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Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis qu'Yzrouel, un commerçant venu d'Imiftil, avait été victime de leur supercherie. Deux jours plus tard il s'était rendu à la demeure des Demorlys, invité à dîner mais surtout à discuter de la proposition commerciale de Mordred, le père d'Adam. Suite aux manigances de la famille bourgeoise et à au fort caractère de l'ancien vétéran, le marchand bedonnant avait vite cédé au marché. Il versait désormais un quart de ses bénéfices à la maison Demorlys en échange d'une place où il pourrait établir son commerce et qui lui attirait pas mal d'avantages.
Tout s'était au final bien passé, et c'était là une source de gain assez juteuse qui s'ajoutait à leurs affaires. Pourtant, l'humeur d'Adam n'était pas à la réjouissance. Pensif, il était assis seul dans leur vaste salon, plongé dans la pénombre avec pour seule source lumineuse le feu qui grondait dans leur imposante cheminée.
Ses yeux bleus fixaient les flammes, il sentait bien leurs chaleurs vu qu'à peine un mètre les séparait. Le jeune mage ferma les yeux et se concentra. Il les percevait également, ces fluides, qui semblaient crépiter et danser en même temps que ces flammèches. Vu qu'il s'agissait d'énergies assez familières, les yeux toujours clos, il essaya de les attirer à lui. Le jeune bourgeois sentait alors comme de minces tentacules invisibles et ardents se diriger vers lui, puis faire demi-tour, comme pour le narguer.
Adam retint un soupir. Il avait entendu dire que certains individus arrivaient à développer leur réserve magique en absorbant les fluides des éléments extérieurs, comme lors de méditations sous une fontaine, en haut d'une montagne ou proche d'un brasier. Peut-être s'y prenait-il mal ou que le feu qui grondait à l'intérieur de la cheminée était bien trop insuffisant ?
Il fut soudainement arraché de ses réflexions par le grincement d'une porte et un bruit de pas qui s'arrêtèrent alors.
« Que diable fais-tu donc dans le noir ? »
Adam se redressa légèrement dans le canapé et tourna la tête vers un homme solide, approchant de la cinquantaine. Bien que sa barbe impeccablement taillée, ait pris depuis des années maintenant une teinte blanche, Mordred avait conservé une carrure relativement carrée et imposante. Son crâne chauve laissait entrevoir deux cicatrices, souvenir de sa longue et brillante carrière au sein de la milice. Quant à ses rides, ils contrastaient violemment et l'éclat vif et farouche de ses yeux clairs. L'homme semblait toujours en proie à la colère, sur le qui-vive. Mais quand il s'exprimait, c'était la plupart du temps d'une voix grave et étrangement posée.
Le fils répondit simplement :
« Je fais le point. »
Son père le rejoignit. Sa démarche caractéristique démontrait une petite gêne au niveau de sa jambe gauche, conséquence d'une grave blessure faite par une attaque composée de fluides obscures lors d'une ancienne mission. Difficilement guérissable, Modred n'avait pu utiliser sa jambe pendant plusieurs mois, ce qui avait joué dans sa retraite anticipée. Bien que la plaie s'était ensuite lentement résorbée, l'ancien vétéran n'avait jamais pu retrouver l'usage total de son membre. Par orgueil il s'était interdit d'utiliser une canne, et par force de volonté ainsi que de patience, le cinquantenaire était parvenu à remarcher à peu près convenablement.
Mordred s'assit lourdement sur le fauteuil qui se trouvant juste à côté. Il fixait Adam :
« Je te sens troublé mon fils. »
Le mot était peut-être un peu fort, mais le jeune bourgeois était pris dans certaines réflexions depuis le début de la soirée effectivement.
« Il me faut des fluides. »
Il ne donna pas de suite plus de précisions, un petit silence s'installa, qu'aucun des deux ne rompit. Puis Adam continua.
« Tu sais que j'ambitionne de me lancer dans l'art des arcanes. Mais à mon stade, mes réserves de magie sont trop insuffisantes. La baguette que j'ai prise à Yzrouel me permet en effet de mieux canaliser et modeler mon pouvoir, mais je me fatigue vite. Trop vite. Je m'épuise au bout de quelques essais seulement, ce qui ne me laisse pas le loisir d'expérimenter et donc d'évoluer. »
« C'est une plainte ou un constat ? »
« Un constat. »
« Tant mieux, tu es bien placé pour savoir que je ne supporte pas les pleurnichards. Tu sais ce qu'il te reste à faire alors.»
« Oui, je vais trouver un moyen de remplir un peu ma bourse personnelle, ou de dégoter directement quelques fioles de fluides. »
Il était effectivement hors de question de se servir dans le coffre de la maison Demorlys à des fins personnelles. Mordred avait toujours été catégorique sur ça. Pour lui autoriser cela à ses enfants aurait été leur faire prendre de mauvaises habitudes, et les aurait habitué à la facilité, la paresse et donc la faiblesse. Non, les choses ne tombent pas dans la bouche gratuitement, chaque chose se mérite, ainsi va la vie. Adam en était venu à rapidement partager ce point de vue, avec lequel il était entièrement d'accord.
Il était quand même arrivé que leur père leur remette de l'argent, mais c'était moyennant un travail. C'est d'ailleurs dans cette optique que Mordred prit la parole :
« Un navire pirate part la nuit prochaine pour Exech. J'y fais passer une caisse de marchandise. Métaux, épices, bijoux, ect. Il s'agit de la commande d'un petit groupe de là-bas. Si ça t'interesse embarque demain soir avec deux de mes hommes. Assure-toi que le trajet se passe bien et que ces lascars paient bien la somme demandée. On a déjà fait une transaction avec eux, ça c'était déroulé sans encombre mais sait on jamais. Bref, si tout se passe bien tu prendras alors un navire le lendemain pour revenir et tu pourras garder une partie du bénéfice. »
Ca lui allait, il y avait certes plus intéressant mais il n'allait pas faire la fine bouche. De plus, Adam ne s'était jamais rendu à Exech. En fait il n'avait même jamais quitté Tulorim. De ce qu'il avait entendu dire, Exech était cependant loin d'être une ville touristique. Certains avançaient même que la cité était plus dangereuse que Tulorim, ce qui n'était rien. Mais le jeune bourgeois avança quand même :
« Je serais curieux d'en profiter pour passer un peu de temps là-bas. Je n'ai eu que des échos de cette ville et j'aimerais voir par moi même. Il serait temps que je quitte un peu ma ville natale tu ne penses pas ? »
Une ombre sembla passer sur le visage sévère de Mordred. Quelques secondes passèrent avant qu'il réponde.
« Fais comme tu veux. C'est sûr que là-bas tu ne pourras que t'endurcir plus qu'autre chose, tu n'auras pas le choix. Cependant je te préviens, si ici déclarer ton nom peut peut parfois te sortir de certains mauvais pas, là-bas ce ne sera pas le cas. Tu ne pourras compter que sur toi-même. »
Sur ces mots l'ancien vétéran se leva et quitta la pièce.
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