revanche, avait les moyens de remédier à sa défaillance. Certes, elle n’avait plus de potion de mana, mais elle s’était entraînée pour cette situation précise.

(Père ! Mère !)

Elle invoqua la Forêt Mémorielle. Elle pressa les fantômes de ses ancêtres. Elle pria le vieillard calciné derrière elle d’intercéder auprès d’eux en sa faveur… Rien. Pas de réponse. Son approche était encore trop cérébrale, la douleur physique et l’agitation du combat l’empêchant de se connecter à ses affects les plus profonds.

(Qu’à cela ne tienne)

La ménestrelle abandonna son tambour et dégaina son poignard. C’était elle qui affichait un sourire carnassier, désormais, et son ennemi qui reculait de peur. Poussé dans ses retranchements, celui-ci se résolut finalement à utiliser sa botte secrète. Tâtonnant du doigt sa ceinture sans lâcher du regard l’archange vengeresse, il compta : un, deux, trois… quatrième cran. Là, il saisit la pierre qui y était accrochée, et, sans attendre, la brandit en avant. Comme on récite une prière, il prononça alors ce mot : « Aoar ».

Alors, tout s’obscurcit. Alors, une fumée plus sombre que la nuit jaillit de son poing comme un nuage de gaz comprimé soudainement relâché à l’air libre. L’obscurité les englobait tous les deux et le dissimulait à ses yeux, à la pointe de son poignard. Elle tendit l’oreille : des bruits de pas qui reculaient. Il allait s’en sortir. S’il quittait la zone d’ombre avant elle, il s’enfuirait et reviendrait la traquer, en pleine possession de ses moyens, jusqu’à ce que son arcane secrète soit hors de danger.

C’est à ce moment, inspirée par l’énergie du désespoir, qu’elle se souvint. (Vite !) Portant sa gourde à ses lèvres, elle appela à son aide sa dernière potion. La marchande de magie de l’Avenue d’Abondance lui avait promis une clairvoyance à toute épreuve ? Eh bien, c’était le moment de vérité !

Sous l’effet de la potion, les ténèbres magiques s’animèrent : les contours des objets l’entourant scintillèrent soudain comme le plus luisant des mica noirs. C’est alors que Haple commit une erreur, lorsqu'elle distingua la silhouette étincelante de celui dont elle voulait la peau : celle de crier victoire trop tôt.

- Je te tiens, mon coco ! jubila-t-elle puérilement.

Alors, elle vit bouger une guirlande noire de la forme d’un bras, là où l’Ynorien se trouvait, et, dans l’instant qui suivit, elle fut projetée en arrière au son d’une syllabe prononcée dans un cri de panique :

- AOL !!!

Alors, les épaisses volutes de fumées se dissipèrent, emportées par le vent en même temps que son corps s’agitant vainement dans le vide. Et comme ce qui monte doit retomber, elle s’écrasa finalement de tout son poids contre le pavé, se cognant durement la tête.

L’obscurité revenait. De l’intérieur, cette fois. Avec la plus grande difficulté au monde, elle leva la tête de quelque centimètres avant que son champ de vision ne s’obscurcisse entièrement… C'est ainsi qu'elle vit le pleutre fuir avec ses runes, sa boussole et sa victoire. Puis, ses paupières balayèrent ce tableau affligeant, son esprit sombrant dans une forêt de troncs blancs et de lunes noires.

(Rideau)

>>>Suite : 08/12
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Haple Mitrium
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » sam. 7 juin 2025 15:02

08. Mères...

Haple émergea des ténèbres de l'inconscience. Sur ses paupières closes, l’ombre de mains inconnues défilaient comme des nuages sur un ciel nocturne. A la fois douces et fermes, elles manipulaient son corps meurtri, appliquant des onguents frais comme la pluie sur ses brûlures, ces marques cuisantes qui zébraient sa jambe gauche, son bras droit et son visage tuméfié. Une douleur lancinante pulsait à son crâne, souvenir d'un choc violent et évoquant à son esprit la pulsation de l’orage. Autour d'elle, les bruits de la rue lui parvenaient étouffés, mêlés aux gémissements des blessés – et des siens. Ces sons lointains et indistincts semblaient appartenir à un autre monde, un monde corporel où elle n'avait pas sa place. Bientôt, ces perceptions s'estompèrent, et Haple sombra de nouveau dans les abîmes de l'inconscience.

Une voix féminine, rauque et tremblante d’émotion, la ramena à la surface. Des protestations indistinctes, des murmures étouffés par la sourdine de son ouïe encore choquée. Une musique timide, presque hésitante, reprenait vie autour d'elle. Ces sons, ces voix, étaient trop pour son esprit épuisé. Haple se réfugia une fois de plus dans les profondeurs de son inconscient, fuyant la réalité cruelle qui l'entourait.

Le mal de mer la tira de son sommeil agité. On la transportait sur un brancard, ballottée par les mouvements saccadés de ses porteurs. Cette fois, elle ouvrit les yeux, malgré la lumière aveuglante qui l'agressa. Les avancées de toits défilaient sous son regard hébété, leurs poutres en bois comme une tonnelle d’arbres spectraux. Ombre, lumière… Ombre, Lumière… Les sensations étaient trop intenses, trop brutales. La douleur dans sa chair, les changements de luminosité, les bruits de pas sur le pavé, tout se mélangeait en un tourbillon insupportable de sensations. Alors, son esprit, une fois de plus, la trahit, et elle perdit connaissance, sombrant dans les ténèbres apaisantes de l'inconscience.

Haple émergea une dernière fois des limbes de l'inconscience, pour se retrouver enveloppée dans la douceur d'un lit confortable. Une présence rassurante veillait à son chevet : une femme ynorienne dans la force de l'âge, finement charpentée. Haple reconnut Dame Suki, bien que son apparence fût bien différente de celle de leur rencontre précédente à l'auberge. Vêtue simplement, sans les atours ostentatoires qui la caractérisaient habituellement, elle avait troqué sa colère froide contre une expression où se mêlaient souci et soulagement. L'Ynorienne agita une cloche, dont le tintement haut et clair résonna douloureusement aux oreilles de la convalescente.

Peu après, le silence apaisant de la pièce fut de nouveau troublé par des bruits de pas feutrés qui approchaient. Dame Suki se leva pour aller ouvrir la porte, accueillant un valet venu prendre ses ordres. Haple, livrée à elle-même pour un instant, en profita pour examiner son environnement. La pièce, spacieuse et bien aménagée, respirait le luxe discret. Les meubles, les décorations et les étoffes aux motifs ynoriens trahissaient le goût raffiné de son occupante. Haple en déduisit qu'elle se trouvait dans la chambre personnelle d'une riche marchande, un havre de paix au milieu du tumulte qui devait régner au-dehors.

L'espace était structuré par des paravents délicatement peints, représentant des scènes de nature idyllique, où des cerisiers en fleurs se mêlaient à des cours d'eau sinueux. Des lanternes de papier diffusaient une lumière tamisée, créant une atmosphère sereine et apaisante. Des vases en céramique, remplis de fleurs fraîches, étaient disposés çà et là, ajoutant une touche de vie et de couleur à la pièce. Les tatamis, à la fois ferme et moelleux sous les pieds nus de son hôtesse, invitaient à la détente et au repos.

Haple ferma les yeux, savourant ce moment de tranquillité. Elle se sentait en sécurité, protégée. (Piégée ?) Au fond d'elle-même, une question la taraudait, comme une épine plantée dans son esprit : comment était-elle arrivée ici, dans cette chambre, sous la garde de Dame Suki ? Et que lui voulait cette étrangère, revenant vers elle de sa démarche glissante, son kimono soyeux frottant doucement à chaque pas ?

Dame Suki s'assit au bord du lit de Haple, son visage marqué par une expression à la fois soucieuse et bienveillante.

- Tu es à l’auberge, commença-t-elle d'une voix douce et rassurante. Cet idiot d’Argus ne peut rien me refuser, et je n’allais pas te laisser dans la rue après ce qui s’est passé…

Suki continua, sa voix se teintant d'une nuance de regret.

- Tu as été inconsciente pendant longtemps… Sais-tu quel jour nous sommes ?

Haple secoua la tête en évitant de brusquer sa nuque ankylosée.

- Nous sommes le soir du deuxième jour des festivités. Car, oui, les villageois ont décidé de maintenir le festival – pour ne pas se laisser abattre, ou plutôt pour ne pas décevoir les marchands venus acheter leur précieux vin, à mon avis…

Cela faisait beaucoup de paroles… Trop pour la convalescente. Heureusement, l’étrangère lui épargna l’expression de sa réprobation, lisible sur son front plissé, et revint au cœur du sujet :

- Ce matin, en me réveillant à l'auberge, j'ai appris qu'il y avait eu du grabuge pendant la nuit. L'un de mes compatriotes a tué un vieillard et un membre de la garde, et a fait d'autres blessés graves. Parmi eux, une adolescente Hinïonne, figure-toi…

Le récit de l’Ynorienne fut interrompu par le valet, revenu avec une théière fumante et une collation faite d'aliments mous à grignoter. Suki remercia le valet d'un signe de tête, puis se tourna vers Haple et lui versa une tisane odorante dans une tasse en porcelaine.

- Bois, cela te fera du bien.

