...
Et le voyage reprit. Si Yurlungur, dans les premiers temps de ces marches souterraines, avait trouvé le décor parfaitement fade, répétitif et ennuyeux, à l'inverse des paysages qu'on pouvait admirer en traversant l'Ynorie, le Royaume Pâle ou les plaines du Naora, elle commençait à remarquer des détails qui la distrayaient un peu plus. À l'instar de ces enfants qui, à chaque minute, voudraient demander “quand est-ce qu'on arrive ?”, elle ne pouvait survivre à un aussi long voyage sans disposer de remèdes et de divertissements au morbide ennui du parcours. Elle ne voulait pas discuter, cependant, car non seulement les Rakhaunens étaient peu loquaces, mais elle craignait aussi un point de côté et refusait absolument de laisser transparaître un signe de faiblesse devant ce peuple de brutes et de bourrins. Elle aussi, elle pouvait en être une. C'était juste un peu plus long à prouver, mais c'était certainement le cas, si elle voulait.
Ainsi, à défaut de pouvoir admirer la pâleur d'un bouleau ou compter les aiguilles d'un épicéa, à défaut de contempler l'océan toujours calme aux alentours du Naora, et ses fureurs qui parfois venaient jusqu'aux portes de Dahràm, à défaut de respirer un air frais et de repérer les effluves d'une rose ou d'un bourbier, elle commençait à repérer d'autres signes qui, peut-être, rendaient depuis toujours ces voyages plus agréables aux Rakhaunens.
Déjà, il y avait le dessin des cassures dans les boyaux creusés à même la roche. Ceux-ci n'étaient pas si droits, et suivaient les lignes de force et de tension qui s'exerçaient sur les formidables structures géologiques dont elle ne pénétrait qu'une infime fraction. La roche, par endroits, était cisaillée avec une grande précision, qui indiquait qu'une main rakhaunen en était responsable ; à d'autres, c'était une grotte plus naturelle, parcourue de stalagmites et de stalactites, au-dessous desquelles s'étaient formées des flaques, à mesure que l'eau lentement y gouttait.
Il y avait aussi les champignons, dont l'allure et la texture étaient plus diverses qu'elle ne l'aurait cru. Leur couleur était variable, la plupart étant d'un blanc terne ou brun, mais certains émanant une discrète phosphorescence bleuâtre, comme des cristaux magiques. Yurlungur, incapable de s'expliquer un tel phénomène, qui l'avait pourtant bien aidée dans son duel contre les trois assassins Rakhaunens, s'imaginait effectivement que cette lumière était d'origine arcanique – qui sait, peut-être les fongus savaient-ils manier une forme primitive de sorcellerie ? Cela l'effrayait et l'intriguait à la fois. Elle distinguait ceux qui étaient ronds, habitant parfois en bande de dizaines d'individus sur le sol d'une caverne, et qui n'émettaient pas de lumière, et ceux qui poussaient en feuillets le long des parois, desquels émanait parfois cette curieuse lueur.
Enfin, il y avait les grottes immenses qu'ils traversaient quelquefois, les gouffres infinis qu'ils longeaient rarement, les quelques hurlements de bêtes qui résonnaient au loin, l'obscurité qui abrite les songes et les cauchemars... À mesure qu'elle s'approchait du terme de son périple hypogéen, elle commençait à les apprécier. Mais la surface lui manquait. Elle n'était pas un nain cendré, ni même un nain tout court. Si elle commençait à goûter aux beautés souterraines, celles-ci n'étaient pas mesurables à la satisfaction de n'être plus enfermée sous un dôme, et elle oublierait bien vite la saveur devant les plaisirs terrestres d'être à la surface, avec le ciel comme seule limite.
***
Peu à peu, elle s'était accordée à l'horloge des Rakhaunens, et lorsqu'une halte fut ordonnée, elle en fut à peine surprise. Il n'y avait ni soleil ni étoiles pour se repérer dans la journée, mais néanmoins le rythme était établi, depuis des siècles sans doute, et les chefs devaient savoir comment estimer à quel moment s'arrêter, et quand reprendre. Néanmoins, malgré la marche épuisante, malgré la nécessité de se reposer, de nombreux Rakhaunens ne tenaient pas en place et s'exerçaient, l'un contre l'autre ou sur des piliers rocheux et des sacs de paille, à donner des coups, écraser, trancher, transpercer de carreaux d'arbalète. Ils étaient proches du but.
