...
Alors qu'il retournait dans sa chambre, soufflant un bon coup d'être enfin débarrassé de cette écrasante et silencieuse présence – Sullivan avait été pris à part par Gisors dès leur retour -, il laissa tomber sur son bureau toutes les fournitures qu'il ramenait : par-dessus, les deux fioles de fluides d'eau s'immobilisèrent, attirant aussitôt son regard et son attention.
Il les reluqua un instant, les lèvres pincées, incapable de déterminer s'il devait essayer de les ingurgiter dès à présent. Et, préférant laisser la question en suspens, il vint s'asseoir à son bureau, cherchant des yeux un ouvrage pour se distraire. Il n'en trouva pas : pis, il se souvenait malgré lui qu'on lui avait demandé de préparer ces pigments et que, plus il ferait attendre, plus on lui en voudrait ; sur-pis, pis des pis, l'image de ces grandes malles hautement verrouillées et sécurisées, cachées dans un entrepôt secret du Baron, le hantait mystérieusement. Sans doute n'y avait-il rien là-dessus qui valût la peine qu'on s'y attardât davantage – car après tout, il pouvait s'agir de commandes commerciales de Clappique que sa femme avait rapportées de ses voyages personnellement -, mais pourtant, pourtant, il y avait cette pointe d'incongruité, ce récif d'anormalité qui dépassait de la surface de l'océan du monde et qui l'attirait, lui, petite barque chétive, comme un papillon est dangereusement attiré par une flamme mortelle.
Il se releva, saisit les deux fioles dans ses mains et soupira, s'abandonnant à la contemplation de ces curieux mouvements, comme un siphon emprisonné dans le fragile verre, petite bête tournant en rond dans sa cage. Ces fluides étaient tantôt sombres comme un abîme profond, tantôt cruellement lumineux, les rayons d'un Soleil faiblard miroitant fugacement sur une surface aqueuse indistincte.
Il déboucha la première et, fermant les yeux, avala l'intégralité de cette drôle de substance. Si les fluides de terre étaient grumeleux, celui-ci se déversa bien plus rapidement jusqu'au fond de son gosier : cette substance, loin de s'accrocher à ses parois intestinales, s'y faufilait, glissait, caressait doucement ses muqueuses et ses chairs. Profitant de l'absence de symptômes, il déboucha rapidement la seconde fiole et l'avala goulûment, reposant rapidement les deux flacons vides sur le bureau avant de s'asseoir sur son lit et d'attendre, anxieux, les effets néfastes corollaires à toute absorption.
Et soudain, ce fut comme si les fluides, bernés d'avoir cru pouvoir s'échapper, se rendaient compte qu'ils étaient en train de se faire ingurgiter, emprisonnés dans ces membranes poreuses mais trop épaisses pour qu'ils s'échappent : dans son estomac, l'acidité augmenta brusquement, quelques relents gazeux quelques peu désobligeants remontant de force vers ses narines et sa bouche. Pendant quelques instants, stoïque, il se contenta de se tenir le ventre en grimaçant tandis qu'il sentait ses entrailles comme attaquée par une substance irritante et destructive : puis, peu à peu, le phénomène s'estompa, le laissant haletant, la bouche ouverte, mais sain et sauf.
Il se leva – et son corps lui rappela qu'il s'agissait de fluides d'eau.
***
Après un passage mérité aux toilettes, le professeur se mit au travail. L'ouvrage de Rubyard était une référence reconnue dans les hautes sphères, mais restait indiscutablement rare. Il fallait dire que la lecture n'en était pas aisée : ce vénérable sage – un Earion pure souche qui avait vécu dans une autarcie presque totale pendant les deux derniers siècles de sa vie afin de rédiger son dernier grand titre – avait en effet des tics d'écriture quelque peu agaçants, changeant les mots, leur donnant une graphie spécifique, graphie qu'il fallait relier à la texture même du composant. Car ce brillant alchimiste avait bien remarqué que les langues de ce monde peinaient à se montrer suffisamment précises pour ses études, aussi avait-il lentement élaboré une forme de code.
