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Nouveau départ
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La soirée s'est installée sur la cité, faisant s'engouffrer des badauds humains dans la taverne en quête d'un grog ou d'une pinte bien remplie. À chaque fois que la lourde porte s'ouvre, une rafale froide fait geindre les attablés les plus proches de l'entrée, mais rien ne semble en mesure de leur faire quitter ces sièges à proximité du comptoir. Le Tigre n'en a cure, tournant le dos à ce spectacle par trop de fois entendu depuis le déclin du jour. Lui se tient à proximité de la cheminée, n'ayant pas bougé de sa place même quand Hasgörd est venu placer une lourde bûche dans l'âtre. Le regard félin est rivé sur les danseuses timides de ce rythme orangé auxquelles on offre la perspective d'un banquet, mais il ne les contemple guère. Bras croisés contre son torse, le luth tant convoité bloqué dans cette étreinte, le woran reste debout, immobile.
Cela fera six jours à la prochaine aube que Huyïn s'est défait de son boulet humain. Presque une semaine, mise à profit pour faire plus amplement le tour de la cité, et chaque sortie ne faisant que l'amener à une conclusion peu agréable. Pohélis, malgré le temps passé depuis sa prise, demeure fondamentalement un bastion militaire. Nul ici ne semble en capacité de lui fournir la piste qu'il recherche, qu'elle concerne la maîtrise de son nouvel ami à cordes ou une opportunité digne d'intérêt. Le félin ferme ses yeux coloris vert grisé, l'extrémité de sa queue effectuant un vif à-coup instinctif témoignant de sa frustration. Il connaît son instrument, mais il sait également qu'il ne le fait chanter que par instinct, ce que le premier quidam avec un peu d'adresse est apte à faire. Or, il n'est pas n'importe qui, et se refuse à n'être qu'un gratte-cordes parmi d'autres. Il veut faire plus que jouer un petit air distrayant pour des oreilles ingrates. Mais dans cette cité peuplée de soiffards et de créatures semblant constamment en rut -et donc perpétuellement en quête de confrontations violentes-, trouver quelque mentor ou même un public suffisamment réceptif pour exercer son talent musical n'est pas aisé.
Le félin, se tenant bien plus droit que l'ensemble des bipèdes présents, abaisse légèrement les yeux vers son instrument qu'il tient face à lui. Il en fait lentement tinter une corde, puis une autre, les entendant à peine à cause des voix plus ou moins attaquées par la boisson des présents. Nouveau grondement mécontent alors que la porte joue une fois de plus. Ignorant la perturbation, Huyïn reprend son instrument contre lui, plaçant ses pattes contre les cordes en réfléchissant à une suite de notes à faire naître. Alors qu'il s'apprête à jouer, une soudaine présence sur sa droite lui fait légèrement redresser les oreilles. Un mouvement vif. Une douleur fulgurante au bas de sa mâchoire qui lui fait rejeter légèrement la tête sur le côté. Le Tigre ne bouge pas, le regard résolument fixe tandis qu'il essaie de comprendre l'événement. On ne lui en laisse cependant pas le temps. Son col est brutalement empoigné par deux mains fermes, tiré d'abord puis repoussé, son dos heurtant vivement les pierres de l'âtre. La chaleur dans le dos du félin passe de douceur à menace, lui faisant rapidement ramener sa queue légèrement gonflée contre l'arrière de sa cuisse. Il joue de sa grande taille pour se déplacer le long de la pierre pour les mettre, lui et son bel instrument, hors de portée du danger flamboyant.
La poigne à son cou ne l'entend pas ainsi et lutte, l'attirant et le repoussant avec une brutalité renouvelée contre la cheminée. Vibrisses frémissent au moment où un élan est suffisant pour que le crâne du woran cogne contre la pierre. À proximité, des voix jusque-là muettes s'indignent, gueulant de laisser ce pauvre chat tranquille. Si la force contre sa tunique ne fait que croître en intensité, l'agression est suspendue alors que son assaillant s'adresse au public par-dessus son épaule.
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Un chat ? Vous appelez ce monstre un chat ?! Vous avez des culs de bouteille en guise d'yeux, ma parole ! Regardez-le !", crache l'individu d'une voix grave et contenant tout juste son ire.
