La Taverne du Tigre de Glace

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Yuimen
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La Taverne du Tigre de Glace

Message par Yuimen » sam. 6 janv. 2018 11:25

La taverne du Tigre de glaces

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A plusieurs rues des remparts se trouve un lieu réputé. Réputé pour son ambiance, certes, mais aussi pour ses jeux et ses alcools. On y trouve des Humains en grand nombre, consommant différentes sortes d'alcools, de la simple chope de houblon au petit verre de Jurenschauss (appellé Jur par les gens ivres). Cet alcool très serré est coriace et rares sont ceux qui parviennent à en boire deux verres de suite sans tomber dans les pommes.

L'ambiance est souvent agitée par les Humains et Humaines ivres. Les batailles ne sont pas rares et Hasgörd, le tenancier, est souvent obligé de séparer les protagonistes. Ingird, sa femme, passe son temps à servir les chopes.

Les jeux sont autorisés, mais on y joue juste des verres à boire, les autres types de jeux étant interdits depuis longtemps.

De nombreuses bougies et deux cheminées éclairent et réchauffent cette salle.

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Huyïn
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Re: La Taverne du Tigre de Glace

Message par Huyïn » jeu. 7 nov. 2019 13:41

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Malgré le temps passé dans l'établissement depuis leur venue à Pohélis, Huyïn met un point d'honneur à n'y prendre aucune habitude. Il n'a pas de place réservée au comptoir ou une table qui lui soit toujours disponible. Il n'a pas l'autorisation de s'asseoir à même la plus bancale de la taverne car, selon son cher propriétaire, les animaux n'ont pas leur place parmi les convives. Il se contente donc de tapoter son tambourin en rythme, en passant d'un groupe attablé à l'autre. Il s'y attarde parfois un peu quand les clients éméchés entendent la percussion et dodelinent du chef en cadence, avant d'aller voir ailleurs. La plupart des présents appartient à la race humaine, mais les couleurs de peau varient d'un individu à l'autre. La tribu worane serait atterrée de constater à quel point ces êtres, parfois trois têtes plus petits que lui, peuvent être bruyants.

Le Tigre pivote sur l'avant de son pied, basculant son poids dessus pour éviter la chute d'un homme si alcoolisé qu'il s'est balancé en arrière jusqu'à faire choir son siège. Le félin s'en détourne sans perturber son rythme de frappe, décidant de terminer sa petite ronde en se rapprochant d'une grosse cheminée jouxtant la plate-forme servant habituellement de scène. Vide. Les yeux vert-gris se rivent à un duo de silhouettes discutant dans l'encadrement d'une porte donnant sur une réserve à proximité du comptoir. Dès qu'il a lu une expression rigide sur le faciès de son Maître, il reporte son attention sur la salle.

Huyïn n'a pas besoin de faire de suppositions quant au sujet de conversation. Il sait de quoi il retourne. Le possesseur de luth doit être en train de demander à Hasgörd d'attendre encore un peu, que leur chanteuse a juste du être retardée et rien de plus. Mais le tenancier a déjà entendu la même excuse ces trois derniers jours et, du coin de l’œil, le woran le devine tendre la main à plat devant lui. Dans ses beaux atours neufs et payés rubis sur l'ongle, le soi-disant artiste doit être ridicule à négocier un délai. Le tenancier avait déjà fait une entorse pour lui en le payant une somme fixe d'avance au lieu de lui verser une partie de ce que les clients voulaient bien donner pour le divertissement. Quand la femelle du tavernier va se mêler à la conversation, les épaules de l'humain angoissé s'affaissent nettement. Il retourne pesamment à une table presque sous le nez du Tigre, en agrippe la choppe laissée là et la vide d'un trait. Répondre à ses problèmes par la consommation de substances vous les faisant oublier, voilà une idée qui n'a jamais été appréciée de Huyïn. Il a une fois tenté de laper quelques gouttes du breuvage et l'amertume lui a empoisonné et desséché la gorge bien trop longuement. Son bâtonnet tapote un peu plus fort contre la peau du tambourin pour accompagner la venue d'un trio de jeunes femmes posant le pied sur la scène et s'y trémoussent au gré du rythme. Le félin ne leur adresse même pas un regard, son attention perdue sur un point invisible dans l'espace.

