...
Le soleil tapissa de mauve les quelques arbres du delta pendant le début de leur marche : puis la lumière crût, et le mauve se mua en orange, puis en un jaune d'or qui finit par se faire blanc. Il faisait encore frais mais humide : la proximité du fleuve en crue accroissait mécaniquement la quantité de rosée qu'ils trouvaient sur leur paquetage au matin et faisait grelotter Yurlungur quand il était encore trop tôt. Mais rapidement alors que le jour s'imposait, la chaleur augmentait et ils se retrouvaient à affronter un climat doucement tropical. Elle n'avait encore jamais été confrontée à une telle combinaison : pour elle, lorsqu'il faisait chaud, l'eau devait au contraire s'évaporer, partir, et les périodes de fortes chaleurs étaient associées à une sécheresse naturelle, tandis que l'humidité provenait essentiellement de la pluie, en automne ou en hiver, quand il faisait déjà froid. Pour l'heure, elle découvrait ce climat avec une sorte d'amusement naïf. Il était encore adouci par la présence des plaines à côté, qui permettait à un vent rédempteur et plus sec de souffler quelquefois : elle n'imaginait pas encore la gêne tropicale une fois qu'il aurait effectivement pénétré dans la jungle.
Ce fut alors qu'ils avançaient en contournant un escarpement rocheux que leur guide s'arrêta soudainement et blêmit, avant de leur crier un avertissement et de déguerpir à toutes jambes. Yurlungur la considéra un instant avec un air désabusé, le sourcil relevé. Un quoi ? Elle était chargée comme un mulet et si Ëlëann avait certes la possibilité de courir, avec le peu d'affaires qu'elle transportait, l'assassine aurait autrement plus de mal à distancer qui que ce soit. Alors, du côté des plaines, retentit un rugissement, d'une créature qu'elle put aussitôt remarquer, tant elle prenait désormais de la place, dressée de ses deux mètres de haut en s'avançant vers eux en grognant. C'était une sorte d'énorme félin au poil verdâtre, dont quelques canines dépassaient dangereusement de la gueule : au-dessus de celle-ci, une sorte d'excroissance de métal s'était développée, couvrant son museau, ses joues, et le bas de son front d'un casque royal aux arabesques splendides et sauvages. Enfin, dans son dos, s'agitait une queue monstrueuse, dotée à son extrémité d'une sorte de masse d'arme, un amas de chair hérissé de protubérances d'un vert de jade, pointues et menaçantes, qui ressemblaient drôlement aux griffes qui hérissaient ses pattes massives, ou à ces deux cornes qui avaient poussé aux coins de ses épaules.
Bien que la bête semblât suffisamment massive pour être éventuellement lente - d'autant plus qu'elle s'avançait vers eux sans même prendre la peine de les courser - Yurlungur doutait de ces apparences un peu trop simples. Peut-être l'Urükuë attendait-il seulement qu'ils lui aient tourné le dos pour lancer la charge, ou alors avait-il besoin de prendre un peu de temps pour se lancer à pleine vitesse. Elle croyait voir dans son expression la certitude qu'il comptait faire d'eux son prochain déjeuner et estimait leurs chances de fuite avec tout le paquetage qu'ils transportaient relativement faibles. Oui, il était évident qu'elle ne pouvait pas fuir aisément dans les circonstances présentes : elle lança un regard entendu à Jorus qui était encore à côté d'elle, passablement abasourdi par la vision du fauve, et lui posa aux pieds son sac.
«
J'ai besoin que tu mettes ça en sécurité. »
Elle lui adressa un sourire confiant, sous lequel transparaissait néanmoins une certaine angoisse.
«
Je le retiens en attendant. T'as qu'à me rejoindre après pour m'aider à lui faire la peau, à cette... chose. Ukulélé. »
Elle grimaça. C'était précisément le genre de blague que Jorus aurait fait - et elle refusait à ce qu'il déteigne sur elle.