Haple prit la tasse et but à petites gorgées, se détendant sous l’effet de la chaleur du liquide dans son corps. Entre deux soupirs d’aise, elle reportait son attention sur la voix de plus en plus douce et apaisante de son hôtesse, ses yeux se plissant légèrement sous l'effet de la concentration.

- J'ai compris qu'il s'agissait de toi. Et j'ai réalisé mon erreur de la veille. Tu n'étais pas indiscrète, tu enquêtais sur ce malfaiteur.

Haple écrasa un raisin sous la dent, en évitant prudemment de trop forcer sur sa mâchoire, et savourant le goût sucré qui contrastait avec l'amertume de la tisane. Elle sentit une vague de fatigue l'envahir, mais elle continua à boire et à manger, trouvant un réconfort dans ces gestes simples. Suki baissa les yeux, honteuse.

- Je m'en veux de ma réaction hostile. J'ai effectivement rencontré ce compatriote. Il a tenté de me charmer, mais évidemment, j'ai éconduit ce jeune effronté.

Haple, sentant ses paupières devenir lourdes, répondit d'une voix faible mais déterminée.

- C'était un voleur, Suki sama. Il cherchait à me dérober mes runes. Je le pourchassais, effectivement, et espérais l'empêcher de nuire.

Elle garda le silence sur la boussole d'Iglesios, jugeant inutile de dévoiler ce secret. Les contours de la pièce semblaient s'estomper, et Haple sentit ses douleurs s'effacer peu à peu.

- Il a utilisé des runes lors de notre affrontement aux aurores, murmura Haple, sa voix devenant de plus en plus faible. C'était spectaculaire.

Suki écarquilla les yeux, surprise.

- Vraiment ? J'ai moi-même essayé d'en utiliser, mais les effets semblent souvent aléatoires. Peut-être ce malfrat est-il un maître des runes, s'il exerce un tel contrôle sur elles.

Elle réfléchit un instant, puis ajouta :

- On dit qu'un maître des runes peut même connaître instinctivement le sens d'une rune qu'il n'a jamais vue.

Haple sentit un frisson lui parcourir l'échine. Cela décrivait fidèlement sa propre expérience.

- Des runes élémentaires me sont apparues en rêve… murmura-t-elle. Et je sais… maintenant… au moins deux sont réelles. Ombre et Air ; Aoar et Aol.

Soudain, Haple fit mine de se lever, déterminée à reprendre sa route. Sa quête.

- Je ne peux pas le laisser filer, déclara-t-elle en se battant contre une fatigue qui menaçait désormais de la remporter dans l’abîme de son inconscient.

Suki, interdite, la retint doucement mais fermement :

- Il n'en est pas question. Tu dois te reposer. Tes blessures ont besoin de temps pour guérir.
- Je ne peux pas… rester ici… protesta Haple, sa voix tremblant sous l'effet de la frustration et de la fatigue.

L'Ynorienne secoua la tête, intraitable.

- Tu es en sécurité ici, et c'est tout ce qui compte pour l'instant. Tu ne peux pas affronter ce voleur dans ton état.

Suki, voyant la tête de Haple retomber sur l’oreiller, autant sous l’effet de la gravité que d’un sommeil irrépressible, continua à parler d'une voix apaisante, se perdant dans ses pensées :

- Tu me rappelles ma fille, tu sais. Elle aurait eu vingt ans. Morte sur le champ de bataille devant les murs d'Oranan, après que je le lui aie interdit car ce n'était pas digne de notre rang... Elle avait le même courage que toi. Et le même entêtement.

Ses yeux se voilèrent de tristesse, tandis que ceux de Haple se fermaient progressivement :

- Si seulement elle avait eu les mêmes aptitudes. On m’a expliqué que seuls ont survécu au chant du Dragon Noir ceux, qui, comme toi, avaient des aptitudes exceptionnelles à la magie ou aux arts martiaux.

Accablée de chagrin, elle se tut un instant, son regard se perdant dans le vide.

- J'ai fui la cité après la défaite d'Oaxaca, car je ne pouvais supporter les souvenirs... Je la voyais partout… Alors, je me suis installée ici, à l'auberge de Beauclair, avec seulement quelques éléments de ma vie d'avant.

Elle sourit faiblement, un sourire teinté de mélancolie.

- Et maintenant, je te retrouve, toi, une jeune fille qui me rappelle tant ma Yuko bienaimée, oh...

Haple, touchée par cette confidence, sentit une vague de compassion l'envahir. Mais ses paupières étaient trop lourdes pour qu'elle puisse répondre : la tisane devait être somnifère en plus d'être antalgique. Ainsi, les derniers mots de Suki résonnèrent dans son esprit comme une berceuse, l'accompagnant dans un sommeil profond et réparateur.

>>>Suite : 09/12
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » dim. 8 juin 2025 15:15

09. ...et filles

Haple se réveilla en sursaut, les draps de soie glissant sur son corps encore endolori. Les souvenirs de la veille lui revinrent en vagues successives, au rythme de sa respiration lente et profonde. Elle se remémora les confidences de Dame Suki, cette femme dont la force de caractère abritait un cœur brisé, et se demanda si sa propre mère aurait éprouvé de tels sentiments pour elle. Probablement... Quelque part... Peut-être sa mère, comme son hôtesse, avait-elle été plus complexe que leur digne façade ne le laissait voir...

Elle sentit l’appel de la Forêt Mémorielle, ce lieu mystérieux qui la reliait à ses ancêtres. Haple referma les yeux, et pour la première fois, elle établit le contact aussi naturellement que si elle avait cherché à se rappeler ce qu’elle avait mangé la veille. Ses ancêtres se dressaient dans la vaste étendue de sa mémoire biologique, comme des arbres millénaires aux troncs séparant ciel et terre pour ouvrir un espace aux vivants. Au premier plan, sans visage et sans forme, sa mère ; elle le ressentait en son for intérieur. D’un même geste, elles se tendirent la main, et lorsque le contact fut établi, un flot d’énergie passa de la trépassée à la vivante, réveillant au passage chaque nerf, et animant chaque fibre musculaire d’une vigueur nouvelle.

Haple sortit de transe, tremblante comme une feuille, et se dégagea des draps qui l’encombraient. Posant le pied à terre, elle marcha en rond sur le tatami ferme et frais qui recouvrait le parquet en bois de la chambre. Et bientôt un sourire satisfait se dessina sur ses lèvres. Elle y était parvenue ! Facilement et rapidement, elle avait établi un pont entre sa mère et elle en reconnaissant ce qu’elle partageait au-delà de leur lien de sang : leur indépendance. Trop longtemps, elle n’avait perçu sa mère que comme… sa mère. Mais derrière ce rôle, il y avait eu une femme, avec ses doutes et ses peines, ses espoirs et ses rêves. L’histoire de l’Ynorienne lui avait ouvert les yeux. Tout comme Haple avait rejeté son statut d’enfant, sa mère avait peut-être été si froide et distante par souci de préservation, de ne pas s’assimiler à son rôle de mère... (A son amour de mère) Une paix immense l’envahit à cette idée.

Elle s’arrêta devant l’élégante coiffeuse en acajou installée à côté de la fenêtre. Dans le miroir, son reflet lui renvoya l’image d’une jeune femme en devenir, l’œil pétillant malgré les bandages qui couvraient ses blessures. Elle ouvrit les rideaux, laissant entrer une lumière douce qui réveilla les couleurs de la chambre comme celles de son visage. Sa peau avait pris une teinte rosée, là où l’onguent avait résorbé les brûlures. D’un prudent moulinet du bras, elle constata que le traitement avait été efficace. Elle mit ensuite sa jambe à l’épreuve en sautant à pieds joints sur le tatami, remerciant mentalement son hôtesse pour cette guérison si rapide. Encore quelques jours, et ces méchantes brûlures ne seraient plus que de l’histoire ancienne. Et d’ici là…

La mine de Haple s’assombrit soudain. Cette guérison lui avait probablement coûté l’opportunité de suivre la piste du voleur de runes. Assurément, il n’était pas resté à Beauclair à traîner dans les ruelles à la recherche d’un festivalier enivré. Mais était-il parti pour de bon pour autant ? Avait-il abandonné l’idée d’éliminer cette adolescente qui en savait trop sur sa boussole ? Haple jugea que c’était peu probable, vu la détermination qu’il avait montrée lors de leur affrontement. Non... Il attendrait patiemment qu’elle soit seule et l’attaquerait à nouveau – probablement dans son sommeil.

Elle ne le décevrait pas : qu’il vienne la trouver ! Son plan était simple. Partir de Beauclair, voyager seule et monter le camp dans un endroit exposé... Se donner à voir comme la vulnérable adolescente qu’il avait prise pour cible la veille... (Mais…) Haple perçut une faille potentielle : elle lui avait montré qu’elle savait se défendre. Peut-être n’oserait il pas attaquer ? (Non…) Il n’avait aucune raison de douter de l’issue d’un nouvel affrontement : elle ne s’en était tirée que de justesse, et grâce à l’appui des gardes et la présence fortuite des tonneaux de vendanges. (Et puis, c’est un homme).

Son arrogance serait sa perte. Il était puissant, certes, mais il avait beaucoup dévoilé de lui-même et de ses aptitudes. Quant à elle, il lui restait des cordes à son arc. Il ne la verrait pas venir ; l’effet de surprise serait son allié. Haple sourit, machiavélique… Il ne lui manquait qu’une chose. Haple s’habilla rapidement, sentant l’adrénaline monter en elle. Elle sortit de la chambre en hâte, déterminée à trouver Suki. Elle avait besoin de ses runes pour attirer le voleur dans un guet-apens.