Sans monter directement sa tente, Yurlungur, entraînée par cet élan général de combativité, proposa à son guide d'aller s'entraîner à l'arbalète contre des cibles placées à l'autre extrémité d'une petite caverne. Elle laissa consciencieusement de côté les carreaux d'excellente facture qu'elle possédait – ils seraient bien plus utiles le jour de la bataille et elle ne souhaitait pas les abîmer avant l'heure – et chercha à atteindre sa cible de son arme de poing. Elle était un peu moins précise que le Rakhaunen à ses côtés, mais tirait plus vite, son arme étant plus aisément rechargeable et bien moins encombrante, ainsi accrochée à son poignet gauche. Mais ce n'était pas son bras principal et elle avait plus de difficultés à viser, et le Rakhaunen, après une dizaine de tirs envoyés sur des bidules à forme elfique élancée, lui sourit avec orgueil.
«
Bonne tueuse à la dague, mais moins à l'arrrbalète ! remarqua-t-il.
Tu dois t'entrrraîner, ça viendrrra. »
Elle opina du chef et ils récupérèrent leurs carreaux plantés pour une nouvelle salve, alors qu'il continuait à parler.
«
Une technique Rrrrakhaunen peut fairrre trrrès mal aux elfes, avec nos arrrbalètes. Je ne l'ai pas apprrrrise, mais ceux qui accompagnerrront notrrre Rrroi savent fairrre vrrriller leurrrs trrraits. Les elfes n'y surrrvivrrront pas ! »
L'assassine haussa un sourcil.
«
Faire vriller ? Mais pourquoi ?
-
Eh, rrréfléchis. Le carrrrreau pénètrrre avec plus de forrrce dans la chairrr, et cause des douleurrrs terrrribles. Les elfes ne savent pas encaisser la douleurrr, pas comme les Rrrrakhaunens. »
Elle opina du chef et considéra son arme sous un angle nouveau. Faire vriller les carreaux... C'était une sacrément bonne idée. Le carreau, en tournant ainsi, devait lacérer les chairs : les blessures devaient être plus sévères et causer des souffrances affreuses à celui qui en était la cible... si tant est que le tir réussît. Elle se doutait bien que seuls les tireurs d'élite des Rakhaunens savaient employer ce genre de technique, qui pouvait tout aussi bien faire manquer sa cible à l'arbalétrier. Une flèche qui tourne, ça n'est pas aussi précis qu'une flèche bien droite...
Elle réfléchissait à une façon de mettre le trait en rotation. Elle tira normalement : le carreau partait bien droit, naturellement, pour se ficher de l'autre côté de la caverne sans avoir beaucoup dévié, mais avec une puissance moindre que ce qu'elle visait. Avec précaution, de sa main libre, elle encocha un carreau et le fit tourner manuellement sur son fût juste avant de décocher le trait. Le résultat était assez médiocre : le trait tourna un instant, avant de se stabiliser sur une trajectoire rectiligne et de s'enfoncer dans la cible. Elle fronça les sourcils, et réessaya, sans plus de succès.
Le Rakhaunen à côté l'observait avec attention. Après cinq ou six essais de la sorte, il précisa :
«
Je ne sais pas comment nos arrrbalétrrriers prrrocèdent, mais je peux te donner un conseil : ils n'utilisent pas d'empennage. »
Yurlungur s'arrêta et l'écouta attentivement. Pas d'empennage... ? Pourtant, presque tous les carreaux en avaient. Mais Vodoâr continuait son explication, tout en montrant à la jeune fille comment cela fonctionnait sur sa propre arme.
«
L'empennage serrrt à stabiliser la flèche lorrrs de son vol. Si tu tirrres un carrrreau empenné, il ne pourrrra pas vrrrriller. C'est ce qui rrrrend cette technique aussi difficile : les tirrrs sont moins prrrécis, et ceux qui s'y essaient rrrrates souvent leurrr cible. »
Elle hocha de la tête. Certains des carreaux qu'elle possédait n'en avaient pas, quelques uns seulement : elle s'entraînerait avec ceux-là. Laissant Vodoâr récupérer ses propres carreaux, elle encocha un de ces traits et, dès qu'il fût revenu, tenta à nouveau de faire tourner le carreau sur le fût avant de décocher. Cette fois-ci, il lui sembla que la vrille dura plus longtemps, sans toutefois parvenir encore en rotation à la cible – qu'elle manqua lamentablement – mais c'était un bon début. Elle tenta quelques essais supplémentaires, se rendant compte de la difficulté principale : il fallait mettre la flèche en rotation, mais retirer rapidement sa main avant de décocher, au risque de perdre un doigt : dans l'intervalle, le trait avait largement le temps de perdre de sa rotation et la vrille ne fonctionnait qu'une fois sur trois, et souvent seulement sur une première partie du vol. Après une dizaine d'essais infructueux de la sorte, dont un seul parut transpercer un peu plus efficacement le mannequin de fortune établi comme cible, Vodoâr lui indiqua qu'il s'arrêtait là, et la laissa seule avec l'instruction de ramener la cible quand elle aurait fini.