Huyïn abaisse légèrement le regard, profitant de la distraction pour observer son agresseur. Un humain, presque aussi grand que lui. Longue crinière noire assez sale devant atteindre ses clavicules et repoussée de son visage. Un faciès remarquable par les cicatrices qui s'y trouvent, un trio comme un coup de patte du front à l'arcade droite et une balafre encerclant sa pommette du même côté et dévalant la joue. Une poignée d'autres enfin en travers de la gorge et le long du cou. Un collier ouvert à l'avant repose à sa base, sur un torse sec mais doté d'une puissance certaine. Le Tigre ne tente pas le moindre geste pour se défendre, les autres clients pestant contre l'individu mais ne levant pas le petit doigt pour lui venir en aide. Le Woran sait qu'il pourrait sans doute se débrouiller seul maintenant que la surprise est passée, mais il est curieux de connaître la raison de ce geste. Après tout, l'homme ne porte pas l'odeur alcoolisée de qui aurait bu plus que sa part et semble l'avoir délibérément pris pour cible.
Dès que le regard marron de l'humain revient sur lui, il le cogne de nouveau contre la paroi et scrute son visage en fronçant ostensiblement les sourcils. Il semble à la recherche de quelque chose, et ne le trouvera pas. Le félin met un point d'honneur à ne pas rendre son regard à l'individu, observant un espace vide derrière lui.
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Ça se grime en humain, ça prétend être inoffensif, et ça cherche à vous faire la peau quand vous vous y attendez le moins !"
L'humain agressif gronde à la tirade d'un client éméché lui rétorquant, entre deux éclats de rire, que la même chose peut être dite des sektegs. Ou des garzoks. Ou même des femmes ! Le trait d'humour ne fait que le provoquer davantage. Il le secoue encore une fois et s'apprête à lui causer de nouveau un début de migraine lorsqu'une poigne ferme se pose sur l'avant-bras de l'individu. Huyïn ne cligne même pas des yeux alors que Hasgörd vient s'enquérir de l'affaire. Sans le lâcher malgré le changement de couleur de sa peau sous la main du tenancier, l'homme déverse son fiel, répliquant à toutes les assurances que le woran est inoffensif des généralités contraires. Le Tigre refuse de bouger ou d'ouvrir la gueule, profitant du spectacle de ces individus convaincus d'êtres tous détenteurs de la vérité et tentant de l'imposer à leur vis-à-vis à grands renforts de rugissements sous couvert de paroles. Si une main finit par le lâcher, l'autre fait crier le tissu de sa tenue juste avant que l'homme reprenne avec véhémence.
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Dressé ? Dressé ?! Et où est son dompteur, hein ?"
Là encore, la réputation de son ancien
maître qui n'hésitait pas à boire et cuver plusieurs jours durant dans leur abri joue en sa faveur. Son absence n'a rien de nouveau ni de surprenant aux yeux des clients. S'il n'en affiche rien, Huyïn est de plus en plus méfiant. L'homme commence à poser trop de questions et de plus en plus justes. Clients comme patron font le portrait du musicien absent, évoquant finalement peu de détails malgré le temps que l'individu a passé dans cet endroit. Huyïn prend une longue inspiration au moment où les doigts rigides de son agresseur daignent lâcher sa tenue, mettant un point d'honneur à ne pas porter son attention sur l'être brun. Pendant un instant, il se demande tout de même pourquoi les humains ont choisi l'empoignade à ce niveau pour affirmer leur domination. Imperturbable, le Félin ajuste son luth et commence à faire tinter les cordes, comme il l'entendait depuis le début. L'incident est clos.
Quoique.
L’œillade mauvaise que son agresseur lui adresse, même pendant que le tenancier lui propose une pinte pour se détendre, laisse entendre qu'il ne compte pas en rester là. Le Woran ne s'en alarme pas et résiste à l'envie de passer sa langue au coin de sa gueule, sentant une douleur légère persister au bord de sa bouche.