L'artiste a des raisons de se morfondre et le woran sait tout des circonstances qui l'accablent. Cet idiot le traine généralement partout, histoire de se donner du poids où qu'il se rende, en faisant ainsi un témoin silencieux de ses actes. Il l'a donc entendu se vanter à qui voulait -et ne voulait pas- l'entendre de pouvoir aller divertir les résidents les plus importants de la cité d'ici un mois après leur arrivée. Huyïn était présent quand la troupe a été refoulée à cause d'une apparence de pouilleux, et encore là quand l'humain a déniché le seul tailleur acceptable de la cité et exigeant de fait des sommes exorbitantes. Le Tigre était dans son dos une fois de plus quand le Maître et le frère porteur sont allés trouver un usurier et ont signé un papier, en toute connaissance de cause pour le premier, en parfait illettré pour le second. Quelle malchance pour le joueur de luth que sa garantie, le frère destiné à être vendu comme une bête de somme en cas de non-remboursement, se soit volatilisé sans laisser de trace depuis près d'une semaine.

Enfin s'était.

Depuis la veille, l'humain sait ce qu'il est advenu de lui. Un exemple brisé par une correction sans pitié, refroidi par les vents marins glacés et exhibé comme un trophée à la proue d'un navire. Il avait toujours voulu quitter Nosvéris celui-là, mais sa couardise et son manque d'imagination l'empêchaient de se lancer à l'aventure. Quel dommage qu'il ait justement trouvé un semblant de courage ce jour-là et que, étant sans le yû, il ait du s'essayer à un embarquement clandestin sur ce navire. Aurait-il tendu l'oreille aux murmures de la brise sillonnant le port, il aurait patienté et serait sauf à l'heure qu'il est. La réputation de "chasseur de vermines" du capitaine, s'accompagnant de récits à faire froid dans le dos, l'aurait dissuadé de se glisser dans une des caisses de vivres destinée à son vaisseau.

Huyïn varie légèrement le rythme de sa percussion et s'oriente vers les humaines tournant sur scène en s'agrippant le bras. Elles émettent un petit rire, trop libérées par la boisson pour le regarder avec méfiance et dégoût comme elles en ont l'habitude. Ou plutôt en avaient l'habitude, avant qu'un jet de dés chanceux lui permette de gagner et d'offrir quelques pintes aux demoiselles. C'est par contre une autre femelle que le musicien humain aurait sans doute aimé voir sur cette estrade, sa présence permettant de faire main basse sur au moins une partie du salaire perçu jusque-là par le meneur du groupe. Une nouvelle rentrée de yus passant sous le nez de l'humain, actuellement en passe de grogner et se frottant vivement les tempes. Il a beau être au bord d'un précipice, il finit par le négliger et aller s'asseoir à une table où une partie de carte animée prend place. Mais seules des pintes et des doses de boisson amères sont jouées sur ces tables, principe auquel nul ici ne déroge. Cela ne l'arrangera pas et il doit le savoir. Pourtant il participe, se lançant à la conquête des chopines aussi désespérément qu'un noyé tentant d'agripper le moindre morceau de bois flottant à sa portée.

Les yeux clairs suivent la forme du Maître puis glissent un peu sur une autre silhouette s'approchant de la table, s'en tenant à proximité sans interférer. Huyïn fait lentement tourner le bâtonnet de frappe entre ses griffes puis imprime un rythme plus tranquille sur son instrument. Une nouvelle note prend place sur la partition. Reste à savoir si l'accord joué sera le bon.



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Modifié en dernier par Huyïn le lun. 25 nov. 2019 12:12, modifié 2 fois.

