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Le chef nain répondit promptement à ses paroles. Il pensait qu'ils étaient malades, évoquant des humains à la peau noire - et visiblement bien plus costauds qu'eux deux. C'est-à-dire que ni elle ni Jorus n'étaient particulièrement musclés : tous deux comptaient davantage sur leur agilité que sur leur force brute et c'était chose difficile à faire saisir à des Thorkins... Yurlungur s'efforça néanmoins de ne rien laisser paraître lorsqu'il les traita de “faibles”. Après tout, c'était tant mieux s'il les estimait inoffensifs : leur infiltration n'en serait que favorisée, et l'on se méfierait moins d'eux. Ça faisait précisément partie du mode opératoire de l'assassine...
Néanmoins, il n'était guère convaincu par la justification de la jeune fille concernant leur présence ici, dénigrant ouvertement l'aventure comme inutile, sinon puérile ; mais elle nota qu'il n'avait visiblement pas remarqué son jeune âge. Eh, si seulement l'aventure était réservée aux enfants... On lui aurait moins cherché des noises dans toutes celles dans lesquelles elle avait eu l'idée de s'embarquer jusqu'à présent. Enfin, ce fut avec colère qu'il répliqua à ce malencontreux adjectif, “nouveau”, apposé à leur peuplade, tout autant qu'il était clairement agacé par leur curiosité, qui représentait à ses yeux un défaut majeur.
À vrai dire, elle ne s'était pas attendu à une telle réaction, bien qu'a posteriori celle-ci était plus que logique. Un peuple qui se cachait ne souhaitait probablement pas qu'on le découvre aussi aisément et verrait toute curiosité mal placée comme une menace potentielle. Ce fut le moment que Jorus choisit pour s'adresser à son tour au chef, usant de flatteries un brin visibles, mais tout à fait adaptées. Il rattrapait ses erreurs à elle et brossait les barbes naines dans le sens du poil. C'était malin, bien plus que l'approche dont elle avait usé : d'ailleurs, le petit chef y répondit favorablement en traitant à nouveau les Gris de “vermines”, présentes depuis plus de vingt mille ans.
Ils étaient donc là depuis le début ? C'était... étrange. Était-ce seulement possible que les Sindeldi n'aient jamais eu connaissance de leur présence ? Ou les avaient-ils délibérément repoussés sous terre, jusqu'à présent ? Il était tout de même curieux qu'ils aient patiemment attendu vingt mille ans avant de tenter de refaire surface... Et tout aussi bizarre qu'on ne leur ait pas touché le moindre mot de ces créatures-là. Pour le Thorkin, en attendant, les faits étaient clairs : les Sindeldi avaient volé la terre de son peuple, et ils s'apprêtaient à le reprendre. Vingt mille ans pour préparer une revanche, voilà qui était bien une mentalité de nain.
Naturellement, il jugea qu'ils en savaient désormais trop et qu'ils devaient être emmenés comme captifs. C'était une première victoire. Après tout, ils auraient aussi bien pu décréter qu'ils devaient être exécutés sur-le-champ : l'hypothèse qu'on leur réserve ce sort plus tard n'était pas à exclure, mais ils avaient une voie d'entrée toute tracée pour pénétrer dans la citadelle naine et en apprendre plus sur ce peuple qui, bien qu'il ait été présent sur ce continent depuis des siècles, était néanmoins un peuple “nouveau” - ou du moins en phase de renouveau.
Il fallait abandonner ses armes : dans son apparence actuelle, Yurlungur n'en laissait aucune visible. Elle aurait d'ailleurs eu bien du mal à se battre sans briser l'illusion, incapable de les faire réapparaître. Aucun fourreau en vue, alors que son arbalète, sa dague et ses armures devaient bien être là, quelque part, invisibles... Cette forme de sorcellerie dont elle avait hérité d'Arsok lui était encore plutôt inconnue et elle ignorait suffisamment pour être (à peu près) honnête lorsqu'elle déclara en levant ses deux mains :
«
Je suis déjà désarmée. Je vous suis. »
Elle tentait de sourire de façon aimable et adressa un regard appuyé à Jorus. Si jamais elle brisait l'illusion, elle aurait bien une dague pour lui : mais il était peu probable qu'il s'en doutât. Il devait penser qu'elle avait laissé toutes ses affaires en arrière, au campement peut-être, ou alors qu'elle les cachait sur elle. Elle avait néanmoins encore un gros sac sur le dos mais fit comme si cela n'était rien en s'apprêtant à suivre le chef, à qui elle répondit aimablement à ses questionnements :
«
De là d'où je viens, je suis encore une enfant, moi. Mais cette couleur de peau, elle est naturelle. Vous connaissez d'autres humains, à la peau brune ? »
C'était chose rare à Nirtim. Il y avait quelques pirates grands et basanés qui parcouraient les rues de Dahràm, laissant dans leur sillage un sillon d'exotisme et de sauvagerie ; mais ils apparaissaient une semaine puis repartaient en mer aussi secs. Aucun ne s'installait durablement dans le royaume pirate, et de toute sa vie elle n'avait jamais croisé plus que deux ou trois personnes à la peau noire. C'était peut-être une autre espèce ? Ou alors les Sindeldi avaient-ils aussi volé la terre à des humains du Naora, qui eux avaient également la peau noire ?
Avant de rentrer dans la montagne, Yurlungur se souvint brusquement qu'elle avait laissé sa tente toute montée à cent mètres de là. Certes, une tente, ça ne valait pas grand-chose, mais tout de même - la jeune fille était radine jusqu'au dernier ongle de pied et préférerait récupérer tout son matériel.
«
Nous avons installé un campement par là-bas, fit-elle en désignant une direction au chef nain.
Est-ce que je pourrais aller récupérer mes affaires ? »
Elle doutait qu'on lui en accorde l'autorisation : mais un campement tout seul, abandonné au milieu de la jungle, c'était louche. Peut-être le chef enverrait-il au moins quelques uns de ses guerriers récupérer la tente et la couverture qu'elle y avait laissées. En espérant qu'ils soient suffisamment délicats... Après tout, c'était l'argent de sa dernière mission qui avait payé pour ça.
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