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Le gobelin aveugle disparaissait et reparaissait.
C’est le bon chemin, trépignait-il,
cette fois on y est ! Courage ! Sump économisait son souffle. Le sable gris aspirait ses bottes et ses dernières forces avec ; les pentes et descentes étaient sans fins tandis qu’encombré de pouce-pied, le boyau écharpé l’étouffait. Pour l’achever, le sel agressait ses narines et sa langue de papier. Il suivait l'aveugle à travers ce dédale salin, sa main tremblait.
Volcanique, la gargouille avait propulsé les deux gobelins vers de nouvelles galeries avant de s’immobiliser à nouveau. Aux premières effluves marines, l’impatience et l’énergie de l’aveugle avaient explosées. Trésors, voyages, aventures et découvertes tournoyaient dans le flot de paroles dont il gorgeait Sump qui ne pensait qu’à son estomac et à l’air libre. Après une volée de degrés noirs et ensablées, Sump s’accorda une pause. Le gobelin aveugle l’encouragea à avancer : il ne fallait pas s’arrêter ici, disait-il, c’était dangereux.
Le regard de Sump changea : une odeur de chair océane s’insinua dans ses narines et la salive emplit sa bouche. Devant lui, sous un lustre en or une table garnie de plats l’attendait : Aquaflagdas et salade de fruits multicolores, brillantes crevettes en sauces, crabes en dés, dodues bulots, émincé d’oursins, filets de requins, gratin d’étoiles, homards rubescents, infinités de sars, julienne de légumes et perroquets, kara-age de maquereaux, langoustes farcies, méduses bouillies, narval cru, œufs de poissons, pavés de thons et poissons crocodiles, queue de sirène dorées et argentées dans plats en carapace de tortue géante, rascasses bigarrées, saumons fumés, tranches de baleineau, uranoscopes, velouté de sole…
« Non ! »
Sump se rua sur la nourriture, plongea la main dans les plats brillants et porta une première bouchée à sa gueule gluante. Au lieu d'une explosion de saveurs, un cri détruisit ses tympans. Il écarquilla les yeux et se retourna : seins pendants, une femme vêtue d’algues flottait vers lui ; elle avait la peau détendue et gorgée d’eau, le crâne chauve, les traits grossier et haineux ; ses mains effilées se levèrent. Sump n’entendait qu’un sifflement aigu, l’espace se fit coton ; il ne pouvait bouger, la vision et la déception avaient drainé ses dernières forces. Le visage de l’apparition se rapprocha du sien ; ses dents pourries et cassées s'ouvrirent ; ses yeux blancs contrastaient avec les volutes de ténèbres autour d’elle.
Illuminé d’une aura banche, le gobelin aveugle apparut ; il avançait contre le vent, visage contracté. La créature tressaillit, recula, revint à la charge mais se heurta à un mur. Furieuse, elle cracha, fit des allers-retours et attaqua à nouveau mais le gobelin de lumière était planté entre elle et Sump, poings serrés. Sump se tenait à un pied de la table qui était redevenue ce qu’elle était : du bois pourri sur lequel gisaient d’antiques reliefs de banquet. Le gobelin blanc fit un pas vers la créature qui poussa un cri de peur ; elle se recroquevilla, dos courbé, yeux flamboyants, redevint spectre. Le gobelin blanc se tourna vers Sump, l’aida à se relever et s’éloignèrent de l’antre.
L’aveugle posa Sump contre un mur et se redressa ; il sourit et ses lèvres remuèrent ; l’ouïe de Sump revint crescendo :
« … protégé par la magie de maître Salvandor et heureusement car on est tombés dans le seul piège que j’avais prévu : la banshee du comte Von Lermesch !»
Il rit ; Sump ne réagit pas. Son souffle était court, ses membres lourds. L’aveugle fronça des arcades, gonfla les narines et se rapprocha de Sump pour lui tâtonner le visage. Il sursauta lorsque le bout de ses doigts se teintèrent de sang. Sump n’eut pas la force de le repousser, il se contenta de haleter ; l’air était chaud, il avait envie de s’allonger et de se goinfrer de sable.
À la recherche d’autres blessures, l’aveugle le tâtonna dans son entièreté et se figea à une autre découverte : ses longs doigts blancs s'aventurèrent au bout du bras gauche et caressèrent l'absence de main ; Sump émit un son à mi-chemin entre le grognement et le soupir.
« Je…j’ai quelque chose pour ton oreille. » bredouilla l’aveugle.