Dans le salon commun de l’auberge, Suki était confortablement assise dans un fauteuil rembourré, un livre à la main. La lumière de la fenêtre voisine éclairait son visage, sculptant des traits sereins et concentrés. Haple la rejoignit avec une telle fougue qu’elle attira les regards des clients attablés et de l’aubergiste derrière son comptoir. Mais il n’y avait qu’une seule personne dont elle désirait capter l’attention.

- Suki sama, dit Haple d’une voix ferme mais respectueuse.

Suki leva les yeux, surprise par l’énergie qui émanait de la jeune femme. Un sourire de soulagement se dessina sur ses lèvres.

- Tu es debout ! Je suis heureuse de te voir en si bonne forme, dit Suki en posant son livre sur la table à côté d’elle.
- Merci, Suki sama. Mais le temps presse, et j’ai besoin de votre aide, répondit Haple, allant droit au but.

Suki, sentant l’urgence dans la voix de Haple, se leva et lui fit signe de la suivre dans un coin plus discret de la pièce.

- Que puis-je faire pour toi ? demanda-t-elle d’une voix douce mais inquiète.
- J’ai besoin d’emprunter vos runes. Je veux attirer le voleur dans un guet-apens, expliqua Haple, les yeux brillants de détermination.

Suki hésita un instant, son regard se perdant dans le vide. Elle savait que Haple était déterminée et que rien ne la ferait changer d’avis.

- Très bien. Je vais te les donner, mais promets-moi de faire attention, dit-elle enfin, résignée. Je vais demander à Argus d’ouvrir le coffre, et je te les apporte dans la chambre.

Faisant volte-face, Haple repartit se préparer au départ aussi vite qu’elle était venue. En entrant dans la chambre, Haple remarqua pour la première fois que son sac de voyage avait été retrouvé et déposé dans un coin de la pièce. Toutes ses affaires y étaient, et elle en profita pour grignoter un petit encas.

Peu après, Suki la rejoignit, tenant une petite bourse en cuir.

- Tiens. C’est ce que tu m’as demandé, dit Suki en lui tendant la bourse à contrecœur.

Haple la prit avec gratitude, sentant le poids des runes dans sa main.

- Merci, Suki. Je vous les rapporterai, je vous le promets.

Suki sembla indifférente au devenir de ses runes, mais elle demanda à Haple d’attendre encore un instant avant de prendre la route. L'adolescente, reconnaissante, lui concéda ce contre-temps et l'observa silencieusement se diriger vers une armoire, dont elle ouvrit un tiroir d’un geste fébrile. L'Ynorienne en sortit un paquet rectangulaire avec révérence, enveloppé dans du papier de soie.

Haple se demanda ce qui se cachait derrière l’emballage. Suki planta son regard, ému, dans les yeux de l’adolescente, avant de déballer son présent : c’était un ensemble de kanzashi, ces peignes, pinces, piques et décorations florales pour cheveux. Haple fut émerveillée devant leur beauté : plus que des bijoux, c’était une véritable parure cérémonielle.

Les kanzashi étaient nombreux, chacun unique en taille et en forme. Certains représentaient des fleurs délicates, pétales de cerisier en soie rose et blanche, ou de chrysanthème en or finement ciselé. D'autres évoquaient des éventails ouverts, leurs structures en argent et en ivoire incrustées de nacre et d’améthyste. Des cascades de perles et de cristaux pendaient de certains accessoires, scintillant à la lumière comme des gouttes de rosée au petit matin.

Chaque pièce était une œuvre d'art en soi, mais ensemble, elles formaient une parure harmonieuse et élégante. Les couleurs étaient douces et raffinées, les motifs complexes mais jamais surchargés. Haple pouvait sentir le poids de l'histoire et de la tradition dans chaque détail, chaque courbe, chaque incrustation. C'était une collection qui parlait de grâce, de beauté et de protection : une véritable bénédiction pour celle qui les porterait.

Les mains tremblantes, Suki lui tendit ce présent digne d’une fille de Samouraï.

- Je les avais fait faire pour ma fille, pour la protéger des mauvais esprits, expliqua Suki en retenant ses larmes avec difficulté. Peut-être que si elle les avait portés ce jour-là... Mais je ne peux pas en être sûre, et ça ne me fait aucun bien de ressasser le passé. Prends-les. Ils te protégeront, j’en suis sûre.

Haple accepta avec dignité, touchée par ce geste généreux. Alors qu’elle s’apprêtait à sortir, elle s’arrêta net. Que se passait-il en elle ? D’où lui venait cette nouvelle empathie, cette sensibilité envers autrui... ? Elle croisa le regard de Suki et lui prit doucement la main pour l’entraîner vers la coiffeuse, où elle s’assit. Elle lui mit une brosse en étain richement décorée entre les mains et, sans un mot, l’invita à la coiffer avec les ornements destinés originellement à sa fille.

Haple sentit la main de Suki trembler sur ses cheveux. Puis, à chaque passage de la brosse, sa main se stabilisait un peu plus, en même temps que la paix l’envahissait. Suki murmura :

- Tu as les même cheveux que ma fille...

Elle releva les cheveux de Haple et positionna, un à un, religieusement, les accessoires pour cheveux. Finalement, Haple posa sa main sur celle de Suki et lui dit :

- Il est temps, Suki sama.

Elle se leva, laissant derrière elle une femme, fragile mais droite, qui lui dit, dos tourné et regard perdu à travers la fenêtre :

- Je ne connais même pas ton nom...
- Je m’appelle As...commença-t-elle avant de taire ce mensonge, et de reprendre avec douceur, "Haple"... ma mère m'appelait Haple.

Suki lâcha d’une voix monocorde :

- Ne te fais pas tuer, Haple.

Haple sortit, déterminée à affronter son rival, sous la protection de ses kanzashi et d'un amour maternel.

(Eternel)

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Haple Mitrium
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » jeu. 11 sept. 2025 22:20

03. Accueil chaleureux

Aussitôt le pas de la porte franchi, une odeur d’encens lui sauta au nez, mêlée à celle, plus subtil, de bois ciré. Le parquet craqua sous ses bottes boueuses, et Haple sentit les regards se braquer sur elle. La pénombre de la salle, après l’éclat cru du soleil, lui piqua les yeux. Elle cligna des paupières, distinguant peu à peu les silhouettes autour des tables : des marchands au visage rougeaud, les mains pleines de pièces et de contrats roulés, riant bruyamment en comptant leurs gains ; des enfants accroupis près de l’âtre, grignotant des morceaux de brioche tout en écoutant une vieille femme leur conter une histoire ; une jouvencelle, isolée dans un coin, plongée dans un livre aux pages cornées, les sourcils froncés comme si le monde entier dépendait des mots qu’elle lisait.

Une voix rauque, familière, traversa le brouhaha :

- Haple !

(Dame Suki.)

La noble Ynorienne s’avança vers elle de sa démarche aérienne, les pans de sa robe de soie frôlant les tables et le cuir souple de ses souliers effleurant le sol. Encore une fois, son élégance jurait avec l’atmosphère rustique de l’auberge. Ses bijoux — épingles d’argent, collier de perles noires et bagues aussi exotiques que rafinées — captèrent la lumière des bougies, projetant des éclats dorés sur les murs de bois sombre. (Fidèle à elle-même.) Haple comprenait désormais que cette tenue d’apparat n’était qu’une devanture visant à marquer son statut, pas un reflet d’une profonde vanité.

Contrairement à son habitude, le visage de l’Ynorienne était marqué d’une sincère émotion qu’elle ne parvenait pas à dissimuler. Elle posa une main sur le bras de Haple, les doigts tremblant malgré la chaleur de la pièce, et examina l’adolescente des pieds à la tête avec un mélange de soulagement et d’inquiétude: vêtements déchirés, cheveux en bataille, cicatrice fraîche sur le cou, traces de boue séchée sur les joues.

- C’est ton voleur qui t’as mise dans cette état ? demanda-t-elle, les sourcils froncés, en regardant derrière l’épaule de l’adolescente comme si elle s’attendait à le voir entrer à sa suite…

Haple haussa les épaules, feignant une nonchalance qu’elle était loin de ressentir.

- Il ne causera plus de tort à personne, si c’est ce qui vous inquiète.

(Un euphémisme.)

- Tu as dû te battre, n’est-ce pas ? dit-elle d’une voix où vibrait une fierté mal dissimulée. Dis-moi tout. Je veux savoir.

Haple détourna les yeux, fixant un point vague près de la cheminée où les flammes dansaient en crépitant.

- Il est… hors d’état de nuire. C’est tout ce qui compte.

(Et sous terre, dans un fossé anonyme, en bordure d’un vulgaire champ de maïs. Mais ça, elle n’a pas besoin de le savoir.)

Suki Sama sembla hésiter, puis hocha la tête, comme si elle avait deviné le non-dit. Elle se tourna vers la salle, levant une main pour réclamer le silence. Les conversations s’éteignirent peu à peu, et tous les regards se tournèrent vers elle.

- Mes amis ! s’exclama-t-elle, sa voix portant sans effort aux quatre coins de la grande salle. Notre jeune héroïne est de retour ! Après avoir protégé notre milice la première nuit du festival, Haple a traqué et neutralisé le voleur de runes qui semait la terreur parmi nous !

