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«Je t'avais prévenu, dit l’aveugle quand Sump le rejoignit,
notre espèce souffre d'une terrible réputation : le monde entier nous prend pour des voleurs dénués de morale.»
Ils attendirent une heure avancée de la nuit pour se diriger vers le repaire des Crocs de l’Ombre. Les odeurs humaines affluèrent et Sump gardait la main crispée sur sa dague. Ils pénétrèrent dans une vaste pièce au plafond arrondi décorée de fanions et d'étendards. Une tête de loup noir à yeux d'argent était peinte à divers endroits ; des fauteuils et canapés de cuir, des armoires et des tables basses servaient de mobilier.
L'aveugle secoua Sump planté devant une table recouverte d'un tissu vert et de boules de couleur :
«Trouvons les clés de la trappe et filons !
— Où ? répondit Sump à voix basse.
— Tu penses que je vais les trouver avant toi !? »
Sump lui lança un regard furibond. L’aveugle huma l’air :
« Nous sommes dans leur salle commune, dit-il,
ils doivent conserver les objets importants dans une autre salle, du genre plus secrète. Vois-tu des couloirs ou des portes ? »
La pièce contenait plusieurs embouchures ; Sump se dirigea vers l’une d’elles. Avec exaspération il revint chercher son acolyte qui tâtonnait l'air à sa recherche. Ils s’enfoncèrent dans la pénombre jusqu’à entendre un concert de ronflements. L’aveugle pensait qu'ils ne trouveraient pas les clés dans les dortoirs ; ils revinrent à leur point de départ et choisirent un autre couloir : l’odeur d’excrément les repoussèrent dans la salle commune.
« Arrête de râler, dit l’aveugle en tenant Sump par la tunique,
nous finirons bien par trouver un bureau ou… »
Des voix dans un escalier de pierre l’interrompirent ; ils rebroussèrent chemin vers les chambres mais deux hommes arrivaient vers eux.
«Elles servent à rien ces factions de nuit.» grommela l'un d'eux.
Les deux gobelins se bousculèrent pour retourner dans la salle commune. L’escalier de pierre se teignait de feu. Ils se cachèrent sous un fauteuil.
Un groupe pénétra dans la pièce. La grosse voix de Beno ordonna :
« Posez la fille ici, elle sera bien. Petit, allume-moi tout ça, on y voit comme dans le trou de balle d’un ayaj’. »
Ses lourdes chaussures apparurent devant Sump et leur cachette s'affaissa :
« Par notre fot-en-cul de majesté, quelle soirée ! gémit-il.
— Heureusement qu'il y avait l’histoire de Traster et de Kadmos. » fit une autre voix.
Tous s’esclaffèrent, Beno le premier :
« Deux gros enfoirés roulés par le même sekteg ! »
Il reprit, sérieux :
« Ça commence à faire beaucoup de gobelins dans nos catacombes, il faut qu’on s’en occupe avant le retour de Darith.
— De ça et des tarés de la Confrérie du Crâne qui pratiquent leurs rituels chez nous. »
Le groupe acquiesça mais Beno souffla de façon obscène :
« Ne vous inquiétez pas de ça les gars, dit-il,
pour quelles raisons vous croyez que Darith et Donovan se sont absentés ? »
Un silence lui répondit puis on le pressa de questions. Il aboya de rire :
« Je ne peux rien dire mais en tant que bras droit du bras droit, je suis au jus de certaines choses ! »
On le hua ; l’arrivée des plantons décupla le brouhaha. Sump sentait son acolyte trembler contre lui. Les bavardages poursuivirent :
« Petit, fit Beno,
va nous chercher à boire. J’ai encore la pisse d’âne de cet escroc de Kadmos sur le palais.
— Je vois que vous avez ramené une fille, remarqua un des nouveaux venu.
— Vous y aurez droit mais c’est moi d’abord les gars, Beno tapota son cuir,
ancienneté. »
Assailli de quolibets, il se leva :
« Allez viens ma beauté, on va aller dans mon bureau. Et que personne ne nous dérange. » ajouta-t-il.