Il sortit un flacon de sa toge et l’ouvrit ; une odeur de fleur et de soleil se mêla à l’air salé et pourri. Sump n’eut aucune réaction lorsque l’aveugle étala la pommade dorée sur sa blessure ni quand il lui bricola un bandage avec un vieux tissu. La blessure traitée, le gobelin aveugle suggéra de continuer car il ne faisait pas bon rester ici ; il l’encouragea et l’aida à se relever mais les jambes de Sump refusaient de le porter ; il glissa le long du mur et ferma les yeux. L’aveugle s’empara du baluchon de Sump qui geignit. L’aveugle fouilla, tâtonna le contenu, le répandit sur le sol de pierre noire et de sable blanc : vêtements, armes, gourde, bijoux, or…
Il trouva un flacon de liquide rouge et passa le goulot près de son nez :
« Une potion de soin ! Juste ce qu’il nous faut. »
Il força Sump à boire puis pesta contre l’inutilité du breuvage. L’aveugle attrapa Sump aux épaules et une main sous son menton, lui releva la tête :
« Dis moi ce qui ne va pas ! Parle moi ! Je veux t'aider ! »
Un long gargouillis s’éleva, torturé, poussé par une créature au bord de l’agonie, recroquevillé sur elle-même.
« Faim. »
L’aveugle se leva, resta immobile et s'éloigna. La plainte de Sump se bloqua dans sa gorge ; il était seul et entouré de ténèbres. Il sortit Grifoniss qu’il plaça en travers de ses cuisses, regarda le trésor étalé autour de lui et ferma les yeux.
***
L’aveugle revint les bras chargés de boules rougeâtres, jaunâtres ou laiteuses qui luisaient d'un liquide baveux. Il lâcha son fardeau devant Sump avec un soupir soulagé.
« Des œufs de ver de terre géant, expliqua-t-il,
une grande partie de mon alimentation depuis que je vis ici.»
Il tâtonna, saisit le silex de Sump et l’abattit sur un des œufs ; il souleva un bout de coquille et plaça l’œuf entre les jambes de son compagnon. L’odeur de fœtus faisandé dégoûta Sump mais avec lenteur, il plongea la main dans le gluant, en porta une poignée à sa bouche et mâcha, avala et grimaça. L’aveugle disposa les œufs autour de Sump :
« Je ne savais pas tes souffrances, dit l’aveugle,
en fait, je ne me suis jamais préoccupé de ce que tu ressentais. »
Il s’assit en face de Sump et sortit son cube en bois qu’il tripota. Sump étouffa un rôt : deux bouchées avaient suffi à l’écœurer.
« On a besoin que tu reprennes des forces, s’enquit l’aveugle,
puisque personne ne prend soin de toi, c’est moi qui vais le faire. »
Sump mâchonnait et fixait l’aveugle ; il était entouré de noir mais brillait d'une aura lumineuse. Il ajouta :
« À plusieurs moments j’ai pensé… Ce courage fou que tu as, ce mépris pour ta propre vie, cette lassitude… Tu n’as aucune raison de vivre pas vrai ? »
Sump sentit une boule grossir. Il avala avec difficulté et haussa les épaules. Le silence s’étendit entre eux ; Sump, sur le point de rendre son repas, fixa le bandeau crasseux de l’aveugle :
« Yeux, croassa-t-il,
comment ? »
Le gobelin au bandeau tressaillit et posa un main dessus.
« Je viens d'un clan souterrain où le shaman brûlait les yeux de chaque nouveau-né à la naissance pour être sûr de garder le pouvoir. Mes tuteurs, qui exploraient les cavernes du royaume perdu de Nosvéria à ce moment-là, m'ont trouvé et emmené. Mais je suppose qu’ils se sont vite rendus compte que je n’avais rien de spécial hormis mes longues oreilles et ma peau pâle. »
Les coudes sur les genoux, il serra son cube :
« À la faculté, j’avais des tas d’amis. Tout le monde m’aimait bien, me trouvait gentil… Pourtant, lors des fêtes étudiantes, des excursions à Haenian, à Nyr’Eylïem et lors des bals, je n’étais jamais prévenu, jamais invité. On m’oubliait. Je restais dans ma chambre, à jouer de la musique, à réviser, à attendre qu’on vînt me chercher, pour m’amuser moi aussi. » Il se tut puis répéta en soufflant du nez :
« Offrir un casse-tête à un aveugle… »
Il jeta le cube de bois qui roula sur les pierres et dévala les marches. Il s’adressa à Sump :
« Tu es dur, taiseux et brutal mais tu es le seul ami que j’ai jamais eu ; le seul à avoir risqué sa vie pour la mienne et celui qui m’a gardé en vie jusqu’ici. Quand nous aurons atteint notre objectif, très bientôt, nous resterons ensemble et nous nous forgerons un avenir nous-mêmes. On a besoin de personne pour ça. »
La gorge nouée, Sump avala à nouveau avec difficulté. Ils se turent à nouveau.
Son repas terminé, Sump se cala contre le mur et se caressa le ventre :
« Bon couple. » dit-il.
Le gobelin aveugle sourit et hocha la tête. La lueur qui le baignait s'etompa.
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