Elle continua avec persévérance, mais sa volonté diminuait petit à petit. C'était inefficace : elle était obligée de faire tourner le carreau en montant sa main droite au-dessus de l'arbalète d'Aethalin, car la faire passer par-dessous était beaucoup trop dangereux et peu pratique, mais cela la déstabilisait et diminuait nettement la précision de ses tirs, en sus d'être d'une efficacité toute relative dans la mise en vrille du trait. Elle repensait aussi aux indications de Vodoâr, au fait qu'il s'agissait d'une technique d'élite : elle ne s'était certes pas exercée tant que ça à l'arbalète, mais elle ne pouvait admettre, maintenant qu'elle avait tenté de maîtriser cette technique, qu'elle s'arrêterait ainsi. Sa fierté devant le guide Rakhaunen était en jeu.
Après un ultime coup manqué, elle souffla fortement par les narines pour se calmer, mit un carreau sur le fût et le fit tourner sans décocher, et constata qu'il perdait toute sa rotation très rapidement. En réitérant l'expérience quelques fois, elle sentit le découragement poindre. Comment faisaient les arbalétriers du roi ? C'était impossible. Face à la déconvenue, elle ne cherchait pas d'autre méthode, et voulait croire que ces vrilles tenaient plus de la légende qu'autre chose – mais en même temps, pourquoi Vodoâr aurait-il menti ?
Avec un peu de rage, elle donna un coup dans l'un des bras de l'arbalète et, par mégarde, décocha le trait, qui partit en vrillant dans le décor. Elle écarquilla les yeux de surprise et ramena son arme entre ses mains, comme un bébé.
«
Flûte. J'espère que je ne l'ai pas abîmée. »
Et en même temps, la vrille, elle ne l'avait pas inventée. Le trait était parti avec une rotation, certes légère, mais réelle, et un peu plus durable que les fois d'avant. Avec précaution, elle encocha un nouveau trait et, au moment de tirer, donna un petit coup dans le bras droit de son arbalète. À nouveau, mais avec moins d'ampleur que la fois d'avant, le trait parut vriller légèrement.
En effectuant quelques essais supplémentaires et en observant son arme plus que la cible qu'elle visait, elle commença à comprendre. En donnant un coup léger sur le bras de l'arme, la corde devait vibrer un peu de droite à gauche, avec une fréquence élevée, et si l'on décochait le trait presque immédiatement après, la vibration de la corde se transmettait à la flèche, qui pouvait alors partir en vriller. Afin d'en augmenter l'efficacité, il ne suffisait pas de donner un coup horizontal sur l'armature : c'était bien en créant une vibration diagonale que celle-ci pouvait transmettre une rotation importante au carreau.
La jeune fille s'exerça encore pendant une longue demi-heure, tentant des coups plus ou moins brutaux, plus ou moins inclinés, tout en prenant soin de ne pas abîmer l'arbalète : mais celle-ci était conçue avec un bois si souple que l'opération n'induisait aucune déformation. Il semblait presque qu'elle avait été façonnée dans ce but. Yurlungur commençait à doser efficacement la vrille, qui restait un peu artisanale, et qui n'admettait toujours pas les empennages, comme elle put rapidement s'en rendre compte. Cette méthode avait pour avantage de rendre les tirs bien plus rapides qu'avant, plus naturels dans le mouvement, et lui laissaient l'opportunité de viser un peu mieux.
Soudain, Vodoâr revint.
«
Ah, tu es là ! Viens, ne trrrraîne pas, il y a un prrroblème. »
Elle récupéra la cible et le suivit à travers le campement Rakhaunen jusqu'à un attroupement au centre duquel un Rakhaunen furieux rugissait dans son dialecte incompréhensible. Vodoâr lui traduisit ce qu'elle entendait, et ce qu'elle avait dû manquer.
