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Auparavant~
J'inspire lentement, me rappelant ce fameux jour où j'ai fait la rencontre de mes plus proches amis. Ayame Nawakura, Hidate Tanigura, Genji et Junji Uzuuma. Une mission d'escorte, ma seconde tâche dans les effectifs de la milice. Un ajout ayant fortement déplu à la jeune pyromancienne qui me l'a fait sentir dès les premiers instants. Mon apparence frêle et de demi-shaakt au milieu d'un groupe purement ynorien, mon intégration au dernier moment à un quatuor déjà rôdé, ma visible inexpérience en-dehors de ma cité natale. Si la plupart du temps elle se contentait de m'ignorer, lorsque j'avais le malheur d'échanger quelques paroles avec Junji, elle ne pouvait pas s'empêcher d'intervenir. Mes souvenirs affluent progressivement. Au cours de ce périple, j'ai eu à me battre. Pas pour la première fois, mais c'est au cours de cette mission que j'ai pris ma première vie. Plus un accident qu'autre chose, maintenant que j'y songe. Le jeune homme m'avait chargé et je l'avais réceptionné sur mon arme. Je n'aurais jamais imaginé que la violence de l'impact aurait fait se planter la lame évasée dans le sol, transformant mon Fang Bian Chan en l'équivalent d'une pique sur laquelle le malheureux s'était empalé. Si Genji m'avait habilement fait comprendre qu'en prenant cette vie j'en avais possiblement sauvé d'autres, Ayame ne s'était pas gênée pour dire qu'il avait choisi son destin en nous attaquant. De m'endurcir ou de quitter la milice avant que je fasse honte à l'insigne. Je pousse un léger souffle du nez, me rappelant combien elle me mettait mal à l'aise à l'époque.
Je revois sa silhouette dans le cadre de la porte de l'auberge, lorsque Hidate, Oncle Masaya, Genji, Junji et moi sommes allés prendre un repas entre amis. Bien des détails me reviennent peu à peu. Elle était enceinte à ce moment et n'avait rien dit à son fiancé, de peur qu'il lui propose l'Union pour les mauvaises raisons. Sa maladresse après le décès de Papa également, lorsque la cousine des jumeaux et la première milicienne rencontrée en mission Akiko était venue me demander d'héberger cette jeune femme au tempérament de feu. Qui s'était faite suspendre de la milice après avoir envoyé paître un officier et renversé quelques encriers sur des documents. J'avais accepté pour que quelqu'un demeure à la boutique lorsque la milice avait besoin de moi, troquant mon toit contre son aide dans la concoction de remèdes. Un léger sourire pare mes traits au souvenir de son brusque coup de colère, non pas contre moi cette fois, mais pour moi. Parce que la Vénérable m'avait copieusement insulté, remettant en doute mes compétences à cause de mon sang. Je n'avais pas mordu à l'hameçon ni n'avait répondu physiquement à la provocation, ce qui avait paradoxalement poussé Ayame à s'insurger à ma place. Je crois que c'est après cela que mon opinion pour elle a changé. J'ai compris que derrière son sale caractère et sa façon brutale de dire les choses, elle était capable de faire preuve de sympathie. Et que dire de notre relation si ce n'est qu'elle était devenue positive ? Familiale même. Kiyomi, sa fille, portant un prénom inspiré du mien en est la preuve la plus flagrante.
Plus je me plonge dans mes souvenirs, plus ils sont nombreux. Son expression choquée ou dubitative à trois reprises : quand Tohru est arrivée dans la boutique et a fondu en larmes en pensant s'être trompée d'adresse, quand le Seigneur Liche Azra a passé la nuit en notre compagnie à notre retour d'Aliaénon, quand ma tendre Talia lui a été présentée comme ma fiancée. Toujours elle avait un sarcasme prêt à être employé, mais jamais pour rien. Ne m'avait-elle pas dit '
Après une gamine réfugiée et un mage obscur, que vas-tu nous ramener la prochaine fois ? Un piaf de compagnie ?' Et une fois le long regard sur ma Promise finalement dirigé vers moi, avant même de la saluer, elle avait dit '
Quand je t'ai demandé si tu allais ramener un truc à plumes, je ne pensais pas que tu allais réellement le faire.' Mordante quelles que soient les circonstances.
