Partie I - suite
Chapitre II : L'entrainement vire à l'enterrement - [Précédent chapitre ici ]
Une semaine ! Une looooongue semaine ! J’avais passé ces sept derniers jours sous l’autorité suprême du sous-lieutenant Reylin. Sept longs jours passés à accomplir ses volontés, à supporter ses réprimandes, et ses admonestations aux allures de sermons assommants. Sept offices pénibles sans repos ni répits. Armé de mon balai, j’avais consciencieusement nettoyé chaque pavé de la grande cour, les vastes surfaces carrelées de l’académie et les lattes grinçantes des quartiers d’habitation. Je n’avais récolté ni gloire, ni solde en retour, juste les commentaires acerbes de Reylin qui avait un don pour dénicher le moindre défaut dans mon travail.
Je supportais résolument ces tâches, motivé par la perspective d’intégrer prochainement l’académie. L’une de ces séances de corvées m’apporta tout de même un bénéfice inattendu dont je ne soupçonnai pas la valeur sur le moment. Un jour, alors que je préparais l’une des chambres des dortoirs, je perçus un bruit sourd en déplaçant l’une des malles prévues pour l’entreposage de l’équipement des recrues. Fébrile, je me précipitai sur son couvercle pour découvrir quel trésor l’ancien utilisateur de cette malle avait laissé derrière lui. Déçu, je dénichai un vulgaire caillou orné d’une gravure. J’éprouvai néanmoins une sensation agréable d’apaisement en fixant l’objet logé au creux de ma main. Aussi décidai-je de le garder.
De nouveaux pensionnaires prirent progressivement leurs quartiers avec moi. Nous étions plutôt nombreux, une trentaine, tous désireux d’intégrer les rangs de l’armée. J’interprétai ceci comme une preuve évidente de l’attachement des citoyens au duché et à ses valeurs. Nous avions peu de temps pour converser, mais je notai que mes interlocuteurs demeuraient évasifs sur leur motivation, quand ils n’ignoraient pas tout simplement mes questions. Plus tard, j’appris que la campagne de recrutement orchestrée par le duché était assortie de clauses arrangeantes à l’égard des aspirants souffrant d’un passé douteux. Cette révélation ne me déçu pas pour autant car j’avais inconsciemment saisi la raison de ce mutisme. Comme moi, ces hommes et ces femmes souhaitaient se délier d’un passé dont ils n’étaient pas fiers.
De mes questions maladroites et indiscrètes, découlèrent un fort élan d’antipathie de la part de mes futurs compagnons d’armes qui préférèrent m’éviter soigneusement. Aussi, attendais-je impatiemment le début de notre formation, laquelle nous permettrait de reprendre sur de nouvelles bases.
Les tests qu’on nous fit passer furent une simple formalité destinée à vérifier notre aptitude physique. Mon cœur battait à tout rompre à l’issue des séries inachevées de tractions, flexions, et autres supplices qu'on me fit subir, et je haletais bruyamment. L’officier en charge du test sembla se satisfaire de ma survie et m’envoya dans la grande cour pour attendre, avec les autres, l’arrivée de l’instructeur. Nous étions patientâmes longuement, silencieux, jetant des regards appuyés vers les bâtiments, avides de découvrir qui serait notre mentor.
Sans grande surprise, et malgré de longues prières marmonnées avec ferveur une semaine durant sur le coin de mon oreiller, Reylin se présenta à nous. Sortant de l’académie, son air suffisant collé à la bave de blop sur son visage, il s’avança au pas dans notre direction puis se campa face à nous, droit comme un I, les bras le long du corps, le menton légèrement relevé. Au terme de quelques secondes, il relâcha cette posture pour s’adresser à nous.
