04. Vocalises et soins de la gorge
A défaut de pouvoir former des sons intelligibles, sa bouche produisait moult salive. Il y avait non seulement du pain et du fromage sur le plateau que rapporta le bel Otis mais aussi une grappe de raisin mur à éclater – probablement un arrivage de Blanchefort – et un mélange coloré de branches de céleri tronçonnées, de pommes débitées en demi-lune, de noix décortiquées et d’endives effeuillées.
Haple n’avait qu’une envie : se jeter sur ce festin improvisé qu’on lui déposait devant elle. Cependant... le Sinari dut lire son appréhension dans les yeux hésitant de l’elfe.
-
Ah oui, commenta-t-il, songeur, avant de se tourner vers le Kendran.
Otis, notre invitée semble avoir des difficultés avec sa mâchoire. Est-ce que tu peux y faire quelque chose ?
Le bleu profond de ses yeux hypnotisa Haple tandis que le nouvel entrant l’examinait attentivement.
-
Que lui est-il arrivé ?
-
Pas sûr mais c’est possible que ce soit de notre faute, donc…
Haple ne vit pas l’intérêt de le détromper.
-
Voyons voir…
Lorsque l’humain approcha une main du visage de l’adolescente, celle-ci eut un mouvement de recul instinctif. Elle avait assez souffert comme ça.
-
Ne t’en fais pas, Maestra. Otis est un guérisseur.
-
Apprenti guérisseur, le corrigea l’intéressé.
(
C’était le bon moment pour le préciser… ?)
Surmontant son appréhension, Haple lui fit signe de procéder d’un bref et sec hochement de tête. Alors, la douceur tiède de ses mains apposées en coupe sous son menton lui engloba le bas du visage. La sensation, agréable dans un premier temps, évolua rapidement vers autre chose. Pas de la douleur, non, mais un fourmillement comme un souffle sur des braises, très inconfortable, qui picotait dans ses lèvres et ses joues, se prolongeant le long de son os mandibulaire jusqu’à ses oreilles à mesure que les muscles et les ligaments se réagençaient harmonieusement.
-
Voilà, c’est le mieux que je puisse faire… Comment tu te sens, mon chaton ?
(
…)
Haple ne releva pas le surnom qui en temps normal lui aurait hérissé le poil car, présentement, c’était son état de santé qui la préoccupait.
-
Ça ‘a mieux, je ‘ois…
Au moins, pouvait-elle désormais ouvrir grand la bouche et former les fricatives et les nasales. Plus important : elle pourrait manger !
-
Vas-y mollo, quand même. Il reste des séquelles. Mais je pense qu’avec des exercices de rééducation tu recouvreras toute ta liberté de mouvement et ta palette de sons.
-
Une chance que tu sois dans le temple de l’élocution, alors, commenta Leniad avec optimisme.
(
Je suis une chanceuse, oui…)
-
Elle restera donc un peu ici ?
-
Je l’espère, répondit-il avec un sourire invitant dans la direction de l’elfe qui se débattait avec une bouchée trop ambitieuse.
Haple laissa le silence s’installer, prenant le temps de venir à bout d’un cerceau de noix dont le croquant lui aurait d’ordinaire plu mais qui, en cet instant, résistait à sa mâchoire convalescente. Ce moment de répit lui offrit l’occasion de réfléchir posément… Que voulait-elle maintenant qu’elle était sortie d’affaire ?
(
Me venger ?) Oui, assurément. En temps et en heure. (
Donc pas dans l’immédiat). Car, au vu des événements de la journée, elle était forcée de reconnaitre qu’elle n’avait ni la maturité, ni la puissance nécessaire pour vaincre les Sœur Nétone et Nacota. Déjà que son dîner lui résistait… (
Oui, je resterai. Je me referai une santé, ici. Peut-être même que je pourrai y apprendre comment équilibrer la donne avec ces maudites magiciennes. Profitons qu’elles me croient morte…)
-
‘ou’ l’ins’ant.
Le Sinari approuva sa décision avec bonhommie.
-
Alors il faudrait que quelqu’un s’occupe de lui préparer une chambre.
-
Ça t’embête de t’en occuper ? Et de dire à Ivan d’y porter directement ses affaires ?
Comme si sa coopération était une évidence, le Kendran ne prit pas la peine de répondre au barde et conclut simplement avant de partir avec un sourire affable :
-
Tu seras bien avec nous, tu verras, mon chaton.
(
Il faudra faire quelque chose à propos de ce surnom, par contre…)
***
Le son de la porte qui se ferma derrière elle lui parut la plus douce musique qui puisse exister entre ces murs où l’harmonie était reine. Enfin, elle retrouvait son intimité. Enfin, elle allait pouvoir pleinement baisser sa garde. (
Enfin !)
Haple embrassa du regard la chambre où l’avait conduite le guérisseur après être revenu l’arracher à la compagnie de Leniad. Les murs étaient lambrissés de bois, transcription verticale du plancher vernis sur lequel se reflétait un rayon de lune qui nimbait la pièce de sa blafarde douceur. Haple s’avança vers le lit, lentement, découvrant un peu plus à chaque pas sa nouvelle cellule. (
Non). Elle n’était plus au couvent. (
Ma chambre…).