Je rouvre les yeux, observant le faisceau bleuté osciller tranquillement vers mon torse. Peu à peu, je sens que mon chagrin en pensant à elle se fait un peu plus supportable. Mes paupières s'abaissent, me faisant revoir le visage souriant de Junji taquinant Ayame et recevant une myriade de coups de poings de celle-ci jusqu'à ce qu'il chouine plaintivement. L'ynorien qui était là pour m'aider à me ressaisir quand Masaya a fait son malaise allergique, seul dans la boutique. Il était devenu un des partenaires de shôgi privilégié de ce dernier lors de sa convalescence. Courageux, secourable, grièvement blessé lors de son retour de mission d'infiltration avec son frère. J'ai du me dépasser pour m'assurer qu'il allait survivre à ses blessures, et cette épreuve a grandement consolidé nos liens. Je me souviens de sa tête éberluée en découvrant ses enfants, puis sa joie indicible d'être parent, et enfin sa frustration de ne pas pouvoir les cajoler à l'envie à cause de ses blessures. Ayame voulait les élever dignement, son époux faisait des bruits et des grimaces indescriptibles pour les faire rire.
Je prends une vive inspiration au souvenir suivant, celui où nos deux couples ont procédé à la cérémonie d'Union en même temps. Petit comité, mais grande valeur. C'est suite à cela, et ayant le couple ainsi que leurs enfants chez moi, que l'idée de racheter le reste de la propriété autour de la boutique est revenue sur la table. Nous avions longuement échangé, décidant que plutôt que de vivre dans la petite habitation dont ils n'auraient même pas le titre de propriété, mieux valait véritablement obtenir un chez-soi. Nous avions conclu qu'il allait falloir mettre nos finances en commun, chercher à acquérir le reste du manoir d'antan dont ma boutique, mon jardin et ma demeure ne sont qu'une portion. Nous aurions abattu une ou deux cloisons pour avoir nos lieux de vie privés, tout en restant à proximité les uns des autres. Ce projet, comme beaucoup d'autres, n'a plus de raison d'être aujourd'hui...
(
Ou peut-être que si ?)
Genji et Hidate semblent vouloir s'occuper des enfants. Peut-être voudront-ils concrétiser ce projet en la mémoire de Ayame et Junji ? Le sourire chaleureux de ce dernier, qui lui faisait presque clore les yeux, est le dernier souvenir qui me reste en tête tandis que le faisceau de lumière se stabilise. La douleur de sa perte se fait plus sourde, plus supportable, pas partie pour autant. Et je sais qu'elle ne me quittera pas.
Je lève les yeux vers le carillon, tentant de me montrer courageux. Mes doigts font légèrement crisser le métal de mon casque en appuyant dessus et je devine mes yeux s'embuer alors que je suis certain de ne plus avoir la moindre larme à verser. Mes paupières s'abaissent et je me concentre sur la troisième personne chère que j'ai perdu aujourd'hui. Tohru. J'ai fait la connaissance de cette petite pousse ynorienne à bord du Terrible, le vaisseau nous amenant Masaya et moi à Bouhen, pour le mariage de la fille d'un de ses amis. Elle faisait partie d'un groupe d'ynoriens ayant été évacué d'un village situé vers la frontière nord avec Omyre, peu avant qu'un raid n'y détruise tout. C'était hélas monnaie courante. Des attaques en vue de rapts d'esclaves et de pillages pour des ressources de tous types. La situation va-t-elle s'arranger à présent ? Mon peuple peut-il espérer un tant soit peu de répit ?
À bord, je n'ai pas tout de suite compris qu'il s'agissait d'une fillette, car non contente de porter des habits masculins une taille trop grande pour elle, sa voix curieuse pouvait aussi bien appartenir à une damoiselle qu'à un garçonnet. Nous avions sympathisé autour de mon bras en écharpe, me permettant d'apprendre qu'elle possédait des fluides de lumière dont les mécaniques de la manifestation lui échappaient. Le voyage m'avait permis de la guider, de lui donner des astuces pour mieux appréhender ses pouvoirs. Et à terre, elle m'a tenu compagnie quand j'ai appris que je n'étais pas autorisé à assister à la cérémonie. Un shaakt, même moitié ynorien, risquait de faire mauvais genre parmi les convives. Mais Tohru... Tohru me voyait déjà comme quelqu'un de bien, à qui il était possible de parler, de se confier. J'avais espéré que sa nouvelle vie à proximité de Bouhen lui serait plus favorable.