«
Il y a eu un vol en arrrrrivant. Brrrolfun, là, c'est le cuistot, il était en trrrain d'entrrreposer les vivrrres dans une caverrrne et il a rrremarrrqué qu'il en manquait et qu'on lui en avait piqué pendant qu'il avait le dos tourrrné. »
Le dénommée Brolfun avait l'air d'inclure à son discours une pléthore de fioritures injurieuses que Vodoâr ne jugeait pas bon de traduire, ce qui rendait sa version bien plus compacte. Mais le cuistot finit par remarquer la jeune fille et pointa un doigt accusateur vers elle.
«
L'étrrrangèrrre ! Où étais-tu, toi, quand un grrredin qui mérrriterrrait d'êtrrre écarrrtelé a volé de la nourrriturrre pourrr nos trrroupes ? Ce n'est pas un Rrrrakhaunen qui a fait le coup. Nous savons où nous nous rrrrendons, nous savons que nous devons vaincrrrre la verrrmine elfe ! Aucun Rrrrakhaunen n'aurrrait trrrahi cette cause. Alorrrs, parrrle ! Où étais-tu ? »
Des regards suspicieux se tournaient vers elle alors que Brolfun parlait, mais Vodoâr vint à sa rescousse et précisa :
«
Elle était avec moi, nous nous entrrraînions, comme vous tous. Yurrrlungurrr, prononça-t-il non sans difficulté,
est aussi valeurrrreuse que nous tous. Elle nous aiderrra à anéantirrr les elfes ! Elle est innocente. »
Une vague rumeur s'établit au sein de l'assemblée, qui cherchait à juger la véracité des dires de Vodoâr. Sentant toujours une certaine haine dans ces regards qui lui étaient adressées, la jeune fille décida de prendre la parole pour se défendre directement, d'une façon qui, elle pensait, était celle des Rakhaunens.
«
Je ne vous ai pas volé de nourriture, et j'éviscérerai ceux qui m'accuseront de ce crime sans preuve, comme j'ai éviscéré ceux qui tentaient de s'en prendre à moi lâchement en pleine nuit. »
Le souvenir devait encore être net dans l'esprit de la troupe, car les chuchotements s'apaisèrent.
«
Je vous montrerai ma bonne foi, en vous aidant à nouveau. Je vous trouverai un coupable, et je vous l'amènerai, sans doute plus mort que vif. Et je laverai cet affront qui m'est fait, conclut-elle en adressant un regard assassin à Bolfrun. »
Une rumeur d'assentiment parcourut les soldats, et Bolfrun se renfrogna, avant de se rapprocher d'elle alors que les Rakhaunens se dispersaient.
«
Le coupable, j'espèrrre que tu le trrrouverrras... Mais comment ? Comment s'assurrrer que ce n'est pas toi ? Tu es toute maigrrre, tu dois avoirrr besoin de nourrriturrrre...
-
Je surveillerai l'entrepôt. S'il manque quelque chose, ce sera de ma faute, improvisa-t-elle :
mais si quelqu'un vient pour piquer quelque chose, je l'abats. Ça te va ? »
Le cuistot, peut-être soulagé de s'en sortir à si bon compte après avoir entendu comme une menace de mort dans les paroles précédentes de la “Tranche-vie”, acquiesça, et retourna à son travail. Yurlungur récupéra ses affaires et installa sa tente à proximité de l'entrée de la petite caverne dans laquelle les Rakhaunens entreposaient leurs vivres. C'était une grotte sans issue, encombrée de caissons, et dont l'entrée était facilement surveillée en s'y postant. Bolfrun seul et ses commis étaient censés pouvoir s'y rendre pour distribuer de la nourriture : le cuistot lui fit comprendre que ceux-là étaient hors de tout soupçon.
Yurlungur, sur les indications de Bolfrun, chercha à proximité de l'entrepôt, où s'était produit le vol : mais elle ne parvint pas à repérer de traces dans le sol. Il y avait bien des marques de pas de Rakhaunens, mais elle n'arrivait pas à les suivre bien longtemps, les confondant les unes avec les autres, quand elle ne se méprenait pas tout simplement en considérant des traces naturelles dans la roche. Alors qu'elle menait cette courte enquête, un autre Rakhaunen accourut, lui intimant de venir voir.
