L'Herboristerie Locale

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Yuimen
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L'Herboristerie Locale

Message par Yuimen » jeu. 4 janv. 2018 15:30

Herboristerie locale
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Située dans une ruelle du quartier le plus au sud-ouest d'Oranan, cette petite boutique n'affiche sa vocation qu'au moyen d'un panneau proche de son entrée. Modeste et de style typiquement Ynorien, elle propose des remèdes à base de plantes, mais sert également de devanture à une demeure humble.

De plein-pied, l'habitation est de taille moyenne, ne comportant que cinq pièces : une arrière-boutique, une chambre, une salle d'eau, une pièce à vivre, et un débarras. Elles sont fermées par des portes coulissantes, et séparées par un couloir. Le débarras possède une sortie donnant sur un jardinet caché des rues par les murs des constructions mitoyennes.

Rendue assez sombre à cause de sa position entre deux bâtisses plus hautes, la propriété n'est pourtant jamais plongée dans le noir grâce aux diverses lampes rondes présentes un peu partout.

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Kiyoheiki
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Re: L'Herboristerie Locale

Message par Kiyoheiki » ven. 1 nov. 2019 22:21

~Auparavant~

~5~

Les mains chargées de remèdes, je me dirige vers la salle d'eau. Dans le couloir, j'aperçois ma jeune pupille me regarder en se mordillant la lèvre inférieure. Elle a certainement vu les deux miliciens me précéder et me consulte du regard. Ses mains miment le geste de verser quelque chose et de le porter à ses lèvres. J'acquiesce, lui laissant le choix quant au thé dont elle prend la charge et appose mon index contre mes lèvres. Je sais qu'elle taira la présence de Hidate pour n'inquiéter personne en attendant que le grand homme soit prêt à être la cible de nombreux regards concernés. Mes doigts enserrent les onguents un peu plus fort. Je passe dans l'arrière boutique, y récupérant de quoi raviver la lanterne de la pièce puis m'approche de la salle d'eau, d'où provient le léger grincement d'un tabouret bas et le bruit de bûches changées de place et destinées à chauffer le liquide propre. Je m'annonce d'un léger coup contre la porte coulissante puis entre dès la voix de Genji entendue. Je commence par déposer mes bocaux sur un meuble contenant des linges de toilettes, échange la bougie mourante de la lanterne pour une neuve, puis seulement regarde les autres occupants de la pièce.

Hidate, toujours dans sa tunique grisâtre et trempée, est assis sur le tabouret, la tête basse et les bras entourant le paquet laissé par le jeune domestique. Genji a un genou à terre à ses côtés, son bras non entravé par l'attelle entourant de façon protectrice les épaules du grand homme. Le milicien Tanigura a toujours été gigantesque à mes yeux, mais là, prostré et les épaules tombantes, il me parait d'un coup bien vulnérable. Ce n'est qu'en remarquant que le jumeau sérieux remue les lèvres que je perçois quelques-unes de ses paroles.

"...ment désolé, Hidate. J'aur... Me ...omper, pour... fois."

Il n'est généralement pas très expressif, mais je décèle une douloureuse lueur coupable dans son regard, qu'il finit par diriger vers moi. Il prend une brève inspiration, fermant les yeux le temps de masquer son ressenti. Sous son bras, le grand milicien frissonne un peu. Hidate semble sur le point de tourner son attention vers moi, mais il se ravise. Il murmure à voix si basse que même Genji est contraint de se rapprocher pour l'entendre. Le jumeau sérieux acquiesce doucement et reporte son attention vers moi.

"Pourrais-tu préparer des vêtements pour lui et nous laisser seuls, mon ami ?"

"Bien entendu, mais... Il faut d'abord que je l'ex..."

Genji me coupe la parole, chose rare de la part de ce jeune homme d'ordinaire véritable modèle de politesse ynorienne.

"Pas besoin. Ce n'est rien qui demanderait l'usage de magie, je m'en suis déjà assuré auprès de lui."

Quoi que le milicien silencieux ait subi, il semble que cela ne soit pas aussi grave que des os brisés ou des plaies internes. Je vois cependant d'ici se former des zones violacées, là où le col de sa tunique laisse entrevoir ses clavicules. Mon cœur de guérisseur a du mal à accepter qu'il me faille m'éloigner de quelqu'un qui souffre visiblement. Je fronce légèrement les sourcils. Soit, je peux accepter que mes onguents suffisent, mais est-ce que le grand ynorien a assez de forces pour se défaire de la vase et de ce que je remarque être des morceaux d'algues dans la chevelure ? Il semble absent, recroquevillé autour de son bagage et immobile, en-dehors de quelques tremblements. Il va prendre froid, comme le redoute Genji.

"D'accord. Puis-je te débarrasser, Hidate ? Le temps de..."

Je n'ai pas amorcé un geste que le grand milicien se met à secouer vigoureusement la tête et me tourne le dos, semblant presque se réfugier dans les bras du jumeau sérieux. Ce dernier adresse un regard peiné à la forme contre lui, soupire, puis s'adresse calmement à moi.

"Je m'occupe de lui."

Surpris de cette réaction, je demeure muet, consultant mon ami convalescent du regard. Je tends légèrement la main vers eux, en proie à un sentiment de confusion. Veux-t-il dire s'occuper de ses plaies ? L'aider à faire ses ablutions ? Peut-il seulement y parvenir avec un bras immobilisé ? Je suis affreusement inquiet. Je veux... Non, j'ai besoin de savoir ce qui lui est arrivé et ce que je peux faire pour l'aider. Mon doute et mes intentions doivent paraitre sur mes traits, car le corps du jeune homme trahit sa réponse. Genji fronce les sourcils, son étreinte se resserre autour de la forme muette de Hidate. Il reprend la parole avec ce qui ressemble à une vive pointe d'agacement.

"D'Esh Elvohk Kiyoheiki !"

L'entendre m'appeler de façon aussi formelle me tétanise. Inhabituel. Inconfortable. Le reste de ses paroles ne fait qu'accroître mon ressenti.

"Cesse de t'imaginer être l'indispensable héros capable de régler tous les problèmes de tout le monde ! Tu ne t'es jamais intéressé aux siens jusque-là, ne prétends pas être concerné maintenant qu'il est trop tard, par Rana !"

Mes yeux s'écarquillent face à cette pique hostile à mon égard. Mon interlocuteur est contrarié. Vivement contrarié. Hidate ne cherchant pas à s'interposer entre nous, il doit estimer la remarque légitime. Je détourne pudiquement les yeux, me sentant à la fois impuissant de ne rien pouvoir faire et blessé d'être ainsi rejeté par mes amis. Est-ce ainsi qu'ils perçoivent la chose ? J'ai l'air de vouloir me donner le beau rôle ? Il serait trop tard, mais... Pour quoi ? C'est... douloureux. Je sais qu'il ne pense pas à mal. Je sais aussi qu'il ne veut pas vraiment me causer de peine et que son inquiétude pour Hidate s'allie à sa colère qu'il relâche contre moi, mais en avoir conscience de rend pas la situation plus plaisante.