Les acclamations fusèrent. "À Haple !" "À la chasseuse de voleurs !" Des verres se levèrent, des mains se tendirent pour lui taper sur l’épaule. (Des inconnus. Des idiots.) Elle sourit, inclina la tête avec une grâce feinte, tout en calculant déjà les avantages qu’elle pourrait tirer de cette réputation soudainement élogieuse.

D’abord, qu’on s’occupe de ses blessures. Suki Sama s’en chargerait, bien sûr. Ensuite, qu’on paie le palefrenier pour qu’il prenne soin de Vent-Debout pendant son séjour. L’aubergiste fit signe à un aide de se rendre aux écuries avec une bourse bien remplie. Enfin, qu’on lui serve les meilleurs vins et les plats les plus savoureux pour célébrer son courage ! Elle n’avait pas l’intention de rectifier les exagérations de Suki Sama maintenant que son identité était révélée et sa réputation faite.

Tandis que les serveurs apportaient des plateaux de viande fumante et des cruches de vin rouge, Haple se faufila vers Suki Sama et lui chuchota à l’oreille :

- Vous avez peut-être… enjolivé un peu les faits.

L’Ynorienne éclata d’un rire discret, les yeux brillants.

- Ma chère, c’est comme ça qu’on se forge une réputation. Et une bonne réputation est la meilleure des protections.

Haple n’en était pas si sûre. Les Sœurs du Saint-Livre la croyaient morte. Et ça lui convenait très bien. Mais des Sœurs Nétone et Nacota et de leurs plans funestes pour l’orpheline, elle ne dit rien. Au lieu de cela, elle décrocha de sa ceinture la besace de runes que Suki lui avait confiée et la posa sur la table entre elles.

- Il en a utilisé une contre moi. Je ne sais pas laquelle… murmura-t-elle, les doigts effleurant les pierres froides.

Suki Sama les examina une à une, puis releva les yeux avec un sourire las.

- La rune Yez manque. Mais peu importe. C’est un maigre prix à payer pour ta sécurité.

Elle fit signe à Argus, l’aubergiste, qui s’approcha, le visage luisant de sueur et de vin. Il avait l’air d’un homme qui venait de conclure une excellente affaire, et son sourire gras ne faisait rien pour le rendre plus sympathique.

- Mon ami, conduis-nous à ton coffre. Ces runes méritent un abri sûr.

Après une seconde de stupéfaction devant le contraste qu’offraient la riche cliente et sa jeune protégée, le quadragénaire les conduisit toute deux à travers la pièce. Bras dessus, bras dessous, elles suivirent son derrière dodelinant jusqu’à un escalier qui montait à l’étage.
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » jeu. 11 sept. 2025 22:23

04. Un aubergiste qui a du coffre

Le silence se fit progressivement alors qu’ils montaient l’escalier, les grincements des lattes de bois remplaçant les rires de la salle. Argus ralentit le pas et s’arrêta devant une porte en pin, modeste mais de bonne facture, marquée d’un écriteau sur lequel Haple déchiffra avec difficulté le mot "Privé". Bien huilée sur ses gonds, elle s’ouvrit sous la main potelée de l’humain, et ils pénétrèrent dans une petite pièce cossue, de la taille d’une chambre de Dame Suki, mais décorée à la mode Beauclairoise.

Des coussins rebondis en velours côtelé étaient disposés sur un fauteuil en cuir tanné, des bouteilles en verre fumé servant de reposoir à bougies étaient posées dans des corbeilles en osier tressé, et un âtre en granit, protégé d’un ouvrage de ferronnerie ornemental, occupait un coin de la pièce. (Un repaire de petit bourgeois.)

Comme s’il l’avait entendue, l’aubergiste marqua une pause et se retourna. Son regard, porté sur l’étrangère dans son bureau, se fit hésitant. Il plissa des yeux, les abritant de la lumière incidente sous ses sourcils broussailleux, et les plongea dans ceux, ostensiblement ingénus, de l’adolescente hinïonne. Ce fut cependant l’Ynorienne qui répondit à cette question informulée : en posant sa main libre sur celle de sa protégée, elle affirmait sans équivoque qu’il pouvait, ou plutôt qu’il devait, lui faire confiance. Alors, l’humain n’eut d’autre choix que d’inclure la nouvelle venue dans sa confidence et se dirigea vers un mur orné de nombreuses pièces d’art.

(Encore que…) Parler d’art pouvait prêter à rire, pour qui était habituée à la subtile esthétique anorfine. Haple dévisagea les tableaux accrochés au mur — des scènes de chasse, des paysages de montagnes enneigées et de champs cultivés — avant de s’arrêter sur le plus laid d’entre eux : une vieille croûte figurant une femme ordinaire brodant une dentelle quelconque. Si cette toile avait la moindre valeur, celle-ci ne pouvait être que sentimentale.

Avec surprise, Haple observa Argus décrocher le tableau et révéler la porte métallique d’un coffre engoncé dans le mur. Trahissant une nouvelle seconde d’hésitation, il sortit une clé du trousseau accroché à sa ceinture et la fit tourner dans la serrure avec un bruit de rouage qui s’actionne. Tentant de dissimuler l’avidité dans ses yeux, Haple détailla du regard le contenu du coffre. Aux côtés des sacs de pièces que venaient rejoindre les précieuses runes de l’Ynorienne, des rouleaux de parchemins scellés à la cire rouge ainsi qu’une grossière tablette en pierre attiraient son attention. Intriguée, elle ne devait pas être la seule, car Suki Sama posa la question qu’elles avaient toutes les deux à l’esprit :

- Pourquoi as-tu mis une vulgaire pierre dans ton coffre ?

Cette fois, Argus sembla sur le point de se rebiffer et de les éconduire pour garder le secret sur le contenu de son coffre. Mais Haple détendit l’atmosphère avec une pitrerie digne de ses compétences de ménestrelle, imitant le geste théâtral d’un magicien révélant un tour :

- Peut-être est-ce une pierre philosophale ? Ou bien…laissa-t-elle planer en faisant mine de réfléchir, un doigt sur la tempe…le cœur pétrifié d’un ancien amour ?

Argus éclata de rire, et la tension se dissipa. La confiance restaurée, et l’alcool dans le sang de l’aubergiste aidant, celui-ci livra le secret de la mystérieuse tablette :

- C’est le protocole original de vinification Beauclairoise.

Le secret de fabrication du précieux vin qui faisait sa réputation dans tout Yuimen ! Cette recette, Grégoire était venu la découvrir par tous les moyens, espérant la rapporter à sa sœur, la Vicomtesse de Haenian, pour lui prouver sa valeur.

(Un trésor. Bien plus précieux que tout son or.)

Si le jeune nobliau n’était pas là dans cette pièce, c’était parce qu’il s’était livré à leurs poursuivants pour lui donner une chance de mener sa propre quête à bien. Alors, tandis qu’Argus refermait le coffre à clé, Haple se mit en tête de lui rendre la pareille. (Et d’en tirer profit au passage.) D’un œil attentif, elle observa en détail la clé rejoignant le trousseau. Ça n’avait pas l’air d’être une serrure bien compliquée…

Une fois ressortie, l’aubergiste les invita à le précéder dans les escaliers. Chaque pas qu’elle prenait en direction de la fête qui se poursuivait bruyamment en bas l’éloignait du secret convoité… Alors, la comédienne fit son numéro sans attendre : parvenue au bout de l’escalier, elle sursauta brusquement. L’Ynorienne à son bras et l’humain derrière elle l’interrogèrent l’une d’une pression de la main et l’autre d’un sourcil haussé…

- Le mouchoir de ma grand-mère !... improvisa-t-elle. Je ne le trouve plus !

(Note pour moi-même : faire plus original la prochaine fois…)

- Je le garde toujours sur moi, dans ma manche, car elle l’a brodé de sa main et c’est mon seul souvenir d’elle… Mince, quelle idiote ! se maudit-elle en retirant son bras de celui de son aînée pour se claquer le front d’un geste des plus théâtral. J’ai dû le laisser tomber. Ça vous embête si je retrace mes pas et vous retrouve ensuite ?

Si elle était perplexe, Suki n’afficha pas ses doutes. En revanche, l’aubergiste, perché d’une main sur la rampe pour se soutenir, ne faisait pas mine de cacher sa réluctance à la laisser inspecter son bureau sans supervision. D’un regard en arrière, il évalua le pour et le contre : la paix de l’esprit contre l’effort de remonter les marches… le poids de son embonpoint l’emporta sur celui de sa méfiance. Avec un soupir las, il pivota de nouveau la tête vers l’étourdie et lui intima seulement de ne pas mettre le bazar dans ses affaires. (Sous-entendu : « Je le saurai si tu as fouillé »…)

Faisant usage de tout son art, Haple lui assura fervemment qu’elle y ferait attention d’une voix qui alliait savamment embarras et reconnaissance. Sur ce, elle baissa la tête, autant pour adopter une posture d’humilité que pour cacher l’impatience qui grandissait en elle. Encore un obstacle à franchir (et pas des moindres) – le ventre du bourgeois qui occupait confortablement les deux tiers de la cage d’escalier… puis, au prix d’une contorsion de l’adolescente efflanquée, celle-ci eut la voix libre et rebroussa chemin d’un pas faussement serein.

