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Auparavant~
~5~
Les mains chargées de remèdes, je me dirige vers la salle d'eau. Dans le couloir, j'aperçois ma jeune pupille me regarder en se mordillant la lèvre inférieure. Elle a certainement vu les deux miliciens me précéder et me consulte du regard. Ses mains miment le geste de verser quelque chose et de le porter à ses lèvres. J'acquiesce, lui laissant le choix quant au thé dont elle prend la charge et appose mon index contre mes lèvres. Je sais qu'elle taira la présence de Hidate pour n'inquiéter personne en attendant que le grand homme soit prêt à être la cible de nombreux regards concernés. Mes doigts enserrent les onguents un peu plus fort. Je passe dans l'arrière boutique, y récupérant de quoi raviver la lanterne de la pièce puis m'approche de la salle d'eau, d'où provient le léger grincement d'un tabouret bas et le bruit de bûches changées de place et destinées à chauffer le liquide propre. Je m'annonce d'un léger coup contre la porte coulissante puis entre dès la voix de Genji entendue. Je commence par déposer mes bocaux sur un meuble contenant des linges de toilettes, échange la bougie mourante de la lanterne pour une neuve, puis seulement regarde les autres occupants de la pièce.
Hidate, toujours dans sa tunique grisâtre et trempée, est assis sur le tabouret, la tête basse et les bras entourant le paquet laissé par le jeune domestique. Genji a un genou à terre à ses côtés, son bras non entravé par l'attelle entourant de façon protectrice les épaules du grand homme. Le milicien Tanigura a toujours été gigantesque à mes yeux, mais là, prostré et les épaules tombantes, il me parait d'un coup bien vulnérable. Ce n'est qu'en remarquant que le jumeau sérieux remue les lèvres que je perçois quelques-unes de ses paroles.
"
...ment désolé, Hidate. J'aur... Me ...omper, pour... fois."
Il n'est généralement pas très expressif, mais je décèle une douloureuse lueur coupable dans son regard, qu'il finit par diriger vers moi. Il prend une brève inspiration, fermant les yeux le temps de masquer son ressenti. Sous son bras, le grand milicien frissonne un peu. Hidate semble sur le point de tourner son attention vers moi, mais il se ravise. Il murmure à voix si basse que même Genji est contraint de se rapprocher pour l'entendre. Le jumeau sérieux acquiesce doucement et reporte son attention vers moi.
"
Pourrais-tu préparer des vêtements pour lui et nous laisser seuls, mon ami ?"
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Bien entendu, mais... Il faut d'abord que je l'ex..."
Genji me coupe la parole, chose rare de la part de ce jeune homme d'ordinaire véritable modèle de politesse ynorienne.
"
Pas besoin. Ce n'est rien qui demanderait l'usage de magie, je m'en suis déjà assuré auprès de lui."
Quoi que le milicien silencieux ait subi, il semble que cela ne soit pas aussi grave que des os brisés ou des plaies internes. Je vois cependant d'ici se former des zones violacées, là où le col de sa tunique laisse entrevoir ses clavicules. Mon cœur de guérisseur a du mal à accepter qu'il me faille m'éloigner de quelqu'un qui souffre visiblement. Je fronce légèrement les sourcils. Soit, je peux accepter que mes onguents suffisent, mais est-ce que le grand ynorien a assez de forces pour se défaire de la vase et de ce que je remarque être des morceaux d'algues dans la chevelure ? Il semble absent, recroquevillé autour de son bagage et immobile, en-dehors de quelques tremblements. Il va prendre froid, comme le redoute Genji.
"
D'accord. Puis-je te débarrasser, Hidate ? Le temps de..."
Je n'ai pas amorcé un geste que le grand milicien se met à secouer vigoureusement la tête et me tourne le dos, semblant presque se réfugier dans les bras du jumeau sérieux. Ce dernier adresse un regard peiné à la forme contre lui, soupire, puis s'adresse calmement à moi.
"
Je m'occupe de lui."
Surpris de cette réaction, je demeure muet, consultant mon ami convalescent du regard. Je tends légèrement la main vers eux, en proie à un sentiment de confusion. Veux-t-il dire s'occuper de ses plaies ? L'aider à faire ses ablutions ? Peut-il seulement y parvenir avec un bras immobilisé ? Je suis affreusement inquiet. Je veux... Non, j'ai
besoin de savoir ce qui lui est arrivé et ce que je peux faire pour l'aider. Mon doute et mes intentions doivent paraitre sur mes traits, car le corps du jeune homme trahit sa réponse. Genji fronce les sourcils, son étreinte se resserre autour de la forme muette de Hidate. Il reprend la parole avec ce qui ressemble à une vive pointe d'agacement.
"
D'Esh Elvohk Kiyoheiki !"