Pour avoir abordé quelques-uns des traités du maître, écrits alors qu'il était encore en élaboration de son dictionnaire personnel et de ce fait bien plus accessibles, Humbert connaissait déjà certains des encodages de l'étrange individu qui se cachait derrière ce livre, mais la lecture n'en restait pas moins rebutante. Le réchaud chauffait les composants tandis qu'il s'astreignait à déchiffrer les signes recopiés d'une patte de mouche, faiblement agrémentés de quelques dessins délavés, tout en écrasant les pierreries, mélangeant les poudres, assaisonnant les mélanges obtenus d'une touche d'orpiment pour les rendre plus brillants, d'une pincée de charbon pour les assombrir, d'un zeste de céruse pour les éclaircir.
Le dosage était ardu et, même en ayant ouvert en grand la fenêtre pour laisser les rares fumées et composés volatiles créés s'échapper, la chaleur montait à l'intérieur de la chambre et faisait perler de grosses gouttes de sueur sur la tempe de l'apprenti-compositeur. C'était du moins ainsi que s'était surnommé Rubyard, affirmant au grand dam des musiciens de toutes origines qu'il composait lui aussi, dans un autre style.
Ses trois compositions s'étalaient dans trois récipients différents, en quantité modeste mais déjà mortelle en cas d'ingurgitation. Ce n'était pas nouveau : pour avoir une belle couleur, on négligeait parfois les aspects les plus futiles comme la toxicité du produit. Ceux-ci étaient tout simplement trop chers pour servir de véritables poisons, tout en étant moins efficaces que ceux conçus dans cette seule optique ; et puis, après tout, qui irait lécher une toile de maître ou sucer les doigts de la Baronne ?
Humbert fronça les sourcils, surpris par une image intempestivement imaginée. Il aurait quelques recommandations, au cas où, pour les rendez-vous galants de ses employeurs.
Finalement, après une bonne heure de labeur et de dosage précis – millimétrés au centigramme près -, il fit glisser les trois pigments dans trois petits bocaux mis à disposition, veillant à les sceller fermement d'un bouchon de liège. Et, un doux sourire aux lèvres, celui du travail accompli et couronné d'un succès tout simple et tout modeste mais infiniment chaleureux, il se perdit dans l'observation de cette palette, certes peu étendue, mais qui embrassait le champ des possibles.
Les peintres n'avaient guère besoin de tant de couleurs que ça : il suffisait de les mélanger intelligemment afin d'obtenir le coloris exact souhaité. Et là, entre son bleu azuré, son jaune d'or et son vert émeraude, il y avait de quoi obtenir de sympathiques variations. En lui gonflait un sentiment certain de fier orgueil, considérant qu'il n'avait utilisé ni or, ni émeraude, ni pierre précieuse pour ces coloris d'ordinaire si coûteux.
Certes, certes, Rubyard l'avait grandement aidé – mais le vieillard l'avait aussi entravé, par son écriture absconse et ses formulations douteuses. Il laissa les bocaux là, trônant sur son bureau à côté du Traité, rangeant ses instruments et passant un coup d'éponge dessus, tandis qu'il songeait en rigolant doucement à ce moment de panique qui l'avait saisi lorsque la malachite demandée par l'ancêtre était une malachite presque jaune... avant de comprendre que “malachite des ondées d'aurore naissante” ne signifiait pas “malachite jaune” mais “vert mélèze”.
C'était le genre de vie que menaient les alchimistes, sans doute, réduits par les besoins de leur science à tromper leur propre langue d'une envolée lyrique. Ce vieux Rubyard était terriblement poétique, au fond, songeait-il en récupérant la bassine d'eau de nettoyage, corrompue et rendue suffisamment toxique pour qu'il s'en débarrasse – terriblement poétique et terriblement agaçant. Enfin, l'un n'allait pas sans l'autre, sans doute.