De longues heures durant, Huyïn tient son rôle d'animal savant à la perfection, faisant parfois une petite ronde entre les tables pour rapprocher la musique des clients. Jamais il ne prend place sur un siège, même quand des humains avinés cherchent à l'y inviter avec plus ou moins de force. Le Woran pousse la comédie jusqu'à se poster non loin du bout du comptoir là où son assaillant a pris place pour l'observer sans relâche, agissant comme une créature docile et incapable de garder rancune de ses mésaventures. Ses pattes nues le ramènent ensuite auprès de la cheminée où il demeure jusqu'à ce que la moitié de la grosse bûche ait été dévorée. Là, sans tenir compte de ceux qui l'écoutaient jouer, il stoppe abruptement, enserre son instrument et se poste auprès du comptoir. Extirpant un tissu de sa petite sacoche, il le pose sur une petite écuelle vide trônant sur le meuble. Il lorgne le tout avec insistance, sans bouger. Il attend, ne laissant qu'une oreille se tourner légèrement vers la porte quand celle-ci s'ouvre. Il fixe le récipient couvert sans cligner des yeux, ne réagissant pas aux passages près de lui ou même au raclement d'un tabouret manquant de peu percuter sa patte.
Après plusieurs longues minutes, le tenancier ayant fini de servir des clients le remarque et s'approche. Il prend le récipient, faisant se relever la tête du Félin et en suivre le mouvement avec attention. L'homme y dispose plusieurs lanières de viande séchée ainsi que cinq yus qu'il fait tinter un par un devant le Tigre. Il referme le tissu en un petit sac et le noue avant de le reposer dans l'écuelle et replacer celle-ci à sa juste place. Huyïn, mains prises par son instrument, ramasse le paquet entre ses crocs comme un bon petit compagnon bien dressé, se retourne et quitte l'établissement sans se presser.
La nuit est bien tombée sur la cité, chose qui ne gêne en rien le Tigre ni la plupart des gens à crocs visibles du coin. Les sens en alerte, il traverse des rues fréquentées, passant entre sektegs mécontents, humains éméchés tout juste sortis de la taverne et garzoks s'attrapant les bras en une forme de lutte. Pivotant sur l'avant de sa patte, il s'engouffre dans ce qui est une impraticable ruelle, tout juste assez large pour qu'il s'y déplace de profil. Il change ses appuis sur son luth pour le tenir sous un bras, ouvre la gueule et laisse le petit sac tomber dans sa paume libre. Il le soupèse un peu et le range dans sa sacoche. Il se plaque ensuite contre une paroi et guette, patient, attentif et curieux. Un moment s'écoule, faussement rassurant. Le Woran n'est pas dupe. Habitué à être le chasseur, il sait comment un prédateur leurre sa proie en une impression de sécurité pour mieux lui fondre dessus. Alors il attend.
Cela porte ses fruits, car la silhouette du grand humain apparait le long d'une paroi, sa tête tournant d'un côté et de l'autre, visiblement en quête de quelque chose. Le Félin, sans doute. Huyïn retient son souffle, laissant l'être dépasser sa cachette sombre. Son traqueur poursuit sa route pendant quelques mètres puis, soudainement, s'arrête. Il met un genou à terre, observant le sol et gênant le passage sans sembler en avoir cure. L'individu se redresse et revient lentement sur ses pas. Aurait-il plus de ressemblance avec un prédateur qu'il n'y parait ?
Le Tigre commence à fatiguer de ce petit jeu et ne se voit pas s'y adonner encore longtemps. Il ferme les yeux un instant et songe à la force magique nichée en lui. Une petite distraction et il pourra se glisser jusqu'au bout de cet étroit passager et rentrer tranquillement à l'abri. Huyïn jette son dévolu sur une bande d'humains incapables de marcher droit, jouant à qui fera le plus de bruit, et se concentre dessus. Au moment où l'un d'entre eux émet un rot des plus sonores, le Woran manifeste sa magie. Une rafale de vent entoure sa cible, bousculant tous les présents autour de lui. Non seulement la bande avinée s'étale, mais l'humain hostile qui le suivait est aussi frappé dans le dos par la force magique. Il trébuche sur les gobelins et tombe coude en avant dans le flanc d'un des lutteurs.
Lentement, le Tigre longe sa paroi, sans quitter la scène des yeux jusqu'à ce que l'angle ne le lui permette plus. Des bruits de toutes sortes emplissent la rue, masquant le retrait à pas feutrés du véritable coupable. Huyïn se glisse dans la nuit, empruntant d'autres ruelles détournées pour avoir la paix. Ce petit accroc l'aura diverti un moment, pas plus.
Demain, dès l'aube, il ira voir l'un des lieux que le tigreau humain Arrluk lui a indiqué et qu'il gardait comme ultime piste : l'université des glaces.
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