Ma tête finit par faire un léger mouvement marquant que j'ai compris et ne compte pas insister davantage. Pivotant sur l'avant de mon pied, je leur tourne le dos.

"Il a laissé quelques habits ici. Je vais les chercher et les laisserai devant la porte. Tohru vous garde du thé chaud. Je... Hum..."

Mes poings se serrent légèrement le long de mon corps. Mon sens de l'hospitalité exige que je leur propose un endroit où se reposer ensuite, quitte à prendre ma chambre pour ne pas être dérangés. Un repas chaud pourrait aussi faire du bien au colossal milicien, mais l'atmosphère lourde et gênante me rend muet. Je me contente de franchir lourdement la porte coulissante et de la refermer derrière moi. Quelques pas dans le couloir plus tard, je me laisse aller inélégamment contre la paroi. J'étais heureux de revenir en mon foyer, de faire des projets quant à mon mariage avec ma tendre Talia, anticipant un retour enthousiaste parmi les miens. Mais je finis à la place avec cette situation, presque confrontation, qui me fait durement réfléchir...

Le temps que j'ai passé en Aliaénon n'a pas été employé ici, à leurs côtés. Ai-je en conséquence été aveugle à la détresse de mes amis ou cela remonte à plus loin ? Ai-je été égoïste de partir au nom de mon devoir ? J'ai le sentiment d'avoir manqué quelque chose d'important, et plus terrible encore d'avoir failli, presque trahi, mes amis. Mes yeux violets se plissent tandis que j'observe silencieusement la bague de fiançailles à mon doigt, héritage de ma courageuse Dame-Harpie. Un élan de culpabilité m'étreint. Suis-je à ce point une mauvaise personne pour avoir voulu embrasser mes sentiments envers Talia ? Ou comme l'a rudement dit Genji, suis-je devenu vaniteux et nombriliste ? Me sens-je investi d'une mission à leur endroit et ne pas être considéré comme leur héros froisserait mon orgueil ? Est-ce là ce qui émane de moi à leurs yeux ?

Y'a-t-il du vrai dans tout ceci ?

La main ornée de l'anneau que j'étends devant moi est masquée par une autre aux longs doigts sombres et écailleux. Quand je relève la tête, c'est pour découvrir Talia d'Omble enserrer précieusement mes phalanges grises. Elle m'observe, cherchant visiblement à déchiffrer mon expression. J'ai la soudaine envie de m'épancher, de lui confier tout ce qui me heurte et me travaille, mais en digne ynorien, je ravale ces sentiments indignes et garde tous mes tourments pour moi. Étrangement, elle n'a pas besoin de ma confession. Elle semble comprendre et fait glisser ses longues serres le long de mon bras, jusqu'à m'étreindre en silence. Est-ce que vouloir rester là contre elle, en laissant filer de mon esprit toutes mes responsabilités un instant, me rend puéril ? Suis-je en train de trahir ce qu'on attend de moi ?

Je ne suis plus certain de rien et me sens frappé de lassitude. Quand je repense à l'expression irritée de Genji, mon cœur se serre. J'ai peu de vrais amis. Je ne veux pas les perdre de cette façon. J'espère que tous ces sentiments s'évanouiront sous peu et que, dès demain matin, tout appartiendra au passé. Je rends son étreinte à ma Promise et ferme les yeux. J'apprécie mes proches, ce qui rend la peine causée plus difficile encore à endurer. Puissent ces moments de faiblesse rapidement se raréfier et cette douleur enserrant ma gorge s'évanouir avec le temps.

~Suite~

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Kiyoheiki
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Re: L'Herboristerie Locale

Message par Kiyoheiki » ven. 2 juil. 2021 22:20

~Auparavant ~


Un bref courant d'air, un parfum familier et quand je rouvre les yeux, c'est pour découvrir ces mêmes visages m'étant apparus à mesure que je suivais cet appel. Ma jeune épouse Talia, ma pupille Tohru, le milicien Hidate, Genji et son jumeau Junji au bras duquel se tient sa moitié Ayame. Et se tenant à leurs jambes, les bambins Genjimaru et Kiyomi. Mais, à ma grande surprise, d'autres personnes sont aussi présentes, me donnant la sensation que ma maison n'est définitivement plus uniquement la mienne. La cousine des jumeaux se tient dans son armure rouge, entourée par mes anciens apprentis de la milice. L'elfe blanche Mégara, l'ynorien blond Andreï, Daichi l'impulsif et son petit frère, ainsi que la revancharde Junko. Tous affichent fièrement un emblème de la cité sur les équipements que je reconnais comme prêts de la milice, et surtout une expression plus sérieuse et mûre qu'autrefois. Tous les quatre finissent par se défaire de leur stupeur et me saluer comme un gradé, le poing dans leur paume opposée. Ils ont tous grandi, et je devine que malgré leurs désaccords passés, ils se sont étroitement liés ces derniers mois.

Talia est la première à véritablement réagir. Elle s'approche, le regard rivé au mien, et ses longues mains écailleuses se dirigent vers mon visage. Elle touche mon casque et je la laisse me l'ôter, geste inverse de celui qu'elle a fait à mon départ. Ses lèvres légèrement tremblantes touchent mon front avant qu'elle incline la tête, frottant tendrement son nez contre le mien. Je l'enserre de la même façon.

Ce n'est qu'une fois qu'elle a pris place dans mes bras que mes amis semblent se reprendre. Tohru tente de sourire, mais n'y parvient pas. Dans ses mains, le petit squelette laissé par la Liche. Il ne bouge plus, comme abandonné par l'âme de l'enfant qui y avait trouvé refuge. La fillette hésite mais à mon geste lui intimant d'approcher, elle se love contre Talia et moi.

À côté de nous, Hidate et Genji se tiennent côte à côte dans leurs armures, leurs avant-bras en contact direct. Le jumeau sérieux jette un regard à notre gigantesque ami et son mouvement fait baisser les yeux vers lui à ce dernier. Ostensiblement, leurs bras se croisent et leurs poignets s'entrelacent.

Junji et Ayame prennent chacun l'un de leurs enfants dans les bras, se tenant par la taille. La vision serait attendrissante si le couple ne portait pas aussi d'armure. Un silence inhabituel emplit ma demeure, jusqu'à ce que le son d'une porte coulissante se fasse entendre. La vénérable vivant en face est là aussi, portant un plateau où sont rangées des tasses de thé fumantes et dépareillées, signes de plusieurs services différents. Elle cligne des yeux plusieurs fois, fronce les sourcils en me regardant et pose le plateau sur un meuble proche.

"Encore à me contrarier, shaakt. Je ne t'ai pas compté pour le thé. Il va manquer une tasse."

Le côté saugrenu de la remarque cause un blanc. Je ne sais pas qui commence, mais bientôt nous nous retrouvons tous à sourire ou rire doucement. Je ressens une douce chaleur m'envahir la poitrine. Nous partageons cette tasse de thé ensemble, oubliant pour un court moment les forces d'invasion se pressant à nos portes.

