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Je pousse la porte de ma maison, si on peut appeler ça ainsi. Il s’agit plutôt d’un taudis situé au rez de chaussée d’une vieille maison, l’accès à l’étage supérieur étant condamné pour permettre à un couple bruyant de vivre à l’étage sans devoir passer par chez moi. Les murs sont gorgés d’humidité, le parquet grinçant est parfois manquant ou pire laisse dépasser de longues échardes, il est donc totalement proscris de se déplacer sans chausses. La porte n’est d’ailleurs pas vraiment une porte, c’est plutôt une large planche de bois suspendus à une seule charnière, rendant son ouverture bruyante difficile et ayant marqué au fil de son passage une marque profonde dans le sol. Ni serrure, ni poignée, j’ai simplement installé un loquet pour éviter que des malandrins ne pénètrent chez moi la nuit pour me faire la peau, lorsque je sors je verrouille la porte à l’aide d’une chaîne et d’un cadenas. Ce n’est que pour la forme, n’importe qui avec quelques outils ou des bras assez épais pourrait entrer mais il faut admettre que je n’ai pas grand chose à voler et cela doit se savoir. Je dispose d’un petit vestibule où j’accroche à la chaise à l’assise cassée mon chapeau et mon manteau avant de rentrer dans un petit salon sur ma droite.
« Papa ? »
Mes épaules se crispent un instant avant de se relâcher complètement. Comme si les dangers d’Exech étaient maintenant trop loin pour m’atteindre.
« Je ne voulais pas te réveiller. Tu as mangé quelque chose ? »
Je distingue que le maigre repas que je lui avais laissé n’a pas bougé. Un maigre morceau de pain dur depuis deux jours et une soupe à l’odeur peu engageante à base d’algues venant du port.
« Je n’avais pas très faim. »
« Bien sûr. »
Dis-je avec un maigre sourire en m’approchant de ma fille. Elle est si petite et si maigre qu’elle tient allongée dans le vieux fauteuil usée du salon, emmitouflée dans une couverture trouée , sa peau est pâle comme la neige, son visage est fin, tiraillé par la fatigue et la faim, des cheveux blonds, presque blancs viennent s’y coller, ses beaux yeux auparavant émeraudes deviennent gris et cernés. Elle a six ans, le même âge que le garçon croisé sur la place publique, je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement. Son visage se calque avec le sien pendant un instant et je sens mon visage se tordre de culpabilité.
« Tout va bien ? »
Je secoue la tête pour rendre à ma fille son visage.
« Oui... oui... je suis juste fatigué. Je vais me laver et nous pourrons manger un peu de pain frais. D’accord ? »
Elle hoche faiblement la tête avec un sourire ravi à l’idée de se remplir un peu l’estomac. Je sors de mon sac le flacon confié par l’apothicaire et attrape la petite cuillère plongée dans le bol de soupe.
« J’ai ramené un autre médicament. »
« Est-ce qu’il fonctionne celui là ? »
« Oui cette fois c’est sûr. » lui dis-je en voulant me montrer rassurant.
« Tu as déjà dit ça la dernière fois...»
« Et la fois d’avant je sais... »
Je lui adresse un sourire et caresse doucement sa joue avant de lui donner le remède.
Je me dirige ensuite vers une autre pièce de la maison où se trouve une bassine d’eau froide et une glace qui me sert pour le rasage. Je saisis une serviette que je trempe pour me laver le visage, je retire ensuite mon gilet pour me décrasser le torse. Mon regard croise mon reflet dans le miroir et je ressens un dégoût profond pour moi même. Le fils de riche devait déjà ressentir les premiers effets de son inhalation. Si ma fille subissait la même chose j’en serais dingue.
« Je n’avais pas le choix. »
Répétais-je à voix basse à mon reflet pour le convaincre et chasser ce regard inquisiteur dardé sur moi. Je prends ma tête entre mes bras et serre les dents pour ne pas hurler. Un bruit dans l’entrée me fait sursauter. Des coups forts qui tambourinent ma porte. Je remet ma chemise en toute hâte pour sortir de la salle d’eau et me diriger vers la porte. Je fais signe à ma fille de garder le silence quand je croise son regard inquiet. La porte manque de chavirer à chaque coup et des nuages de poussières se décollent des murs adjacents.
« Qui est-là ? »
Déclarais-je d’une voix forte sans laisser paraître mon angoisse.
« C’est nous ! Tu ferais mieux d’ouvrir l’Alchimiste. »
Je reconnais la voix, un sbire de la Confrérie du Crâne. Un type costaud au crâne rasé gravé de cicatrices et à la voix plus grave qu’une note de contrebasse qui porte le nom poétique de Gratul. Je risque un oeil à travers une fissure dans le bois pour vérifier si il y a d’autres membres du gang présents. J’aperçois le crâne chauve de Gratul, un bras poilu portant des cicatrices et un autre couvert d’une chemise sombre de l’autre côté de la porte. Un coup plus fort que les autres me fait sursauter moi et ma fille que j’entends commencer à pleurer.
« Ouvre ! »
Ces brutes sont assoiffés de sang, hors de question que je les laisse pénétrer dans mon foyer. Je sais pourquoi ils sont ici, ils veulent de l’argent, de l’argent que je leurs dois. Je tente de les raisonner à travers la maigre protection de bois, m’adressant d’une voix assez forte pour couvrir le bruit des martèlements.
« Si je me souviens bien l’échéance n’est que dans quatre jours. »
Un ricanement fait place au tambours avant que la contrebasse se remette à jouer.
« Je te pensais plus malin l’Alchimiste. La date a changé. C’est aujourd’hui. »
« Ce n’est pas ce qui était convenu, j’aurais l’argent dans quatre jours. »
« Alors il y aura des interêts. »
Maudit soit-il ! Lui et son gang de brutes ! On ne s’en sort jamais avec eux ! Je me retiens de taper à mon tour contre la porte pour me défouler. Que dois-je faire pour pouvoir rembourser ma dette avec la Confrérie ? Contracter une dette auprès de la Fraternité ? Et après ? Auprès du Lys ? De la Main Rouge ? Jamais je n’en finirais ! Merde !
Je pousse un long souffle pour reprendre mon sang-froid, je ne pourrais pas avoir assez d’argent en quelques jours pour récolter la somme convenu plus les intérêts. Si je ne peux pas avoir plus d’argent il me faut plus de temps.
« Laissez moi sept jours de plus. »
Plusieurs ricanements s’élèvent cette fois.
« Tu déconnes j’espère ! »
Je dépose doucement mes mains contre la porte, en approche mes lèvres, emplissant mes narines de l’odeur de poussière et de bois mort qu’elle dégage. J’articule chaque mot pour être certains qu’ils soient compris et qu’ils en comprennent le sens.
« Donnez moi une semaine supplémentaire et je vous triplerais la somme que je vous dois aujourd’hui. »
Un pari risqué, encore, mais pas impossible. Il existe une façon de multiplier ses Yus pour qui sait s’y prendre ou bien de tous les perdre. Le silence s’est installé derrière le bois, l’idée fait son chemin dans la tête de mon interlocuteur.
« Sept jours hein ? »
Je retiens un soupir de soulagement pour répondre.
« Le triple de la somme. »
Le silence reprend. Je retiens mon souffle. Si il décide simplement de défoncer la porte je suis mort.
« On se revoit dans sept jours l’Alchimiste. Vaudrait mieux pour toi que tu aies l’argent. »
Je reste collé à la porte sans respirer, m’assurant d’entendre les pas s’éloigner avant de reprendre une inspiration.
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