« Avant toute chose, et puisque je me suis donné la peine de vous saluer, nous allons commencer par mettre un peu d’ordre dans tout cela. Mesdames, messieurs, veuillez s’il vous plait vous mettre en rang. Serrez à présent vos jambes, gardez vos bras bien droits le long du corps, et relevez la tête lorsque je vous en intimerai l’ordre. A mon commandement … saluez ! »
« A présent, bonjour aspirants. Gardez en mémoire ce salut et faites-en usage à l’attention de vos supérieurs, aussi bien les gradés que les soldats. Vous aurez certainement l’occasion d’en voir d’autres au contact d’autres soldats, ou d’autres corps d’armée. Sachez que seul celui que vous venez d’exécuter sied à votre condition d’aspirant. »
« Certains d’entre vous me connaissent comme le sous-lieutenant Reylin. A partir d’aujourd’hui, je réponds au titre de lieutenant et j’endosse la lourde tâche de vous ériger au rang de soldat. En toute objectivité, avoir côtoyé certains d’entre vous durant près d’une semaine m’a permis de réaliser l’ampleur du travail à accomplir. La majeure partie de ce travail vous reviens néanmoins, préparez-vous donc à donner le meilleur de vous-même. Sachez qu’à la différence de certains instructeurs, je ne pratiquerai pas de sélection. Dans l’hypothèse où les conditions deviendraient insupportables, vous seuls pourrez mettre fin à l’entraînement en endossant la responsabilité d’un échec. Ceux qui feront preuve de résilience et de rigueur accéderons au rang de soldat et pourront accéder ensuite à d’autre grades, s’ils continuent de mettre en œuvre efficacement ces qualités ».
Étrangement, cette brève introduction me rassura. Certes, j’exécrais le lieutenant et la perspective d’obéir aux ordres de ce sinistre personnage pendant les mois à venir ne m’enchantait guère. Je me sentais néanmoins, en phase avec les valeurs misent en avant dans son discours. La persévérance, la rectitude… j’y ajouterais volontiers une dose de bravoure lorsque l’occasion se présenterait.
Ainsi débuta notre entrainement et mon ascension inéluctable au rang de Tobias le soldat ! Les mâtinées étaient consacrées au renforcement physique et aux classes d’armes. Courses d’endurance et d’obstacles, leçons d’épée, de lance, de tir à l’arc. A ma grande déception, je ne manifestai aucun talent particulier dans ces disciplines. Dans les unes j’étais victime de ma condition physique médiocre, en comparaison des autres aspirants. Dans les autres, je souffrais de ma maladresse chronique et d’un manque flagrant de coordination. Je m’acharnais néanmoins, courant chaque jour un peu plus loin, tentant de passer un obstacle supplémentaire et répétant inlassablement les exercices de base avec des armes factices tandis que certains camarades commençaient à s’entrainer avec de vraies armes. Chaque soir, les remontrances du lieutenant résonnaient inlassablement dans ma tête, jusqu’au lendemain où je tâchais de corriger chaque détail soulevé la veille.
Les après-midi étaient consacrés à des cours rudimentaires de lecture et aux corvées. A ma grande surprise, l’apprentissage des lettres me sembla naturel. Assembler ces dernières en syllabes puis en mots, était ludique. Par moment, je les voyais même se détacher de leur support, tournoyer et s’imbriquer pour former des noms, des pronoms, des verbes et autres merveilles grammaticales. J’étais encore loin de pouvoir lire un livre de manière fluide (d’autant que l’académie n’en fournissait pas pour s’exercer) mais j’étais capable de lire une courte missive, ou de distinguer un nom sur une carte. Les corvées m’apportaient également leur lot de satisfaction. Harassé par une course en rase campagne toute la matinée durant, je rejoignais les cuisines avec hâte pour assister le chef dans sa préparation des repas. Les bras engourdis à force de répéter des passes à l’épée, je me réjouissais de faire le planton à la vigie le temps d’une après-midi. Aussi rébarbatives qu’elles puissent paraître, je profitais de chacune de ces tâches pour m’enrichir intellectuellement. En cuisine, j’apprenais les différents modes de cuisson des aliments formant la base du régime d’un soldat. Je me risquais même parfois à poser une timide question concernant les propriétés nutritives d’un aliment, ou encore les zones de cueillette d’une baie. Question toujours suivie par une réponse amicale de la part du chef. De même, lorsqu’un officier me demandait de mettre de l’ordre dans ses recueils cartographiques, je tentais d’acquérir quelques rudiments sur la géographie de Nirtim et des alentours de Luminion. Quelques jours plus tard, depuis le haut de la vigie j’essayais de me remémorer l’emplacement d’un bois, d’un lac ou d’un pic à l’horizon.
En dépit de ma maladresse, je parvins à tisser quelques liens autours de moi. Marvin, le chef cuisinier se montra vite loquace, notamment lorsqu’il constata, flatté, que je lui posais de plus en plus de questions au cours de mes corvées. Cet ancien homme du rang souffrait d’une raideur à la jambe. Lors de la bataille de Pohélis, une dizaine d’année auparavant, il avait subi une blessure qui n’avait pas reçu les soins appropriés à temps. N’ayant aucune attache ailleurs et désirant continuer son service au sein de l’armée, on lui avait proposé ce poste en cuisines qu’il avait aussitôt accepté. Il parlait peu de son expérience passée préférant louer sa condition actuelle. Il se satisfaisant d’apporter son concours à la protection de la nation, loin des horreurs du front. Je respectais son parcours, son expérience et son engagement. Il devint mon confident.