Du haut de sa dizaine d'années, Tohru annonce courageusement qu'elle s'est portée volontaire pour aider les guérisseurs et mages blancs. Je suis sur le point d'émettre un doute quand la fillette m'apprend qu'elle était au temple de Gaia tandis que des blessés venus du port y ont été amenés. Elle a pu faire usage de tout ce que je lui ai appris en matière de sorts curatifs, et elle cherche mon approbation. Un simple sourire fier de ma part la comble de joie.

Nous évitons jusqu'au bout de parler de nos assignations, jusqu'à ce qu'il soit temps de nous séparer. La vénérable veillera sur les bambins du couple et le petit frère de Daichi pendant notre absence. Un à un, en duo ou en groupe, mes amis quittent ma demeure. Lorsque seuls Talia et moi restons derrière, je lui confie mes craintes mais aussi mon assurance que je les protégerai tous. Sa longue serre se place sur les lèvres, m'intimant le silence.

"Je sais ce que tu penses, mon aimé. Tu es prêt à tout pour nous. Écoute simplement ceci : ceux que tu veux défendre ont aussi des cœurs battants et des sentiments. Bats toi, mais n'oublie pas que nous tenons à toi. Je veux que tu me reviennes, vivre et fonder un foyer à tes côtés."

Touché, j'acquiesce lentement, prends ses mains et les embrasse tendrement. Je fais tourner l'anneau de Mère à son doigt un instant puis caresse son visage pour lui donner à mon tour un baiser et murmurer une promesse.

Je reviendrai et nous vivrons ensemble. Nous mettrons en commun nos fonds et achèterons les maisons voisines pour reconstituer la propriété d'origine. Nous avons un bel avenir devant nous et ferons tout pour le vivre.


~Suite~

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Kiyoheiki
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Re: L'Herboristerie Locale

Message par Kiyoheiki » mer. 29 mai 2024 19:37

~Auparavant~

~5~

La confusion laisse peu à peu place à la perplexité. Délicatement, je récupère la clé et laisse mon regard se perdre sur le visage de ma fille. Ma poitrine se serre, mais ce qui vient de se passer m'a causé un tel déluge d'émotions que tout ce que je ressens vraiment est de l'incompréhension. Mon attention glisse brièvement sur le côté sans que ma tête se meuve quand je réalise que l'ynorienne s'est approchée de nous. Elle connaît ce rustre individu. Elle est la plus à même de répondre à des questions qui me viennent d'instant en instant. Mais je sais que si je les laisse m'échapper, elles le feront dans des termes mesquins ou accusateurs. Et ce n'est pas moi. J'ai beau souffrir aussi intensément que lorsque j'ai perdu Papa, j'ai retrouvé suffisamment de lucidité pour vouloir me maîtriser. Je baisse les paupières, me plongeant dans une relative pénombre. J'inspire profondément et lentement, poussant du dos contre la main de mon épouse que je sens passer encore doucement entre mes omoplates. Une fois... Une seconde... Et encore une... À part les reniflements du petit garçon devant moi et le retour d'un brouhaha indistinct causé par les gens aux alentours, rien ne me parvient. L'arrivante ne cherche visiblement pas à s'imposer à mon esprit tant que je ne suis pas prêt à l'y accepter. Au bout d'un moment, je laisse mes lèvres s'ouvrir pour pousser un souffle mesuré. Ce n'est qu'après avoir vidé mes poumons et repris une inspiration que je daigne tourner mon attention vers l'ynorienne.

Celle-ci est assise de façon traditionnelle, les mains tenues l'une sur l'autre contre son torse. Elle prie en silence, mais relève la tête sitôt qu'elle se rend compte que je l'observe. Un petit sourire fatigué et gêné de sa part, une expression que je sais fermée de la mienne. Distraitement, elle attrape l'une de ses longues mèches noires et la lisse. Geste nerveux, parce que malgré la rudesse endurée sa coiffure n'est pas vraiment défaite. Nos regards se croisent et je comprends que c'est à moi de figurativement faire le premier pas.

"Peut-être pourriez-vous faire la lumière sur ce qui vient de se produire ?"

Elle a de nouveau un sourire un peu crispé, puis elle se laisse aller à un soupir.

"Oui, bien entendu. Par où commencer ?"

"Son identité ?"

"Ah. Oui, évidemment... Eh bien, c'est un ynorien. Enfin, en partie... Je suppose ? Disons que lorsque j'ai débuté mon noviciat, lui-même officiait déjà. C'était il y a bien vingt ou trente ans, je dirais. J'ai vu son apparence sous le masque, donc je suis à peu près certaine de ce que j'affirme. Si ce n'est que si j'ai grandi, lui semble être... Resté identique à lui-même."

Je soutiens son regard en silence, l'invitant à poursuivre.

"Il n'a jamais été le parfait exemple des nôtres, ynoriens ou serviteurs de la Déesse, au demeurant. Je ne me souviens pas l'avoir connu autrement que direct et irritant au mieux, totalement abject au pire. Mais...", commence-t-elle en se perdant brièvement dans ses souvenirs. Son expression se pare d'une douceur étrange. "Je crois que je n'ai jamais connu soigneur plus efficace que lui."

"Donc c'est un membre du temple ?"

"Oh non, plus depuis longtemps. Il..."

Elle hésite, fronce les sourcils et secoue lentement la tête. Il semble qu'elle ait finalement décidé de se rappeler qu'il n'est pas de bon ton de discuter des affaires privées d'autrui en public, même s'il s'agit de celles d'un être franchement odieux. Je tourne la tête vers Talia dont la main a glissé contre mon épaule et l'enserre tendrement.

"Vous avez omis l'essentiel, quand il est question de quelqu'un. Quel est son nom ?", demande mon épouse à son tour.

"Humph... Il se fait appeler... Wu Ming.", répond notre interlocutrice en se frottant lentement le front du bout des doigts, visiblement agacée par quelque chose. "Une façon dans certaines régions d'Ynorie de dire 'personne', dans le sens contraire de 'quelqu'un', justement."

"Pourquoi nier ainsi sa propre identité ?", poursuit Talia avec un brin d'enthousiasme qui manque de me faire sourire tant je reconnais là sa curiosité naturelle.

"Je ne peux que spéculer, hélas. Nous ne parlons plus beaucoup. Il est régulièrement en voyage hors de la cité depuis... C'est une habitude prise depuis longtemps.", se retient-elle de justesse encore une fois.

J'ai la conviction qu'elle aimerait en dire plus, mais que si je veux en savoir davantage, il me faudra aller trouver l'énergumène moi-même. Et ai-je réellement envie de me fier à ce qu'il a pu me dire ? Les marques sombres que ma peau de demi-shaakt porte sont le résultat d'une interaction avec une créature peu ordinaire. Qui sait ce que quelqu'un qui vient réclamer les dépouilles de leurs défunts à des proches en plein désarroi peut avoir en tête ? Repenser à son audace m'accorde un regain d'irritabilité.

"Se montre-t-il toujours aussi irrespectueux ? Dénué d'empathie ?"

"Il... Il sait ce qu'il veut ?"

