06. Une rencontre foudroyante
Aussitôt eut-elle recouvré sa liberté de mouvement, Haple plongea pour récupérer sa gourde magique, tombée au sol, et s’élança à la poursuite du maudit voleur. Peu importait le reste de ses affaires, abandonnées au sol. Il était aux deux-tiers de la rue et disparaitrait bientôt dans une allée perpendiculaire. Elle ne le permettrait pas : réitérant sa gestuelle percutante, elle projeta une onde de cisaillement pour lui faucher les jambes… qu’il esquiva en sautant, un sourire narquois aux lèvres.
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Salop !)
Il la narguait en plus ! Faisant virevolter les billes de son tambour pour en tirer un rythme qui la recentrait en elle, la ménestrelle repartit à l’attaque. C’était sa dernière tentative ; elle ne se faisait pas d’illusion sur ses chances de le retrouver, s’il lui échappait maintenant.
(
Bras – Epaule – Torse – Jambe …. Yaaah !)
Haple guida l’onde libérée avec furie : sous les pavés, traversant la chaussée, ignorant les obstacles en surface, traquant les vibrations des pas du fuyard… Sa vengeance approchait… (
Là !) Elle libéra une nouvelle fois son énergie fracassante sous les pieds de sa cible et, cette fois, il récompensa la ménestrelle pour son effort d’un délicieux cri de douleur. Existait-il en ce monde musique plus satisfaisante que la plainte d’un ennemi au sol ?
Néanmoins, ce n’était pas le moment de se laisser aller. Ses hurlements allaient réveiller le quartier, et Haple ne voulait pas attirer l’attention sur elle. Juste reprendre ce qui lui appartenait. Et ce qui lui appartenait, à lui aussi, d’ailleurs… Avalant la distance qui les séparait comme s'il lui était poussé des ailes, Haple ne le quittait pas des yeux, ce misérable vers qui se tortillait au sol, incapable de se relever. A une dizaine de mètre, Haple aperçut les dégâts qu’elle lui avait causés : fracture ouverte du tibia. Ça devait faire mal.
Ralentissant le pas, Haple approcha prudemment l’homme blessé. Elle ne souhaitait pas se reprendre un coup de jus. D’ailleurs, elle-même était presque à court – de jus – et elle y remédia en portant sa gourde à sa bouche entre deux inspirations précipitées. L’Ynorien, lui, la dévisageait avec haine entre deux larmes de douleur. De la haine, pas de la peur ? Haple écarta l’observation de son esprit et somma l’homme à terre de se rendre :
-
Mes runes, et que ça saute. Et si je ne me trompe pas vous êtes en possession d’un artefact que je cherche : la boussole d’Iglesios… Je vais la prendre aussi.
L’Ynorien fit les yeux ronds à la mention de cette seconde exigence. Il en oublia même d’avoir mal : visiblement, sa surprise était grande d’entendre que cette jeune sans-abri était elle-même disposée à le voler. Mais n’était-ce que cela ?
-
Tu viens… de faire… une grosse… erreur… petite… lâcha-t-il entre ses dents d’une voix hachée par la douleur.
Et sans daigner lui expliquer en quoi elle s’était trompée, l’Ynorien déboucha d’un geste fébrile un très large flacon en verre. (
Potion !) Mais avant qu’elle ne puisse intervenir, le blessé avait avalé cul sec le liquide rouge sang et, au prix d’une grimace horrible, avait fermement réaligné les deux fragments de son tibia. Alors, Haple observa avec un mélange de dégout et d’admiration, l’os se consolider, la chair l’enrober à nouveau et la peau se resouder. Là, où quelques secondes plus tôt une fracture ouverte l’immobilisait, ne restait plus qu’une plaie certes hideuse, mais désormais fermée.
S’appuyant sur sa jambe valide, l’Ynorien se redressa de tout son long. Il n’était guère plus grand qu’elle, et pas musclé pour un sou, mais il avait un port athlétique malgré tout. Avec ses traits fins et sa peau délicatement ambrée, Haple comprenait comment il avait pu charmer le capitaine Kendran qui l’avait mise sur sa piste. Ainsi que de probables, nombreuses autres victimes de ses larcins…
Quelque chose dans son visage ramena urgemment Haple au présent. Ses yeux verts la foudroyaient du regard. D’ailleurs, de véritables éclairs s’agitaient dans un orbe de verre qu’elle remarqua pour la première fois, logée dans la main crispée du voleur. Haple serra le manche de son tambour un peu plus fort… Puis, simultanément, les deux manipulateurs fluidiques déchainèrent leur magie.
Balayant le sol du pied dans un arc de cercle, Haple projeta sur son adversaire un nuage de poussière, duquel elle commanda, par l’opération de ses fluides telluriques, à la fraction minérale de se séparer de celle, organique, comprenant fragments microscopiques de déjections animales et autres composés miasmatiques. Haple espérait que la matière gluante suffirait pour handicaper ses mouvements et, peut-être même, pour infecter sa plaie.