Un des commis avait été étranglé et son cadavre abandonné à la lisière du campement. À nouveau, une petite assemblée s'était approchée et observait le meurtre avec autant de rigueur que d'inquiétude. On voyait encore les marques de doigts longs qui s'étaient imprimés sur son cou, en-dessous de son visage devenu livide et de ses yeux qui semblaient presque encore vivants. On lança quelques regards à l'assassine, mais celle-ci n'avaient ni les doigts assez longs, ni la poigne assez forte pour commettre un tel crime. Ce n'étaient pas non plus les empreintes d'un Rakhaunen, dont les doigts étaient bien plus courts et boudinés.
Le chef de la troupe indiqua que des tours de garde seraient mis en place, suspectant la présence d'un monstre quelconque, mais la plupart des Rakhaunens murmuraient à propos de légendes d'esprits d'elfes qui les assassineraient dans leur sommeil. La tension avait monté d'un cran au sein de l'avant-garde, et Yurlungur regagna l'entrée de l'entrepôt avec une certaine nervosité.
Ainsi elle commença à monter la garde. Mais malgré sa vigilance, elle sentait le sommeil poindre, et imaginait sans mal quelles conséquences il y aurait à une nuit blanche, fût-ce pour la bonne cause. Il lui fallait trouver une autre solution. En fouillant parmi ses affaires, elle en sortit finalement sa corde, réfléchit quelques instants, puis sourit.
Elle en fixa une extrémité à une stalagmite de l'autre côté de l'entrée, la tendit à une dizaine de centimètres au-dessus du sol, et attacha l'autre à son propre poignet avant d'éteindre sa torche et de s'allonger. Elle pourrait dormir ainsi : dans l'obscurité, même avec la vague phosphorescence des champignons, la corde était invisible, et un intrus se prendrait les pieds dedans au moment d'entrer, la réveillant aussitôt. Et si le pillard amenait une source de lumière, cela la réveillerait également... Toute fière d'elle, elle trouva rapidement le sommeil, oubliant la présence sur le campement d'un étrangleur professionnel.
***
Son stratagème fonctionna à merveille. Au beau milieu de la nuit, quelqu'un trébucha sur la corde et s'étala devant l'entrée de l'entrepôt en émettant un petit cri : aussitôt, la jeune fille se releva et aperçut une silhouette sombre et élancée qui s'introduisait à l'intérieur. Elle se releva brutalement et lui courut après, chutant à son tour lorsque la corde encore attachée à son poignet la tira brusquement en arrière. Grommelant, elle la détacha et pénétra à l'intérieur. Il n'y avait plus aucun bruit. La silhouette avait disparu, et Bolfrun accourrait.
«
Que se passe-t-il ? Le voleurrr est venu ?
-
Oui, je crois que je l'ai vu entrer. Faites garder l'entrée. On va fouiller partout. »
Bolfrun partit réveiller un de ses commis pour surveiller l'unique sortie et accompagna l'Ombre dans ses recherches. Il vérifièrent partout, dans tous les recoins et derrière chaque caisse, tonneau, caisson. Il n'y avait rien. Bolfrun commençait à se méfier.
«
Tu es sûrrre qu'il est entrrré ? S'il y avait un piège, il a dû rrreparrrtirrr... Je perrrds mon temps. De toute façon, il ne manque rrrien, conclut-il avant de se détourner. »
Yurlungur se renfrogna sans trouver quoi répondre. Elle était certaine d'avoir vu cette silhouette, et la silhouette était venue dans l'entrepôt... Mais il n'y avait aucune autre issue. Ou avait-elle rêvé ? Elle se réveillait à peine... Tant pis. Retournant à l'entrée, elle remit son piège en place et chercha à se rendormir, mais elle continuait à grommeler dans sa barbe et cela la maintenait vaguement éveillée.
Elle jetait de temps en temps des regards obstinés vers l'entrée de la cave. On la connaissait bien : elle était suffisamment têtue et imbue d'elle-même pour croire des illusions qu'elle aurait entraperçues et nier l'évidence qu'il n'y avait rien à trouver dans la réserve. Ou alors c'étaient des esprits d'elfes ?
