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La première chose que fait le musicien, c'est de demander avec un rire crispé si c'est une farce bien organisée par le tigreau, qui a fait apprendre des répliques au woran. Huyïn échange un regard avec l'accusé qui hausse les épaules. Le Tigre avait beau savoir que l'humain dépourvu de tout dirait ou ferait quelque chose de ridicule, le voir s'enfoncer dans le déni le surprend presque. Il pose ses yeux clairs sur la forme qui se cramponne d'une main tremblante à la chaise proche, l'observant attentivement pour la première fois depuis des mois. Le musicien est amaigri, ridé aux yeux, et sa courte tignasse brune ponctuée de mèches blanchissantes. Le temps passé ne l'a définitivement pas embelli. Le jeune humain fougueux et orgueilleux se servant du woran comme moyen d'impressionner les autres a laissé place à un être mûr, mais baissant la tête quand il bombait le torse encore récemment. Il a pris de l'embonpoint depuis leur arrivée à Pohélis, déformant la tenue colorée de vert printanier qu'il a obtenu sur les yus le rendant à présent misérable.
Comprenant qu'il n'aura que des ricanements de la part des autres présents, il tourne son attention vers le woran sombre. Qui l'ignore, passant à côté de lui pour diriger sa main libre vers le luth. Le geste fait immédiatement réagir le musicien, qui se jette en avant pour s'en saisir le premier. Il perd l'équilibre, aidé par la queue du félin et s'étale douloureusement contre la table. Il n'a pas le temps d'esquisser le moindre mouvement que Huyïn plaque le tambourin contre la pommette tournée vers lui, raclant la peau tendue avec une lente brutalité. Ses oreilles pointues perçoivent sans problème le venin lancé à son encontre, lui ordonnant d'enlever ses sales pattes de l'instrument.
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Tu n'as pas l'air de bien saisir la situation.", gronde le fauve en appuyant davantage l'instrument à percussion contre le visage passant du blême au rouge, tout en enserrant précieusement le luth contre lui. "
Tu n'as et tu n'es plus rien."
Le musicien se débat, cherchant à agripper le poignet à fourrure. La position ne l'aidant pas, il s'en prend de nouveau au tigreau, lui ordonnant de cesser cette comédie. Il se croit encore en mesure de se faire obéir alors qu'il est courbé contre une table, la trogne déformée entre la surface et le tambourin. Sa forme se fige sous l'objet quand il s'aperçoit que son partenaire de jeu le regarde sans la moindre trace de sourire. Au contraire même, il a l'air vexé.
"
Eh, j'vais t'apprendre un truc, l'ami. J'ai rien d'particulier contre toi. 'Fin, j'avais. Mais les affaires sont les affaires, comme on dit. T'as juste pas d'bol d'être aussi stupide. ", déclare-t-il avant de s'étirer et de rassembler son pécule. "
Ah, juste une chose. Moi, j'ai fait qu'participer. Si ça n'avait t'nu qu'à moi, ça se s'rait fini l'jour même d'not' rencontre."
Un frisson parcourt le musicien de la tête aux pieds. Ses yeux marrons se tournent vers le félin, affichant son incrédulité. Cela y est. Le woran a toute l'attention de cet individu et il va se faire un plaisir de lui enfoncer des paroles cinglantes dans la poitrine aussi sûrement que les aiguilles de la sekteg dans le poitrail d'une effigie honnie. La bouche naguère vindicative tremblote, balbutiant de plus en plus faibles et incrédules "qu'est-ce que tu as fait". Tiens donc. Maintenant, il lui adresse la parole comme à un être doué de raison et pas à une bête bien dressée...