Sortant de sa chambre, il confia la bassine à un jeune serviteur, lui précisant bien, l'œil sévère et la mine fermée, de la déverser dans les égouts et de n'en renverser nulle part : ainsi, l'ensemble rejoindrait l'océan rapidement, et on n'aurait pas à déplorer d'empoisonnements suspects dans la capitale. Qui sait, un abruti aurait pu simplement balancer le bac d'eau dans le jardin, espérant ainsi faire pousser de belles plantes...
Et puis, ne pouvant attendre la demi-heure qui le séparait du dîner et préférant ne pas approcher ce genre de créations d'une quelconque assiette, il saisit les trois bocaux et, le visage inhabituellement jovial, se dirigea d'un pas vif et guilleret vers les appartements privés de la Baronne et de son homme.
Un cri rauque derrière la porte de cette chambre l'arrêta à temps de l'ouvrir. Il tendit l'oreille, incapable de bouger davantage. La voix du Baron venait de résonner à l'intérieur, puissante et autoritaire : la voix d'Agatha lui répondit sur le même ton, quoiqu'un peu plus bas, les sons étouffés par les dorures éternelles de ce faste manoir. Il retira sa main de la poignée, doucement, préférant ne pas déranger une dispute de couple : les mots sortaient, durs et agressifs, indistincts pour la plupart, les autres venant inopinément se perdre dans l'oreille de l'observateur caché.
-
C'est ta faute ! faisait-il.
Je te l'ai répété s... éé... n'écoutes pas !
-
Raah, suffit – je v... sur... si... Tant pis !
-
… Pas assez discrète ! … et voilà ! … Supercherie a été découverte !
Les mots filaient, les secondes s'égrenaient, faisant se retourner Helboldt pour vérifier que personne n'approchait dans ce couloir – par chance, les deux époux semblaient avoir renvoyé leurs domestiques et indiqué qu'ils ne souhaitaient pas être dérangés. Ou malchance ? Ses sourcils s'étaient froncés, le mystère épaissi de ces quelques termes trop précis pour être accidentels.
Il crut entendre des pas se rapprocher de la porte et recula brusquement : son pied cogna contre le socle d'une statue de marbre dans un bruit mat et bien trop fort – les deux voix se turent simultanément et son sang se glaça.
La poignée se tourna et le regard perçant de la Baronne, le visage colérique, se dévoila, se détendant à peine en le reconnaissant et demanda directement :
-
Que faites-vous là ?
Il déglutit et, avec un sourire crispé, brandit les trois bocaux.
-
Vous m'aviez demandé... ces pigments. Les voici...
Il les tendit devant lui et, un sourcil haussé, elle les récupéra, le Baron s'approchant par derrière, la mine refermée, s'abstint de tout commentaire, le dévisageant seulement d'un regard sombre et maussade. Il ne savait plus trop où se mettre, mais elle était toujours face à lui, en train d'examiner avec attention les trois coloris créés par son employé. Et puis, relevant un visage illuminé d'un nouveau sourire vers lui, elle indiqua :
-
Ce sera parfait, Monsieur Helboldt. Vous avez fait un fantastique travail ! Regarde, chéri, n'est-ce pas magnifique ?
Elle les présentait à lui, comme si la dispute de tantôt n'était qu'un mauvais souvenir, et il s'efforçait de lâcher quelques commentaires dubitatifs, un vague “Mouiii...” ou quelques “Très bien, très bien”. Et puis, tournant un sourire charmeur vers le professeur, elle réclama :
-
Ils sont tellement beaux qu'il m'en faudrait d'autres.
-
Voyons !
Le Baron avait crié, à nouveau, tonnant, le visage et les poings crispés. Helboldt se permit d'intervenir, étonné :
-
Madame, avec ces proportions, vous devriez en avoir suffisamment pour un moment, vous savez... Un ongle, c'est assez petit.