L’instant d’après, le brouhaha de la grande salle parvint à ses oreilles pointues, lui indiquant qu’ils y rejoignaient la clientèle festive. Elle distingua alors la voix grave d’Argus, déjà en train de raconter quelque fanfaronnerie à qui voulait l’entendre. (Aussi comédien que moi, celui-là…) Puis, le claquement de la porte du rez-de-chaussée mit terme à cette pensée.

Alors, elle sut qu’elle était seule. Alors, elle bondit.

Haple grimpa les marches à la hâte, les dents serrées contre l’élancement qui lui remontait de la jambe. Le bois geignait sous ses pas pressés, mais elle n’avait pas le temps des précautions. Arrivée en haut, elle s’immobilisa devant la porte des quartiers privés de l’aubergiste, le souffle court, les doigts déjà moites. Un coup d’œil à gauche, un autre à droite. Personne. La pièce était restée telle qu’elle l’avait laissée : le même désordre feint, la même poussière accumulée sur les étagères, comme si le temps s’était figé depuis sa dernière visite.

Pas une seconde à perdre.

Elle se précipita vers le cadre accroché au mur – celui qui dissimulait le coffre. Ses doigts tremblèrent en fouillant la couture intérieure de son surcot, là où elle avait glissé l’étui de cuir noir contenant son matériel de crochetage. Les tiges métalliques en sortirent avec un frottement sec — ses outils de Pont d’Orian, achetés à prix d’or et promettant une ouverture « d’une facilité déconcertante ». (« Tu trifouilles, et ça s’ouvre. ») Elle espérait que le marchand n’avait pas menti.

Le premier contact avec la serrure fut une déception. La paillette, têtue, refusait de plier sous la pression du palpeur, comme si elle devinait ses intentions. Haple retint un juron, les sourcils froncés. Elle inséra le crochet, les doigts glissant sur le métal froid, cherchant la goupille active à tâtons. « Allez… » Le rotor ne bougea pas d’un millimètre. Elle changea d’angle, le racleur grattant le stator dans un grincement qui lui parut aussi bruyant qu’un cri. Une sueur froide lui perla dans le dos. « Rotation… ligne de césure… » Les termes lui revenaient, mécaniques, appris à la hâte dans l’arrière-boutique d’un receleur, mais ses mains hésitaient, trop conscientes du poids de chaque seconde.

Un grattement derrière elle.

Haple sursauta, le cœur cognant contre ses côtes ! Derrière la fenêtre fermée, deux yeux jaunes luisaient dans l’ombre du balcon en surplomb… (Un chat.) Un maudit chat tigré, assis là comme s’il l’attendait, la queue frétillante. (D’où tu sors, toi ?) Elle étouffa un grognement. La bête cligna des yeux, l’air d’ignorer les états d’âme de l’elfe, avant de réitérer sa demande , accompagnée cette fois d’un miaulement sonore. (T’as choisi ton camp, à ce que je vois.) Lui ouvrir et risquer qu’il la trahisse laissant des poils partout, ou bien le laisser dehors et… risquer qu’il la trahisse avec ses vocalises dissonantes ? Haple écarta la question d’un geste — le mieux était encore d’en finir au plus vite — et elle reporta son attention sur la serrure.

La lumière était trop faible.

Avec un soupir, elle pivota sur ses talons, et attrapa la bougie et le briquet posée sur le bureau. La mèche encore grassement huileuse prit au premier essai avec une petite flamme dansante. L’odeur épicée de cire d’abeille favorisa sa concentration. Elle approcha la lumière de la serrure. Les ombres des tiges métalliques dansèrent sur le bois, tandis que ses doigts projetaient des monstres mouvants sur le mur comme un grotesque ballet dans le clair-obscur d’un théâtre de marionnettiste.

Absorbée par la tâche, elle ne sentit pas la chaleur.

Jusqu’à ce qu’une odeur de cheveux brûlés lui chatouille les narines.

- MERde…

Elle se recula d’un coup, la main volant à sa tempe. Une mèche roussie pendait, recroquevillée comme un fil de laine carbonisé. Le chat émit un ronronnement amusé.

- Ferme-la, toi, siffla-t-elle en écrasant la mèche noircie entre ses doigts.

La douleur la ramena brutalement au présent. Elle souffla sur la bougie avec une hargne vengeresse et se rembrunit.

(Bon. Tant pis. On recommence.)

Peut-être était-ce la fatigue, l’impatience ou l’obscurité relative. En tout cas, cette fois, l’échec fut immédiat et définitif : le tendeur craqua sous une pression mal dosée. L’amatrice retint un juron entre ses dents. Le chat, lui, s’étira avec dédain avant de se retourner, queue dressée, et de lui présenter son sombre derrière en guise d’aurevoir. Le spectacle était fini…

Un grincement.

(Les marches de l’escalier.)

Son sang se glaça, et Haple se figea, l’oreille tendue. Les pas se rapprochaient, lents, traînants. Elle fourra les outils dans sa poche d’un geste brusque, le métal s’entrechoquant dans un cliquetis étouffé. Le tableau, qu’elle avait à moitié décroché, pendait de guingois. Elle le rattrapa in extremis, les doigts agrippant le cadre comme une noyée s’accroche à une planche. Les pas s’arrêtèrent. Un silence. Puis, un raclement de semelle sur le parquet, suivi d’un soupir. La porte d’une chambre s’ouvrit plus loin dans le couloir. Un client, sans doute.

Elle expira longuement, les épaules tremblantes. Cela dit, il était inutile de s’obstiner. Le coffre ne céderait pas ce soir.
Elle se redressa, les jointures blanchies par la frustration, et quitta la pièce sans un bruit. Dans l’escalier, elle prit le temps de calmer sa respiration avant de rejoindre la salle commune, le visage lisse, les yeux vides.
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » ven. 12 sept. 2025 06:49

05. Nouvelles problématiques...

Haple avait entendu le brouhaha monter à mesure qu’elle descendait l’escalier, mais rien ne l’avait préparée à se fondre dans cette marée humaine, à cette chaleur moite où se mêlaient les relents de bière aigre, de vin renversé, de sueur et de graisse rance. L’odeur lui sauta à la gorge, épaisse, presque tangible, balayant d’un revers les doux effluves de fleurs coupées et de lessive parfumée des étages supérieurs. Elle cligna des yeux, le nez plissé, et secouait déjà la tête pour chasser l’étourdissement quand une bourrade la propulsa en avant.

- Pardon, ma belle !

Un ivrogne, ou peut-être seulement un danseur maladroit, lui avait marché sur le pied. Elle serra les dents, les doigts crispés sur le tambour magique dissimulé sous sa veste, et s’écarta en s’enfonçant un peu plus dans la cohue.

La salle était un chaudron bouillonnant. Des rires fusaient par-dessus les tables, aigus, gras, parfois hystériques. Des jeunes femmes aux joues roses lançaient des dés sur une longue table dressée pour l’occasion, leurs beaux murmurant des compliments à double sens tandis que leurs doigts effleuraient les poignets nus. Plus loin, une matrone aux joues rubicondes tentait de rattraper un gamin qui venait de lui chaparder une choppe, son corsage ballottant au rythme de ses jurons.

- Antone ! Ton fils vient encore de voler la tournée des marchands !

Le nommé Antone, un colosse à la barbe grisonnante, leva les bras en signe d’impuissance avant d’éclater de rire.

- C’est l’esprit du festival, ma bonne !

Et puis il y avait eux.

L’aubergiste, le torse collé à la table comme s’il craignait de s’envoler, avait posé une main possessive sur l’épaule de Suki sama. La digne femme, droite comme un i malgré l’ivresse ambiante, semblait tolérer son manque de tenue avec la patience résignée d’une reine face à un bouffon. Leurs éclats de voix perçaient çà et là :

- Sans façon, mon cher, votre vin a le goût de vinaigre coupé d’eau !
- C’est ça, la tradition beauclairoise, ma dame ! Un goût qui reste !

La générosité démonstrative de l’aubergiste n’était qu’un prétexte pour se rapprocher de celle qu’il convoitait peut-être à plus d’un titre — l’alcool avait depuis longtemps emporté les bonnes manières, et le malotru, les joues rouges et les boutons de chemise ouverts, semblait oublier qu’il avait affaire à une invitée de marque.

C’est alors que Suki sama la repéra.

Un geste discret, une main baguée qui s’agite à peine, et Haple comprit. Elle se fraya un chemin, esquivant les coudes, slalomant entre les chopes qui débordaient, jusqu’à ce qu’une poigne rugueuse comme de l’écorce lui agrippe le bras.

Son corps réagit avant son esprit. D’un mouvement vif, elle fit pivoter son tambour magique, prête à frapper.

- Ola… tout doux.

La voix était grave, rugueuse, comme usée par des années à crier contre le vent. Haple se figea. Une femme dans la force de l’âge se tenait devant elle, large d’épaules, les manches retroussées sur des avant-bras noueux. Ses épais cheveux bruns, tressés en une dizaine de nattes serrées, encadraient un visage buriné par le soleil, ridé avant l’âge. Son pantalon de toile épaisse, taché de boue séchée, et sa chemise dont les coutures menaçaient de craquer sur ses biceps l’identifiaient comme une travailleuse manuelle. Pas une festivalière.

- Vous êtes bien celle qu’on appelle « Haple » ?