Au même moment, des arcs électriques surgirent de la main libre de l’Ynorien. Le premier atteignit Haple de plein fouet, et l’inconsciente eut tout juste le temps de se protéger le visage de son bras dénudé, subissant non seulement une grave brulure, mais aussi s’arc-boutant violemment sous l’effet de l’électricité parcourant son torse. Alors qu’elle perdait l’équilibre et tombait au sol, Haple vit le second éclair déchirer l’air devant ses yeux : celui-ci ne l’avait qu’effleurée. Mais le troisième et dernier arc foudroyant vint la trouver au sol, affaibli, une partie de son énergie dissipée dans l’air saturé d’électricité, mais suffisant pour occasionner à sa cible une autre brulure, moins grave, au visage.
-
A la garde !!!
Haple avait certainement envie d’appeler des renforts, mais ce n’était pas elle qui avait lancé l’alerte. En effet, sa mâchoire, crispée par le courant qui parcourait encore ses muscles faciaux, ne lui permettait pas de desserrer les dents. Les yeux écarquillés, elle regarda celui qui la surplombait tourner la tête vers la fenêtre à laquelle une femme se tenait, les dévisageant, horrifiée devant pareil déferlement de violence.
L’Ynorien revint à elle, lentement, ses gestes entravés par la boue nauséabonde qui couvrait la partie inférieure de son corps. Il était visiblement partagé entre l’envie de mettre un terme au combat, avant que la situation ne se complique, et d’en finir avec cette effrontée une bonne fois pour toute. Il sembla réaliser que les deux n’étaient pas mutuellement exclusif :
-
Désolé, petite… s’excusa-t-il d’une voix glaciale, absente de tout remord.
Je ne sais pas comment tu as entendu parler de l’arcane du Forgerune, mais je ne peux pas te laisser en vie, si tu es à sa recherche.
Son orbe magique luisit de nouveau de l’éclat électrique des arcs qu’il s’apprêtait à projeter sur son corps sans défense.
-
A la garde !!! Il va la tuer !
Une seconde d’inattention… C’était tout ce dont elle avait eu besoin. Tandis que l’impitoyable fulguromancien se tournait vers la gêneuse à sa fenêtre avec le meurtre dans les yeux, Haple saisit son tambour de mendiant de sa main valide et enveloppa son adversaire dans un filet de fluide tellurique. Puis, au son des billes métalliques percutant la peau tendue de son instrument, elle leur commanda avec hargne de … (
Serre ! Serre ! Plus fort !)
Voilà qui n’arrangerait pas son état, jugea la ménestrelle avec un sourire carnassier. Si ses os semblaient résister à la faible pression de l’étau de boue, le bellâtre avait été stoppé net dans son geste, et la bonne femme à sa fenêtre poussa un cri de détresse strident mais, du moins, avait-elle échappé au coup de foudre.
Haple n’avait pas longtemps devant elle. Peut-être une minute, guère plus, avant que son sort ne se dissipe, faute d’énergie. Elle y avait mis tous ce qui lui restait de fluides, et son premier réflexe fut de boire deux nouvelles gorgées à sa gourde magique. La première pour renflouer ses réserves de mana, la seconde pour s’assurer de ne plus en manquer. Enfin, elle se remit sur pieds, son tambour entre les dents, prenant soin de ne pas s’appuyer sur son bras gravement blessé. Il faudrait y remédier rapidement : la douleur était cuisante et l’empêchait de se concentrer sur ses manipulations fluidiques. Mais pour l’instant :
-
Haut les mains !
Trois miliciens débarquèrent en trombe dans la rue. Le soleil levant luisait sur leurs arbalètes métalliques, pointées sur les fauteurs de trouble. (
Enfin !) La cavalerie était arrivée. Elle avait failli y passer…
-
Haut les mains, j’ai dit !
Reprenant son tambour en main, elle s’écarta de l’Ynorien, pris au piège, et s’adressa à celui qui semblait parler pour le trio :
-
Il ne peut pas lever les bras : je l’ai neutralisé, leur expliqua-t-elle crânement comme à des amis.
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Toi aussi, petite, et que ça saute !
Haple fut prise au dépourvu… Ils étaient censés lui venir en aide, pas lui mettre des bâtons dans les roues. Elle, si jeune, si innocente… La ménestrelle n’eut pas besoin de réfléchir longtemps pour déterminer son prochain coup. Elle leva les mains, oui, car… (
Si jeune, si innocente…) Ses graciles bras d’albâtre se découpant sur le ciel jaunissant de Beauclair, elle s’avança vers eux, auréolée de sa beauté de porcelaine. Puis, d'une voix délicatement tremblotante, Haple leur opposa son pacifisme désarmant :
-
Je ne ferais pas de mal à une mouche. C’est lui qui m’a volé mes runes.
