<<<
Un frisson parcouru sa nuque, la paix entoura son esprit. En s’habillant à la hâte, elle sentit dans la pochette à sa ceinture une bosse. Elle sortit une perle lustrée et brillante dont la couleur changeait imperceptiblement, son regard s’y perdit un instant, les couleurs bougèrent alors pour elle seule et une vague de détermination et de confiance l’envahit. Son sourire s’étira et, les yeux clos, elle remercia sa Déesse protectrice et son auguste émissaire hivernal pour ce signe, ce don et le privilège d’avoir ainsi été écoutée.
Sa décision prise d’intégrer l’armée Earionne de Lehber, elle s’entraîna pendant plusieurs semaines. Tous les jours, avant de rejoindre son atelier, elle alla nager dans l’océan, toujours plus vite, toujours plus loin jusqu’à avoir les membres tétanisés par l’effort. Chaque soir, elle renforça son endurance en courant et participant aux entrainements prodigués par des anciens instructeurs de l’armée. Les elfes qu’elle rencontra là-bas étaient, comme elle, des civils, conscients de la volonté de leurs voisins de l’Est à envahir et exterminer tout ce qui pense différemment d’eux. Ils étaient aussi, et avant tout, les enfants de Moura et les faibles, tant de corps que d’esprit, n’avaient pas leur place ici. Aussi, elle s’entraîna, entourée de mâles et de femelles déterminés et concentrés.
Après plusieurs semaines, elle se sentit prête. Le lendemain débutera une nouvelle vie, une nouvelle carrière, une nouvelle voie dans laquelle elle s’engagera le cœur plein de courage. Elle fera la fierté de son père, elle sera une digne représentante de la lignée des Ulali.
La perle de l’océan lui avait montré le chemin.
Le terrain, de forme ovale et au sol martelé par la force de centaines de pas, se trouvaient au nord de la guilde des armuriers. Lorsque celle-ci sortit de terre, le terrain au nord n’était guère qu’une place encombrée d’outils et d’armes que les soldats testaient pour l’entrainement ; très rapidement, la demande fut forte de la part des citoyens, des artisans, des marins, des jeunes ou des nouveaux arrivants, pour apprendre de la main de ceux qui s’entrainaient.
Plusieurs fois par an, des membres instructeurs de l’académie militaire venaient ʺà la pêche aux talentsʺ. Le terme n’avait rien d’officiel mais l’expression était depuis longtemps consacrée. Ce matin, Kymil s’y présenta, déterminée à prouver sa valeur et sa détermination.
Fluette, légère et entraînée, son endurance n’était pas mauvaise ; les épreuves en demandant ne furent pas un problème pour elle. Mais ces épreuves, si tant est qu’elles fussent considérées ainsi par l’éarionne, n’étaient guère plus qu’un échauffement à la suite, plus difficile. L’épée et le bouclier étaient lourds à porter, le casque glissait sur son visage plat et écrasait ses tentacules, quant à l’armure, elle pesait presque autant qu’elle.
A aucun moment, elle ne s’en plaignit. Elle s’adapta vite et dépassa ses propres capacités antérieures malgré la douleur, malgré les blessures ou la fatigue.
Les consignes étaient aboyées en rafale à tous comme un seul homme et elle s’exécutait, parfois avec un temps de retard, parfois trop rapidement. Haletante, elle couru à s’en faire saigner les palmes. Souffrante, elle apprit à porter et soutenir ses camarades. Presque aveugle sous son casque, elle apprit à se placer en formation défensive.
Vint ensuite les épreuves dites de combat. Epées en bois remplacèrent les vraies, non moins lourdes pour autant. En rang et face à un soldat, les futures recrues reçurent les mêmes consignes et apprirent les mêmes gestes de défense et d’attaque. Dès le début, une nette différence se fit entre les participants. Kymil le vit mais ne s’en découragea pas, elle n’avait pas d’illusion quant à ses capacités et compétences martiales, elle savait en revanche que tous les soldats n’étaient pas des guerriers aguerris.
Son poignet la faisait souffrir mais qu’importe, elle levait l’épée pour parer les coups hauts. Son coude se relâchait trop vite, son épée tremblait dans sa main moite et seule l’agilité du soldat empêcha par deux fois qu’elle ne se prenne un mauvais coup à la tête. Et malgré tout, elle se redressait et avisait son adversaire d’un signe de la tête. Pendant une demi-heure qui lui sembla une éternité, elle apprit à positionner ses pieds, à placer et pivoter ses hanches, à tenir ses épaules pour gagner en force sans tétaniser les muscles noueux de ses bras. Exténuée, elle commençait à souffrir plus que de raison ; mais là encore, sa détermination ne faiblit pas.
La dernière phase de l’examen débuta. Les recrues furent placées en binôme selon leurs capacités respectives. Kymil se trouvait face à un mâle un peu plus jeune qu’elle, mince et sec, à la peau bleu pâle et aux traits du visage tirant vers la finesse des Hinions, son expression brute et sévère parvenait pourtant à rigidifier l’ensemble.