L’esprit de corps s’était également développé dans notre promotion. La défiance suscitée par mon indiscrétion avait été rapidement oubliée. Les préjugés avaient laissé place au respect et l’exclusion à l’entraide. Je fis la connaissance de Tessy, kendrane de deux ou trois ans mon aînée. Agile et précise, elle excellait à la lutte et dans le maniement des armes. J’appréciais sa bonne humeur constante, son humilité et sa générosité. Elle mettait son talent au service des autres aspirants, acceptant de s’entrainer avec les moins doués pour tirer l’ensemble du groupe vers le haut. J’admirais cette femme et son empathie. Je lui imaginais un avenir brillant. Elle développait des relations avec l’ensemble des aspirants mais passait plus de temps avec ceux de son âge, dont je faisais partie. Au fil des entrainements, des repas et des corvées communes, nos conversations nous amenèrent à tisser un brin d’amitié. Fragile tissage que je m’empressai de réduire en charpie au crochet de ma maladresse.
Sept mois avaient passés depuis que j’avais endossé ma toge d’aspirant. Nous approchions de la fin de notre entrainement, lequel conduisait à une phase de compagnonnage au sein d’unités déployées sur le terrain. Nous étions au cœur de l’automne. Une brise sèche et glaçante mettait nos corps à rude épreuve tandis que nous nous entrainions à l’épée dans la grande cour. Reylin passait d’un binôme à l’autre en nous observant, prenant parfois quelques secondes pour qualifier nos progrès et suggérer quelques exercices complémentaires. Ma maîtrise de l’épée, à défaut d’être correcte, me permettait à présent de m’exercer avec une arme réelle sans me blesser. J’échangeais quelques passes avec Tessy quand elle me proposa un défi en trois touches gagnantes. Les lames que nous utilisions étaient émoussées, incapables de percer les vestes matelassées ni les casques que nous portions. L’enjeu portait donc sur l'obtention de quelques bleus et l'humiliation découlant d’une défaite cuisante. Flatté qu’elle m’estime capable de rivaliser avec elle, j'acceptai le défi de Tessy avec pour objectif de lui porter au moins une touche. A chaque jour suffit sa peine...
Nous nous postâmes à 3 pas l’un de l’autre en nous adressant un salut. L’épée cramponnée dans ma main, j’entrai dans un état de concentration intense. J’adoptai une garde classique maîtrisée grâce à d’innombrables répétitions. J’expirai bruyamment et tentai de ressentir mon glaive comme une extension de mon bras. Je ressentis nettement son poids, ma sueur qui commençait déjà à dégouliner sur la garde et mon poignet, parcouru de microscopiques frémissement. Tessy attendait patiemment que je l’attaque, son visage empreint d’une sereine concentration.
Je raffermis ma garde en serrant la main et amorçai un premier mouvement : un pas en avant accompagné d’un coup de taille de la droite vers la gauche. Nos lames s’entrechoquèrent et j’enchainai par le mouvement inverse. Les épées se croisèrent dans un tintement et je terminai l’attaque par un coup vertical, pesant de tout mon poids sur la lame. Tessy esquiva prestement d’un pas sur le côté et l’infâme morceau de ferraille termina sa course sur le pavé. Ma poigne se défit instantanément sous le choc, laissant l’arme choir sur le sol. Elle ne profita pas de cette brève perte de contrôle, reprenant une posture défensive et m’accordant de nouveau l’initiative.
L’arme de nouveau en main, j’engageai un nouvel assaut accueilli par Tessy et sa lame. La passe dura plusieurs coups au cours desquels je pris un peu d’assurance. Cette fois Tessy ripostait. Je parvins à porter trois coups sans laisser paraitre de faille puis à parer 2 attaques. Je réagis trop lentement à la dernière, encaissant une puissante estocade dans l’abdomen. J’en eu le souffle coupé. Reculant sous l’impact, je subis une violente quinte de toux. Je pris quelques temps pour reprendre mon souffle et ma contenance... Une touche.