"Vous le défendez ? Après l'esclandre qu'il vient de causer ?", s'étonne ma tendre moitié. Et je dois admettre que la chose me fait cligner des yeux à plusieurs reprises également.

"Je... Je comprends un peu sa façon d'être ? Je veux dire... Il cherche, il avance, il se fixe un objectif et il s'y tient jusqu'à ce que son projet aboutisse. Il est actif, courageux, volontaire et inventif. Sa maîtrise des fluides n'a rien à envier à celle des plus grands magiciens, et il sait manier les armes comme tout ynorien qui se respecte."

À son soudain débit de paroles, je sens mes yeux s'écarquiller. J'échange un bon nombre de regards avec mes proches présents, ne sachant pas trop comment réagir. L'ynorienne a simplement l'air... Entièrement sous le charme. Si l'individu dont nous parlons portait un masque, j'ai la certitude que cette personne-ci arbore des œillères impressionnantes. Comment peut-on ainsi mettre sur un piédestal une personne qui vous violente, vous injurie, cause des troubles en public, ne fais pas montre du moindre respect et se sert de parfaits inconnus comme sujet de test pour ses mixtures ? Je commence à m'étonner que la milice n'ait pas eu à l'arrêter une ou deux fois. Peut-être ses voyages sont-ils dus à de possibles répercussions et qu'il choisisse de s'éclipser quand il estime être allé trop loin. Ce Wu Ming n'est vraisemblablement pas un être à sous-estimer, et possiblement moins encore auquel se fier. Et pourtant... Pourtant sa remarque sur les traces du Gentâme me laisse perplexe. Etait-ce un coup de bluff qui a eu la chance de tomber juste ? A-t-il vraiment la capacité de m'aider ? Je ne lui fais aucunement confiance, mais je dois avouer que cela éveille un peu ma curiosité. La seule chose dont je suis certain, c'est qu'il m'est impossible d'obtenir une information impartiale de la part de notre interlocutrice. Depuis qu'elle s'est tue, son expression indique clairement qu'elle pense à l'individu de façon très positive. Trop, sans doute.

Bientôt, un brouhaha s'amplifie dans la rue. Comme mes proches, je tourne la tête de l'autre côté et constate que des personnes semblables au scribe se dirigent vers les différents individus présents. Celui qui a recueilli les noms auprès de notre groupe nous adresse un signe de tête et s'adresse brièvement à la Vénérable. Celle-ci souffle visiblement du nez puis nous rejoint. D'une voix d'un calme étrange, même pour une ynorienne, elle nous annonce que les premiers bûchers pour les défunts seront bientôt dressés et qu'il nous faut les préparer pour les funérailles. Retirer les armures, les objets qui ne pourront pas aisément brûler et ce que nous souhaitons conserver d'eux. Les mots sonnent comme un dialecte inconnu que mon esprit refuse d'interpréter. C'est trop tôt. Pas déjà. J'ai à peine eu le temps de tenir mon enfant dans mes bras. J'ai trop de choses à lui dire pour... Pour...

Je tressaille en sentant le revers de main de mon épouse gentiment caresser ma joue et constate que j'ai inconsciemment serré Tohru si fort contre moi que j'en ai cessé de respirer. Je m'efforce de faire fonctionner mes poumons, de reprendre le dessus, et lève la tête vers Genji. Ce dernier me rend mon regard de longues secondes, puis il ouvre le col de son frère et celui de Ayame, retirant avec délicatesse le pendentif de chacun. Il les assemble sur sa paume puis ferme le poing, portant sa main close à ses lèvres. Quelques instants s'écoulent, la vision de mon ami se montrant courageux ou tournant ses pensées vers quelque chose de concret m'aide à reprendre pied. Tohru... Je ne peux pas la laisser là, aux yeux de tous les passants. Elle mérite le respect, mais aurai-je la force de la vêtir avec ses habits préférés ? Elle ne possède rien de personnel, si ce n'est le petit sac contenant les osselets. Aucune arme que je lui aurais appris à manier, aucun bijou. Mais... Un peigne. Le peigne de bois clair gravé d'une fleur qu'elle avait retrouvé en nettoyant l'arrière-boutique, et... Dont elle s'était jurée de me coiffer un jour, plutôt que de me voir arborer mon éternel ruban doré. Plus j'y songe, plus l'idée de l'utiliser ou de voir quelqu'un d'autre le faire me parait horrible. Cet objet est sa propriété. Il partira avec elle. Avec regret, je desserre mon étreinte et repose tendrement Tohru au sol. Je pose ses petites mains sur le sac dont elle ne se séparait plus du contenu.

"Le yukata qu'elle adore, il faut...", commencé-je en me levant, devant couper court à ce que je dis à cause d'un violent étourdissement.

Vive, Talia s'est levée et m'enlace pour me soutenir. Je demeure un moment stupéfait avant de comprendre que je dois être plus fatigué que je le croyais.

"Tu es épuisé. Rentre un moment.", me dit-elle en se penchant légèrement.

"Je ne peux pas. Je ne vais pas aller me reposer quand..."

"Kiyoheiki !", me coupe-t-elle, attrapant mon visage d'une main pour le tourner vers le sien. "Tu as toute ma confiance ainsi que mon amour. Cela est réciproque, n'est-ce pas ?", demande-t-elle, attendant que j'opine avec perplexité tant la question me semble absurde. "Alors va te reposer. Je m'occupe de notre fille. "

Mes yeux violets rencontrent les siens et s'y plongent. Je sais qu'elle est consciente de l'importance que j'accorde à ma présence dans les circonstances, mais aussi qu'elle ne me fera pas la cruelle farce de procéder aux funérailles sans moi. Tout ce que je lis dans son expression est son inquiétude à mon endroit, sa tendresse, sa dévotion. La chaleur de ses sentiments m'apporte un grand réconfort. Je déglutis difficilement et acquiesce encore une fois. D'un mouvement du chef, je salue mes proches et moins proches, récupère mon Fang Bian Chan que mon épouse me tend avant de me diriger vers la boutique.

J'ai à peine franchi le seuil que je constate la présence de quelques personnes encore secouées ou tentant tant bien que mal de panser des plaies. Mon instinct prend le dessus, et je passe d'un individu à l'autre pour rajuster un bandage, offrir une dose de baume cicatrisant ou donner un conseil pour atténuer une douleur. Dès que je n'ai plus d'excuse pour m'en empêcher, je suis bien obligé de continuer dans ma demeure. Je troque mes bottes contre mes getas et suspends mon arme au crochet mural. Un bref tour dans ma chambre et je retourne brièvement dans la boutique déposer le yukata bleu ciel ainsi que le peigne sur le comptoir. Je fais volte-face en devinant la silhouette de mon épouse à la porte de l'herboristerie et retourne plus avant dans la demeure, faisant coulisser la porte derrière moi. Je regarde celle de ma chambre, pose la main dessus une poignée de secondes. Je la retire et regarde sur ma gauche, vers le bout du couloir. La porte menant au jardin caché. Mes pas m'y conduisent et je sors aussi vite que ma lassitude le permet. Le doux tintement du carillon suspendu à l'arbre au centre du jardin m'accueille et m'apaise presque. Je lève la tête, constatant que le soir tombe progressivement.