Au lieu de lui répondre, le woran relâche le tambourin, le laissant rouler sur la table de roc. Il empoigne le col du musicien et tire vers l'arrière sans ménagement. Le tissu craque, arrachant un hoquet mécontent de l'usurier, grommelant qu'il l'aimait bien cette tunique. Ignorant la réplique, Huyïn défait le musicien de l'habit avec assez de vigueur pour lui couper le souffle. Il marche de ses pattes griffues sur les bottes, les arrachant à leur tour. Sans un mot, il s'acharne contre la tenue et s'attelle à ne laisser l'homme que dans le plus simple appareil. Satisfait de voir celui qui se prenait pour son maître se recroqueviller et chercher à se couvrir de quelque tissu trainant par terre, le félin le domine de toute sa taille, abaissant à peine le menton.
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Commençons par là.", fait-il posément, la voix calme et égale. "
Agréable, non ? D'être contraint d'apparaître comique aux yeux de tous ? Te souviens-tu de ce jour où tu m'as enfermé dans le sous-sol de cette vieille ferme ? Tu m'as dit très précisément enfile ça ou tu ne sortiras pas, imbécile d'animal. Etrange la façon que tu avais de me considérer comme une bête tout en attendant de moi un comportement... Civilisé. Cela te revient-il ?", demande le woran sans se mouvoir ni attendre de réponse de la part de l'humain prostré. "
Moi, je ne l'ai jamais oublié... La seconde saison chaude après notre rencontre. C'était il y a quinze cycles..."
Dans son dos, le tigreau émet un sifflement auquel le Tigre ne prête guère attention. Il narre les humiliations subies les unes après les autres, de la copie de symboles écrits où le woran se traitait lui-même d'imbécile aux insultes imagées et fleuries masquées sous des paroles poétiques, sans parler des démonstrations d'animal savant avec des ordres plus dégradants les uns que les autres. Jamais un coup porté, mais jamais il ne pouvait s'asseoir à table ou même sur un siège en public. Et que dire de cette interdiction de toucher au luth quand le fauve se savait capable de produire de bien meilleurs sons que ceux de
l'artiste ?
Balbutiant, l'homme au sol demande pourquoi il n'a rien dit avant ni n'a agi plus tôt. Le fauve demeure silencieux longtemps, jusqu'à ce que l'humain lève le nez pour le regarder d'en bas. S'il s'attend à de grands mots remplis d'émotions, là encore, il va être déçu.
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Tu m'étais encore utile, à l'époque. Tu avais de l'ambition, l'envie de voir plus loin que ton pathétique hameau perdu. Tu m'intéressais. ", dit le félin en plissant les yeux, ne faisant pas un geste pour aider l'autre qui se remet péniblement sur ses pieds, un pan de tissu plaqué contre lui en une parodie de bienséance. "
Puis tu m'as mené là et tu t'es installé dans ton petit train-train monotone. J'ai attendu de voir si ton objectif allait te revenir, mais tu t'es laissé séduire par le jeu. Tu as tout oublié. Tu m'as lassé.", indique le woran sombre en prenant le luth en main et en plaçant ses doigts aux griffes taillées dessus, pendant que l'une des autre fait vibrer une corde.
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Allez ! Une histoire en musique !", lance le tigreau en sautillant d'un pied sur l'autre.
Entendre les premières notes fait réagir la victime, qui lance ses mains à l'assaut du félin. Acte instinctif qui ne surprend guère son woran. Les griffes font vibrer les cordes en un son brutal, accompagnant un courant d'air vif qui percute l'homme et le stoppe net dans son avancée. Perturbé comme pas mal des présents de la salle, l'humain immobile lève des yeux ronds sur le fauve. Il ne remarque que trop tard ce dernier basculer son poids sur un pied et se servant de l'autre pour le frapper derrière le genou. Il lui fait de nouveau perdre l'équilibre et s'écarte d'un pas pour le regarder choir à plat ventre. Le félin patiente, attendant que l'homme cherche à reprendre appui sur ses coudes pour poser impitoyablement son pied entre les omoplates visibles et plantant le bout des griffes dans la peau claire. Au glapissement émis, l'usurier fronce le nez, rappelant que c'est
sa propriété qui est ainsi abimée.