Les deux sektegs échangèrent des coups de coude. Pendant que les plaisanteries salaces fusaient, ils rampèrent hors de leur cachette. Sump guida son complice afin qu’il restât dans les zones d’ombres et ils suivirent le couple dans un couloir. Beno s’enferma dans une pièce avec son fardeau. Penaud, Sump regarda le gobelin aveugle qui se rongeait les ongles :
« Il faut qu’on trouve un moyen de le faire sortir, dit-il,
je sais : toque à la porte et va te cacher. Il va sans doute croire que quelqu’un lui fait une farce. On avisera. »
À ces mots, il s’éloigna et se cacha derrière un pan de mur. À contrecœur, Sump s’approcha et colla son oreille à la porte. Beno susurrait des mots doux à la jeune femme. Il leva la main pour toquer quand une éclaboussure et un flot de jurons lui parvint. Il rejoignit l’ aveugle alors que le verrou claquait ; Beno passa devant eux :
« Putain de crasseuse. » grommela-t-il.
L’aveugle poussa Sump qui se coula dans la pièce et ferma la porte à moitié. Assise derrière le bureau de bois sombre, la jeune femme ronflait sous le tableau d’une forêt consumée par un incendie un soir de pleine lune. Sump essaya d’ouvrir l’armoire vitrée près de l’entrée puis sursauta à la vue d’un massif loup noir empaillé. Remit, il se dirigea vers le bureau. La bouche souillée de vomi, la fille rotait et babillait dans son sommeil ; elle empestait l’alcool et la sueur. Sump fixa la gorge blanche et livide qu’elle lui offrait avant de s'ébrouer. La plupart des tiroirs du bureau étaient fermés ; le seul qui s’ouvrit contenait un masque fendu, des lettres manuscrites et un miroir brisé. Il balaya le plan de travail du regard : rien.
Beno poussa la porte et entra avec un seau et une serpillière. Sump se cacha sous le bureau et grimaça lorsqu’il entendit le verrou. Une fois qu’il eut nettoyé, Beno se planta devant l’endormie et défit sa ceinture :
« Ça suffit les conneries, grommela-t-il,
t’es pas au meilleur de ta forme mais ça ira. »
Il la secoua et elle s’éveilla d’humeur lascives ; des caresses s'ensuivirent puis un tintement métallique et un gloussement :
« C’est quoi toutes ces clés autour de ton cou de taureau ? » susurra-t-elle.
Sump redressa la tête ; Beno grommela qu’on s’en foutait et posa le trousseau sur le bureau. Sump approcha sa main mais se ravisa lorsque le visage de la femme se retrouva au niveau du sien pour emboucher. Après quelques secondes, Sump fit glisser sa lame hors de son fourreau ; le coup serait dévastateur.
On toqua à la porte.
« Par mes ancêtres ! rugit Beno,
quoi encore ?»
On frappa encore. Sump sut que c'était l'aveugle à la rescousse. Beno repoussa la fille, prit les clés et se dirigea vers la porte :
« C’est toi Darith ? Bredouilla-t-il en bataillant avec le trousseau,
je pensais pas que tu reviendrais si tôt… »
Sump et la fille se regardaient en silence. Il se jeta sur elle, la lame contre sa gorge et s’assura de son silence. Il se dirigea ensuite vers Beno. Fébrile, celui-ci ouvrait la porte. Sump le frappa à l’arrière du genou avec sa relique ; la jeune femme étouffa un cri. Beno, qui n'avait rien senti grâce à son pantalon de cuir renforcé de fer, se retourna. Son regard passa au-dessus de Sump qui se faufila entre ses jambes et d'un bond, s’empara du trousseau. Il rejoignit son complice et ils filèrent.