L’intéressée balaya la salle du regard, cherchant une menace, un piège. Les yeux de Suki sama croisèrent les siens, et, d’un hochement de tête, l’ynorienne sembla lui signifier. « Tout va bien ». Haple se détendit — à peine.

- Qui demande ? lança-t-elle, méfiante.
- Poc. La passeuse du bac du Fleuve Blanc, se présenta l’humaine tout en la détaillant, les yeux plissés. J’ai un message pour vous.
- P… Pardon ?

Haple sentit son estomac se nouer. Qui, ici, connaissait ce nom ? (Ah oui, tout le monde depuis que Suki l’a crié sur tous les toits) Son regard dériva vers l’indiscrète, mais la fautive avait déjà reporté son attention sur son hôte trop entreprenant.

- Des Sœurs du Saint Livre… commença Poc, se grattant le menton d’un air embarrassé.

Le monde bascula.

Les mots « Sœurs », « Saint Livre » frappèrent Haple comme un coup de massue. Les rires, les chocs de chopes, tout devint soudain lointain, étouffé. Une nausée lui tordit les entrailles. « Communauté » « Regrets ». « Doutes ». « Retrouver ». « Haenian ». « Secret ». Les mots lui parvenaient par fragments, comme à travers le filtre d’une toile d’araignée dans ses oreilles en berne. « Altercation ». « Rumeurs ». « Foudre ».

- Elles… balbutia Haple en s’accrochant au bras de la batelière, les doigts enfoncés dans la chair. À quoi ressemblait-elles ?
- Elles étaient deux, se remémora Poc, la main sur son menton.

(Non !... Nétone et Nacota !)

- La plus jeune, brune. Du caractère à revendre, mais le physique qui va avec.

(Ou bien… ?)

- L’autre… laissa planer la messagère en marquant une pause pour mieux évoquer son souvenir.

L’agonie de celle qui pendait à ces lèvres !

- Oui, c’est surtout l’autre qui a parlé. Très aimable, et curieuse de connaître les dernières rumeurs. C’est comme ça que je lui ai raconté le grabuge qu’il y a eu lors de la première nuit du festival.

Voilà ce qui l’avait trahie…

- Penses-tu ?! Des histoires d’une jeune hinïonne géomancienne et de foudre qui tombe sur les vieux… ça n’arrive pas tous les jours à Beauclair ! tonna-t-elle en partant dans un rire qui fit trembler l’adolescente chancelante. D’ailleurs je me demande si les gus qui m’avaient raconté ça n’avaient pas un peu abusé de la bouteille…

(Qu’importe, accouche !)

- Bref, elle m’a demandé si la petite répondait au nom de Haple. Mais moi, c’est seulement quand je suis arrivée en ville, cet après-midi, que j’ai entendu qu’on fêtait une certaine « Haple, exterminatrice de volets » … connaissait pas le nom avant. D’ailleurs, ça fait plus sens… qu’est-ce que t’as contre les volets, toi ?

L’humaine examina l’adolescente blafarde une nouvelle fois, comme si elle doutait que celle-ci ait accompli le moindre exploit. Mais l’intéressée n’avait cure des doutes de l’inconnue. Une seule chose importait :

- Comment s’appelait-elle, cette Sœur si curieuse ?
- Un nom bizarre… Rose quelque chose…
- Rosemonde ! l’interrompit Haple avec un soudain regain de vitalité.

Haple respira profondément, les paupières closes. (Rosemonde.) Le nom résonna dans son esprit comme une prière. (Rosemonde et Hermance.) Pas des tortionnaires fanatiques. Sa bienveillante préceptrice et une rivale devenue alliée de circonstance…

- Rose… machin, oui,confirma Poc en haussant les épaules. Elle a dit que si vous passiez par le bac, je devais vous dire de les retrouver à Haenian. Pour vous apporter leur soutien.

Un sourire tordu, entre soulagement et inquiétude, étira les lèvres de Haple.

- Merci, Dame Poc.
- « Dame » ! éclata de rire la passeuse d’une voix forte qui trancha même le vacarme ambiant. Argus ! T’as entendu ? On me donne de la « Dame » maintenant !

Elle donna une tape amicale sur l’épaule de Haple.

- Bon, je retourne à ma choppe. À la revoyure, l’Exterminatrice.

Haple se fendit d’un sourire mi-figue, mi-raisin, et la salua, la tête dans ses pensées.Voilà une invitation qui méritait d’être prudemment considérée… Elle ne croyait pas à un piège, mais peut-être avaient-elles été suivies. Cela méritait réflexion, et l’endroit ne s’y prêtait guère. Déjà, on l’interrompait dans le cours de ses pensées :

- Alors, ce... commença Argus, le front plissé sous l'intensité de la réflexion. Ce mouchoir ?
- Pas trouvé.
- N'y penses plus... Tu devrais manger quelque chose. Et Argus, faîtes-lui donc servir un remontant. Je la trouve encore bien pâle… s’inquiéta Suki sama, après avoir silencieusement laissé la passeuse livrer son message.

Peu après, un plateau chargé de friands dorés, croustillants à point, un pâté fumant qui sentait le thym et le lard et une tarte aux prunes dont la croûte suintait de jus.

- Mange. Et bois tant que c’est chaud, ordonna Suki sama, poussant une tasse de tisane vers elle. Et Argus, un remontant pour notre invitée. Elle a l’air d’en avoir besoin.

Haple obtempéra, mécaniquement, tout en observant l’aubergiste du coin de l’œil. Son trousseau de clés pendait à sa ceinture, ballottant à chaque éclat de rire.

- Votre onguent… murmura-t-elle en désignant à Suki sa cicatrice et ses blessures. J’en aurai encore besoin.

L’aubergiste, s’invitant sans surprise dans la conversation, pâlit à la vue de la plaie, encore rouge et boursouflée, et manqua de basculer de son tabouret. Haple, charitable comme jamais, le rattrapa d’un geste vif, la main effleurant accidentellement le métal froid des clés accrochés à la ceinture de l’aubergiste enivré.

Une idée germa.

Entre deux bouchées de tarte, elle vida le contenu de son gobelet en étain et le glissa subrepticement sous la table. Après qu’un couteau et une fourchette en acier abandonnés aient discrètement suivi le même chemin, Haple appela à elle les fluides telluriques qui lui revenaient à mesure qu’elle se refaisait une santé. Alors, elle transforma les ustensiles métalliques en une pâte malléable, grise et tiède. Elle était prête. Ne restait plus qu’à détourner l’attention de sa cible rendue peu méfiante par l’ivresse.

- Alors, ce vin beauclairois… lança-t-elle, feignant l’enthousiasme. Vous dîtes qu’il a un secret de fabrication ?

L’aubergiste, déjà bien entamé, s’esclaffa, menaçant encore de tomber :

- Ah, ça, ma petite, c’est une recette qui se transmet de père en fils !

Haple rit avec lui, un rire clair, presque sincère, avant de lui passer un bras autour des épaules — « pour le soutenir ».

- Allez, racontez-nous !

Sa main libre, sous la nappe, pressa la pâte contre la clé du coffre.

Un instant. Deux.

- En fait, dit-elle en se redressant, un sourire malicieux aux lèvres, je parie qu’il y a de la magie là-dessous.

Dans sa paume, l’empreinte de la clé reprenait déjà la consistance du métal.

(Maintenant, y a plus qu’à…)
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » ven. 12 sept. 2025 16:29

06. ... et et solutions clé-en-main

Ne souhaitant pas éterniser sa présence en une compagnie aussi encombrante qu’enivrée, Haple posa sa fourchette sur le plateau avec un cliquetis sec et adressa à Suki un sourire las.

- Ca va mieux... Un peu de repos me ferait du bien, maintenant, déclara-t-elle en essuyant ses lèvres du revers de la main.

Le festin l’avait requinquée, mais son esprit, lui, était déjà ailleurs — dans l’ombre de l’escalier, près du coffre aux secrets jalousement gardés.

Suki, toujours aussi soucieuse, lui offrit aussitôt de partager sa chambre. Une proposition qui fit grincer les dents de Haple.

- C’est très généreux à vous, murmura-t-elle en baissant les yeux, mais je crains d’hiberner comme un ours et de ne pas m’éveiller avant des jours. Je ne voudrais pas abuser de votre hospitalité.

Voilà qu’elle s’adaptait aux coutumes locales et mettait de l’ours à toute les sauces… En vérité, elle voulait surtout avoir le champ libre cette nuit, en vue de faire une deuxième tentative sur le coffre. Heureusement, l’Ynorienne respecta la rebuffade de sa protégée sans s’attarder sur ses motifs cachés, tandis qu’Argus, déjà à moitié penché sur son assiette, se redressait avec l’enthousiasme d’un homme qu’on arrache à son troisième verre de trop.

- Il nous reste des chambres, maintenant que les festivaliers ont déserté au petit matin, grogna l’aubergiste en se grattant la barbe. Deux pièces d’argent, et elle est à toi.

- Deux pièces ?!

Suki posa sa coupe avec un bruit mat qui fit sursauter Argus.

- Pour celle qui m’a débarrassé, et Beauclair avec, du voleur de runes ? s’indigna-t-elle d’un ton glacé qui fit pâlir le malotru. On dirait que votre mémoire flanche avec votre vin, mon cher.

L’aubergiste capitula dans un soupir théâtral :

- Bon, bon… Pour l’héroïne du jour, c’est cadeau. Mais que les dieux me préservent des clientes aussi… généreuses.