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Une simple possession doit savoir rester à sa place, n'est-ce pas ?", répond sombrement le félin sans quitter sa proie du regard. "
Une ou deux marques douloureuses n'empêcheront pas ses membres de fonctionner."
L'invité de marque s'apprête à protester quand le tigreau fait glisser vers lui les trois-quarts du montant accumulé.
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N'vous fâchez pas, Maître usurier. R'gardez plutôt. Ça devrait être assez pour notre p'tite affaire, non ?", intervient-il, détournant effectivement l'attention du porteur de toque blanche.
Les griffes s'enfoncent un peu plus dans la chair, tirant un glapissement de douleur et un tremblement incontrôlé, lié à l'inclinaison du fauve vers sa proie. Il lui agrippe la tête d'une main, la tirant vers l'arrière pour l'obliger à regarder l'instrument qu'il place sous son nez. D'une voix presque ronronnante, il lui demande de se concentrer sur un détail logé dans le ventre de l'objet et de lui dire ce qu'il voit. Huyïn attend de longs instants en silence, ses oreilles ne lui apportant que le son de yus qu'on compte et les pas des hommes entourant le cadavre de l'égorgé. L'ancien musicien s'énerve, clamant qu'il n'y a rien à y voir.
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Si, mais je ne m'étonne pas que tu sois incapable de remarquer l'évidence se trouvant littéralement sous ton nez.", fait le fauve en tapotant son doigt contre une corde puis amenant le luth à lui pour frotter légèrement sa joue contre le bois.
Huyïn n'en souffle pas un mot, estimant ne pas avoir à gaspiller sa salive pour indiquer que le luth est marqué d'un sceau sous les cordes. Et surtout qu'il a une affinité avec l'énergie magique. Il a du auparavant se trouver en possession d'un manieur de fluides et être dérobé ou obtenu d'une façon peu glorieuse par sa victime. Dire que ce bel instrument est resté pratiquement vingt années entre les pattes d'un individu incapable de faire résonner sa véritable voix. Quel affront ! D'autant qu'il l'a échangé au tigreau pour une vulgaire poignée de yus, l'inconscient. Ce luth est bien mieux ici, entre les mains respectueuses et dignes du félin. Il lâche la caboche brune sans douceur et retire son pied, le calant sous la forme de sa proie pour le faire basculer sur le dos avant de le plaquer de nouveau contre le torse clair. Les mains de l'homme tentent de marteler sa cheville, mais le fauve ne s'en offusque pas. Toute proie acculée peut retrouver du mordant, après tout.
Les yeux clairs de Huyïn se rivent à l'expression entre rage et désespoir de l'humain. Il a tout de même eu des instants d'utilité, cet homme. Il mérite bien de savoir une ou deux choses. Le luth dans les mains, le woran joue quelques mesures, plongeant son regard dans celui en contrebas. À la suivante, sa voix domine le
rythme.
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Voyez l'imbécile foulé au pied, par celui qu'il a toujours méprisé ? Oyez son histoire et apprenez comment il s'est fait avoir !", amorce-t-il, marquant une pause pour tapoter des griffes contre le bois. La percussion passée, il enchaîne en chantant les paroles suivantes. "
En bonne compagnie il s'est cru, quand celle de saltimbanques par sa présence a accru. Naïfs idiots cherchant gloire et protection, aveugles où l'allait mener son ambition ! Pantin pantin finit un jour, celui pris dans les fils à son tour."
Le félin joue deux mesures sur le même rythme, jette un regard circulaire à la ronde et voit brièvement les autres présents suspendre leurs gestes pour l'écouter. Il baisse de nouveau le nez vers sa proie.
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Un frère costaud et simplet, vie troquée sur bout de papier. Cette garantie qui l'a mal pris, quand une voix lui a tout dit. On se cache ou cherche à fuir, quand on craint pour son avenir. Choix du mauvais endroit, suivant des conseils qu'il ne fallait pas. Pauvre pauvre petite vie, à une figure de proue finit son récit. Pantin pantin finit un jour, celui pris dans les fils à son tour."