Le mot lui semblait étrange, désormais. Il lui rappelait une époque révolue, où, dans son lointain Anorfain, elle avait bénéficié de tous les privilèges d’une fille de notable Hinïons. L’adolescente posa le chandelier sur sa nouvelle table de chevet avec un soupir qui faillit en souffler les flammes. Que n’avait-elle pas plus apprécié le confort de cette vie bourgeoise avant de tout envoyer paître ? (
Pas de regret). C’était la voie qu’elle avait choisie et pas seulement une conséquence involontaire de son indomptable nature.
Elle s’assit sur une chaise positionnée face à un secrétaire, remarquable ouvrage de marqueterie en bois de cerisier et de poirier. De là, elle pouvait apercevoir la rue, laquelle était encore parcourue par de nombreux festivaliers. C’est alors qu’elle remarqua son sac de voyage posé dans un coin de la pièce, caché derrière un rideau en damier de laine verte et jaune qui protègerait ce douillet cocon de la fraicheur nocturne.
Aussitôt, elle se leva pour en faire l’inventaire. Rien ne manquait : de ses vêtements de rechange qu’elle étala sur le lit à son tambour, son poignard et ses potions. Les deux bourses aussi : la sienne et celle du chef des brigands de la veille. Elle s’en étonna : elle avait supposé qu’on la lui aurait dérobée après qu’elle eut perdu connaissance. (
A moins que…) Réflexion faite, la bourse avait été dans sa veste, donc quelqu’un la lui avait bien soutirée avant de la remettre dans son sac de voyage… (
Ivan)
Elle desserra le cordon et en inspecta le contenu pour la première fois. Une pièce d’argent et une dizaine de pièces de cuivre reposaient contre le fond en cuir. Haple les fit tinter songeusement : y en avait-il eu plus ? Questionnement futile qu’une sensation inattendue interrompit. Son doigt avait buté contre un caillou. Haple le sortit et découvrit qu’une rune avait été gravée à sa surface. (
Différente des autres). C’était tout ce qu’elle pouvait en dire. Rosemonde aurait surement su en déchiffrer le sens…
A ce moment, trois coups résonnèrent contre la porte.
-
En’’ez, énonça Haple du mieux qu’elle put en rangeant précipitamment ses précieuses possessions.
La porte s’ouvrit, non pas sur le fossoyeur mais sur le guérisseur. Otis poussa la porte du pied et avança jusqu’à son bureau avec toute la prudence nécessaire pour ne pas renverser l’eau de la flasque qu’il apportait.
-
J’ai pensé que tu voudrais faire un brin de toilette.
Otis l’examina de pied en cap avec l’air de penser qu’il avait vu juste. Il reprit avec une grimace :
-
A commencer par cette boue sur ta gorge et tes épaules…
-
Non, ‘as la ‘oue… ça fait ‘u ‘ien.
-
Tu es blessée en dessous ?
-
Oui. ‘lus de ‘eau, articula-t-elle laborieusement.
Le visage angélique du Kendran s’horrifia :
-
Plus de peau ?!
Haple haussa les épaules.
-
Mais il ne faut pas laisser de la boue sur une blessure ouverte ! Ça pourrait s’infecter !...
En effet, la sensation de soulagement que la boue lui avait procurée semblait avoir laissé la place à un léger inconfort. Haple fit signe à l’autre de ne pas s’inquiéter et de la laisser réfléchir. Elle avait l’impression d’être à l’aube d’une épiphanie.
(
Clairement la boue a soulagé la douleur et empêché que la blessure ne s’aggrave au contact de l’air et de la poussière… mais dans le même temps, les miasmes terreux auraient dû infecter celle-ci)
Haple effleura du bout du doigt la substance aux étranges propriétés et la porta à son nez.
(
Aucune odeur ou presque, intéressant… c’est comme si la fraction miasmatique avait été « séparée » de sa contrepartie minérale… Eurêka !)
Haple brandit son doigt boueux vers le guérisseur en signe de victoire. Préférant ne pas interrompre dans le cours de ses pensées l’adolescente aux apparences de folle à lier, celui-ci se contenta de l’observer avec circonspection lorsqu’elle se mit à faire les cent pas.
(
C’est la pluie qui a dû purifier la terre tout à l’heure. Ou bien, mes fluides ont-ils opérés d’eux même… ? Je ne devais pas être tout à fait inconsciente puisque je me suis hissée à la surface au moyen d’une butte… Peu importe ! Il n’en reste pas moins que je devrais pouvoir reproduire ce genre de… cataplasme boueux en intimant aux argiles du sol d’en repousser la fraction organique. De repousser toute chose organique, d’ailleurs, de manière à constituer une couche qui isole la chair des agressions extérieures…Mais alors ?)
Haple s’arrêta net, les yeux écarquillés. Une idée encore plus folle lui était venue.