-
On règlera ça plus t… répliqua le garde d’une voix plus sereine, mais inflexible, avant de s’arrêter net et de pivoter son arbalète vers un point derrière de l’épaule de Haple.
Elle ne savait qui, mais elle entendit quelqu’un lui crier de se « Coucher ! », et, dans l’instant suivant, les hostilités reprirent. Tandis que ses genoux se pliaient instinctivement à la commande salvatrice, et qu’elle se ramassait en boule, un carreau siffla au-dessus de sa tête… avant de repartir dans l’autre sens aussi sec ! Haple leva la tête et découvrit un spectacle horrifiant : le garde qui était intervenu tomba à genoux, son arbalète au sol et son propre carreau planté dans la gorge, libérant un flot de sang par saccades.
Ses deux comparses ripostèrent immédiatement. Pas de pleurs pour leur compagnon d’arme tombé au combat. Pas d’intelligence, non plus… (
Les inconscients !) Haple réagit au quart de tour : elle ne pouvait pas les laisser mourir. Et pas seulement parce qu’ils pouvaient encore lui servir, s’aperçut-elle avec surprise... Sans s’attarder sur ce sursaut d'altruisme, elle partagea son fluide avec les deux gardes, les enveloppant d’une couche de terre qui renforcerait leur cuirasse légère aux armoiries du raisin et de la tour.
Grâce à sa protection, lorsque l’Ynorien renvoya de nouveau les projectiles à leurs envoyeurs, ceux-là ricochèrent sans blesser les gardes. Car, si elle ne l’avait pas vu faire, elle n’avait pas le moindre doute pour autant : leur cible utilisait ses fluides foudroyants pour rediriger les carreaux métalliques. L’esquisse d’une stratégie naquit alors dans l’esprit de la ménestrelle.
Si elle ne voulait pas encaisser de nouvelles attaques du mage – et elle ne le voulait vraiment pas – il fallait le maintenir sur la défensive. Et, vu la tournure qu’avait pris le combat, elle pouvait considérer les gardes comme ses alliés, désormais. Yeux plissés, ils tenaient leur cible en joue, mais hésitaient à appuyer sur la gâchette par peur du retour de bâton. Alors, elle se redressa, résolue à mettre ses talents de ménestrelle au service de leur volonté flanchissante.
Alors, elle entonna le chant des festivaliers :
« Entre le Fleuve Blanc et les Pieds du Géant,
Beauclair, notre village, est un joyau éclatant.
Vignes dorées sous le soleil levant,
Osier flexible, trésor vibrant. »
Un premier projectile fusa, puis un second : droit dans le mille. Malgré leur précision, les tirs ne blessèrent pas. Pour cause, à défaut de pouvoir traverser la protection de terre des gardes, l’Ynorien avait opté pour une autre défense. Levant les bras au ciel aussitôt la menace perçue, il avait fait sortir de son orbe magique un nuage électrique, localisé à quelques mètres au-dessus de sa tête, pour y attirer par magnétisme les carreaux qui le ciblaient.
(
Mais il est increvable !)
Du moins, se vidait-il de ses réserves tandis qu’elle les préservait. En tout cas, elle l’espérait… A tort. Comme pour la contredire, le voleur but à sa gourde ce qui était surement une potion de mana, avant de boiter vers eux avec un air vengeur dans les yeux.
-
Repli ! ordonna son voisin de droite, tout en réarmant son arbalète.
(
Quoi ? Non !)
Elle ne pouvait pas abandonner ses runes. Et encore moins sa recherche de la boussole… ! Haple, résolue à se battre, poursuivi le chant du vin et de l’osier, se donnant ainsi le courage nécessaire pour faire front, et, tandis que les pleutres enjambaient le corps de leur capitaine, elle… ne fit rien. Ou plutôt, avant qu’elle ne fasse virevolter son tambour pour ralentir la progression de l’Ynorien en le piégeant dans une faille terrestre, celui-ci projeta sur elle une onde crépitante, qui, si elle ne sembla pas entraîner d’effet au premier abord, crispa son bras, l’entrainant dans un mouvement involontaire qui l’empêcha de lancer son sort, à défaut de l’avoir blessée.
A ce stade, Haple fit le tour de ses options. Elle n’était pas équipée pour recevoir encore la foudre du voleur ; elle ne pouvait pas, seule, l’épuiser sur la durée ; elle ne pouvait pas lui occasionner de blessure qu’il ne puisse soigner. Autrement dit, elle était dans la… l’incapacité de vaincre. Somme toute, cette réalisation simplifia son cas de conscience : elle courut rejoindre les gardes, profitant de son seul avantage : elle avait deux jambes valides, et lui, une seule.
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