Le jeune noble débarqua dans la taverne d'Hargartt d'un pas vif et assuré, un individu en armure et à la mine patibulaire sur ses talons. Réajustant une mèche de cheveux, Adam salua le patron d'un signe de tête et balaya soigneusement la salle animée du regard. Il le repéra rapidement, attablé dans un coin de la vaste pièce avec un guerrier à la mine aussi belliqueuse que son compagnon.
Le jeune homme se fraya un chemin jusqu'à lui, Jonas lui suivant de près. Son père avait insisté pour que son bras droit l'accompagne. Tous deux prirent alors place en face d'un homme au ventre bedonnant et au teint hâlé. Ses doigts boudinés ornés de grosses bagues tapotaient nerveusement la table et ce dernier sursauta presque lorsqu'Adam et son acolyte tirèrent les chaises :
« Ah vous voilà, pas trop tôt. Je commençais à me demander si votre père était revenu sur sa proposition. »
Adam fit signe à une serveuse et répondit aux ronchonnements de son interlocuteur :
« Père ne revient jamais sur une décision. D'ailleurs il vous présente ses excuses pour ne pas avoir pu se déplacer lui-même, un imprévu a dû requérir toute son attention. Mais rien de grave ne vous en faites pas. »
« Hmm ». Le gros marchand, un dénommé Yzrouel se contenta de hocher la tête tout en marmonnant. Visiblement il s'était rendu au rendez-vous fixé par Mordred, le père d'Adam, avec une certaine réticence. L'individu qui se tenait à ses côtés était à n'en pas douter un de ses gardes. Ce dernier restait silencieux, lorgnant avec méfiance le duo qui venait de les rejoindre.
Mordred, ancien milicien qui avait eu une belle carrière, s'était reconverti dans le commerce depuis maintenant pas mal d'années. Gonflé d'ambition, il était prêt à tous les coups fourrés pour asseoir sa position, et ainsi gagner un siège parmi le conseil des 7 marchands. Voilà maintenant quelques mois qu'ils avaient repéré Yzrouel, un riche commerçant originaire de Nirtim, qui venait sur Tulorim afin de vendre d'intéressants produits exotiques et artefacts.
« Comme il vous l'a déclaré dans sa missive, père désire vous proposer un partenariat. Je suis ici pour vous présenter les détails. Comme vous l'aurez vous-même constaté, bien que Tulorim soit une cité axée sur le commerce, elle regorge également d'insécurité. Je ne vous apprends rien, les richesses engendrent les convoitises et cette cité est aussi une fosse à miséreux. »
Adam laissa planer quelques secondes, laissant au marchand bedonnant le temps de revisualiser un des coffres de son étal retrouvé éventré. La scène s'était déroulée la veille, durant la nuit. Personne n'avait rien vu, aucun coupable n'avait été démasqué et il y avait bien trop de suspects pour pouvoir lancer de sérieuses accusations.
Mais le jeune mage savait qui avait fait le coup, ou plutôt qui avait commandité le vol. Le but n'avait pas été de dérober des marchandises, en tout cas surtout pas à un point où cela aurait pu décourager le commerçant de faire des affaires sur Tulorim. Non, le but avait plutôt été d'insuffler à Yzrouel un sentiment d'insécurité suffisamment poignant pour que l'entretien actuel se passe dans des conditions favorables.
« Père vous propose donc une place réservée auprès d'un de ses commerces, où vos conditions pour travailler et entreposer seront bien meilleures que sur le marché. Il s'agit d'une zone relativement protégée, et la notoriété grandissante de père vous aidera à écouler plus facilement vos marchandises. Pour cela vous lui remettrez juste un quart de vos bénéfices. »
Yzrouel ouvrit de grands yeux ronds. Sa bouche sembla marmonner sans toutefois sortir de son et son teint déjà mat vira au cramoisi. Le guerrier qui lui servait de chien de garde et qui était jusqu'à maintenant resté stoïque, ne pût également s'empêcher d'écarquiller les yeux.
« Ha ! Tu entends ça Ablit ? Un quart ! »
Yzrouel porta à sa poitrine une de ses mains surchargées de parures, et continua a s'exclamer d'un ton qui dégoulinait d'ironie :
« Quelle générosité de votre part ! Mais dites-moi, pourquoi je n'irais pas plutôt voir un des sept marchands, je suis certain qu'il me rendrait ce... « Service » pour bien moins cher. »
Adam retint un soupir de lassitude et répondit :
« Il n'est pas question de générosité, mais d'opportunité pour vous. Quant à savoir si un des sept grands marchands vous rendrait ce même service mais avec moins d'intérêts, vous faites erreur. Aucun d'eux n'est arrivé là où il en est en faisant la charité. »
Le jeune noble comptait sur cette logique imparable pour abuser son interlocuteur.
Cette dernière avait d'ailleurs l'air de faire son effet vu l'air confus du gros lard. Son teint cramoisi semblait virer de plus en plus au foncé. Yzrouel tourna les yeux vers son homme de main, qui lui répondit par un haussement d'épaules. Le marchand bedonnant articula alors :
« Un dixième des revenus. »
La réponse ne se fit pas attendre :
« Un quart. »
Un crachat s'abattit sur la table en même temps qu'Yzrouel se redressa d'un bond, dardant sur Adam un regard furieux.
Adam mis quelques secondes avant de reprendre la parole, l'ombre d'un mince sourire triste naissant sur son visage :
« Croyez-moi il s'agit là d'une opportunité en or pour vous. Vous sous-estimez la misère de cette ville, les individus qui emplissent ces bas fonds sont des animaux. J'ai déjà vu des hommes et des femmes se faire couper la main en quelques secondes pour des bijoux plus petits que ceux-là.»
Il baissa le regard sur une des mains surchargée de bijoux d'Yzrouel.
Le gros commerçant balbutia quelques secondes, visiblement troublé et se ressaisit rapidement en crachant :
« Que Phaitos vous emporte. Je n'ai besoin de personne pour gérer mon commerce et surtout pas d'escrocs comme vous ! Viens Ablit on n'a plus rien à faire ici. »
Le guerrier ne se le fit pas dire deux fois. Il darda un regard sombre sur le duo et tourna les talons, sortant de la taverne à la suite de son maître.
Adam soupira et joignit ses mains derrière sa tête :
« Je me doutais qu'il serait fermé à l'idée mais pas à ce point. Ma foi ce n'est pas grave, il n'y a plus qu'à.»
Jonas hocha la tête en empoignant la choppe que venait d'apporter une serveuse. Il avait été un des subordonnés de Mordred au sein de la milice. Il l'avait ensuite suivi en tant qu'homme de main par amitié, et aussi parce qu'il gagnait ainsi bien plus d'argent. L'ancien soldat essuya d'un revers de main le filet de bière qui coulait le long de son imposante barbe brune.
« Il n'y a plus qu'à... »
Tous deux commandèrent de quoi grignoter et discutèrent tranquillement des affaires en cours, en attendant que la nuit soit bien avancée. Adam appréciait cette taverne. Ce n'était pas un lieu de débauche et de désordre comme on en trouvait beaucoup sur Tulorim. Lorsqu'une personne se montrait trop turbulente on la foutait dehors. C'était une chose quasiment acquise auprès des habitués du lieu. Du coup l'ambiance y était plus sérieuse que la moyenne et donc plus propice aux discussions professionnelles.
Le duo se leva un peu plus d'une heure plus tard et gagna la sortie.
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