(
Si je peux isoler la fraction minérale pour soigner, alors je peux récupérer les miasmes pour infecter une plaie ! Haha !)
L’adolescente dû lire dans le visage inquiet du Kendran qu’elle donnait l’image d’une possédée… et redescendit sur terre un instant. Elle savait qu’elle avait là non seulement une astuce qui lui serait très utile en combat, mais aussi l’unique procédé nécessaire pour réaliser ces deux sorts aux effets opposés. Il faudrait qu’elle s’entraine pour tester son hypothèse et mettre au point les détails : un nouveau défi, voilà qui l’excitait !
-
Je te laisse te débarbouiller et j’essaye un sort de soin ? lui proposa Otis lorsqu’elle sembla avoir retrouvé sa présence d’esprit.
-
Ça ma’che. ‘ou’ne ‘oi, lui ordonna-t-elle avec un geste de la main pour lui faire comprendre de se tourner.
Otis fit galamment face au mur opposé tandis que l’adolescente retirait prudemment sa veste, puis son chemisier. Malgré toutes les précautions qu’elle y mit, Haple ne put retenir une plainte de douleur lorsqu’elle découvrit la plaie, écaille de boue après écaille de boue. Elle était heureuse de ne pas avoir de miroir car le peu qu’elle pouvait voir à la limite inférieure de son champ de vision n’était pas beau à voir. La chair y était à vif et présentait une texture grumeleuse où se mêlaient indistinctement le rouge de centaines de petits vaisseaux sanguins qui parcouraient ses fins fuseaux musculaires et le camaïeu crème et brun de la graisse qui entourait ceux-ci.
Préférant ne pas s’attarder sur ce spectacle désolant, Haple laissa derrière elle la flasque d’eau désormais souillée et retourna à son lit où l’attendait du linge propre. L’air sur sa peau ! Ce fut un supplice : le simple vent que son corps déplaçait en avançant faillit lui arracher des larmes. Au lieu de cela, ce fut un gémissement plaintif qui échappa de ses lèvres tremblantes.
-
Tu es prête ? demanda candidement le Kendran croyant qu’elle l’avait appelé.
-
Une se’onde.
Haple ne voulait pas que quiconque la voit souffrir ainsi. Elle ne serait faible devant personne ! Alors, avec détermination, elle sera les dents autant que sa mâchoire traumatisée le lui permit et s’empara d’une chemise propre sur son lit. Mais au contact du lin sous ses doigts, son courage flancha : elle ne pourrait supporter en l’enfilant la sensation de la fibre rugueuse sur sa plaie ouverte. Alors, couvrant au mieux sa poitrine naissante avec la chemise roulée en boule, Haple invita finalement le guérisseur à la rejoindre.
-
Oh, souffla celui-ci à voix basse en constatant l’ampleur des dégâts,
je n’ai jamais vu ça. C’est comme si la peau s’était tout simplement… envolée.
Il leva vers elle des yeux empreints d’une curiosité professionnelle presque déplacée. Haple ne répondit pas à la question implicite sur l’origine de cette blessure hors du commun.
-
Au moins les tissus sous-jacents ne sont pas abîmés, ni infectés… ce qui relèvent du miracle vu ton niveau d’hygiène.
(Pas du miracle… En tout cas, pas selon moi.)
Sans plus de palabres, le guérisseur tendit ses paumes au-dessus de la zone à guérir. Haple les regarda s’approcher de sa gorge nue et, malgré la lumière douce dans laquelle elles étaient nimbées, elle appréhenda le moment où elles entreraient en contact avec sa peau suppliciée. Elle détourna le regard…
-
Rien à faire.
Haple reporta son attention sur le guérisseur qui avait rendu son verdict avant même d’avoir essayé. (
Ou bien ?) Ses mains étaient à quelques millimètres d’elle seulement ; il ne l’avait même pas effleurée, par souci pour son confort. (
Je ne suis pas si fragile…)
-
‘ouvez y aller. ‘as si f’agile.
-
Ce n’est pas la question, répondit-il en reculant.
Le souffle de Gaïa aurait dû fonctionner… même juste un petit peu comme plus tôt sur ta mâchoire. C’est comme si… il n’y avait rien à réparer. Comme si… ton corps avait oublié qu’il devrait y avoir une peau pour couvrir cette zone. Je propose qu’on attende de voir si elle se reconstitue d’elle-même.
Ça ne s’annonçait pas bien. Comment pourrait-elle espérer dormir ou vaquer à ses occupations pendant tout ce temps avec une plaie ouverte qui lui ferait souffrir le martyre… ? Haple refusa cette réalité.
-
Amenez-moi de la ‘oue, s’il vous ‘laît.
-
Je peux te préparer un cataplasme traditionnel plutôt… proposa-t-il en échange avant de renoncer devant le regard insistant de l’apprentie géomancienne.
Très bien. Je te ramène de la boue.
(
Voyons voir comment je m’en sors)
-
On ne me l’avait jamais faite celle-là, commenta le Kendran pour lui-même en sortant.
De la boue…
>>>Suite : 05/11