«
Urükuë, corrigea-t-elle d'un ton plus froid. »
Elle se détourna, dégaina ses deux lames et commença à avancer à pas lents vers l'animal. À mesure que celui-ci s'avançait, elle distinguait plus nettement une sorte de barbe d'un vert malachite sous son menton, toute la rangée crocs entre elle et son gosier, ses muscles gigantesques qui roulaient sous une peau craquelée, comme si celle-ci était grumeleuse, couverte de croûtes et de scléroses. Ses pattes avant étaient dotées de griffes plus longues que ses dagues à elle : avec leur cinq doigts dont une sorte de pouce, elles avaient presque l'air humaines - mais d'une humanité monstrueuse, la même qui avait forgé ce masque de fer aux volutes hérissées de piques et de tranchants. Elle n'avait jamais vu un tel animal, ni d'ailleurs aucune bête capable de se créer une armure - et cela l'intriguait. Certes, elle aurait pu en savoir plus en interrogeant Ëlëann : mais celle-ci n'avait probablement jamais vaincu un tel animal, vu la promptitude avec laquelle elle avait détalé. Yurlungur ignorait si elle serait capable de défaire la créature à elle seule : mais elle comptait sur le renfort à venir de Jorus. À eux deux, ils avaient dégommé les molosses de Vallel à Orsan : ils formaient, au combat, une équipe de choc, et elle ne doutait pas que leurs aptitudes jointes viendraient à bout de n'importe quel adversaire, fût-il aussi imposant que l'Urükuë qui s'avançait vers elle avec autant de rage que de férocité. Et puis, dans le pire des cas, elle pourrait toujours tenter de s'enfuir également...
«
Viens par ici, cabot de mes deux ! Eh roquet, tu vas voir qui est ton maître ! Des rats comme toi, j'en boulotte trois pour l'apéritif ! »
Elle hurlait de plus en plus fort, à mesure que le grognement de la bête s'intensifiait, essayant toujours de le dominer, au moins sur le point de vue vocal. Si elle avait commencé par avancer droit vers lui, elle avait ensuite dévié sa trajectoire, comme si elle essayait de le contourner, tout en restant face à lui, avec une posture aussi menaçante que possible - s'il était du moins possible pour elle de l'être, tellement elle était frêle en comparaison de son adversaire. Elle avait donc louvoyé vers la gauche, comme si elle cherchait à repousser le temps de la rencontre en évitant d'aller directement au front. Et de fait, elle atermoyait, bien que la distance qui la séparait de l'Urükuë diminuait à vue d'œil. Elle l'attirait non seulement plus loin de Jorus qui aurait à emmener toutes leurs affaires en lieu sûr, mais aussi vers un coin plus rocailleux où le relief, elle l'espérait, serait à son avantage. Oh, elle imaginait bien que s'il vivait dans ce coin, il n'aurait aucun mal à escalader les quelques corniches étalées ici et là : mais celles-ci pourraient aussi servir de promontoire à la jeune fille, pour attaquer son adversaire depuis un angle plus élevé. Si elle ne pouvait frapper que ses pattes, non seulement elle manquerait d'efficacité, mais elle pâtirait de surcroît d'un désavantage de taille : la portée du fauve était bien plus importante que la sienne, avec ses pattes seulement, et à essayer de les toucher le risque était plus gros que le gain.
Elle continuait à insulter grossièrement la bestiole. Si celle-ci ne devait pas comprendre un traître mot de ce qu'elle déblatérait, elle en comprenait néanmoins le sens caché : il n'était pas difficile de saisir que Yurlungur la défiait, qu'elle se moquait d'elle, qu'elle cherchait à l'irriter - et ça marchait. Les babines de la bête se gorgeaient d'une bave avide de chair fraîche. Alors que ces traits se dessinaient distinctement, maintenant qu'ils étaient à à peine deux ou trois mètres l'un de l'autre, la pointe d'angoisse au creux du ventre de la jeune fille s'était muée en excitation grandiose.
Elle admirait la sublime couronne d'acier qui couvrait le visage du prédateur et elle la trouvait magnifique. À cette distance, elle pouvait en découvrir la finesse et la grâce : malgré toute la sauvagerie et la brutalité qui émanait de son adversaire, de sa trogne féroce et de ses grondements animaux, il possédait ce masque qui était comme un trophée, la signature du maître de ces terres. La symétrie en était même parfaite : elle ignorait d'où est-ce qu'il pouvait tirer le métal servant à produire cette excroissance, mais elle la désirait ardemment. La soif de possession s'était infiltrée dans le cœur de la gamine : elle observait sa proie comme un gros marchand qui pourrait bien lui céder quelques uns de ses précieuses marchandises. Mais le masque n'était pas à vendre, et le mercier cruel : qu'importe, elle le saignerait jusqu'à ce qu'il abandonne et lui cède sa couronne...