(Billevesées,) sourit-elle en refermant les yeux, et en jugeant intérieurement qu'elle, elle n'était pas idiote au point de donner crédit à de telles superstitions. Certes, elle ne disposait d'aucune théorie valide qui puisse expliquer les vols et le meurtre, ainsi que le déclenchement du piège, la silhouette et sa disparition mystérieuse, mais c'était un détail.
Soudain, de longs doigts se refermèrent sur son cou, et elle ouvrit les yeux, stupéfaites, ramenant ses mains vers la poigne qui commençait à la serrer. Devant elle, il n'y avait rien : l'assassin se cachait au-dessus d'elle, derrière, et maintenait sa prise avec une fermeté inouïe. Elle suffoquait et aucun son ne parvenait à sortir de sa gorge. Ces doigts étaient longs, bien plus longs que ceux d'un homme normal, et avaient une force surprenante : mais le pire, c'est qu'ils étaient froids, durs comme la pierre, à peine vivants – et la prise se resserrait, menaçant de lui broyer sa nuque si fine.
Elle eut enfin un réflexe salvateur et disparut dans les ombres, échappant à ces mains qui claquèrent dans le vide, et réapparut à un mètre, se retournant vers la... chose. C'était un être humanoïde d'une maigreur maladive, au teint fort pâle et aux yeux brillant d'un éclat terne. Ses membres étaient longs et ses doigts, surtout, qu'il ramenait à présent à lui de surprise, sans savoir où les placer, étaient affreusement filiformes. Toutefois, s'il pouvait vaguement ressembler à une silhouette d'elfe de loin, son visage au nez écrasé et au crâne allongé vers le ciel comme si on avait tenté d'écraser un vrai homme pour produire ce monstre et sa taille fine comme celle d'une princesse kendrane, si fine qu'on en voyait les os qui ressortaient sous la peau, cela le rendait proprement ignoble.
Les deux monstres se considéraient donc l'un l'autre, peut-être également surpris, l'un de ce qu'il venait de se passer, l'autre de ce qu'elle venait de dégoter. Lui fut plus rapide à réagir et prit la fuite.
«
Au voleur ! Au voleur ! À l'assassin ! Au meurtrier ! hurla la jeune fille en brandissant son arbalète vers sa cible. »
Elle tira la langue pour viser dans le noir et, voulant mettre en application sa dernière technique, donna un léger coup contre le bras de l'arme au moment de tirer. Ce fut un ratage monumental : il était heureux qu'aucun Rakhaunen ne fût encore levé pour y assister. Le trait, avec une grâce infinie, s'envola vers les hauteurs en bourdonnant au lieu de vriller, frappa une stalactite, vibra un peu dans les airs, puis piqua au sol.
«
Zut, commenta sobrement la jeune fille avant de retirer rapidement le piège à son poignet et de se lancer à la poursuite de la créature. »
Elle le coursait et, heureusement, il n'allait pas bien vite : mais il avait l'air de connaître le réseau de cavernes et voulait probablement profiter de l'obscurité pour semer la jeune fille. C'était sans compter sur la hargne de celle-ci, pour qui un bon ennemi est un ennemi mort, se fût-il rendu par ailleurs. Il n'était guère surprenant qu'elle s'entendît aussi bien avec les Rakhaunens.
Il s'approcha d'un promontoire et se mit à l'escalader avec une agilité exceptionnelle : ses bras, musclés malgré leur anorexie, le propulsaient aisément vers le haut, profitant de sa légèreté. L'assassine le poursuivit en accélérant, de plus en plus furieuse. Il n'était pas encore blessée, mais elle ressemblait à ces fauves qui pourchassent leur proie, excités par l'odeur du sang : elle, elle ne savait pas exactement ce qu'elle cherchait, si ce n'était la victoire. Il n'y avait pas beaucoup plus de réflexion en elle que chez un prédateur, et alors qu'elle grimpait le long de la paroi en reprenant les mêmes prises que son gibier, seule l'idée de transpercer ce corps grêle d'un vireton d'acier lui fournissaient des forces en conséquence.
Le Tyroglon dut se rendre compte de la ténacité de la jeune fille, et changea de méthode : sous ses yeux, il s'infiltra dans une faille entre les roches, une brèche minuscule qui reliait deux galeries et qu'il traversait par des efforts de contorsionnisme. Elle était incapable de se glisser dans un espace aussi exigu : mais cela ralentissait aussi la course du Tyroglon et, profitant de son incapacité momentanée à éviter les coups, elle brandit à nouveau son arbalète dans la fissure et tenta à nouveau de le percer d'un trait vrillant.