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Huyïn
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Re: La Taverne du Tigre de Glace

Message par Huyïn » ven. 8 nov. 2019 20:11

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Les yeux félins fixent une petite ombre projetée sur le sol, rien ne trahissant qu'il prête une attention toute particulière à la table où son Maître a, pour une fois, une bonne main. Ses pattes impriment un rythme un peu plus irrégulier sur son tambourin, sans que le son parvienne vraiment à surpasser le brouhaha ambiant. Personne ne lui prête attention. Ou presque. L'impression se dissipe aussi vite qu'elle est venue. Huyïn ne manifeste aucune réaction au geste du joueur de luth cherchant à attraper sa chopine à l'aveugle, concentré qu'il est sur l'expression de ses opposants. En revanche, le woran lève brièvement le regard pour glaner celui d'une autre main, gantée d'une mitaine, pousser gentiment le récipient dans celle de l'humain occupé. L'homme n'y prend même pas garde, avalant une rasade sans quitter la tablée des yeux.

Une oreille sombre se tourne vers les quelques femelles dansant à côté de lui, attrapant des rires éméchés et des remerciements aux deux ou trois félins pour les pintes. Elles sont ignorées, l'attention du woran glissant sur le tambourin qu'il se met à frapper avec une force renouvelée, comme s'il cherchait à en crever la peau tendue. Le son est si discordant que son propriétaire, ignorant jusque-là les grondements mécontents des autres joueurs de la partie, se tourne vivement vers lui, l'air courroucé, quand les hommes refusent de poursuivre à cause de la distraction. L'humain lui aboie quelque chose, ne se rendant absolument pas compte qu'en se tournant ainsi, il dévoile son jeu aux autres participants. Huyïn suspend son prochain assaut contre l'instrument, raclant le bâtonnet dessus comme un jeune pris en faute et renforçant l'impression en baissant le regard.

Quand il le relève, c'est pour surprendre des œillades entre les adversaires. Le woran ignore comment ce jeu de carte se pratique, mais en sait assez pour reconnaître les chances de gagner de certaines suites, et celle actuellement dans la main de l'homme lui assure de bonnes possibilités. Ou lui en assurait, jusqu'à ce qu'il la dévoile stupidement. Les autres présents ne sont pas dupes, verre dans le nez ou non, et se retirent de la manche en cours. Frustré, le joueur de luth aplatit rageusement sa main sur la surface de bois et finit sa chopine d'une traite, s'étranglant sur une lampée de mousse. Les doigts émergents de la mitaine se posent dans son dos, le tapotant lentement.

"La poisse. C'était c'qui s'appelle une sacrée main, l'ami."

Les pupilles verticales longent les phalanges blanches, remontant jusqu'à un visage d'humain aux lèvres courbées en un petit sourire. Cette expression ne va pas du tout avec le motif de ligne verticale à l'encre sombre partant de sa lèvre inférieure jusqu'à son menton. Il constate juste que le geste apparemment dénué de mauvaises intentions est mal perçu et l'autre y répond par un revers de bras pour chasser l'importun. La main du musicien évite de peu le visage proche, heurtant la petite tresse brune pendant depuis la tempe du grand garçon pâle. La tension est forte et gêne grandement la création de l'accord souhaité. Il est temps de travailler ce point.

Le Tigre se remet à tapoter son instrument sur une cadence plus douce mais perceptible, attirant inévitablement l'attention de son Maître dans sa direction. Il n'en faut pas plus pour que ce dernier se lève, renversant son luth jusque-là niché entre ses jambes, et vienne empoigner violemment le col du félin. Il lui postillonne un air vicié à la truffe, censé charrier des accusations quant au fardeau qu'il représente. Huyïn fronce brièvement le museau mais n'esquisse pas le moindre geste en réponse. Le bâtonnet tapote l'instrument avec la régularité d'un battement de cœur.

L'autre humain à peau de neige s'approche à leur hauteur, jetant au profil félin un regard curieux. Après un moment, il lève les mains en une posture apaisante.

"Doucement l'ami. C'est dur à dire avec sa gueule... Mais j'crois que tu lui fais mal, là."

En réponse, la poigne augmente d'intensité, tirant de façon désagréable sur la fourrure nichée en-dessous. Le musicien plus petit que lui d'une bonne tête grommelle et se met à le secouer avant d'aboyer encore qu'il a le droit de traiter ses affaires comme il le souhaite. Ce n'est qu'en entendant Hasgörd demander -ou plutôt rugir- de son comptoir s'il doit se déplacer que le Maître le relâche abruptement et se recoiffe d'une main, cherchant à se redonner un semblant d'aplomb. Se battre en public ne serait pas bon pour sa déjà piètre réputation. Ni pour sa bourse pratiquement vide s'il devait payer quelque dégât ou encore pour la toilette riche dont il est affublé histoire de laisser croire que sa situation financière est au beau fixe.