Tessy était encore loin du compte, j'avais toutes mes chances de trouver une faille. Le combat avait commencé depuis plusieurs minutes mais je sentais que pourrais en endurer quelques-unes de plus. Je ressentais quelque chose d'inhabituel. Mon corps s’était détendu, mes muscles décrispés. L’effort avait réveillé chaque particule de mon être et toutes semblaient s’activer avec un objectif commun : mouvoir chaque fibre de mon être et le conduire à la victoire ; ma victoire ; en portant une unique touche à mon adversaire.
Voyant que je tardais à relancer l’assaut, Tessy pris les devants. Elle fondit sur moi en un éclair, exécutant un moulinet puis abattit sa lame vers ma poitrine. Je bloquai son épée, saisissant ma garde à deux mains pour soutenir le choc. Nos lames collées l’une à l’autre, son corps pesant de tout son poids, je contractai mes muscles pour ne pas ployer. La force n’était habituellement pas mon fort mais cette fois j'étais galvanisé. Je parvins à équilibrer la tension exercée entre les deux lames. Le visage de Tessy restait impassible tandis que nos forces se balançaient. Je l’imaginais prise de panique à l’idée que je puisse prendre le dessus. Motivé par cette idée, je redoublai d’effort et déployai toute la puissance de mon corps pour la repousser en arrière. Son masque fondit en un sourire lorsque je sentis la tension se rompre brutalement. Exécutant un pas de côté, elle me laissa peser de tout mon poids sur le vide. Je perdis l’équilibre, reçu une généreuse tape du plat de la lame sur mon postérieur et m’affala sur le sol. Deux touches.
Tessy ne se départissait pas de son sourire, satisfaite de sa perfide manœuvre ! En me relevant, j’aperçu Reylin qui nous observait. Je pris plus de temps de nécessaire pour reprendre une posture de combat espérant qu’il en profiterait pour rejoindre un autre groupe. Visiblement, le dénouement de mon pathétiques duel l’importait car il ne bougea pas d’un cil. De toute évidence il souhaitait âprement s’enquérir de mes progrès. Ce qui devrait être un simple jeu pris soudainement un tournant inattendu. En effet, l’enjeu devenait double. Par une unique touche je pourrais également convaincre le lieutenant que j’avais progressé, que j’aurais une réelle valeur plus tard sur le terrain. Réagissant à une bouffée de stress soudaine, les particules de mon corps s’agitèrent plus encore, elles semblaient vibrer et énergisaient tout mon corps.
Porté par cette ardeur nouvelle, je m’élançai sur Tessy, propulsant ma lame d’un revers. Bloqué. Les vibrations s’intensifièrent ; j’imaginais un flux de particules se massant dans ma poitrine, dopant mes muscles cardiaques en diffusant de leur précieuse énergie. J’amorçai une seconde attaque que Tessy dévia de son arme. Elle profita du rebond pour placer une contre-attaque. Le timing était parfait, sa lame transpercerait à coup sûr ma garde. Engager une parade était impossible. Panique à bord. Mon stress redoubla d’intensité.
Une énergie s’activa, comme réagissant à ce signal. Subitement, les particules semblèrent réelles et elles libérèrent complètement leur contenu. Un flot d’énergie déferla depuis ma poitrine, et pris la direction de mon bras libre. Instinctivement j’ouvris pleinement la paume de ma main qui pointa vers mon adversaire. La décharge traversa mon bras, ma main et le tissu infime entourant mes chairs. Une lueur intense jaillit de ma main, gomma pendant un bref instant la faible lumière du jour puis s’évanouit. L’instant d’après, j’ouvrai les yeux (je les avais fermés machinalement). Tessy était affalée sur le sol, indemne mais hébétée. Reylin n’avait pas bougé d’un pouce et affichait une moue dubitative, le reste des aspirants observait incrédule Tobias l’insignifiante recrue qui avait terrassé son ennemie d’un éclair lumineux. Perplexe, à peine conscient de ce qu’il venait de se passer, je repris finalement mes esprits, tendant une main amicale à mon adversaire, toujours collée au pavé.
« Ne me touche pas, sorcier ! ».
Elle recula brusquement et se redressa d’elle-même le regard dans le vague et évitant de croiser le mien.
« A l'avenir tu t'entraîneras avec un autre. J’ai pas envie de finir carbonisée par je ne sais quel maléfice ».