Il y a une certaine satisfaction de voir les yeux de l'homme gagner en taille à mesure qu'il comprend le sens des paroles improvisées. Son public étant attentif à ce point, le félin continue.
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Une jeune fille vivant pour lui, par trop d'artifices enlaidie. À ses yeux une gamine sans beauté, qui savait juste chanter. Ses mots émus durs à dire, l'homme a jugé bon d'en rire. Douce fragilité abandonnée... "
"
Cherche à se faire consoler !", s'exclame le tigreau en suivant le rythme au mieux. Le woran sombre hoche la tête.
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Traquée quand vient la nuit, ses pas l'amènent à l'autre lui. Il offre bras forts et abri, la chansonnette est partie. Pantin pantin finit un jour, celui pris dans les fils à son tour."
Les griffes font résonner les cordes sinistrement puis la paume féline se pose dessus, arrêtant la vibration avec rudesse. Quelques exclamations déçues se font entendre dans la salle. Huyïn se tait, observant chaque mouvement de l'homme et retirant son pied, non sans laisser une trace rouge perlant de sang sur la peau claire. Il est atterré et n'a même pas la force de se redresser autrement que sur un coude. S'il était blême avant, il est livide. Il vient de comprendre que tous les malheurs et coups de malchance frappant la troupe ne doivent rien au hasard. Que tout ce qui faisait la stabilité de son petit monde vient de volet en éclat. Quand il finit par s'asseoir, son visage se tord et se crispe avant de donner l'impression de fondre. Des larmes coulent sans discontinuer de ses yeux. À son mouvement cherchant à agripper le pantalon léger du fauve, Huyïn fait un pas en arrière, se mettant hors d'atteinte. L'ancien musicien devenu simple propriété de l'usurier n'a littéralement plus rien à quoi se raccrocher.
Il se met à bégayer pitoyablement, demander une autre chance quand le félin s'apprête à le laisser là. Il chouine comme un bambin, incitant le fauve à regarder par-dessus son épaule. Le woran sombre revient sur ses pas et tend une main dans sa direction, mais quand l'ancien musicien laisse une lueur d'espoir paraitre sur ses traits et s'apprête à tendre la sienne en retour, il est ignoré. Les doigts sous fourrure ramassent un objet et l'élèvent un peu.
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Pour reprendre tes sages paroles... Avec ça, t'auras peut-être une chance de passer pour utile. ", déclare froidement Huyïn en laissant choir le tambourin sur les cuisses de la créature.
Quand il s'en détourne cette fois, un hurlement désespéré se fait derrière lui. Il ne dure qu'un temps avant qu'un bruit de coup suivi d'une chute se fasse entendre. L'usurier glapit encore une fois, mécontent que la marchandise prenne un impact de plus.
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J'y peux rien, j'ai les oreilles délicates.", lâche le tigreau sur un ton agacé en se curant l'une desdites oreilles.
L'humain à toque blanche émet un soupir dramatique puis les chasse d'un mouvement répété de la main. Le woran n'attend pas la permission avant d'emprunter le passage en sens inverse, d'ignorer les rares présents encore là et de déboucher sans empressement dans la ruelle.
Un bref coup d’œil en l'air lui apprend que le jour n'est pas encore prêt à se lever. Lentement, il enserre le luth contre lui, grondant depuis le fond de sa gorge. Ses pieds griffus quittent le sol en cadence alors qu'il s'éloigne de la maison et inspire un grand bol d'air. Des pas rapides arrivent bientôt à sa hauteur et un profil se penche sur sa droite. Lui lançant un regard par en-dessous, le tigreau dévoile un sourire à canines brillantes.
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Et où va-t-on comme ça ?", demande-t-il avec amusement, ne recevant pas même un regard de la part du félin. "
C'te hasard ! Moi aussi !"
L'humain pâle croise les mains derrière la tête, ricanant sans retenue.
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