Elle ne parvint pas bien à déterminer si le carreau avait effectivement vrillé, mais il transperça sans difficulté la jambe du Tyroglon au moment où celui-ci s'extirpait du passage emprunté, et s'effondrait au sol en hurlant comme une bête sauvage. Yurlungur aurait pu rugir de plaisir mais elle fut interrompue par l'arrivée d'un Rakhaunen, qu'elle reconnut rapidement comme étant Bolfrun.
«
J'ai trouvé votre voleur, annonça-t-elle triomphalement, mais il s'est glissé de l'autre côté de cette faille, indiqua-t-elle.
Vous connaissez les galeries : comment le rejoindre ? Vite ! »
Son ton se faisait impérieux, redoutable : il était hors de question que sa cible lui échappe. Son honneur d'assassine, en quelque sorte, était en jeu. Bolfrun, à moitié réveillé, lui fournit quelques indications pour rejoindre la galerie adjacente et elle l'abandonna aussitôt, repartant à toute allure pour contourner la paroi.
Elle arriva rapidement au Tyroglon qui se traînait au sol, continuant d'être d'une discrétion effarante. Il était sur le point de gagner une seconde faille et, sans tarder, elle brandit son arbalète et fit partir un trait qui vrilla en l'air pendant quelques instants avant d'atteindre sa cible en plein dans le dos. Le Tyroglon s'effondra au sol dans un râle de douleur. Elle s'approcha de lui et l'acheva à la dague, se redressant, très fière d'elle.
Mais maintenant, que faire ? La tension retombait. C'était presque dommage. N'y avait-il pas un autre Tyroglon qui puisse faire son apparition, ou une autre bête à abattre ? C'était bien dommage.
Vodoâr accourut enfin, accompagné de deux autres Rakhaunens dont l'un devait être un commis de Bolfrun, et lorsqu'ils eurent dûment constaté le décès de la créature, la chargèrent sur leurs épaules pour la ramener au cuistot au campement.
«
Nom de Zeus ! s'exclama Bolfrun. Un Tyrrrroglon... J'aurrrrais dû m'en douter. Il mangeait nos champignons ! »
Il embarqua la créature pour la dépecer, remerciant une dernière fois Yurlungur qui retourna tranquillement se coucher après avoir récupéré ses carreaux tirés, et avoir inspecté la caverne, où elle décela effectivement dans la paroi quelques failles au creux desquelles le Tyroglon avait pu se cacher sans qu'on suspecte que quelque chose s'y glisse.
***
Le lendemain “matin”, la marche reprit. Profitant du voyage pour discuter un peu avec son guide, Yurlungur lui demanda :
«
Hier, Bolfrun a juré sur un nom... C'était qui ?
-
Ah, ça ! C'est notrrrre dieu. Il nous guide verrrrs la morrrrrt des elfes, une morrrrt brrrrutale et violente, carrrr ils ne mérrrritent que ça. Ils ont été nos bourrrrreaux pendant des siècles, et nous serrrrons les leurrrs à prrrésent. C'est le dieu de cette guerrrrre que nous menons ! Tu verrrras peut-êtrrrre des cadavrrrres d'elfes au buste fendu en deux : ne t'en étonne pas, c'est ainsi que nous le rrrreprrrésentons. »
Elle opina du chef, un peu surprise par une telle violence dans le discours, mais juste un peu. Ça ressemblait à une vision particulière de Thimoros.
«
Et vous ne priez pas les autres ? Phaïtos, Yuimen, Moura... »
Vodoâr haussa un sourcil interrogateur, ce qui signifiait chez le peuple Rakhaunen une expression de méfiance et de suspicion.
«
Je ne connais pas ces noms. Il n'y a que nom de Zeus. »
Elle haussa des épaules. Ça ne faisait rien. De toute façon, elle-même, elle ne priait plus trop les Dieux, et elle avait appris qu'ils changeaient d'un monde à l'autre.
«
D'ailleurs, certains d'entre vous portent des armures avec ce métal noir, là, mais pas tous. Qu'est-ce que c'est ?