Elle se détourna, l’air toujours un peu sonnée et quitta la cour sans en demander la permission. Reylin ne sembla pas s’en offusquer. L’instructeur se contenta de rappeler le reste de la troupe à l’ordre, les intimant de reprendre l’exercice. Pas un commentaire sur ce qu’il venait de se passer. Pas un mot pour le jeune aspirant qui resta planté au milieu de la cour incapable de comprendre le prodige qu’il venait d’exécuter.
L’incident avait rompu ce contact privilégié que j’avais avec Tessy. Superstition, traumatisme de jeunesse, j’ignore à ce jour la raison de sa réaction, mais sa répulsion à mon égard s'éternisa. Les autres aspirants ignorèrent tout bonnement l’événement. Pas de question, c’était une règle tacite, et je leur fus reconnaissant de l’appliquer à mon cas. Pour moi, la magie avait toujours été une légende, une fable racontée par un barde un soir de fête, une menace brandie par une mère excédée. Au village, les rares récits la relataient comme un fait décrivaient un outil usé par les plus sages pour percer les mystères de notre monde ou une force terrible usée par les puissants au cœur des batailles. Jamais je n’avais été témoin de la plus infime de ses manifestations. Aussi, je redoutais cette force inconnue qui m’avait un instant possédée. Ce que j’avais provoqué m’effrayait et je n’avais aucune envie de le reproduire.
Le lendemain des événements, le lieutenant Reylin me cueillit avant l’entrainement. Je craignais une remontrance, un ultimatum me sommant de m’abstenir de reproduire tout phénomène paranormal. Je l’entendis au contraire m’encourager à développer ce don qui semblait m’habiter, à m’appuyer sur lui pour contrebalancer mes faiblesses et m’extirper de mon actuelle et désolante médiocrité. J’acquiesçai mais rejetai secrètement l’ensemble de son propos. Mes relations avec le reste de la troupe étaient restées cordiale et je n’avais aucune envie d’en être totalement rejeté. Je persévérais donc dans l’entrainement, cherchant à réprimer tout signe, toute agitation de mon être s’apparaissant au phénomène que je redoutais. Les semaines passèrent, moroses, sans progrès.
L'attaque survint au milieu de l'automne. Une bruine fine tombait depuis plusieurs jours, sinistre écho de mon humeur maussade (Tessy refusait toujours de m’adresser la parole). L’hiver arrivait, la pluie se transformerait en manteau neigeux. Elle se déchainerait bientôt en tempête recouvrant tout sur son passage. J’aimais cette période. Elle annonçait la fin du cycle des saisons. Elle gommait tout le travail d’une année pour laisser place au renouveau du printemps. Notre entrainement de base arriverait bientôt à son terme. Nous allions bientôt être affectés à une unité. Certains prendraient la garde de la ville ou d’un poste avancé, d’autres intégreraient des unités déployées sur le terrain. Chacun aurait sa place en fonction de ses aptitudes. Les miennes ne me destinaient probablement pas au destin prestigieux que je m’étais figuré en entrant dans l’armée. Peu importe, j'endosserais le rôle mineur qu’on m’octroierait et gravirais patiemment les échelons.
L'après-midi touchait à sa fin et je rentrais des cuisines. Ce moment m’avait remonté le moral. J’avais émincé puis cuit les légumes du soir avec un efficacité redoutable. Marvin avait profité du temps libre restant pour m'emmener visiter le cellier et m’exposer l’organisation de la gestion des stocks. Il profita de ma présence pour me dicter la commande de provisions pour la semaine suivante laquelle je reportais sur une tablette de cire. Je me dirigeai vers le dortoir pour prendre quelques heures de repos avant le repas du soir. J’enchainai en effet par un tour de garde de nuit. Sur le chemin, je croisai Bernas, aspirant comme moi, et son éternel air de vielle crapule qui revenait de son tour de garde.
« Ya du grabuge à la porte. J’ai vu des cavaliers faire des allées et venues à toute berzingue comme s’ils avaient la coulante aux fesses. J'vais faire mon rapport ».
Je regardai Bernas se diriger vers les quartiers du lieutenant, épaules voutées, jetant nerveusement des regards autour de lui. Je l’imaginais difficilement en première ligne d’une bataille, plutôt détroussant les corps une fois le tumulte passé. Un bâillement irrépressible m’arracha à ma rêverie. Je devais prendre des forces pour assurer ma garde. L’agitation rapportée par Bernas ne m’inquiéta guère. Visite diplomatique, revue surprise des troupes par le duc, caprice du prince, les explications pouvaient être multiples. Je sombrai instantanément en gagnant ma couchette... Pour reprendre presque aussitôt conscience. Un son sourd et puissant maltraita mes tympans : le cor du complexe militaire. Une note courte suivie de deux notes tenues : une attaque depuis l’extérieur, probablement à la porte. Bernas avait raison mais c'était très certainement un exercice. Si une armée ennemie s’était présentée aux frontières du duché, elle aurait été repérée par les éclaireurs ou à défaut par le guet. L’état d’alerte aurait donc été déclenché bien avant l’hypothétique attaque.
