[Partie 1 - Chapitre I - Suite - Précédent post dans les ruelles de Luminion]
La taverne grouillait déjà de monde. Avec la fonte des neiges, de nombreux montagnards profitaient de la réouverture des routes pour descendre dans “la cuvette”, comme ils l’appellent. Ces derniers s'étaient mêlés à des groupes de soldats et bavassaient joyeusement. L’occasion pour eux d’échanger les nouvelles, ou célébrer le retour des beaux jours autour d’une partie de dés.
Au fond de la salle, un homme à la barbe fournie, chantait un air montagnard qu’une partie de la salle reprenait à tue-tête. Derrière lui, un vieil accordéoniste posait quelques accords au rythme des paroles.
« Alizé jeune bergère,
Le matin s’en alla traire.
Avec ses pis dans les mains,
Elle aperçut par-delà l’pré,
Un jeune homme bien apprêté.
Si bien que le soir en rentrant,
Elle revint bredouille à son père,
Un vague sourire sous son nez.
Hay hoooo! Alizé ma belle !
T’avise pas de repasser cette porte,
La prochaine fois que tu lambine!
Alizé belle bergère,
Le lendemain pris sa panière,
Disant s’en aller au buis.
Elle disparut quelques semaines,
Et revint un jour de pluie.
Dans sa panière pas un brin d’herbe,
Mais sous sa robe détrempée,
Pointait ventre bien rebondi ! »
La conclusion de ce dernier couplet déclencha dans la salle une salve d’applaudissements. Le chanteur, porté par ces encouragements, entrepris de retirer son gilet, dévoilant son énorme ventre et provoquant l’hilarité de son auditoire.
Dans cette heureuse atmosphère, personne ne me remarqua, cheminant timidement jusqu’au comptoir. Rogoune, le patron du bar, profitait d’une accalmie dans les commandes, les yeux rivés vers le chanteur. L’homme massif, arborait un sourire jovial : sa salle, bien remplie présageait une recette confortable et marquait le début d’une bonne saison. Lorsque son regard se détacha du spectacle, il me remarqua, planté devant lui depuis plusieurs minutes n’osant pas déranger l’homme dans ses spéculations. D’un hochement de tête, il m'invita à parler.
« Bo... bonjour, messire, enfin monsieur. J’ai, je voudrais vous proposer mes services pour ce soir. Parce qu’en fait, je voulais m’enrôler à l'académie... ou plutôt je veux, mais je, j’ai, pris la route un peu tard et... »
« Si tu souhaites me raconter ton épopée de jeune fermier qui vint à la ville, je t’invite à le faire de là-bas » me dit-il d’un ton moqueur en désignant l’estrade, sur laquelle le chanteur singeait maintenant une danse du ventre langoureuse.
« Tu veux un endroit pour dormir c’est ça ? »
Rougissant à son quolibet, j’acquiesçais néanmoins de la tête.
« Bien, tu prendras le tour de plonge ce soir. Si tu débrouilles bien, tu auras peut-être un petit quelque chose ; déduction faite de ton repas, si tu souhaites également le couvert. On devrait pouvoir te trouver une place, vois cela avec Moumer, ma femme, à la fin de ton service. Pour l’heure, dépose donc tes affaires ici, derrière le comptoir, et file en cuisine. »
Sans même adresser un remerciement, je fondis aux cuisines. Quelques minutes plus tard, un tablier crasseux endossé, je m’attaquais, désespéré à un évier dégueulant de vaisselle usée. A l'arrière des cuisines, il régnait une chaleur épouvantable. Non sans quelques regards envieux vers les commis qui s’agitaient sous les ordres du chef cuisinier, je nettoyais bientôt inlassablement, assiettes, couverts et plats à une vitesse malheureusement insuffisante.
Bras et mains gourds je peinais à faire fondre la pile de vaisselle qui s’épaississait, à mesure qu’en salle l’on débarrassait les tables. Tentant à plusieurs reprises d’accélérer le rythme je ne manquai pas de casser quelques assiettes par maladresse. Finalement, résigné, je décidai de faire aller à mon rythme, prenant de temps à autres le temps de boire et de m'asperger d'eau fraîche. Je terminai ma tâche longtemps après l'arrêt du service, épuisé, ruminant encore mon étourderie du matin. Sans elle, j’eusse certainement passé la nuit en compagnie de nouvelles recrues, commençant à tisser les liens forts qui plus tard me lieraient à mes compagnons d’arme.
Sortis des cuisines, je n’ouïs aucun commentaire sur la qualité de mon service. Je doutais fortement qu’il eut été apprécié. On me servit quelques restes puis je dus aider au nettoyage de la salle. M'armant d'une éponge, je nettoyai consciencieusement les tables. L'alcool n'avait pas coulé que dans les gorges des convives et les tables en étaient recouvertes. Enfin, tard dans la nuit, Moumer me conduit aux dortoirs où elle m’attribua une paillasse. Je sombrai instantanément dans un sommeil profond.
Le lendemain, lorsque je rejoins la salle principale, un groupe d'irréductibles ivrognes occupaient déjà l’une des tables. Lorsque m’approchant du comptoir, je voulu adresser mes remerciements et saluer Rogoune, celui-ci me lança un quignon de pain au visage.
« Tiens, voilà pour ce matin. Nous serions ravis de te reprendre à la plonge... le jour où l’on décidera de renouveler notre vaisselle. D’ici là, je te conseille d’envisager autre chose. »
J’encaissais sans dire mot. La nuit, bien que courte, avait regonflé mon moral et la perspective de pouvoir me rendre dès ce matin à l’académie me rendait étanche au sarcasme. Mordant mon quignon avec entrain, je sortis dans la rue, certain que cette fois, rien ne pourrait gâcher cette nouvelle journée.
[La suite dans les rues de Luminion]