Il agita une main grassouillette en direction d’une jeune servante, perdue dans la contemplation d’un groupe de musiciens ivres.

- Hé, Lina ! La chambre du couchant, pour la demoiselle !

La voix tonna comme un coup de tonnerre dans le vacarme ambiant. Haple eut juste le temps de voir une gouttelette de salive atterrir sur les restes de tarte avant que la servante ne sursaute, les joues écarlates.

- Tout de suite, maître Argus !

Elle se précipita, les jupes frôlant les chopes renversées, tandis que Haple se levait à son tour. Suki l’imita, au grand dam de l’aubergiste qui gémit comme un chien battu.

- Déjà, ma dame ?
- Il faut bien que je m’assure que le standard est à la hauteur de notre sauveuse, prétexta Suki, un sourire pincé aux lèvres.

Haple y lut toute l’exaspération d’une noble femme contrainte de jouer les dames de compagnie pour un rustre.

- Et après tout, ajouta-t-elle en clignant de l’œil vers Haple, on ne sait pas quand on aura besoin d'une "exterminatrice de volets"...

***


L’escalier grinça sous leurs pas. La chambre que Lina lui désigna était simple : un lit étroit, une coiffeuse éraflée, une fenêtre donnant sur les toits de Beauclair.

- Je vais chercher de quoi soigner tes blessures, annonça Suki avant de poursuivre tranquillement dans le couloir.

Restée seule avec la servante, Haple observa la jeune fille s’affairer à ouvrir les volets et à secouer les draps avec une énergie maladroite.

- Laisse, je peux t’aider, proposa-t-elle en attrapant un coin de couverture.
- Vous êtes bien gentille, murmura Lina, surprise de voir une "héroïne" plier des draps.

Haple haussa les épaules, les doigts sur le tissu rèche, l’air de dire : « J’ai l’habitude. » A cette réflexion, ses doigts se figèrent. Pourquoi ce réflexe ? Les corvées du couvent lui revenaient en mémoire — les lits à faire au petit matin, les sols à récurer à genoux, les regards en coin de Nétone et Nacota, toujours à l’espionner, à manigancer dans l’ombre… Mais il y avait eu aussi les matins dans le jardin aux simples, où Rosemonde lui transmettait sa sagesse à grand renfort de métaphores florales.

(Rosemonde. Haenian.)

Les Sœurs l’y attendaient. Rosemonde, avec ses sermons et ses silences lourds de sens. Hermance, sa rivale devenue alliée, aussi imprévisible qu’un coup de vent. Les rejoindre ? Qu’elle le veuille ou non, il lui faudrait bien retourner à la cité marchande pour rendre sa monture à Grégoire. Enfin… surtout pour écouler cette recette, si elle parvenait à mettre la main dessus.

- Voici de quoi vous laver, annonça Lina en posant une bassine d’eau tiède sur la coiffeuse.

La perspective alléchante la tira des plans de cambriolage qu’elle commençait déjà à échafauder mentalement.

- Tu peux me tutoyer, tu sais... On a presque le même âge.

Et comme pour illustrer leur égalité, Haple se dévêtit sans gêne devant la jeune humaine, laissant tomber sa chemise tachée de sueur et de sang séché.

- Récupère les tâches que tu peux, lança-t-elle en tendant le linge à la servante. Le plus important, c’est qu’ils sentent le frais.

L’eau lui picota les blessures. Suki revint avec un plateau chargé de flacons, leurs effluves d’herbes et de résine emplissant la pièce.

- Tiens-toi droite, ordonna-t-elle en étalant un onguent vert pâle sur la cicatrice de sa jugulaire. Ça va piquer un peu.

Haple serra les dents, les yeux rivés sur son reflet dans le miroir. Un piètre portrait se dessinait à mesure que Suki lui prodiguait ses soins avec une attention toute maternelle. Sa jambe brûlée tartinée d’une crème jaune comme la bile, sa plaie au cou enduite d’un liquide colorait sa peau d’albâtre d’une teinte rouge sang, et son crâne, bandé comme une couronne de misère.

- Je ressemble à un épouvantail, grogna-t-elle, amusée.
- Un épouvantail qui fait fuir les voleurs, rétorqua Suki en nouant le dernier pansement. C’est déjà ça.

Dans le coin du miroir, Haple aperçut le lit fraîchement fait, l’invitant au repos. Son infirmière improvisée remarqua le regard tenté de l’adolescente, et l’invita d’une légère pression sur l’épaule à se lever. Elle avait fini et referma ses pots, avant de lui souhaiter du repos et de faire pareille avec la porte de la chambre en sortant.

Une fois seule, Haple s’affala sur le lit. Le matelas sentait le thym et la poussière. Le drap avait dû sécher sur un muret de jardin… Une odeur de lavande l’enveloppait, petit à petit, à mesure que sa respiration devenait lente et profonde… Bientôt, un sommeil de plomb l’engouffra avant même qu’elle ait pu songer au coffre, aux Sœurs ou au moindre sujet d’inquiétude.

***


Un craquement.

Haple se dressa d’un bond, la main déjà refermée sur son tambour de mendiant.

(Nétone !)

Devant elle, Lina recula en trébuchant, les bras levés pour se protéger, le visage caché derrière du linge repassé.

- P-pardon, je… je venais juste rapporter t-tes vêtements !

La tension quitta les épaules de Haple.

- Désolée, marmonna-t-elle en bâillant. Mauvais réflexe...

Au son des grincements de plancher, la soubrette se pressa de déposer le linge et de repartir, oubliant dans sa hâte de remporter la bassine d’eau grise… Haple soupira. Cela n’avait aucune importance. Son esprit au réveil se tournait déjà vers de plus importantes considérations, et l’adolescente sortit du lit.

Le crépuscule peignait la chambre d’une teinte doucement orangée. Haple s’étira devant la fenêtre, les muscles encore endoloris, mais l’esprit enfin clair. Elle avait dormi. Vraiment dormi, comme un Hinïon ne le faisait que rarement. Haple ferma la fenêtre.

Non pas que le bruit la dérangea : le festival était fini et Beauclair cuvait son vin. Dans un silence de lendemain de fête… L’auberge, elle aussi, était calme. Les clients avaient du remonter dans leurs chambres, et Argus avait dû fermer la porte derrière les derniers piliers de comptoirs. Ou bien… peut-être s’était-il écroulé sur place avec eux.

Elle pouvait espérer.

Sur la console, l’empreinte de la clé l’attendait, posée dans un tiroir mal fermé. Elle la saisit, le contact du métal froid lui remettant les idées en place. Il lui fallait forger la clé, maintenant. N’importe quel métal ou autre matériel minéral ferait l’affaire, mais rien dont on remarquerait l’absence…

Ses yeux balayèrent la pièce. Le miroir ? Trop visible. Les bougeoirs ? Trop précieux. Puis… le vase. Des fleurs de lavande séchées y étaient placées pour épurer l’air de la pièce et permettre un sommeil serein aux clients. (Ca fonctionne…) Mais ce qui avait retenu son attention, c’était le sable dans lequel les tiges étaient plantées pour les tenir en place. (Parfait !)

Avec précaution, elle retira les fleurs et versa une petite quantité de sable dans le moule métallique. Ses doigts effleurèrent les particules quartziques, prêts à les lier par l’opération de ses fluides telluriques… (Non !) Elle s’arrêta net, le cœur battant. Quelle sotte ! Le sable aggloméré épouserait certes la forme du moule, mais comment l’en extraire s’il se soudait au métal ? Elle aurait une clé… prisonnière de son propre coffre !

Elle déversa le sable encore granuleux sur la console et réfléchit. Un sourire lui étira les lèvres : alors qu’elle se grattait le bras à l’endroit où son pansement démangeait, la solution lui vint à l’esprit, évidente. Elle le décolla délicatement, préleva une noisette d’onguent graisseux, et en enduisit l’intérieur du moule.

- Comme ça, murmura-t-elle, la clé ne collera pas.

Cette fois, quand ses doigts dansèrent au-dessus du sable, les particules s’assemblèrent en un clin d’œil. Une clé quartzique, lisse et froide, tomba du moule renversé dans le creux de sa paume. Triomphante, elle la fit tourner entre ses doigts.

- Maintenant, chuchota-t-elle à la nuit tombante, il n’y a plus qu’à attendre.

Et l’auberge de somnoler, ignorant tout de la roublardise de celle qu’ils avaient célébrée.
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Re: La Petite Ville de Beauclair

Message par Haple Mitrium » ven. 12 sept. 2025 16:45

07. Le Beauclair qui se lève tôt

La nuit couvrait Beauclair d’un voile épais, comme la couche de cendre sur un brasier d’équinoxe enfin consumé. Les ruelles pavées, désertées par les fêtards ivres de vin et de chant, respiraient enfin, libérées des rires gras et des pas traînants. Seuls les grillons, invisibles ménestrels des ténèbres, osaient troubler le silence, leurs stridulations cristallines résonnant comme des notes égarées d’une mélodie immémoriale.