Je me relevai, récupérai mes armes et, suivant la procédure, me dirigeai dans la grande cour pour attendre les ordres avec les autres aspirants. L’académie était en ordre de bataille. Exercice ou non, soldats et gradés sortaient dans le plus grand sérieux pour rejoindre leurs unités. La bâtisse se vida progressivement. Nous attendîmes seuls notre instructeur. Reylin revint au bout d’une cinq minutes, armé de pied en cape, affublé d’une armure matelassée. Il prit un air grave et nous exposa ses directives.
« Aspirants, je précise tout d’abord qu’il ne s’agit pas un exercice. L’ennemi, précisément une armée d’Omyre est à nos portes. Bénéficiant du couvert de la forêt. Ils ont trompé notre vigilance. On signale pour le moment une majorité d’orcs assistés par d’imposants monstres mécaniques. La garnison a rejoint les défenses de la porte et de la haute muraille. Le duc en personne se rend actuellement sur le front pour prendre part aux combats. Il marqua une pause.
Vous êtes certes aspirants mais pas inaptes. J’entends que dans une telle situation vous et moi avons un rôle à jouer. Conformément à la procédure, nous sommes en charge de la défense du complexe militaire et des habitants de Luminion. J’endosserai le commandement cette unité tout au long de l’opération. A mon commandement, nous nous dirigerons vers les portes du complexe...»
Reylin distribua les ordres. Dix personnes à l’extérieur du complexe, chargées de réguler le flux des habitants venant s’y réfugier le temps de la bataille. Dix autres à l’intérieur pour les répartir dans différents baraquements. Enfin, dix en surveillance répartis le long du mur d’enceinte pour alerter d’une arrivée alliée ou ennemie. En espérant que le second cas ne se présente pas avant la mise en sécurité des habitants, sinon ce serait un carnage. La troupe s’exécuta sans mot dire. On nous avait attribué un rôle secondaire, rien d’étonnant à cela. Trente bleusailles au milieu d’une armée bien rôdée, ça pouvait gêner une manœuvre, briser l’élan d’une charge, bref c’était dangereux.
Je rejoignis l’entrée du complexe pour y guider les habitants. J’imaginai la tâche plus aisée. Après tout, il s’agissait uniquement d’indiquer la direction à suivre et de gérer le docile flot de populace. Sauf que les bougres poussaient, discutaillaient les ordres ou tentaient de tailler le bout de gras pour grapiller quelques informations. D’abord, un marchand qui souhaitait savoir si des renforts avaient été appelés, puis un tisserand qui souhaitait des nouvelles de sa femme en poste à la garde de la porte ce jour-là. J’essayai de partager le peu d’informations dont je disposais pour les rassurer. D’autres habitants me passèrent alors à l’interrogatoire. Je me retrouvai submergé de questions, de commentaires, de confidences, les gens voyant en moi la mire idéale pour décharger leurs angoisses. Une recrue postée sur le mur d’enceinte vint à ma rescousse en vociférant un rappel à l’ordre. Le flot de passant retrouva son calme et repris sa progression. Je pris l’avertissement pour mon compte également et changeai de stratégie. J’appliquai bêtement les ordres essayant non sans effort d’imposer un semblant d’ordre. J’éludai les questions, rappelant l’importance de mettre au plus vite tout le monde en sécurité. Les habitants furent à l’abris au bout d’une heure à peine.
Je rejoins ensuite le mur d’enceinte pour y renforcer la surveillance. De la bataille au loin nous ne percevions que des échos et le sinistre gémissement du métal contre le métal. La défense de la ville était assurée par un double dispositif. Au pied des montagnes, une porte colossale donnait accès à la plaine via un tunnel cheminant à plusieurs centaines des mètres sous le roc. Les falaises formaient une muraille naturelle, saupoudrée de plusieurs postes de garde. Au dernières nouvelle, l’armée ennemie torturait inlassablement la porte d’Ynorie assistée par de redoutable créatures mécaniques tandis qu’un corps expéditionnaire éprouvait les défenses dans les hauteurs. J’imaginai nos troupes bravant vaillamment ces assauts et repoussant sans peine la terrible marée de peaux vertes.