Mon attention se porte sur le banc de pierre abrité par l'arbre, sur lequel un tissu replié est étendu avec soin. Une façon d'atténuer l'inconfort du minéral et d'inviter au repos. Je prends place et retire mon heaume que je pose sur mes cuisses. Mes yeux se ferment, mon attention concentrée sur le bruit délicat du métal agité par la brise. Talia m'a dit de me reposer, de méditer peut-être. Mais dès que je tente de me détendre, les visages de Junji, de Ayame et de Tohru m'apparaissent, causant une sensation d'étau dans mon torse. Je rouvre les yeux et soupire. J'observe mes plantes médicinales autour de moi sans vraiment les voir, leur trouvant un aspect différent, presque irréel, lorsque la lueur de mon casque les touche.

"Oh.", soufflé-je avant de retourner le heaume dans ma direction, orientant le cristal vers moi.

La lueur devient faisceau et semble indiquer mon sternum, à l'endroit exact de l'inconfort. Et exactement comme lorsque j'étais submergé par le chagrin de la perte de Papa. Doucement, je rapproche la pièce métallique de moi, sentant la connexion se faire.

"Es-tu capable de m'aider une nouvelle fois ?", murmuré-je en faisant le contraire de ce que je me suis évertué à faire jusque-là.

Je laisse le chagrin, la peine et tous les souvenirs entourant mes chers défunts me revenir un à un.


Modifié en dernier par Kiyoheiki le sam. 8 juin 2024 13:05, modifié 1 fois.

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Kiyoheiki
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Re: L'Herboristerie Locale

Message par Kiyoheiki » sam. 8 juin 2024 13:05

~Auparavant~


J'inspire lentement, me rappelant ce fameux jour où j'ai fait la rencontre de mes plus proches amis. Ayame Nawakura, Hidate Tanigura, Genji et Junji Uzuuma. Une mission d'escorte, ma seconde tâche dans les effectifs de la milice. Un ajout ayant fortement déplu à la jeune pyromancienne qui me l'a fait sentir dès les premiers instants. Mon apparence frêle et de demi-shaakt au milieu d'un groupe purement ynorien, mon intégration au dernier moment à un quatuor déjà rôdé, ma visible inexpérience en-dehors de ma cité natale. Si la plupart du temps elle se contentait de m'ignorer, lorsque j'avais le malheur d'échanger quelques paroles avec Junji, elle ne pouvait pas s'empêcher d'intervenir. Mes souvenirs affluent progressivement. Au cours de ce périple, j'ai eu à me battre. Pas pour la première fois, mais c'est au cours de cette mission que j'ai pris ma première vie. Plus un accident qu'autre chose, maintenant que j'y songe. Le jeune homme m'avait chargé et je l'avais réceptionné sur mon arme. Je n'aurais jamais imaginé que la violence de l'impact aurait fait se planter la lame évasée dans le sol, transformant mon Fang Bian Chan en l'équivalent d'une pique sur laquelle le malheureux s'était empalé. Si Genji m'avait habilement fait comprendre qu'en prenant cette vie j'en avais possiblement sauvé d'autres, Ayame ne s'était pas gênée pour dire qu'il avait choisi son destin en nous attaquant. De m'endurcir ou de quitter la milice avant que je fasse honte à l'insigne. Je pousse un léger souffle du nez, me rappelant combien elle me mettait mal à l'aise à l'époque.

Je revois sa silhouette dans le cadre de la porte de l'auberge, lorsque Hidate, Oncle Masaya, Genji, Junji et moi sommes allés prendre un repas entre amis. Bien des détails me reviennent peu à peu. Elle était enceinte à ce moment et n'avait rien dit à son fiancé, de peur qu'il lui propose l'Union pour les mauvaises raisons. Sa maladresse après le décès de Papa également, lorsque la cousine des jumeaux et la première milicienne rencontrée en mission Akiko était venue me demander d'héberger cette jeune femme au tempérament de feu. Qui s'était faite suspendre de la milice après avoir envoyé paître un officier et renversé quelques encriers sur des documents. J'avais accepté pour que quelqu'un demeure à la boutique lorsque la milice avait besoin de moi, troquant mon toit contre son aide dans la concoction de remèdes. Un léger sourire pare mes traits au souvenir de son brusque coup de colère, non pas contre moi cette fois, mais pour moi. Parce que la Vénérable m'avait copieusement insulté, remettant en doute mes compétences à cause de mon sang. Je n'avais pas mordu à l'hameçon ni n'avait répondu physiquement à la provocation, ce qui avait paradoxalement poussé Ayame à s'insurger à ma place. Je crois que c'est après cela que mon opinion pour elle a changé. J'ai compris que derrière son sale caractère et sa façon brutale de dire les choses, elle était capable de faire preuve de sympathie. Et que dire de notre relation si ce n'est qu'elle était devenue positive ? Familiale même. Kiyomi, sa fille, portant un prénom inspiré du mien en est la preuve la plus flagrante.

Plus je me plonge dans mes souvenirs, plus ils sont nombreux. Son expression choquée ou dubitative à trois reprises : quand Tohru est arrivée dans la boutique et a fondu en larmes en pensant s'être trompée d'adresse, quand le Seigneur Liche Azra a passé la nuit en notre compagnie à notre retour d'Aliaénon, quand ma tendre Talia lui a été présentée comme ma fiancée. Toujours elle avait un sarcasme prêt à être employé, mais jamais pour rien. Ne m'avait-elle pas dit 'Après une gamine réfugiée et un mage obscur, que vas-tu nous ramener la prochaine fois ? Un piaf de compagnie ?' Et une fois le long regard sur ma Promise finalement dirigé vers moi, avant même de la saluer, elle avait dit 'Quand je t'ai demandé si tu allais ramener un truc à plumes, je ne pensais pas que tu allais réellement le faire.' Mordante quelles que soient les circonstances.

Je rouvre les yeux, observant le faisceau bleuté osciller tranquillement vers mon torse. Peu à peu, je sens que mon chagrin en pensant à elle se fait un peu plus supportable. Mes paupières s'abaissent, me faisant revoir le visage souriant de Junji taquinant Ayame et recevant une myriade de coups de poings de celle-ci jusqu'à ce qu'il chouine plaintivement. L'ynorien qui était là pour m'aider à me ressaisir quand Masaya a fait son malaise allergique, seul dans la boutique. Il était devenu un des partenaires de shôgi privilégié de ce dernier lors de sa convalescence. Courageux, secourable, grièvement blessé lors de son retour de mission d'infiltration avec son frère. J'ai du me dépasser pour m'assurer qu'il allait survivre à ses blessures, et cette épreuve a grandement consolidé nos liens. Je me souviens de sa tête éberluée en découvrant ses enfants, puis sa joie indicible d'être parent, et enfin sa frustration de ne pas pouvoir les cajoler à l'envie à cause de ses blessures. Ayame voulait les élever dignement, son époux faisait des bruits et des grimaces indescriptibles pour les faire rire.