-
Metal êtrre Mithrrril noirrr. Métal puissant, fait de lave et de mithrrril, seuls les meilleurrrs guerrriers peuvent en porrrter. »
Elle opina du chef à nouveau et se tut, observant avec un intérêt marqué ces armures lourdes. Ça lui irait très mal : elle était incapable de porter décemment de tels objets, qui l'encombreraient énormément. Certes, ça la rendrait probablement invincible, à peu près, mais elle ne pourrait plus bouger, esquiver, toucher... En revanche, ce qui l'intéressait davantage, c'étaient les armes forgées dans ce même mythril. Un jour, peut-être...
***
Vers la fin du voyage, ils atteignirent des galeries plus larges, comme s'ils retrouvaient une cité souterraine, comme s'ils retournaient à Khaz-Kheral : à ce détail près qu'ici, l'architecture était loin d'être aussi massive et carrée. C'était l'élégance de cavernes ornées de délicates statues érodées et effritées qui prévalait, certaines ressemblant curieusement à des arachnides. Il n'y avait pas de doute possible. Ce n'était plus le domaine des Rakhaunens : c'était le fief perdu des Shaakts de Sanssitr, la cité cachée sous les profondeurs de Nessima, le caveau des ambitions de ces elfes noirs qui avaient disparu pour toujours sous la lame des gris, et dont l'héritage avait été émietté, enseveli, effacé de l'Histoire, comme celui des Rakhaunens. Jusqu'à aujourd'hui.
Yurlungur sentait comme un lent frisson qui lui parcourait l'échine. Dans les ténèbres de ces galeries, c'était effectivement une page de l'Histoire qui s'écrivait. Les analogies avec la prise de Treeof étaient nombreuses, bien qu'il semblait qu'ici le sac serait plus sanglant. Il ne s'agissait pas de conquérir un domaine et son peuple : il s'agissait de le remplacer, de les exterminer.
Elle commençait presque à douter du bien-fondé d'une telle entreprise d'anéantissement. Cette brutalité extrême, ce refus total des compromissions... Cela ressemblait aux tactiques de la Reine noire, celle-là même qui avait asservi le peuple libre de Dahràm et contraint ses pirates à la pire servilité. Mais le règne des Sindeldi était-il meilleur ? Elle ne voulait pas y penser.
Pour se dédouaner de sa participation au massacre qui se profilait, pour éviter de regarder dans les yeux ce qui, même pour les êtres habitués à tordre la réalité sous le poids de leur orgueil, restait d'une violence morale inouïe, elle se disait qu'elle n'y pouvait rien, et qu'elle n'était qu'un pion, un grain de sable dans cette entreprise qui était fondamentalement menée par les Rakhaunens. On ne pouvait plus les arrêter. La guerre, à présent, devait être consommée, comme un mariage dont les fiançailles funestes s'étaient conclues il y a deux millénaires entre les deux civilisations rivales. Si elle se retirait maintenant, ça aurait autant d'effet que de soustraire une goutte à l'océan, et espérer qu'il s'évanouisse : ainsi chacun collabore au pire et soulage sa conscience.
Vodoâr lui confirma que les ruines étaient une ancienne cité elfe, ajoutant que c'étaient les lointains ancêtres des Eruïons qui l'avaient bâtie. Elle hochait de la tête en continuant à parcourir ce grandiose tombeau, jusqu'à ce que le commandant l'invite à rejoindre sa troupe personnelle. Elle acquiesça en lui souriant et se mit à parler à voix basse au commandant et à ses soldats, sans même le remarquer :
«
Sibelle et Jorus sont peut-être déjà arrivés à Nessima, et ont pu prévenir la commandante Sindel. Elle sait qu'il y a une cité Shaakt sous la ville... Il faut se méfier. Si jamais nous tombons sur des éclaireurs, il est hors de question de les laisser s'enfuir. Armez-vous d'arbalètes, conclut-elle en montrant la sienne, déjà chargée,
et préparez-vous à monter des embuscades sur ceux qu'on repérera. »
Elle était prête à partir mais demanda au commandant, plus personnellement :
«
Je suis probablement plus discrète que vous tous, vous savez. Vos armures vous contraignent, bien qu'elles vous rendent redoutables : vous ne serez pas aussi agiles que moi, quoique plus solides. Si vous voulez, je vous précéderai d'une dizaine de mètres, en éclaireur. Vous m'indiquerez par des signes la voie à suivre dans les galeries. »
C'était, contrairement à ce qui avait précédé, plus une proposition qu'un ordre, et elle laissait au commandant le choix de la tactique à mettre en place.
(((Tentative d'apprentissage de la CC
“Vrille”)))
...