Au bout d’un moment, des détonations commencèrent à se faire entendre, d’abord rares puis de plus en plus rapprochées. Des lueurs rougeâtres au sommet des falaises accompagnaient chacune d’entre elles.
« Ça tourne au vinaigre, je le sens... »
C’était la voie de Bernas, posté à une dizaine de moi.
« Comment tu peux le savoir ? »
« Ce qu’on entend là c’est du bourrin, probablement bourré de magie, c’est fait pour tuer, pour détruire... pas le style de la maison »
Je repris mon observation, pensif. Je me demandai quelles fréquentations douteuses Bernas avait pu avoir pour en connaître aussi large sur le style de “l’autre maison”. Les minutes passèrent et le jour commençait à décliner. Les lueurs, elles, persistèrent et les pronostics de Bernas s’avérèrent terriblement exacts. Plusieurs cors sonnèrent au loin. La voix du lieutenant supplanta de bruit de fond. Monté sur un cheval de bataille, il parcourait le tour de la muraille pour lancer ses directives.
« L'ennemi a passé la porte ! On sonne la retraite. Section une, reprenez vos postes à l’entrée du complexe. Vous aurez en charge de sceller la porte à mon commandement. Les autres, restez à vos postes. »
La retraite... j’y croyais à peine. Mes compagnons et le lieutenant non plus, cela transparaissait sur leurs visages. Je repris poste à la porte où des soldats commencèrent à affluer. Ils faisaient peine à voir. Les traits tirés, fatigués, quand ils ne souffraient pas d’affreuses blessures. Ils rejoignaient l’enceinte du complexe l’air las et se positionnaient machinalement aux différents postes de défense. Nous allions finalement participer à la bataille en assistant les troupes restantes. Mais ceux qui revenaient du front avaient perdu espoir. Ils semblaient déjà vaincus. Quels monstres, quelles horreurs étaient responsables de ces blessures ? Qu’avaient vus et subits ces soldats pour paraitre brisés à ce point ? Serions-nous, simples novices, suffisamment braves pour insuffler une ultime bouffée de courage à nos alliés lorsque l’ennemi fondrait sur le complexe militaire dans un ultime assaut ? Je n’en étais plus certain. Et ma détermination faiblissait tandis que nous recueillons des bribes des affrontements. Des peaux vertes en surnombres menés par de puissants champions, de terrifiantes araignées mécaniques déchiquetant les chairs sur leur passage, une armée de créatures abjectes résignées à rayer Luminion des altas. Posté à la porte du complexe, les yeux rivés dans le vague, mes membres tremblants d’angoisse j'en vins à espérer un miracle tel que je n’eusse jamais à tirer mon glaive.
Le miracle se manifesta d’abord par le son d’une corne de brume, dominant le tumulte de notre débandade. Une horde de nains surgit subitement de la montagne, déclenchant une clameur de joie parmi nos troupes. L’équilibre des forces fut renversé et en quelques heures l’armée ennemie fût repoussée ; bien avant de pouvoir atteindre le complexe militaire. La bataille avait conduit à de nombreuses pertes mais les troupes étaient surexcitées. Les nains nous avaient sauvés d’un funeste sort. J’entendis Bernas tempérer nos ardeurs.
« Vous enflammez pas, ça va souquer sur les caisses du duché. Avec les nains, rien n'est gratuit. »
Décidément, ce Bernas, en savait beaucoup sur la face sombre des vivants.
Nous fûmes mobilisés pour débarrasser le champ de bataille. Nous découvrîmes les carcasses métalliques des monstrueuses machines. Les imaginer en actions me procurait des sueurs froides. Les corps furent dépouillés de leur armes et armures. Il y eu trop de victimes pour offrir une sépulture à chacun. Aussi l’on fit brûler les dépouilles ennemies et l’on creusa une gigantesque fosse commune pour les nôtres. Excaver la terre pour former un trou suffisamment large demanda deux jours pleins. La terre était durcie par le froid, creuser était un vrai calvaire. Mes mains étaient parsemées de cloques douloureuses et le contact du manche de la pelle m’était devenu insupportable. Nous nous hâtâmes cependant, car il fallait à tout prix éviter la décomposition des corps à l’air libre. Nos morts furent délicatement disposés dans la fosse puis honorés par le duc au cours d’une cérémonie. Il leur promit une stèle magistrale en mémoire de leur sacrifice. Quelques jours plus tard, ils sombrèrent évidemment dans l’oubli, l’inconscient collectif ayant judicieusement choisit d’ériger la fosse à l’abris des regards.