La puissante voix de Beno secoua les catacombes. Les deux sektegs étaient de retour dans la salle commune et à leur vue, les humains se levèrent et dégainèrent leurs armes. Sump pila, son partenaire se cogna à lui. Sump le poussa dans une autre direction. Encerclés d’interjections meurtrières, ils entrèrent dans une pièce au hasard et se pelotonnèrent au milieu d’étagères odorantes. Sump était entourés de poissons séchés, crustacés séchés, coquillages séchés et batraciens séchés. Il jeta un regard amer à la grappe de saucisson qui pendouillait devant lui pendant que l’aveugle couinait :
« Que Gaïa la Protectrice nous vienne en aide ! »
Beno rugissait :
« Sonnez cette conne d’alerte ! »
Une cloche retentit avec fureur ; un groupe d’homme passa dans le garde-manger ce qui affola davantage le gobelin aveugle. Sump le frappa pour le forcer à écouter :
«J'y vais. Reste ici.
— Ils sont des dizaines, tu vas mourir… »
Sump déposa le trousseau dans la main de son complice. L’aveugle se tut et serra les clés dans sa paume. Sump rassemblait son courage quand le gobelin aveugle lui secoua le bras :
« Prends-ça : c’est de la poudre de Gaïa. C’est avec ça que je t'ai sauvé des squelettes. »
Sump s’empara du petit sac de toile et s’élança hors de la réserve de nourriture. Deux hommes l'aperçurent ; il feula et déguerpit. On hurla son signalement :
«Sekteg, peau sombre, dague dorée ! »
Sump esquiva une charge, trancha une joue ; rebondit contre les parois de pierre, mordit une main ; se glissa entre des paires de jambes, frappa et griffa. Il se tordit en tous sens et pirouetta sur le sol ; on arracha sa tunique en cuir ; il grogna, gronda, claqua des dents.
En sous-vêtements, l’un des Crocs de l’Ombre fonça sur lui ; Sump le repoussa d’un coup de dague. L’écho décuplait les voix furieuses :
« Méfiez-vous, c’est une vipère ! »
Les étroites galeries s’échauffèrent à la lueur des torches ; Sump désespérait.
Dans la salle commune, il utilisa le mobilier : il louvoya entre les fauteuils, disparut dessous ; se jucha sur une table et en éparpilla les boules de couleur. On lui jeta des coussins, des couteaux, et même une torche qui enflamma des rideaux. L’incendie l’aida mais il sut la fin proche ; il rengaina sa dague, sortit le petit sac de toile et ferma les yeux.
L’explosion de lumière teinta tout de blanc ; Sump dansa entre les silhouettes sombres aux bras levés.
Sorti de la salle commune et de retour dans les couloirs des catacombes, Sump se figea un instant ; il lança des regards dans toutes les directions puis courut à nouveau ; les Crocs de l’Ombre étaient derrière lui.
Les rugissements de Beno couvraient le tumulte :
«On va tous avaler notre chique s'il nous sème alors bougez-vous le fiak !»
Partout, les pierres se coloraient du halo des flammes. Sump prit à gauche, fit demi-tour, prit à droite. Il reconnut le couloir où il avait retrouvé la vieille et le petit ; il s’y engouffra et se figea devant l'entrée du caveau aux squelettes ; il distinguait leurs silhouettes et leurs yeux brillants dans l'obscurité. Il attendit d’être vu des deux côtés du couloir avant de sauter dans le vide.
Félin, il roula parmi les rocs ; vif, il para le cimeterre émoussé. Déséquilibré, il se jeta dans la poussière et serpenta. Les Crocs de l’Ombre se réceptionnèrent lourdement au milieu des décombres et détournèrent l’attention des osseux : l’un d’eux enfonça sa machette rouillée dans une poitrine en un splendide coup de taille pendant qu’une dizaine de squelettes rampants se ruait sur deux autres. Des cris et des claquements de mâchoires retentirent alors que les deux camps, morts et vivants, os et chair, ferraillaient.
Dans sa course, Sump fut projeté en avant par une explosion de chaleur ; le passage secret du gobelin aveugle se colora de chaud. Sump se retourna, souffle court : les Crocs de l’Ombre lâchaient des projectiles à étincelles de leur perchoir ; le charnier devint brasier.
Sump fuit la lumière des flammes et retrouva l’obscurité.
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