-
Allons bon, aucun de vous deux ne réfléchit, vraiment, fit-elle, lançant un regard entendu à son mari pour lui faire abandonner le combat.
J'en mettrai dès demain, pour le montrer à mes amies de la cour. Ne pensez-vous pas qu'elles en voudront elles aussi, avec un tel résultat ?
Et, s'approchant un peu plus d'Helboldt en resserrant ses bras autour de sa poitrine afin de faire ressortir les courbes généreuses de celle-ci, elle minauda :
-
Je suis certaine que nous pourrons parvenir à un arrangement. Vous serez payé, très généreusement !
Le Baron détourna le regard et retourna dans la chambre, à peine affecté par le spectacle des joues rosissantes du professeur et les provocations de la Baronne. Ce dernier, tentant vainement de regarder ailleurs, d'échapper au regard ensorcelant et farouchement séducteur de cette femme fatale, répondit timidement :
-
Je ferai ce que je pourrai...
Elle se recula et, profitant de ce sursis, il s'en retourna rapidement dans la chambre, incapable de comprendre ce qu'il lui avait pris sur ce coup-ci.
***
L'examen du parchemin du vieux Dôme révélait en lui plus de mystères que nécessaire. Helboldt aurait préféré comprendre dès le début, le cas échéant, que ces dessins n'étaient que les fantasmes d'un néophyte ou les ruses d'un charlatan, mais il y avait dans tout le déroulé décrit une forme de logique qui ressortait, presque cachée, indistincte. Le mouvement du bras droit commençait dans un sens, comme pour appeler à lui les forces terrestres : puis, un peu plus bas, le bras gauche reprenait exactement le même, avec bien plus d'amplitude et de puissance. Pour autant, le précepteur ne comprenait ni l'intérêt d'autant de gesticulations, ni les incantations plus bizarres qu'intrigantes qui avaient été inscrites vraisemblablement au hasard, dans l'espace qui restait entre les dessins.
Il ignorait de plus s'il lisait ceux-ci dans le bon sens. Il essayait de faire suivre à son regard un chemin du haut vers le bas, mais l'ordre même des gestes et des mouvements était étrange. Dans sa petite chambre, une seule bougie allumée alors qu'il essayait de décrypter le sens de ces explications sibyllines, il soupira. Rubyard lui-même semblait en ce moment-là moins abscons.
Mais il avait vu, lors de ses dernières petites aventures avec Ferdinand et Simona, à quel point il était incapable de les défendre convenablement. Son unique sortilège d’étau boueux était certes utile pour prendre la fuite, mais serait-ce toujours suffisant ?
Il se releva avec douceur et se plaça au centre de la pièce, le parchemin posé sur le rebord du lit. Il écarta légèrement les jambes et se mit dans la position initiale, essayant ensuite de suivre le mouvement décrit sans insuffler à ses gestes aucune puissance arcanique. Certains s'enchaînaient mal, semblaient parfois briser la continuité ou le sens ésotérique qu'on pouvait imaginer à une telle... danse. Mais il sentait aussi autre chose – quelque chose de plus profond. Il sentait comme l'intuition que tout cela n'était pas vain : qu'il y avait véritablement un lien avec la terre, par ces gestes.
Avec détermination, il se lança dans la reprise de ces mouvements, toujours aussi lentement et calmement. Un craquement du parquet dans le couloir le fit sursauter et, précipitamment, il posa le parchemin sur sa table de chevet, se glissa dans le lit et souffla la bougie.
Il ne bougeait plus, et, aucun bruit ne venant plus troubler la quiétude du manoir, s'en voulut d'avoir réagi aussi brusquement. Ç'aurait pu être un chat, ou un domestique qui allait au coin... Mais quelle honte si on l'avait surpris s'entraîner à de telles gesticulations ! Se retournant dans son lit, il fallut bien s'en remettre à l'avis du vieux Dôme : il aurait besoin d'un véritable professeur... quand sa bourse le lui permettrait.
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