Après ces événements, quelques semaines d’entrainement supplémentaires conclurent notre formation. Dix mois avaient passé depuis que j’avais intégré l’académie. L’armée avait besoin de troupes fraiches et notre promotion était toute désignée pour remplir ses rangs clairsemés. Nous nous présentâmes tour à tour dans l’office du Lieutenant pour y connaître notre affectation.
Presque une année d’entraînement. J’en tirais un bilan mitigé. J’avais assimilé une tonne de connaissances. En revanche mes compétences martiales laissaient toujours à désirer. Depuis l’attaque de la ville je doutais même d’être capable de faire front à un ennemi. Existait-il un régiment pour les couards et les incapables ? J'entrai dans le bureau dans un état extrême d’anxiété, sous le regard condescendant de Reylin.
« Aspirant Arthès, je devine à votre air contrit que vous êtes en proie au doute. Sachez que je n’ai que très peu médité sur votre cas car, à la différence des autres... vous semblez avoir un peu de jugeotte. J’ai attentivement étudié votre comportement tout au long de votre formation. En mettant de côté vos compétences martiales quelconques, l’observateur avisé remarquera que vous disposez de ressources précieuses pour notre armée. Vous êtes curieux, et avez tiré parti de chacune de vos missions pour vous acculturer au domaine dans lequel vous souhaitez évoluer. Vous semblez également posséder un don magique, bien que je sois éminemment profane en la matière, qualité que vous vous êtes manifestement évertué à réfréner. Je vous invite fortement à revoir votre position sur ce sujet à l’avenir mais ce n’est qu’un humble conseil. »
« Après concertation avec mes supérieurs, nous avons décidé de vous affecter au sein de l’escouade d’éclaireurs n°IV de la garnison de Luminion sous les ordres de Sabar Ord. Vous officierez en tant que soldat logisticien. Vous apprendrez le détail de vos missions auprès du sergent Ord, qui sera également votre tuteur. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance. A présent, prenez votre nomination et déguerpissez soldat. » [/color] [/i]
Je quittai la pièce, ma nomination en main, la tête pleine de sentiments contradictoires. Je passai de longues minutes à arpenter les couloirs de l’académie de long en large. Je n’avais pas assimilé un dixième de ce que le lieutenant m’avait dit. Je ne pris la mesure de l’annonce du lieutenant qu’une demie heure plus tard, ayant rapporté mon entretien à Marvin. Il venait de m'expliquer en quelques mots mon futur rôle dans l'escouade. Un genre d'homme à tout faire.
« Donc en fait je vais devenir le larbin de cette escouade ? »
« C'est pour ça que tu me prends moi aussi, un larbin? »
Il avait répondu vivement faisant brusquement monter la tension entre nous. Mais sa colère retomba aussitôt. Il savait que ma réaction n’avait pas pour but de le blesser.
« Tu vas assurer un rôle vital pour l’escouade. Tu devras gérer les vivres, garantir l’approvisionnement de la troupe sur le long terme, gérer la mise en place des bivouacs, assister au soin des blessures mineures, préparer la cuisine également... En environnement hostile tu te rendras compte que c’est un rôle extrêmement stimulant... et extrêmement gratifiant. Si tes camarades constatent qu’ils peuvent compter sur toi chaque jour, ils te protègeront corps et âme. En plus, pour un homme du rang, c’est la voie royale vers les grades supérieurs. Si tu persévères, tu pourras remercier Reylin plus tard »
« Il me semble que je pourrais te remercier aussi non ? Vu ce que m’a dit Reylin il t’as forcément interrogé sur mon compte. »
« … » je perçus un infime grognement pour unique réponse.
« Merci Marvin... Dis, tu voudrais pas m’apprendre une recette de gibier steuplait ? … »
Je profitai de ces derniers instants d’insouciance avec Marvin puis, le soir, gagnai le dortoir pour une dernière nuit à l’académie. Finis l’entrainement, place au terrain! Demain, je serai Tobias Arthès, soldat du duché et expert en logistique. Dans une débauche héroïque de talent, j'occirais les papilles de mon escouade et assaisonnerais sauvagement nos ennemis !
[Fin du chapitre II - Fin de la partie I]