Pour autant, elle doutait pouvoir affronter la bête seule, surtout dans un combat direct au corps à corps. Il fallait attendre que Jorus arrive pour lui prêter main forte : alors, l'avantage du nombre serait décisif pour pouvoir frapper l'animal d'un côté puis de l'autre, sans relâche, jusqu'à ce qu'il trépasse. L'Urükuë la considéra un instant en grattant la roche de sa griffe de jade, puis chargea : Yurlungur lui sourit, bougeant à peine, puis disparut dans un nuage d'ombres au dernier moment, sentant comme une brise légère lui traverser la nuque alors qu'elle réapparaissait à une dizaine de centimètres du flanc de son adversaire, l'air à peine essoufflée. Si les premières utilisations de cette capacité, sur Aliaénon, l'épuisaient rapidement - surtout en combat -, elle la maîtrisait désormais pleinement et parvenait à la déclencher sans souci. Ce n'était pas tant la transformation en ombre qui la fatiguaient que la concentration que cela impliquait, de voir venir l'assaut et de déterminer une position sûre où réapparaître sans dommages. Il eût été fâcheux de se téléporter juste dans l'axe de la massive queue du monstre, par exemple.
La bête s'arrêta rapidement, visiblement confuse d'avoir manqué sa proie. Pourtant, sa charge n'avait même pas été si rapide : il avait semblé à la jeune fille que l'Urükuë avait surtout tenté de la déchiqueter de ses crocs en lui fondant dessus, tout en tailladant l'air de ses griffes. Son poids, probablement, l'empêchait de lancer des charges trop rapides, surtout sans élan - même si celles-ci devaient être dévastatrices pour quiconque restait sur leur chemin. Après quelques instants, l'assassine lui cria d'un ton moqueur :
«
Alors, gros lard, on rate une proie aussi facile ? »
L'Urükuë se retourna en grognant férocement. Mais son regard ne se posa pas instantanément sur elle : il oscillait, alors que son museau remuait, reniflait autour de lui, comme s'il cherchait à la flairer, jusqu'à pointer droit vers elle. Plus pesamment que la dernière fois, et sans doute échaudé par sa tentative ratée, il avança vers elle d'un pas plus lent, comme pour vérifier à chaque instant qu'il ne la perdrait pas. Mais elle ne comptait pas lui laisser une telle chance : constatant cela, elle se retourna à son tour et se mit à courir à toute vitesse vers un petit promontoire rocheux de deux petits mètres de haut. Derrière elle, elle perçut la course de l'Urükuë qui s'accélérait, mais elle avait encore une avance suffisante pour pouvoir escalader le promontoire et se relever en haut, sur le léger gazon qui poussait là et se retourner. L'Urükuë tenta de la mordre, plantant ses crocs à ses pieds : elle esquiva de justesse, son plastron des ombres la rendant par chance intangible le temps que la gueule du monstre se retire, et tenta de désespoir de frapper l'une des pattes qui s'agrippait à la roche en la craquelant, mais elle constata avec étonnement que sa dague ricochait sur la peau durcie du prédateur sans lui infliger la moindre gêne.
«
Sale bête ! »
Elle essaya de repérer Jorus, derrière : la position un peu plus élevée qu'elle occupait aurait dû lui permettre de vérifier si son compagnon viendrait rapidement à sa rescousse, mais l'Urükuë réussit plus vite que prévu à lui obstruer la vue. Derrière cette petite corniche, le terrain descendait doucement, jusqu'à se joindre à nouveau au sol de la prairie : elle continuait à reculer et en quelques instants l'Urükuë avait escaladé à son tour la saillie et la dominait à présent. Ç'avait été un mauvais calcul. Il était déjà gigantesque par rapport à Yurlungur, et le terrain qui descendait de son côté accentuait encore plus cette domination de taille. Il était vraiment temps que Jorus revienne.