Je prends une vive inspiration au souvenir suivant, celui où nos deux couples ont procédé à la cérémonie d'Union en même temps. Petit comité, mais grande valeur. C'est suite à cela, et ayant le couple ainsi que leurs enfants chez moi, que l'idée de racheter le reste de la propriété autour de la boutique est revenue sur la table. Nous avions longuement échangé, décidant que plutôt que de vivre dans la petite habitation dont ils n'auraient même pas le titre de propriété, mieux valait véritablement obtenir un chez-soi. Nous avions conclu qu'il allait falloir mettre nos finances en commun, chercher à acquérir le reste du manoir d'antan dont ma boutique, mon jardin et ma demeure ne sont qu'une portion. Nous aurions abattu une ou deux cloisons pour avoir nos lieux de vie privés, tout en restant à proximité les uns des autres. Ce projet, comme beaucoup d'autres, n'a plus de raison d'être aujourd'hui...

(Ou peut-être que si ?)

Genji et Hidate semblent vouloir s'occuper des enfants. Peut-être voudront-ils concrétiser ce projet en la mémoire de Ayame et Junji ? Le sourire chaleureux de ce dernier, qui lui faisait presque clore les yeux, est le dernier souvenir qui me reste en tête tandis que le faisceau de lumière se stabilise. La douleur de sa perte se fait plus sourde, plus supportable, pas partie pour autant. Et je sais qu'elle ne me quittera pas.

Je lève les yeux vers le carillon, tentant de me montrer courageux. Mes doigts font légèrement crisser le métal de mon casque en appuyant dessus et je devine mes yeux s'embuer alors que je suis certain de ne plus avoir la moindre larme à verser. Mes paupières s'abaissent et je me concentre sur la troisième personne chère que j'ai perdu aujourd'hui. Tohru. J'ai fait la connaissance de cette petite pousse ynorienne à bord du Terrible, le vaisseau nous amenant Masaya et moi à Bouhen, pour le mariage de la fille d'un de ses amis. Elle faisait partie d'un groupe d'ynoriens ayant été évacué d'un village situé vers la frontière nord avec Omyre, peu avant qu'un raid n'y détruise tout. C'était hélas monnaie courante. Des attaques en vue de rapts d'esclaves et de pillages pour des ressources de tous types. La situation va-t-elle s'arranger à présent ? Mon peuple peut-il espérer un tant soit peu de répit ?

À bord, je n'ai pas tout de suite compris qu'il s'agissait d'une fillette, car non contente de porter des habits masculins une taille trop grande pour elle, sa voix curieuse pouvait aussi bien appartenir à une damoiselle qu'à un garçonnet. Nous avions sympathisé autour de mon bras en écharpe, me permettant d'apprendre qu'elle possédait des fluides de lumière dont les mécaniques de la manifestation lui échappaient. Le voyage m'avait permis de la guider, de lui donner des astuces pour mieux appréhender ses pouvoirs. Et à terre, elle m'a tenu compagnie quand j'ai appris que je n'étais pas autorisé à assister à la cérémonie. Un shaakt, même moitié ynorien, risquait de faire mauvais genre parmi les convives. Mais Tohru... Tohru me voyait déjà comme quelqu'un de bien, à qui il était possible de parler, de se confier. J'avais espéré que sa nouvelle vie à proximité de Bouhen lui serait plus favorable.

Quelle ne fut pas ma surprise quelques mois plus tard, quand Ayame m'avait appelé d'une voix incertaine devant la détresse de cette jeune personne. Elle avait embarqué clandestinement pour venir me retrouver, s'était perdue sur le port, avait faussé compagnie à un homme qui voulait la ramener à la milice pour l'aider et avait eu la chance de tomber sur un voisin qui l'a aiguillé jusqu'à nous. Un sourire peiné m'échappe quand je repense à son étreinte désespérée quand elle m'a reconnu, à ma peine et à la colère de Ayame lorsque nous avons découvert les bleus et les marques de ceinturon sur sa forme chétive. Elle avait ingurgité une fiole de fluides volés pour faire disparaître des preuves et protéger son frère qui en faisait un dangereux petit trafic. Il n'avait pas du tout apprécié le geste, et ce n'est que grâce à la déstabilisation de ses pouvoir à cause de la dose concentrée qu'elle a pu lui échapper. Il nous a fallu du temps à Ayame et moi pour l'aider à retrouver un semblant de confiance en elle.

Son air attentif me revient en mémoire, lorsqu'elle s'essayait à préparer du thé pour nous. Et son désarroi à l'expression presque sombre de Hidate qui avait eu le courage de goûter la première tasse. Cette boisson avait été une horreur, un mélange amer de plantes brûlées, que le courageux colosse ynorien avait bravement ingurgité tout de même pour ne pas la blesser. La fillette avait fait des pieds et des mains par la suite pour se faire pardonner par son 'grand frère Hidate', et... Le thé qu'elle préparait était devenu parfait. Elle prenait toujours le temps de comprendre les goûts de chacun pour arranger la boisson avec un zeste de miel, une plante de plus, un peu de lait. Le genre de petite attention qui fait se dire invariablement que l'on est en son foyer. J'inspire vivement par la bouche, sentant une goutte glisser le long de ma joue. Tohru... J'avais encore tant de choses à lui apprendre. À lui dire. À la voir découvrir. Et... Et je n'ai même pas le réconfort de penser qu'elle a cumulé suffisamment de bonté en quelques années pour bénéficier d'une autre vie sous de meilleurs auspices. Parce que c'est la Mort Eternelle qui me l'a prise.

Je serre le casque contre mon torse, demeurant de longs moments courbé autour. Je finis par passer le talon de ma main contre mes yeux, chassant l'humidité qui y persiste. Là encore, le cristal bleuté fait son office et atténue mon chagrin. Mais il perdure, et honnêtement, je le préfère ainsi. J'ai perdu mes amis et ma fille. Il serait méprisable de ma part de ne pas souffrir à la hauteur de notre lien. Telle est ma punition pour être encore de ce monde et pas eux. C'est là le cours que suivent mes pensées, jusqu'à ce que je réalise que jamais ils ne m'auraient laissé poursuivre cette réflexion. Ayame m'aurait sermonné de m'apitoyer bêtement sur mon sort, Junji aurait tenté de me faire rire en me disant qu'il n'aurait jamais songé que je puisse penser autant à lui, et Tohru... Tohru m'aurait enlacé le bras en me rappelant tout ce que j'ai fait pour elle.

(Même absents vous ne me quitterez jamais, n'est-ce pas ?)

Mon attention se porte sur les notes du carillon et un début de triste sérénité m'envahit. Je repousse légèrement le heaume, constatant que le faisceau est de nouveau diffus. Je le tourne sur mes jambes, observant le jardin sans vraiment le voir. Instinctivement, je porte la main à ma chevelure et en défais le ruban doré que j'enroule par habitude autour de ma main. Je vais l'apposer contre mon torse pour prier, quand je suspends brutalement mon geste. Prier... Généralement, cela signifie louer les divinités en lesquelles je crois, leur adresser une supplique ou ma gratitude. Mais là... Là, je revois les derniers événements de la plaine de Kôchii et mon coeur se serre.