Une fois libéré des pattes du musicien, Huyïn relève légèrement les siennes et se remet à jouer de son tambourin comme si de rien n'était. Ses yeux félins demeurent posés entre les deux hommes, dans le vide, ignorant superbement l'air courroucé de son Maître ou le léger haussement d'un unique et court sourcil chez l'autre.

"Ah oui. Plutôt docile pour un chat de cette taille. J'l'aurais pas cru."

Huyïn ignore la remarque, tout comme les vantardises du musicien quant au dressage effectué avec brio, revivant avec un malin plaisir certains travers effectués par le Tigre pendant son apprentissage du monde civilisé. La conversation se poursuit, les deux êtres prenant place à une autre table, le plus jeune des deux payant sa lampée de Jurenschauss à l'autre. De son côté, le félin repart faire un tour de la taverne, les laissant seuls. Il n'est stoppé dans sa ronde que par les trois mêmes femelles s'amusant à le suivre puis le coinçant au niveau d'une table. Leurs voix discordantes le harcelant jusqu'à ce qu'il ramasse quelques dés et les fasse rouler. Des piaillements déçus précèdent de peu la reprise de ses déplacements. Non, pas de suite miraculeuse leur offrant divertissement et alcool gratuit. Elles devraient arrêter de penser que les proies vont tomber toutes prêtes entre leur crocs sans avoir rien fait pour les y amener.

Le bâton de frappe tournant lentement entre ses doigts griffus, et son tour de taverne achevé, le woran revient à proximité de la cheminée. Ses oreilles tressaillent à peine en percevant le Maître en discussion avec le jeune, et penché au-dessus de la table au point d'être presque plié en deux. L'ouïe fine du félin lui permet d'attraper quelques mots avant d'être réellement à portée d'écoute.

"... d'enfants, hein ? Il te faut un truc plus digne de toi, et qui arrang'rait ta situation au passage."

L'amical humain assez jeune et indépendant pour être comparé à un tigreau woran se redresse un peu, pinçant son menton entre deux doigts. Il a une posture semblable à qui réfléchirait profondément, mais pas longtemps. Il se tape le poing dans la paume et se penche, tendant la main le long de sa joue pour faire une confidence à l'autre.

"En fait... J'connais un endroit. Pas comme ici où on joue pour rire et boire... Faut juste montrer qu't'es pas un amateur, que tu viens jouer."

Un sourire dévoilant une canine pointue s'affiche sur le visage blanc. Il regarde prudemment autour d'eux, jetant une œillade au woran et l'ignorant l'instant d'après comme s'il n'était pas là. Plongeant sa mitaine dans son col, il extirpe l'extrémité d'un collier non pas fait d'anneaux de métal précieux, mais constitué d'une chainette où une longue pile de yus percés est enfilée.

"Petit échantillon de ce qu'on y trouve en jolie quantité. J'y ai mes contacts. Si tu veux tenter le coup, je t'avance ce qu'il faut pour... Faire sérieux."

Huyïn observe l'idée tourner dans le crâne du musicien. Cultivé, se prétend l'individu. Capable de fomenter des plans pour exploiter les imbéciles sans risque, se croit-il. De la bouche tordue d'un sourire complice de son propriétaire finit par sortir un confiant "j'en suis". Derrière lui, le tambourin résonne sombrement d'un unique coup sourd.



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Huyïn
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Re: La Taverne du Tigre de Glace

Message par Huyïn » mar. 25 févr. 2020 15:50

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Nouveau départ
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La soirée s'est installée sur la cité, faisant s'engouffrer des badauds humains dans la taverne en quête d'un grog ou d'une pinte bien remplie. À chaque fois que la lourde porte s'ouvre, une rafale froide fait geindre les attablés les plus proches de l'entrée, mais rien ne semble en mesure de leur faire quitter ces sièges à proximité du comptoir. Le Tigre n'en a cure, tournant le dos à ce spectacle par trop de fois entendu depuis le déclin du jour. Lui se tient à proximité de la cheminée, n'ayant pas bougé de sa place même quand Hasgörd est venu placer une lourde bûche dans l'âtre. Le regard félin est rivé sur les danseuses timides de ce rythme orangé auxquelles on offre la perspective d'un banquet, mais il ne les contemple guère. Bras croisés contre son torse, le luth tant convoité bloqué dans cette étreinte, le woran reste debout, immobile.