Le monstre fondit sur elle et elle esquiva à nouveau en se fondant dans les ombres, cette fois sur le côté droit. Ce changement de côté lui fut rédempteur, car elle perçut en réapparaissant la queue de l'Urükuë brasser l'air sur son flanc avec une forme de préméditation à laquelle elle ne se serait pas attendue aussi tôt. Elle déglutit et fit encore quelques pas, aussi silencieuse que possible, le temps de s'éloigner un peu plus du fauve : mais si celui-ci semblait doté d'une maigre vue et que la jeune fille était suffisamment discrète pour tromper son ouïe, son museau renifla une fois et il se tourna instantanément dans la bonne direction en rugissant. Il l'avait repérée à l'odeur et malheureusement, elle ne savait pas encore faire disparaître ce genre de traces de sa présence. Son teint blêmit un peu.
Aussitôt, l'Urükuë tenta à nouveau de l'attaquer et elle esquiva de même, mais cette fois-ci en se déplaçant vers l'arrière. Le flanc était devenu trop dangereux à cause de la présence de la masse qui s'agitait au bout de sa queue : du reste, il n'avait pas un élan suffisant pour la rattraper, mais cela ne semblait que faire retarder l'échéance. Il lui fallait une voie de sortie : alors qu'elle continuait à reculer, elle lançait des regards rapides dans toutes les directions, tout en se déplaçant latéralement, pour tenter de renverser le désavantage du terrain, ou du moins revenir au précédent. Mais l'Urükuë ne lui laissait pas beaucoup de marge de manœuvre : il fallait qu'elle tente quelque chose de plus audacieux que ses esquives, au risque de finir en viande hachée.
Alors qu'il tentait à nouveau de la mordre, elle disparut une fois encore vers la gauche et se mit à courir, décrivant un arc de cercle autour de la bête, puis se jeta du haut de la corniche, atterrissant en bas en roulant sur le sol rocailleux. Elle se releva prestement d'un saut carpé : elle avait certes quelques contusions, mais rien de bien méchant, et ses pièces d'armure avaient amorti le choc : sans attendre elle reprit sa course et aperçut devant elle Jorus qui lui criait quelque chose comme “attention”. Sans réfléchir, elle disparut à nouveau dans les ombres vers la droite, juste au moment où l'Urükuë s'écrasait avec un fracas terrible, bondissant du haut du promontoire. L'Urükuë se tourna encore vers elle, mais elle avait un plan. Jorus était là : ils pouvaient passer à l'attaque.
Le relief était ici beaucoup plus à son avantage qu'en haut de la corniche, où tout était plus plat : il y avait de nombreuses saillies, des cachettes, des discontinuités dans la ligne du terrain. Elle se redressa et, tout sourire ayant disparu de son visage, qui arborait désormais une expression déterminée. Il fondit à nouveau sur elle, mais elle était prête. Elle entreprit de bondir de tous côtés, à droite, à gauche, presque chaotiquement, esquivant de justesse la plupart de ses coups, au rythme d'une roulade et de quelques voltiges peu assurées, qui eurent le mérite de déconcerter son adversaire : c'était une tactique qu'on lui avait enseignée à Kendra Kâr, une semaine plus tôt, et elle savourait de la mettre en pratique en conditions réelles. Au terme de ces quelques acrobaties, elle s'était retrouvée sur le flanc gauche : sans attendre, elle brandit la dague de la Trinité et l'abattit dans un recoin du membre postérieur de l'Urükuë, bondissant une dernière fois dessus avec acharnement. Elle avait bien visé : la partie frontale de la créature était couverte de ces plaques qui la protégeaient, mais celles-ci n'étaient pas encore pleinement formées à l'arrière et la dague pénétra dans les chairs, presque avec facilité, arrachant un mugissement de rage au fauve.
Yurlungur retira prestement le poignard, constatant que l'extrémité gauche, celle de Guigne, s'était brisée à l'intérieur de la chair : l'Urükuë continuait à hurler de douleur et, en reculant, elle ne put éviter le mouvement de la masse caudale du prédateur, qui l'effleura au bout de l'épaule gauche. Il n'y avait qu'une seule des pointes de la masse qui parvint à la toucher : et pourtant elle fut projetée dans les airs, tourbillonnant sur elle-même jusqu'à s'écraser mollement à quelques mètres, une douleur intense diffusant dans tout son bras. Elle se releva en serrant les dents, le bras ballant. Sa dague simple était tombée au sol, son bras gauche étant désormais trop douloureux pour qu'elle puisse l'employer. Cela n'avait aucune importance. Elle toisa un instant l'Urükuë avec un regard mauvais. Celui-ci continuait de rugir, faisait trembler les arbres et s'envoler les oiseaux. Chacun des deux avait réussi à frapper l'autre : le prédateur boitait, elle avait un bras qui pendait. La douleur irradiait dans tout son corps : si elle parvenait encore à maîtriser la situation, il lui faudrait rapidement des soins, au risque de n'être plus capable de se battre correctement.