L'entendre m'appeler de façon aussi formelle me tétanise. Inhabituel. Inconfortable. Le reste de ses paroles ne fait qu'accroître mon ressenti.
"
Cesse de t'imaginer être l'indispensable héros capable de régler tous les problèmes de tout le monde ! Tu ne t'es jamais intéressé aux siens jusque-là, ne prétends pas être concerné maintenant qu'il est trop tard, par Rana !"
Mes yeux s'écarquillent face à cette pique hostile à mon égard. Mon interlocuteur est contrarié. Vivement contrarié. Hidate ne cherchant pas à s'interposer entre nous, il doit estimer la remarque légitime. Je détourne pudiquement les yeux, me sentant à la fois impuissant de ne rien pouvoir faire et blessé d'être ainsi rejeté par mes amis. Est-ce ainsi qu'ils perçoivent la chose ? J'ai l'air de vouloir me donner le beau rôle ? Il serait trop tard, mais... Pour quoi ? C'est... douloureux. Je sais qu'il ne pense pas à mal. Je sais aussi qu'il ne veut pas vraiment me causer de peine et que son inquiétude pour Hidate s'allie à sa colère qu'il relâche contre moi, mais en avoir conscience de rend pas la situation plus plaisante.
Ma tête finit par faire un léger mouvement marquant que j'ai compris et ne compte pas insister davantage. Pivotant sur l'avant de mon pied, je leur tourne le dos.
"
Il a laissé quelques habits ici. Je vais les chercher et les laisserai devant la porte. Tohru vous garde du thé chaud. Je... Hum..."
Mes poings se serrent légèrement le long de mon corps. Mon sens de l'hospitalité exige que je leur propose un endroit où se reposer ensuite, quitte à prendre ma chambre pour ne pas être dérangés. Un repas chaud pourrait aussi faire du bien au colossal milicien, mais l'atmosphère lourde et gênante me rend muet. Je me contente de franchir lourdement la porte coulissante et de la refermer derrière moi. Quelques pas dans le couloir plus tard, je me laisse aller inélégamment contre la paroi. J'étais heureux de revenir en mon foyer, de faire des projets quant à mon mariage avec ma tendre Talia, anticipant un retour enthousiaste parmi les miens. Mais je finis à la place avec cette situation, presque confrontation, qui me fait durement réfléchir...
Le temps que j'ai passé en Aliaénon n'a pas été employé ici, à leurs côtés. Ai-je en conséquence été aveugle à la détresse de mes amis ou cela remonte à plus loin ? Ai-je été égoïste de partir au nom de mon devoir ? J'ai le sentiment d'avoir manqué quelque chose d'important, et plus terrible encore d'avoir failli, presque trahi, mes amis. Mes yeux violets se plissent tandis que j'observe silencieusement la bague de fiançailles à mon doigt, héritage de ma courageuse Dame-Harpie. Un élan de culpabilité m'étreint. Suis-je à ce point une mauvaise personne pour avoir voulu embrasser mes sentiments envers Talia ? Ou comme l'a rudement dit Genji, suis-je devenu vaniteux et nombriliste ? Me sens-je investi d'une mission à leur endroit et ne pas être considéré comme leur héros froisserait mon orgueil ? Est-ce là ce qui émane de moi à leurs yeux ?
Y'a-t-il du vrai dans tout ceci ?
La main ornée de l'anneau que j'étends devant moi est masquée par une autre aux longs doigts sombres et écailleux. Quand je relève la tête, c'est pour découvrir Talia d'Omble enserrer précieusement mes phalanges grises. Elle m'observe, cherchant visiblement à déchiffrer mon expression. J'ai la soudaine envie de m'épancher, de lui confier tout ce qui me heurte et me travaille, mais en digne ynorien, je ravale ces sentiments indignes et garde tous mes tourments pour moi. Étrangement, elle n'a pas besoin de ma confession. Elle semble comprendre et fait glisser ses longues serres le long de mon bras, jusqu'à m'étreindre en silence. Est-ce que vouloir rester là contre elle, en laissant filer de mon esprit toutes mes responsabilités un instant, me rend puéril ? Suis-je en train de trahir ce qu'on attend de moi ?
Je ne suis plus certain de rien et me sens frappé de lassitude. Quand je repense à l'expression irritée de Genji, mon cœur se serre. J'ai peu de vrais amis. Je ne veux pas les perdre de cette façon. J'espère que tous ces sentiments s'évanouiront sous peu et que, dès demain matin, tout appartiendra au passé. Je rends son étreinte à ma Promise et ferme les yeux. J'apprécie mes proches, ce qui rend la peine causée plus difficile encore à endurer. Puissent ces moments de faiblesse rapidement se raréfier et cette douleur enserrant ma gorge s'évanouir avec le temps.
~Suite~