Le vaisseau des émissaires divins, arrivés après la bataille, et se présentant comme des héros quand nous, les survivants de ce massacre, avons du puiser dans nos ultimes forces pour maîtriser la Terreur Incarnée. Après un ravage perpétré par une créature de cauchemar face à laquelle nous devions à peine passer pour des insectes. L'engeance des ténèbres alliée à Oaxaca, une existence issue des dieux qui l'ont rejetée et bannie en terres mortelles. et qui a été écartée du monde connu par le sacrifice d'une entité extérieure à Yuimen. D'instant en instant, je réalise quelque chose. Les dieux, qui ne se préoccupent plus directement des affaires des habitants du monde, nous ont envoyé un fléau divin contre lequel nous ne pouvions pas lutter. Pas par nous-mêmes. Pas sans le moindre guide ou appui pour nous y aider. Les récits disent que Thimoros a fauté mais que c'est Zewen qui a pris cette décision, celle de punir les mortels au lieu de faire une place à la Dame Sombre dans leurs rangs. Et il dirige le destin du monde, ou tout du moins est-il conscient des voies qui peuvent résulter de ces décisions cruciales, n'est-ce pas ? Il était donc parfaitement conscient de ce qui allait se passer en la condamnant à errer en Yuimen. De tous les massacres et campagnes d'asservissement qui allaient suivre. De tous les morts qui allaient résulter de ce choix... Et pour quel résultat, au final ? Ramener Oaxaca, en tant que prisonnière au lieu de membre du panthéon, sur l'île des dieux. Là où elle aurait du se trouver depuis le début.

Les fondateurs de notre monde auraient pu nous épargner toutes ces souffrances, mais ils... Ils ont préféré sacrifier les populations existantes que d'assumer leur erreur. Ou est-ce pire encore ? Leur éternité les ennuie-t-elle tant qu'ils ne trouvent de sens qu'en observant nos souffrances contre ces catastrophes qui nous dépassent ? Ne trouvent-ils pas que la diversité des peuples, dont les valeurs parfois grandement opposées et nous poussant continuellement au conflit, se suffit à elle-même ? Mes doigts se serrent sur mon ruban doré. Prier qui ? Zewen d'avoir sagement décidé d'écarter les dieux élémentaires de Yuimen tout en choisissant de laisser une entité ivre de vengeance écumer le monde ? Rana pour avoir eu la miséricorde et la sagesse de prendre le parti des mortels, mais ne pas s'être élevée contre la totale liberté d'une Déesse amère sans chaperon ? Moura, d'avoir donné espoir aux mortels en armant leurs bras de la force de se défendre, alors qu'il n'y en avait aucun face au simple souffle de la Mort Éternelle ? Et Gaïa... La lumineuse, celle que je prie en remerciement de mes pouvoirs... Peut-être est-elle à l'origine des fluides de lumière, mais puis-je réellement chanter ses louanges en ces heures sombres ? À quoi ma magie curative me sert-elle devant l'insoignable ? Comment peut-elle percer des ténèbres résultant de décisions divines ?

À mesure que je prends conscience de certaines réalités, je me sens de plus en plus... Trahi. Je pensais que les dieux s'étaient écartés du monde pour le préserver de leur puissance naturellement en conflit, et pour veiller sur nous. Maintenant... Je commence à me demander s'ils n'ont pas simplement pris du recul pour mieux assister au cruel spectacle de nos tragédies. Nous regarder nous débattre dans une fange qu'ils ont eux-même créé, et intervenir aux heures les plus désespérées et quand plus aucun risque n'existe, afin que nous retrouvions en eux les sauveurs qu'ils pensent être. Sommes-nous moins que du bétail à leurs yeux ? Un cheptel dont il faut abattre des têtes lorsque celles-ci deviennent trop nombreuses ? Pourquoi ? Que redouter de nous après tout ? Quels sont nos recours pour contrer la cruauté divine ? Peut-être n'avons-nous pas plus d'intérêt que des jouets dont ils se lassent vite après les avoir distrait un temps. Des mortels utilisés comme pantins pour réaliser des desseins qui les dépassent n'est pas une idée neuve, après tout.

Mon poing se serre sur mon ruban et pour la première fois, une nouvelle expérience de plus en ce jour, je ferme mon cœur aux divinités. Ce soir, je ne leur accorderai pas davantage de temps. J'ouvre ma sacoche et roule mon ruban que je laisse choir dedans. Il tombe sur la statuette à l'effigie de Gaïa récupérée au marché de Bouhen. Mes yeux s'attardent dessus un instant puis s'en détournent. Je prends une position de méditation, décidé à finalement suivre les directives de Talia afin de prendre un peu de recul et de repos.

Je rouvre les yeux après quelques heures, dans une légère pénombre, quand la porte du jardin face à moi s'ouvre. Je me sens moralement encore un peu las, mais suffisamment reposé. Un léger élan de peine me touche à la vue de mon épouse tenant la lanterne bleutée.

"Mon aimé ? Il est temps.", dit-elle sans approcher mais sans cesser de me regarder.

"Bien.", réponds-je en me coiffant mon heaume et en quittant le banc.

Le carillon tinte une ou deux fois tandis que je m'en éloigne et m'arrête auprès de ma tendre Dame Pâle. Nous échangeons un bref regard, puis elle se place de profil, me laissant passer devant. Je reprends mon arme et troque mes getas contre mes bottes tandis que la porte du jardin émet un doux claquement. Un léger bruit de murmures indistinct me parvient depuis la porte ouverte de la boutique donnant sur la rue. Ma main se serre sur la sangle de mon arme, et est doucement couverte par celle aux écailles noires de Talia.

Après avoir pris une profonde inspiration, retrouvé un semblant de courage et de volonté, je me remets à marcher.


Modifié en dernier par Kiyoheiki le dim. 23 juin 2024 16:07, modifié 1 fois.

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Re: L'Herboristerie Locale

Message par Kiyoheiki » dim. 23 juin 2024 15:09

~Auparavant~

~13~


Les rues d'Oranan sont grandement silencieuses, mais pas muettes tandis que je me rends chez moi. Çà et là, plusieurs de mes concitoyens sont encore réunis, des plateaux porteurs de bouteilles de liqueur forte à proximité. De simples lampes à huile apportent un zeste de luminosité à ce triste moment, celui où l'alcool est un ami tentant car le seul qu'il nous reste. Cela n'est pas dans les habitudes des miens que de se donner en spectacle, mais les circonstances ne sont pas habituelles. Je ne porte aucun jugement, loin d'être moi-même l'incarnation du parfait ynorien. D'ailleurs, je songe que vu le manque de luminosité, je me suis franchement attardé. Combien de fois avons-nous du relancer le sort pour nous éclairer ? Trois fois ? Quatre ? Plus j'y songe, plus je culpabilise. J'espère que mes proches ne m'ont pas attendu avant d'aller se reposer.