Au coup de sifflet, les échanges débutèrent. Son adversaire fut plus rapide qu’elle, sans doute moins fatigué et plus habitué à des efforts physiques intenses. Fougueux, il rata pourtant son premier coup, paré inutilement par Kymil qui ne put reprendre l’avantage à temps. La tranche de son épée buta contre le plat de la lame de son adversaire qui la repoussa avec vigueur. Elle trébucha et tomba sur les fesses. Ordre avait été donné de ne point attaquer l’adversaire à terre, il était ici question d’évaluation et non d’un combat contre un ennemi. D’une main ferme, il prit celle de Kymil et la releva vivement, profitant de leur proximité pour partager quelques mots … que Kymil connaissaient que trop bien.
« Tu me fais perdre mon temps l’hybride ! »
« L’unité est notre seule chance face à nos ennemis. Répliqua-t-elle avec conviction.
Peu importe nos physiques, nous sommes une nation, nous sommes les enfants de la Reine mères des Océans. »
« A bien des égards, les crevettes le sont aussi … cela n’en fait pas des Earions. Alors, reste à ta place, hybride. »
Il la relâcha avant qu’elle ne réponde. Mille fois, elle avait entendu ce terme, depuis son enfance où cela la faisait pleurer jusqu’à ce jour où il ne faisait que la peiner, pour l’autre. Son peuple avait depuis quelques centenaires une tendance à rechercher l’uniformité, et l’influence des trop beaux et trop lisses Hinions y était pour beaucoup selon elle.
Mais ce qui ne changeait pas, c’était l’influence de la force. Les mots se chuchotaient et se cachaient lorsque la force grandissait. Nul Earion n’osait plus se moquer du physique de son oncle.
Loin de la blesser ou de la faire douter, les mots de ce pêcheur en quête de gloire l’exhortèrent à repousser plus loin encore ses limites. A ses hoquets haletants se succédèrent des cris motivés. Elle répliqua la première d’un coup d’estoc. Une fente presque parfaite, son bras armé tendu et ferme, elle toucha le haut de la cuisse de son adversaire qui riposta aussitôt en balayant l’épée de Kymil d’un mouvement brusque. Elle se souvint des consignes, elle ne perdit pas de temps à regarder l’arme tomber, un geste instinctif qui pourtant l’aurait fait perdre du vue les mouvements de l’adversaire. Moins handicapée par le poids de l’arme, elle réussit à échapper au coup suivant.
Le pêcheur, plus vif et plus agile, l’empêcha à plusieurs reprises de récupérer son épée, en se plaçant devant ou en la repoussant du pied. Kymil en perdit sa concentration. Chercher l’épée, suivre et anticiper les mouvements, réfléchir à une stratégie ; tout cela était éprouvant pour une éarionne habituée à de la technicité dans sa vie de tous les jours.
Elle prit le coup de plein fouet ; une vraie épée lui aurait valu d’être estropiée à vie, et dans un véritable combat d’être achevée sans états d’âme. Ce combat-ci était fini. Ou, du moins, ce fut ce qu’elle cru. Son adversaire, la voyant se redresser avec hauteur et dignité, persuadée qu’elle était d’avoir fait ses preuves ; retourna à la charge, bien décidé à abattre d’une toute autre manière celle qui ne baissait pas le regard sous la défaite. Les cris d’avertissement de leurs soldats référents la firent tourner la tête à temps. Pas tout à fait à genoux ni tout à fait debout, elle traîna du pied pour s’affaisser, et donner un coup de coude dans l’aine de son adversaire plié en deux au dessus d’elle. Cela lui arracha un grognement de douleur, son bras invalide lui ayant servi d’appui. Le pêcheur lui donna un coup de genoux dans la mâchoire avant d’être soulevé sans douceur par les instructeurs venus stopper les deux ʺbagarreursʺ.
Groupe après groupe, les participants revinrent sur les bancs, attendant patiemment la fin des délibérations. Les blessés furent auscultés, l’épaule de Kymil enduite d’un baume et bandée. De l’aveu amusé des soignants, les blessures étaient courantes, en raison notamment de l’amateurisme des candidats mais surtout de leur fougue à prouver leur valeur. Ils y voyaient une force, bien sur, de même que les gradés les jugeant ; un Earion ne cède pas.
((Je n’ai pas cédé.)) se dit-elle en gardant le menton haut.
Plusieurs minutes plus tard, aussi sobrement que cruellement, des noms furent aboyés, et les nommés purent rejoindre les rangs en face. Aucun discours, aucun jugement, aucune critique ni encouragement : ceux qui avaient échoués aujourd’hui repartirent comme ils étaient venus, certains sinon tous avec la ferme intention de retenter leur chance.
Kymil fut de ceux là. Elle avait échoué.