Haple, agenouillée sur le plancher de sa chambre, serra une dernière fois les lacets de cuir autour de ses poignets et mollets pour éviter tout bruit de frottements. Le tissu de sa chemise, rapiécé à la hâte, collait à sa peau humide de sueur et de détermination. Elle avait retenu ses cheveux sous un fichu de lin grossier pour éviter qu’il ne la dérange pendant sa confidentielle besogne. Cela lui rappelait l’époque où elle recouvrait ses oreilles pour dissimuler son identité elfique… Ses doigts, plus habitués aux vibrations de son tambour et de ses fluides telluriques, tremblèrent légèrement en ajustant le dernier nœud. Aucun bruit. Aucune trace. La consigne était claire, gravée dans son esprit comme une rune sur la pierre : ne pas se faire prendre.

D’une délicate pression, elle entrouvrit la porte de sa chambre. Un souffle frais, chargé de l’odeur du raisin fermenté et de la cire des bougies consumées, lui caressa le visage. Elle attendit encore, l’oreille tendue. Les ronflements des ivrognes, étendus comme des épaves sur les lits de l’auberge, montaient et descendaient en vagues lentes, couvrant les grincements du vieux bâtiment. Maintenant.

D’un mouvement fluide, elle se glissa dans le couloir, aussi silencieuse qu’une ombre. Soudain, une latte du plancher, usée par des siècles de pas pressés, gémit sous son poids. Elle retint son souffle, les orteils crispés, prête à bondir au moindre signe d’éveil. Rien. Seuls les murmures étouffés des dormeurs et le craquement lointain d’une poutre, comme un os fatigué, brisaient le silence.

Elle avança, pas à pas, les yeux rivés sur la porte du bureau d’Argus. Une lueur blafarde filtrait sous le battant, trahissant la lune presque pleine qui veillait, complice ou ennemie, derrière les vitres. Pas de bougie ; pas de scribes aux affaires. Encouragée, Haple allongea le pas… et il lui en coûta ! Soudain, son orteil nu vint percuter un gobelet en étain au sol, et l’objet abandonné par quelque soudard heurta la porte du bureau avec un tintement métallique.

Haple s’immobilisa, le cœur battant à l’unisson des grillons dont le chant lui parvenait, étouffé mais invitant, par le trou de la serrure. Personne. Elle parcourut la distance qui la séparait de son but en prenant soin, cette fois d’enjamber largement la vaisselle qui traînait. Finalement, l’ombre furtive poussa doucement la porte, juste assez pour passer, et se faufila à l’intérieur.

L’air était lourd, chargé de l’odeur du cuir et de l’encre séchée. Elle referma sans un bruit, plongeant la pièce dans une obscurité presque totale, seulement troublée par la lueur fantomatique de la lune traversant les rideaux tirés. Ses pupilles, dilatées, distinguèrent peu à peu les contours des meubles : le bureau encombré de parchemins, les étagères ployant sous le poids des registres, et, au fond, le tableau.

Elle s’avança, les bras tendus comme une aveugle, les doigts effleurant le bois poli des meubles pour se guider. Un coin de table lui meurtrit la hanche. (Maudite obscurité.) Elle étouffa un juron, serrant les dents pour ne pas laisser échapper le moindre son. Le tableau était là, accroché au mur ; elle se figurait mentalement la dentelière gardant les secrets de Beauclair comme une vigie infatigable. Elle la releva de ses fonctions, décrochant son cadre avec une lenteur calculée, les muscles tendus, prête à le rattraper s’il glissait. Le métal des crochets gronda sournoisement. (Trop tard.)

Un frisson lui parcourut l’échine. Elle attendit, immobile, retenant même le souffle qui brûlait ses poumons. Rien. Seul le tic-tac d’une horloge, quelque part dans les profondeurs de la pièce, lui rappela que le temps lui était compté.

Ses doigts trouvèrent enfin la serrure du coffre, dissimulée derrière le tableau. La clé de quartz tremblait entre ses doigts. Elle l’inséra, tourna doucement. Grincement. Un frisson lui parcourut l’échine. Elle s’immobilisa, les sens aux aguets. Les ronflements étouffés par les murs continuaient, indifférents. (Respire.)

Malgré ses imperfections, la clé sut faire céder la serrure au prix d’un ultime râle métallique. Le coffre s’ouvrit, révélant un trésor d’ombres et de reflets lunaires. Haple plissa les yeux, distinguant à peine les contours des objets entreposés : des bourses gonflées de pièces, des bijoux ternis par la nuit, des parchemins roulés, ficelés de rubans usés. (). Au fond, une tablette de granit, aussi sombre que la nuit qui l’enveloppait.

Elle la saisit avec précaution, comme on soulève un nouveau-né endormi. La pierre était froide, et en même temps presque vivante sous ses doigts, comme si elle pulsait d’un savoir ancien. Haple la porta près de la fenêtre, où la lune dessinait des ombres mouvantes sur le sol. Les doigts tremblants, elle effleura la surface. Ce n’étaient pas des mots, mais des images : des symboles gravés, des scènes miniatures représentant des vignes entrelacées à des osiers, des mains tenant des grappes dorées, des visages souriants sous un soleil stylisé. (Le secret du vin beauclairois.)

Un frisson lui parcourut l’échine. Les paroles du chant lui revinrent, comme un écho lointain :
« Les Pieds du Géant, gardiens silencieux,
Abritent nos rêves, nos espoirs pieux.
Le vent murmure à travers les feuilles,
D’anciens secrets qui font notre orgueil. »
Elle comprit alors. Ce n’était pas seulement une recette, mais une histoire, un héritage vivant transmis de génération en génération, caché dans la pierre comme un cœur bat sous la peau. Mais le temps pressait. Elle devait copier ce secret, le voler sans laisser de trace.

Il lui fallait une nouvelle fois faire appel à son talent de modelage minéral. Mais le même dilemme que pour la clé se posait… (Remodeler la clé en une tablette, maintenant que je n’en ai plus besoin… ?) Non, elle serait soit trop petite soit trop fine… C’est alors qu’elle se rémora l’incident dans le couloir. (La vaisselle !)

Elle sortit en catimini et n’eut qu’à faire quelques pas avant de tomber sur un plateau chargé de vaisselle en laiton, déposé négligemment devant une porte élégamment sculptée. Sans attendre, elle se baissa pour s’en saisir, au moment où… la porte grinça sur ses gonds ! Levant les yeux instinctivement, les prunelles de la coupable furent éblouies par une bougie passant le seuil :

- Qu’est-ce que… ?

La voix, rauque de sommeil, s’interrompit.

- Ah. Enfin. Le service dans cette auberge…

Et la silhouette masculine en robe de nuit s’éloigna dans le couloir comme un fantôme. Un fantôme à la vessie pleine et à la présomption des nantis. Encore fallait-il bien avouer, en sa défense, qu’elle faisait une soubrette convaincante, avec son fichu dans les cheveux et ses grôles lacées pour le labeur, agenouillée dans le couloir à ramasser de la vaisselle souillée…

Haple attendit tout de même que le client disparaisse à l’angle du couloir avant de souffler, longuement, et de retourner dans le bureau. A l’abri des regards, elle se mit alors à l’ouvrage. Les doigts agiles, elle modela le métal, le pliant, le martelant et l’écrasant même avec le tour de ses avant-bras pour en faire une plaque la plus plate possible. Puis, avec une précision de joaillière, elle graissa légèrement la tablette de granit avec un reste de ragout et pressa le métal contre les gravures, comme on applique une feuille d’or sur un parchemin sacré.

Les minutes s’étirèrent, lentes et précieuses. Enfin, elle détacha la copie métallique, passant ses doigts sur les creux et les bosses du métal. (Parfait.) Les motifs y étaient, fidèlement reproduits, comme un miroir inversé du secret ancestral. Un sourire — rare, presque enfantin — illumina son visage dans l’obscurité. (Mission accomplie.)

Elle nettoya méticuleusement la tablette de granit avec sa manche, effaçant toute trace de son passage, puis la replaça dans le coffre. Elle referma le battant, raccrocha le tableau, et recula d’un pas, contemplant son œuvre. Aucune preuve. Personne ne saurait. Personne, sauf elle.

Elle glissa la copie dans sa ceinture, sous sa chemise, où le métal tiède lui caressa la peau, comme une promesse. Puis, saisissant le plateau, elle sortit du bureau aussi précautionneusement qu’elle y était entrée.

Elle regagna sa chambre sans croiser âme qui vive, si ce n’est Lina, la petite servante aux yeux cernés, qui montait l’escalier en baillant, avec un seau d’eau fumante sous le coude pour démarrer ses corvées avant le réveil de la maisonnée.

Leurs regards se croisèrent, furtifs. Deux chattes qui se croisent dans la nuit…

Lina hésita, comme si elle voulait parler, puis se contenta d’un hochement de tête timide avant de poursuivre son chemin. Peut-être se souvenait-elle du coup de main donné pour changer les draps, ou de sa frayeur quand elle avait tirée « l’héroïne » de son sommeil. Peut-être, aussi, avait-elle deviné que sous le simple apparat de l’adolescente hinïonne se cachait une âme bien plus complexe qu’il valait mieux ne pas contrarier…

Haple referma doucement la porte de sa chambre. Demain, elle partirait. Demain, elle utiliserait ce savoir pour faire plier le Destin qui lui avait imposé l’indigence. Le sien, et celui de Grégoire aussi. Mais ce soir, elle s’endormirait la plus heureuse des soubrettes.

Et quelque part, dans les profondeurs de son être, une voix murmurait, triomphante : « Haple, la Simple » ?

(Oui, mais habile aussi…)

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