Alors qu'elle s'attendait à ce que l'Urükuë l'attaque à nouveau, un boomerang en forme de croissant de lune fendit les airs et vint frapper le monstre à l'arrière de la tête. Elle avait complètement oublié l'arrivée de Jorus : cela suffit à détourner l'attention du prédateur, qui tourna la tête vers le jeune homme, bien que celui-ci eût du frapper davantage pour distraire que pour blesser. Yurlungur n'en demandait pas moins : elle se retourna et déguerpit vers la plaine à toutes jambes.
Elle savait que l'Urükuë ne la poursuivrait pas : non seulement parce qu'il était lui aussi blessé et probablement dans l'incapacité de poursuivre correctement qui que ce soit - c'était un gros avantage qu'elle laissait à Jorus - mais aussi parce qu'il avait désormais un autre ennemi à affronter. Elle finit par s'arrêter, vérifier rapidement qu'effectivement il ne la suivait pas, puis ranger la dague de la Trinité dans son fourreau. De sa main libre, elle saisit la grande gourde magique, la déboucha du bout du pouce et la laissa couler sur son épaule, désignant mentalement la potion la plus puissante qu'elle possède. Elle sentit le liquide grenat couler sur l'énorme bleu qui se formait et un soulagement s'emparer d'elle. La douleur déjà cessait, bien qu'il subsistât un sentiment de gêne profond. Son bras n'était naturellement pas totalement remis : mais elle arrivait à le bouger un peu, et pouvait concentrer toutes ses pensées sur le combat sans être gênée par la douleur.
Elle reprit son souffle le temps de ranger la gourde et de reprendre son arme en main. Puis, avec frénésie, elle entreprit de chercher dans les herbes de quoi se camoufler : elle attrapait toutes les fleurs qui lui passaient sous la main et les pressait, les écrasait, les broyait, avant de s'étaler leur pollen sur l'armure, clématites, chèvrefeuille, jasmin ou violettes : tout y passait, y compris des plantes dont elle ignorait l'origine. Lorsqu'elle ne sentit guère plus la sueur mais plutôt une douce senteur de fleurs, elle considéra être devenue, au moins pour un temps, relativement bien protégée et revint vers le champ de bataille, trottinant, laissant le surplus de fragrances être emporté par le vent.
Elle s'approchait avec aussi peu de bruit que possible, se glissant entre les rochers en évitant d'être vue par qui que ce soit. Mais le combat avait rapidement tourné au désavantage de Jorus : tout comme elle, il n'arrivait pas à affronter la créature seul et, profitant autant que possible de sa patte blessée pour fuir, elle remarqua bien vite qu'il était en train de s'épuiser petit à petit, ses acrobaties d'esquive des attaques de la créature déclinant sensiblement en vivacité. Elle serra les dents dans une expression de rage et escalada promptement un promontoire avant de bondir sur sa proie, en plein sur son dos. Elle arrivait de son flanc gauche, la dague brandie comme si elle s'apprêtait à faire un sacrifice : son stratagème de fleurs et de pollen avait réussi et l'Urükuë ne l'avait pas repérée : du reste, frapper sans qu'on s'y attende, c'était dans ses cordes. Elle s'abattit sur l'échine du fauve et enfonça profondément la dague de la Trinité autour de sa colonne vertébrale, une fois, deux fois : la créature se rabroua alors et elle s'agrippa tant bien que mal à sa dague, qui glissait néanmoins entre les chairs, petit à petit : elle perçut alors un mouvement vers la droite, alors que la queue de l'Urükuë était balancée vers elle.
Sans hésitation, elle disparut dans les ombres et tomba dans la poussière à côté de Jorus, alors que la formidable masse, dans son élan, vint fracasser l'occiput de l'Urükuë. Un craquement affreux retentit et il tituba, avant de s'effondrer à leurs pieds, sa cervelle commençant déjà à dégouliner au sol. Yurlungur se laissa tomber sur le dos et reprit lentement sa respiration. Elle n'y avait même pas prêté attention, mais celle-ci s'était accélérée au cours de son rodéo sur l'animal : elle sentait par ailleurs monter un rire nerveux, qu'elle réprima par un effort de volonté. Ç'avait été une belle bataille, mais sans être drôle pour autant.