Cela fera six jours à la prochaine aube que Huyïn s'est défait de son boulet humain. Presque une semaine, mise à profit pour faire plus amplement le tour de la cité, et chaque sortie ne faisant que l'amener à une conclusion peu agréable. Pohélis, malgré le temps passé depuis sa prise, demeure fondamentalement un bastion militaire. Nul ici ne semble en capacité de lui fournir la piste qu'il recherche, qu'elle concerne la maîtrise de son nouvel ami à cordes ou une opportunité digne d'intérêt. Le félin ferme ses yeux coloris vert grisé, l'extrémité de sa queue effectuant un vif à-coup instinctif témoignant de sa frustration. Il connaît son instrument, mais il sait également qu'il ne le fait chanter que par instinct, ce que le premier quidam avec un peu d'adresse est apte à faire. Or, il n'est pas n'importe qui, et se refuse à n'être qu'un gratte-cordes parmi d'autres. Il veut faire plus que jouer un petit air distrayant pour des oreilles ingrates. Mais dans cette cité peuplée de soiffards et de créatures semblant constamment en rut -et donc perpétuellement en quête de confrontations violentes-, trouver quelque mentor ou même un public suffisamment réceptif pour exercer son talent musical n'est pas aisé.

Le félin, se tenant bien plus droit que l'ensemble des bipèdes présents, abaisse légèrement les yeux vers son instrument qu'il tient face à lui. Il en fait lentement tinter une corde, puis une autre, les entendant à peine à cause des voix plus ou moins attaquées par la boisson des présents. Nouveau grondement mécontent alors que la porte joue une fois de plus. Ignorant la perturbation, Huyïn reprend son instrument contre lui, plaçant ses pattes contre les cordes en réfléchissant à une suite de notes à faire naître. Alors qu'il s'apprête à jouer, une soudaine présence sur sa droite lui fait légèrement redresser les oreilles. Un mouvement vif. Une douleur fulgurante au bas de sa mâchoire qui lui fait rejeter légèrement la tête sur le côté. Le Tigre ne bouge pas, le regard résolument fixe tandis qu'il essaie de comprendre l'événement. On ne lui en laisse cependant pas le temps. Son col est brutalement empoigné par deux mains fermes, tiré d'abord puis repoussé, son dos heurtant vivement les pierres de l'âtre. La chaleur dans le dos du félin passe de douceur à menace, lui faisant rapidement ramener sa queue légèrement gonflée contre l'arrière de sa cuisse. Il joue de sa grande taille pour se déplacer le long de la pierre pour les mettre, lui et son bel instrument, hors de portée du danger flamboyant.

La poigne à son cou ne l'entend pas ainsi et lutte, l'attirant et le repoussant avec une brutalité renouvelée contre la cheminée. Vibrisses frémissent au moment où un élan est suffisant pour que le crâne du woran cogne contre la pierre. À proximité, des voix jusque-là muettes s'indignent, gueulant de laisser ce pauvre chat tranquille. Si la force contre sa tunique ne fait que croître en intensité, l'agression est suspendue alors que son assaillant s'adresse au public par-dessus son épaule.

"Un chat ? Vous appelez ce monstre un chat ?! Vous avez des culs de bouteille en guise d'yeux, ma parole ! Regardez-le !", crache l'individu d'une voix grave et contenant tout juste son ire.