Arrivé devant la façade de l'herboristerie, je constate que la lanterne bleutée éclaire toujours faiblement, même si elle est de retour à son crochet proche de la porte. Un guide pour m'amener en mon foyer. Mes pas me font m'arrêter quelques instants à proximité et je lève la main pour la décrocher le temps de l'éteindre. Mais je suspends mon geste. Peut-être que d'autres auront besoin de trouver leur chemin dans la pénombre, ou juste s'assurer que d'autres ont survécu au charnier. Mes doigts se resserrent et j'entre dans la boutique, refermant la porte derrière moi. Quand je porte le regard sur celle qui me sépare de ma demeure, je distingue le doux éclat orangé synonyme d'un feu allumé à travers le cadre. La pièce à vivre est visiblement occupée. Après m'être défait de mes effets et avoir posé mon heaume sur le meuble de l'entrée, je poursuis plus avant. Ma chambre est ouverte, le lit vide. Plus loin, le paravent qui sert de séparation avec les couchages du couple Uzuuma est replié. Les futons ne sont pas étendus.

J'approche du cadre de la pièce et découvre mon épouse assise, replaçant d'une pince des pierres plates dans le foyer. Sur la table proche d'elle, une petite marmite d'où se dégage le délicat fumet d'un bouillon de légumes. Elle lève la tête en percevant mon mouvement et m'adresse un sourire soulagé.

"Bon retour, mon aimé."

"Tu n'es pas couchée ?"

"J'ai somnolé, mais ce silence..."

"Où sont nos amis ?", dis-je en venant prendre place à ses côtés. Immédiatement, elle vient accoler son épaule contre la mienne.

"Genji ne se sentait pas capable de passer la nuit au milieu de leurs affaires. Lui, Hidate et les enfants sont en face, chez la Vénérable.", répond-elle en passant un bras dans mon dos. "Je commençais à m'inquiéter."

Délicatement, je prends sa main dans la mienne et y dépose un baiser. Je lui conte alors succinctement ce qui vient de m'arriver, sans chercher pour autant à atténuer le moindre élément. Talia m'écoute avec attention puis pousse un soupir. Elle n'en dit rien, mais je devine qu'elle risque de tordre le cou à l'ynorien si elle lui met les serres dessus. Au lieu de réagir à ce dont je viens de lui parler, elle me sert un bol et me fait savoir qu'elle a maintenu l'eau du bain chaude en m'attendant. Une façon comme une autre de m'intimer le silence au sujet de cet individu, et de me détendre un peu. C'est ce que je fais, avalant le bouillon qui me met du baume au cœur, puis partant me défaire de la poussière que j'ai accumulé.

Dans la salle d'eau à peine éclairée par un bougeoir, je procède à mes ablutions et découvre des zones douloureuses ou blessées superficiellement. Nul besoin de magie pour cela. Après m'être lavé, je prends quelques minutes pour me délasser dans l'eau chaude. Mon poignet pivote, mettant en évidence la première marque laissée par le Gentâme. J'applique ce que j'ai appris, observant la trame et notant les différents éléments à mesure que je les identifie. Je commence la procédure, réduisant légèrement les intentions existantes, quand un moment de réflexion me fait stopper. J'ai passé le second marché avant de savoir que mon interlocuteur désincarné avait un lien très particulier avec l'ennemi, me faisant donc douter de la légitimité de la réponse. S'il ne m'a peut-être pas menti, en revanche il a pu omettre d'importants détails ou choisir de ne révéler que ce qui ne compromettrait pas sa relation. Mais dans le cas de celle-ci, je n'ai aucun doute que la réponse faite au sujet du rituel était parfaitement adéquate. Ma magie s'estompe, laissant la marque dans son état quasi premier. Je ne suis pas être à renier tous mes engagements parce que cela m'arrange. Et si le sombre marchand d'informations décide qu'il est temps de clamer son dû, j'aviserai en conséquence.

Je pousse un long souffle et sors du bain, massant légèrement ma nuque au passage. Lorsque je me tourne pour attraper un linge sec, j'aperçois le profil de Talia se décaler brusquement de l'interstice à travers l'embrasure de la porte. Surpris un court instant puis légèrement gêné, j'en viens finalement à esquisser un petit sourire à son attitude. Je ceins mes hanches du linge tout en approchant. Quand elle glisse de nouveau un œil entre les montants, c'est pour se retrouver prise sur le fait quand je fais coulisser le battant. Loin de laisser paraitre la moindre honte suite à son acte, mon épouse me lorgne ostensiblement de pied en cap. Ses serres viennent repousser ma chevelure en arrière puis glissent le long de mon cou et de mon épaule. Elle se saisit de mon poignet et fait un pas en arrière, en direction de notre chambre. Je récupère le bougeoir avant de l'y suivre. Elle me déleste de l'objet qu'elle pose sur la table de chevet à côté du lit bas, puis elle me tend les deux mains, s'asseyant et m'attirant à elle pour le faire à ses côtés.

Silencieusement, elle passe ses serres contre mon visage puis elle prend de nouveau ma main, l'amenant en douceur contre son sternum. Elle inspire doucement, abaissant les paupières et m'invitant à faire de même. Sous ma paume, son cœur bat avec calme mais vigueur. La preuve qu'elle est là, à mes côtés. Vivante. Présente. Partageant cet instant avec moi. Bientôt, je sens son rythme cardiaque s'accélérer et ses mains manipuler la mienne. Mes doigts sont guidés jusqu'à envelopper le galbe de sa poitrine, tandis qu'elle se penche et vient souffler quelques mots à mon oreille. Je ne peux m'empêcher de la contempler, de chercher à clarifier ses intentions, mais je ne vois plus que ses yeux embués. Ma courageuse Talia. Elle m'a soutenu tout le long de ces terribles heures. Mon roc dans cette tempête. Ma lanterne dans la pénombre. Une femme Pâle têtue et vaillante, digne et forte, au point que j'en avais presque oublié qu'elle aussi souffre de cette tragédie. C'est là, dans cette maison vide et privée de chaleur, que je me rends compte qu'elle a tenu le choc pour mon bien. Et maintenant, dans l'intimité de notre chambre, elle se laisse aller à sa vulnérabilité.

J'acquiesce doucement, la laissant se saisir de mon visage pour me donner un baiser chaste. Puis un autre qui l'est moins, puis un dernier qui ne l'est plus du tout. Elle se blottit contre moi comme elle le peut, ses lèvres semblant vouloir se fondre dans les miennes. Lorsqu'elle a besoin de reprendre son souffle, je l'accompagne pour qu'elle s'étende doucement. Ses bras se jettent autour de moi pour me ramener au plus près. Elle m'enlace avec une force désespérée, de légers sanglots lui échappant et m'incitant à la cajoler, la consoler. À lui rappeler à mon tour être là pour elle. Cette nuit, nous trouverons notre réconfort dans une étreinte mutuelle. Car c'est ainsi, en nous remémorant que nous sommes encore là l'un pour l'autre, que nous surmonterons cette épreuve.

Celle où il nous faut porter le deuil, une fois de plus.



~Suite~

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