Elle se redressa sur les coudes et jeta un coup d'œil vers Jorus.
«
Ça va ? Rien de pété ? »
Il entama une réponse calme et assurée, interrompue par un brusque vomissement de sang. Yurlungur posa aussitôt une main sur l'épaule de Jorus, tandis que celui-ci tentait de retenir le flot d'une main. Il récupéra rapidement une gourde à sa ceinture qu'il but d'une traite : après quelques instants, son état sembla stabilisé, du moins en apparence. Il avait dû se prendre un gros coup, comme elle tout à l'heure : vu la force du monstre, c'était suffisant pour causer des blessures graves, même internes. Il s'excusa et laissa passer un jeu de mots quelque peu foireux, qui fit perdre au visage de la jeune fille toute l'inquiétude qui s'y lisait jusqu'alors. Faisait-il exprès ? Ou était-ce involontaire ? Elle hésitait visiblement et son expression était un peu confuse.
«
Ça va à peu près. Elle m'a aussi... »
Elle se renfrogna et conclut :
«
Bref. »
Puis, se relevant, elle s'approcha du cadavre de l'Urükuë. La couronne d'acier trempait dans la fange désormais, et les muscles énormes étaient faibles, incapables de soulever à nouveau cette créature. Un sentiment de fierté emplissait petit à petit l'assassine, tandis qu'elle semblait se promener autour de la bestiole, le visage de plus en plus fermé et hautain. Elle examinait en particulier la couronne, qu'elle vint même toucher du bout du doigt : mais ça n'avait pas la fraîcheur du métal, ni même la consistance - ça semblait dur, mais plutôt comme de la corne, ou peut-être de l'os. C'était dans tous les cas trop massif pour être transporté - déjà qu'elle était pas mal chargée... Tant pis. Elle s'approcha des gemmes qui parsemaient la queue du monstre, mais à nouveau elle constata que celles-ci n'étaient pas minérales mais organiques, comme des sortes d'ongles protubérants, et verdâtres.
Cela l'embêtait. En voyant l'Urükuë, elle avait d'abord naturellement pensé à la couronne - qu'elle imaginait en acier -, puis aux gemmes, mais aucun des deux n'étaient déjà de véritables bijoux, et la couronne était de toute façon bien trop encombrante. Ou alors... Elle s'approcha et sortit sa dague pour essayer de découper un peu autour des points du crâne d'où la protubérance sortait. Il semblait effectivement qu'il s'agissait d'un os : avec un peu de travail...
Elle se tourna vers Jorus et lui indiqua :
«
Je vais me faire une couronne. Va donc retrouver Ëlëann, mais on fait une petite pause. »
Puis, sans attendre davantage, elle s'attela au charcutage du crâne de l'Urükuë.
***
Cela avait pris un peu temps, une partie de la matinée à taillader dans la chair, briser les os les plus fins et faire évacuer le sang qui coulait abondamment de certaines régions : mais même si l'ensemble était assez ignoble, ç'avait été un succès. Après quelques heures de travail, elle avait fini par réussir à détacher la couronne du reste du crâne de la créature et parvenait à la traîner contre le sol. Yurlungur remarquait naturellement le regard horrifié d'Ëlëann, qui lui fit remarquer avec sarcasme qu'elle ne pourrait pas la transporter.
«
Évidemment, je ne suis pas si cruche, rétorqua la jeune fille. »
Mais elle ne comptait pas perdre son trophée. Elle le traîna ainsi sur quelques mètres, jusqu'à ce qu'il se trouve au-dessous de la corniche, dans un recoin, presque une cachette - en tout cas invisible depuis la route. Pour parfaire la cache, elle découpa quelques branchages et les disposa par-dessus. Dès lors qu'on s'approchait, il était évident que quelqu'un avait tenté de couvrir une planque ou un trésor : mais de loin, on ne pouvait se douter de ce qui se cachait là-dessous.
«
Voilà ! Comme ça, personne ne me le piquera. »
Très satisfaite, elle ignora les expressions sans doute un brin méfiantes de la grise comme de son compagnon d'aventures - tout comme elle n'écouta pas les commentaires de leur guide sur le meurtre inutile d'une créature “rare”. Eh : plus la créature était rare, plus le trophée valait le coup. C'était en fait un contre-argument, du point de vue de Yurlungur.