Huyïn abaisse légèrement le regard, profitant de la distraction pour observer son agresseur. Un humain, presque aussi grand que lui. Longue crinière noire assez sale devant atteindre ses clavicules et repoussée de son visage. Un faciès remarquable par les cicatrices qui s'y trouvent, un trio comme un coup de patte du front à l'arcade droite et une balafre encerclant sa pommette du même côté et dévalant la joue. Une poignée d'autres enfin en travers de la gorge et le long du cou. Un collier ouvert à l'avant repose à sa base, sur un torse sec mais doté d'une puissance certaine. Le Tigre ne tente pas le moindre geste pour se défendre, les autres clients pestant contre l'individu mais ne levant pas le petit doigt pour lui venir en aide. Le Woran sait qu'il pourrait sans doute se débrouiller seul maintenant que la surprise est passée, mais il est curieux de connaître la raison de ce geste. Après tout, l'homme ne porte pas l'odeur alcoolisée de qui aurait bu plus que sa part et semble l'avoir délibérément pris pour cible.

Dès que le regard marron de l'humain revient sur lui, il le cogne de nouveau contre la paroi et scrute son visage en fronçant ostensiblement les sourcils. Il semble à la recherche de quelque chose, et ne le trouvera pas. Le félin met un point d'honneur à ne pas rendre son regard à l'individu, observant un espace vide derrière lui.

"Ça se grime en humain, ça prétend être inoffensif, et ça cherche à vous faire la peau quand vous vous y attendez le moins !"

L'humain agressif gronde à la tirade d'un client éméché lui rétorquant, entre deux éclats de rire, que la même chose peut être dite des sektegs. Ou des garzoks. Ou même des femmes ! Le trait d'humour ne fait que le provoquer davantage. Il le secoue encore une fois et s'apprête à lui causer de nouveau un début de migraine lorsqu'une poigne ferme se pose sur l'avant-bras de l'individu. Huyïn ne cligne même pas des yeux alors que Hasgörd vient s'enquérir de l'affaire. Sans le lâcher malgré le changement de couleur de sa peau sous la main du tenancier, l'homme déverse son fiel, répliquant à toutes les assurances que le woran est inoffensif des généralités contraires. Le Tigre refuse de bouger ou d'ouvrir la gueule, profitant du spectacle de ces individus convaincus d'êtres tous détenteurs de la vérité et tentant de l'imposer à leur vis-à-vis à grands renforts de rugissements sous couvert de paroles. Si une main finit par le lâcher, l'autre fait crier le tissu de sa tenue juste avant que l'homme reprenne avec véhémence.

"Dressé ? Dressé ?! Et où est son dompteur, hein ?"

Là encore, la réputation de son ancien maître qui n'hésitait pas à boire et cuver plusieurs jours durant dans leur abri joue en sa faveur. Son absence n'a rien de nouveau ni de surprenant aux yeux des clients. S'il n'en affiche rien, Huyïn est de plus en plus méfiant. L'homme commence à poser trop de questions et de plus en plus justes. Clients comme patron font le portrait du musicien absent, évoquant finalement peu de détails malgré le temps que l'individu a passé dans cet endroit. Huyïn prend une longue inspiration au moment où les doigts rigides de son agresseur daignent lâcher sa tenue, mettant un point d'honneur à ne pas porter son attention sur l'être brun. Pendant un instant, il se demande tout de même pourquoi les humains ont choisi l'empoignade à ce niveau pour affirmer leur domination. Imperturbable, le Félin ajuste son luth et commence à faire tinter les cordes, comme il l'entendait depuis le début. L'incident est clos.

Quoique.

L’œillade mauvaise que son agresseur lui adresse, même pendant que le tenancier lui propose une pinte pour se détendre, laisse entendre qu'il ne compte pas en rester là. Le Woran ne s'en alarme pas et résiste à l'envie de passer sa langue au coin de sa gueule, sentant une douleur légère persister au bord de sa bouche.

De longues heures durant, Huyïn tient son rôle d'animal savant à la perfection, faisant parfois une petite ronde entre les tables pour rapprocher la musique des clients. Jamais il ne prend place sur un siège, même quand des humains avinés cherchent à l'y inviter avec plus ou moins de force. Le Woran pousse la comédie jusqu'à se poster non loin du bout du comptoir là où son assaillant a pris place pour l'observer sans relâche, agissant comme une créature docile et incapable de garder rancune de ses mésaventures. Ses pattes nues le ramènent ensuite auprès de la cheminée où il demeure jusqu'à ce que la moitié de la grosse bûche ait été dévorée. Là, sans tenir compte de ceux qui l'écoutaient jouer, il stoppe abruptement, enserre son instrument et se poste auprès du comptoir. Extirpant un tissu de sa petite sacoche, il le pose sur une petite écuelle vide trônant sur le meuble. Il lorgne le tout avec insistance, sans bouger. Il attend, ne laissant qu'une oreille se tourner légèrement vers la porte quand celle-ci s'ouvre. Il fixe le récipient couvert sans cligner des yeux, ne réagissant pas aux passages près de lui ou même au raclement d'un tabouret manquant de peu percuter sa patte.

