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Immobile, le luth tenu contre son torse, le félin attend. Il ne regarde ni le fourmillement des étudiants en tenue bleue dans la large salle, ni l'humain entre deux âges face à lui. Il endosse le rôle d'un messager et patiente. La veille, il a rédigé la lettre présentement entre les mains de l'homme porteur de robe. En un langage poli, elle demande des renseignements quant à la possibilité d'être instruit dans le domaine de la magie de vent. Huyïn fait lentement tinter une corde de son instrument, indifférent à l'expression gênée du mage. Le son ponctue le silence relatif entre eux, accompagnant parfois le bref regard de l'utilisateur de magie sur sa grande silhouette. Le woran sombre met un point d'honneur à jouer les bêtes bien dressée. Il demeure bêtement droit et statique pendant que l'humain replonge dans la lecture de la missive. Le félin sait quand l'individu a fini de lire et compare le nom utilisé dans la signature avec le grand individu bestial qui lui fait face. La demande est signée avec le nom de son ancien boulet humain, par précaution. Après tout, moins le prédateur s'expose, plus il est libre de planifier et agir à son gré.
L'humain qui lui fait face soupire et se gratte la nuque, la missive enroulée dans la main. Il commence par s'excuser et répéter un discours qu'il a l'air de connaître par cœur. Ce n'est qu'en s'apercevant que Huyïn continue de faire tinter les cordes de son luth une à une, comme un animal s'amusant simplement des vibrations sans avoir conscience du potentiel sous ses pattes, qu'il se tait. Il soupire et maugrée, se plaignant de perdre son temps avec une créature visiblement inepte. Il lui donne l'ordre d'attendre là, prévenant revenir avec une réponse écrite. Huyïn ne donne aucune indication visuelle qu'il a saisi l'ordre, frottant légèrement sa pommette contre un des montants du luth.
Ce n'est qu'une fois l'humain éloigné qu'il laisse un bref spasme de sa queue lui échapper, témoin discret de son état d'esprit. Le lieu sert à enseigner la magie, mais celle de glace. Autrement dit, un endroit inutile pour lui. Perte de temps. Le tigreau humain avait raison et tort à la fois. Huyïn va devoir revoir sa stratégie. La seule certitude est que Pohélis n'a véritablement plus aucun intérêt pour lui. Le félin ajuste sa prise sur son luth et se met à jouer la
mélodie improvisée de la semaine passée. Ses yeux se plissent légèrement quand il doit reprendre un passage, le sentant sonner différemment de la dernière fois. Lentement, il passe d'une patte sur l'autre, sa queue se balançant au rythme de la musique. À mesure qu'il joue, il trouve dommage de ne pas pouvoir fixer ces sons sur papier pour s'en rappeler. Sa mémoire est remarquable, mais s'il crée des dizaines de musiques, se souvenir de toutes pourrait s'avérer drainant.
Autour de lui, des gens en robe bleue ralentissent voire s'arrêtent pour l'écouter. Le félin les ignore, son attention dans le vide tandis qu'il joue. Certaines silhouettes tanguent au gré du son, mais d'autres finissent par se faire connaître à l'attention du Woran. Huyïn perçoit, sur sa droite, un élève faire danser sa magie dans sa paume, créant un petit nuage de cristaux glacés se mouvant en cadence. Un peu comme si les notes étaient ce qui donnait corps à ces manifestations de froid. Lier musique et magie ? Inexplicablement, l'idée reste là, dans un coin de l'esprit du félin. Voilà une perspective nouvelle.
Bientôt, l'humain entre deux âges gronde, dispersant les élèves et dardant un regard mécontent sur le félin. Il brandit sa réponse écrite, ordonnant au messager de la livrer prestement à son maître. Mais Huyïn n'en a cure. Il continue de jouer jusqu'à ce que l'homme fasse claquer sa langue et plaque la lettre contre les cordes du luth, le forçant à stopper sa mélodie. Il réitère son ordre, croyant impressionner le woran en forçant le ton. Lentement, les yeux à pupilles verticales montent de la main qui a stoppé sa mélodie au visage de l'humain. À chaque seconde qui passe, l'être semble de plus en plus mal à l'aise devant le regard fixe du Tigre. Aucune expression, juste une paire d'yeux clairs qui, n'ayant pas besoin de cligner, restent rivés au faciès à peine poilu. L'individu recule lentement sa main, tendant la missive et la secouant comme pour attirer l'attention du Tigre dessus. Huyïn continue de scruter indifféremment la trogne face à lui. Pas un tressaillement des vibrisses, pas un son ni un geste. Le Tigre le regarde sans ciller mais sans pour autant prendre une posture hostile. Voyant que le Woran ne réagit toujours pas à son geste, l'homme maugrée encore et lance la missive par terre, aux pattes griffues du félin. L'humain fulmine et se détourne, grondant et bousculant des élèves sur son passage. Aucune patience ni maîtrise de soi. Définitivement pas un prédateur, même si certains porteurs de robe bleue s'écartent comme s'ils le craignaient.
Un de ceux qui l'entouraient ramasse la missive avec un air désapprobateur et la lui tend en se tenant à distance. Le Tigre le laisse attendre une dizaine de secondes, les yeux suivant encore le dos de l'homme s'esquivant dans un couloir, avant de lui accorder son attention puis de récupérer la lettre. Il tourne les talons, se dirigeant vers la sortie à pas mesurés. Ce n'est qu'une fois dans une petite ruelle, masqué à la vue des passants, qu'il daigne y jeter un œil. Dans un style pressé, le message indique que l'Université se spécialise dans la magie de glace et invite les intéressés par d'autres domaines à se rendre à l'Académie des Sciences, un lieu unique situé à la frontière nord entre Pohélis et Henehar, par-delà la Forêt Sombre. Un lieu lointain, signifiant un trajet compliqué en terres inconnues.
Huyïn palpe sa besace. Le problème de jouer les bêtes savantes est qu'il lui est impossible de négocier ouvertement un paiement sans ruiner les apparences. De fait, il n'a pas beaucoup de ressources pour voyager, et ignore trop de choses quant à ce que ces terres renferment ou même comment elles sont organisées. À sa venue, un paysage presque plat et dénué de lieux remarquables avait été franchi. La Forêt Sombre lui est familière, mais pas le reste. Il va devoir chercher une autre solution, aussi bien en matière de vivres que d'itinéraire. Il ferme un instant les yeux pour réfléchir. Le bout de sa queue effectue un léger à-coup, seul témoin de sa contrariété.
Ses oreilles tiquent et celle de droite pivote légèrement. Un bruit attire son attention non loin. Des pas, sur un toit proche. Il oriente lentement son faciès félin dans cette direction, ne manifestant aucune émotion en attendant de voir poindre l'ombre d'une silhouette connue. Cette pièce ayant participé à une précédente partie sur l'échiquier aura peut-être un renouveau d'utilité.
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