Le reste de la journée se déroula sans heurts, ainsi que la suivante, jusqu'à ce qu'ils arrivent au delta. La veille, en prévision, Jorus et elle avaient chassé et cueilli quelques petites choses pour pouvoir survivre plus facilement à l'intérieur, où la nourriture serait probablement plus rare. Voyant Ëlëann leur conseiller de se prémunir contre les moustiques et insectes volants en tout genre, elle rabattit sa capuche et récupéra le ruban dans son sac pour l'enrouler autour de son visage et recouvrir sa bouche et son nez. C'était une protection assez sommaire, mais qu'elle estimait suffisante : par ailleurs, le reste de son corps était bien protégé, recouvert de tissu, à l'exception de ses mains qu'elle comptait garder le plus possible dans ses poches, jusqu'à ce qu'ils arrivent à proximité de la jungle. Elle imaginait que là-bas, les moustiques pulluleraient moins, puisque c'était surtout l'humidité du marécage qui les rendait nombreux et agressifs ; en attendant, elle aurait certes moins d'équilibre, mais ça ferait un bon exercice pour son balancement.
Elle laissa Jorus passer juste derrière Ëlëann et prit la suite, vérifiant de temps en temps en arrière que personne ne les suivait, de façon aussi négligée que possible. Elle estimait possible que quelqu'un tente de les suivre, peut-être depuis Alythaë, ou alors un espion qui les aurait retrouvé par la suite : dans tous les cas, elle ne tenait pas à ce qu'ils en pâtissent.
L'intérieur du delta était effectivement une vraie mine de dangers. Ce fut probablement la première journée où leur guide leur fut véritablement utile : mais ils n'auraient pas pu s'en sortir sans elle. Plusieurs fois, elle leur indiqua avec précaution de ne surtout pas marcher un peu trop à gauche, ou à droite, et comme Jorus naturellement tenta de palper le sol de son pied, on pouvait voir qu'il n'y avait aucune surface solide pour le retenir et Yurlungur dut le rattraper brutalement du bras pour maintenir son équilibre. À cette première occasion, elle sentit un ou deux moustiques en profiter pour lui piquer le dos de la main et, une fois Jorus en sécurité, la rapatria promptement dans sa poche en assaisonnant le jeune homme d'injures variées. En réalité, elle l'aurait bien fait elle-même autrement : mais d'avoir sorti sa main, elle la sentait déjà qui grattait, et ça l'agaçait excessivement.
Du reste, ils ne voyaient pas trop où ils allaient. L'ensemble était un labyrinthe, où l'on entendait le bourdonnement constant des moustiques et le déluge lointain du fleuve : ce n'était que parce qu'ils suivaient Ëlëann qu'ils parvenaient à progresser de façon relativement constante et sans grande difficulté. Il y eut bien un ou deux serpents, et une sangsue faillit rentrer sous le pantalon de Jorus si Yurlungur ne l'avait pas rapidement découpée en rondelles. Les conditions du terrain rendaient un combat très difficile : aussi, lorsque leur guide leur désigna sans un mot un alligator qui s'approchait, bien que ce dernier fut probablement un adversaire moins coriace que l'Urükuë dans l'absolu, ils prirent spontanément la suite de la grise pour s'écarter au plus vite en mettant un peu de terrain solide entre lui et eux. Du reste, la faune était fascinante, à l'exception des moustiques. Elle croisa un serpent de deux mètres de long, au moins, au corps large comme son torse : Ëlëann leur parla d'un “anaconda”. Ce n'était pas un mot qu'elle connaissait, mais elle apprécia le flegme de cet énorme reptile. Visiblement, il était déjà repu.
Enfin, en seconde partie de journée, ils finirent par rejoindre le fleuve proprement dit : des masses d'eau importantes coulaient, charriant une grande variété de boues, de branches et même un ou deux tronc d'arbre. Sa largeur exceptionnelle était probablement due à la crue actuelle, mais ça ne lui retirait pas une certain grandeur prodigieuse.
(((Jusqu'ici : utilisation d'une énorme potion de soin, d'Acrobatie périlleuse et de Lame furtive (-20PE en tout))))