Après plusieurs longues minutes, le tenancier ayant fini de servir des clients le remarque et s'approche. Il prend le récipient, faisant se relever la tête du Félin et en suivre le mouvement avec attention. L'homme y dispose plusieurs lanières de viande séchée ainsi que cinq yus qu'il fait tinter un par un devant le Tigre. Il referme le tissu en un petit sac et le noue avant de le reposer dans l'écuelle et replacer celle-ci à sa juste place. Huyïn, mains prises par son instrument, ramasse le paquet entre ses crocs comme un bon petit compagnon bien dressé, se retourne et quitte l'établissement sans se presser.

La nuit est bien tombée sur la cité, chose qui ne gêne en rien le Tigre ni la plupart des gens à crocs visibles du coin. Les sens en alerte, il traverse des rues fréquentées, passant entre sektegs mécontents, humains éméchés tout juste sortis de la taverne et garzoks s'attrapant les bras en une forme de lutte. Pivotant sur l'avant de sa patte, il s'engouffre dans ce qui est une impraticable ruelle, tout juste assez large pour qu'il s'y déplace de profil. Il change ses appuis sur son luth pour le tenir sous un bras, ouvre la gueule et laisse le petit sac tomber dans sa paume libre. Il le soupèse un peu et le range dans sa sacoche. Il se plaque ensuite contre une paroi et guette, patient, attentif et curieux. Un moment s'écoule, faussement rassurant. Le Woran n'est pas dupe. Habitué à être le chasseur, il sait comment un prédateur leurre sa proie en une impression de sécurité pour mieux lui fondre dessus. Alors il attend.

Cela porte ses fruits, car la silhouette du grand humain apparait le long d'une paroi, sa tête tournant d'un côté et de l'autre, visiblement en quête de quelque chose. Le Félin, sans doute. Huyïn retient son souffle, laissant l'être dépasser sa cachette sombre. Son traqueur poursuit sa route pendant quelques mètres puis, soudainement, s'arrête. Il met un genou à terre, observant le sol et gênant le passage sans sembler en avoir cure. L'individu se redresse et revient lentement sur ses pas. Aurait-il plus de ressemblance avec un prédateur qu'il n'y parait ?

Le Tigre commence à fatiguer de ce petit jeu et ne se voit pas s'y adonner encore longtemps. Il ferme les yeux un instant et songe à la force magique nichée en lui. Une petite distraction et il pourra se glisser jusqu'au bout de cet étroit passager et rentrer tranquillement à l'abri. Huyïn jette son dévolu sur une bande d'humains incapables de marcher droit, jouant à qui fera le plus de bruit, et se concentre dessus. Au moment où l'un d'entre eux émet un rot des plus sonores, le Woran manifeste sa magie. Une rafale de vent entoure sa cible, bousculant tous les présents autour de lui. Non seulement la bande avinée s'étale, mais l'humain hostile qui le suivait est aussi frappé dans le dos par la force magique. Il trébuche sur les gobelins et tombe coude en avant dans le flanc d'un des lutteurs.

Lentement, le Tigre longe sa paroi, sans quitter la scène des yeux jusqu'à ce que l'angle ne le lui permette plus. Des bruits de toutes sortes emplissent la rue, masquant le retrait à pas feutrés du véritable coupable. Huyïn se glisse dans la nuit, empruntant d'autres ruelles détournées pour avoir la paix. Ce petit accroc l'aura diverti un moment, pas plus.

Demain, dès l'aube, il ira voir l'un des lieux que le tigreau humain Arrluk lui a indiqué et qu'il gardait comme ultime piste : l'université des glaces.


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