Quelle ne fut pas ma surprise quelques mois plus tard, quand Ayame m'avait appelé d'une voix incertaine devant la détresse de cette jeune personne. Elle avait embarqué clandestinement pour venir me retrouver, s'était perdue sur le port, avait faussé compagnie à un homme qui voulait la ramener à la milice pour l'aider et avait eu la chance de tomber sur un voisin qui l'a aiguillé jusqu'à nous. Un sourire peiné m'échappe quand je repense à son étreinte désespérée quand elle m'a reconnu, à ma peine et à la colère de Ayame lorsque nous avons découvert les bleus et les marques de ceinturon sur sa forme chétive. Elle avait ingurgité une fiole de fluides volés pour faire disparaître des preuves et protéger son frère qui en faisait un dangereux petit trafic. Il n'avait pas du tout apprécié le geste, et ce n'est que grâce à la déstabilisation de ses pouvoir à cause de la dose concentrée qu'elle a pu lui échapper. Il nous a fallu du temps à Ayame et moi pour l'aider à retrouver un semblant de confiance en elle.
Son air attentif me revient en mémoire, lorsqu'elle s'essayait à préparer du thé pour nous. Et son désarroi à l'expression presque sombre de Hidate qui avait eu le courage de goûter la première tasse. Cette boisson avait été une horreur, un mélange amer de plantes brûlées, que le courageux colosse ynorien avait bravement ingurgité tout de même pour ne pas la blesser. La fillette avait fait des pieds et des mains par la suite pour se faire pardonner par son 'grand frère Hidate', et... Le thé qu'elle préparait était devenu parfait. Elle prenait toujours le temps de comprendre les goûts de chacun pour arranger la boisson avec un zeste de miel, une plante de plus, un peu de lait. Le genre de petite attention qui fait se dire invariablement que l'on est en son foyer. J'inspire vivement par la bouche, sentant une goutte glisser le long de ma joue. Tohru... J'avais encore tant de choses à lui apprendre. À lui dire. À la voir découvrir. Et... Et je n'ai même pas le réconfort de penser qu'elle a cumulé suffisamment de bonté en quelques années pour bénéficier d'une autre vie sous de meilleurs auspices. Parce que c'est la Mort Eternelle qui me l'a prise.
Je serre le casque contre mon torse, demeurant de longs moments courbé autour. Je finis par passer le talon de ma main contre mes yeux, chassant l'humidité qui y persiste. Là encore, le cristal bleuté fait son office et atténue mon chagrin. Mais il perdure, et honnêtement, je le préfère ainsi. J'ai perdu mes amis et ma fille. Il serait méprisable de ma part de ne pas souffrir à la hauteur de notre lien. Telle est ma punition pour être encore de ce monde et pas eux. C'est là le cours que suivent mes pensées, jusqu'à ce que je réalise que jamais ils ne m'auraient laissé poursuivre cette réflexion. Ayame m'aurait sermonné de m'apitoyer bêtement sur mon sort, Junji aurait tenté de me faire rire en me disant qu'il n'aurait jamais songé que je puisse penser autant à lui, et Tohru... Tohru m'aurait enlacé le bras en me rappelant tout ce que j'ai fait pour elle.
(
Même absents vous ne me quitterez jamais, n'est-ce pas ?)
Mon attention se porte sur les notes du carillon et un début de triste sérénité m'envahit. Je repousse légèrement le heaume, constatant que le faisceau est de nouveau diffus. Je le tourne sur mes jambes, observant le jardin sans vraiment le voir. Instinctivement, je porte la main à ma chevelure et en défais le ruban doré que j'enroule par habitude autour de ma main. Je vais l'apposer contre mon torse pour prier, quand je suspends brutalement mon geste. Prier... Généralement, cela signifie louer les divinités en lesquelles je crois, leur adresser une supplique ou ma gratitude. Mais là... Là, je revois les derniers événements de la plaine de Kôchii et mon coeur se serre.
Le vaisseau des émissaires divins, arrivés après la bataille, et se présentant comme des héros quand nous, les survivants de ce massacre, avons du puiser dans nos ultimes forces pour maîtriser la Terreur Incarnée. Après un ravage perpétré par une créature de cauchemar face à laquelle nous devions à peine passer pour des insectes. L'engeance des ténèbres alliée à Oaxaca, une existence issue des dieux qui l'ont rejetée et bannie en terres mortelles. et qui a été écartée du monde connu par le sacrifice d'une entité extérieure à Yuimen. D'instant en instant, je réalise quelque chose. Les dieux, qui ne se préoccupent plus directement des affaires des habitants du monde, nous ont envoyé un fléau divin contre lequel nous ne pouvions pas lutter. Pas par nous-mêmes. Pas sans le moindre guide ou appui pour nous y aider. Les récits disent que Thimoros a fauté mais que c'est Zewen qui a pris cette décision, celle de punir les mortels au lieu de faire une place à la Dame Sombre dans leurs rangs. Et il dirige le destin du monde, ou tout du moins est-il conscient des voies qui peuvent résulter de ces décisions cruciales, n'est-ce pas ? Il était donc parfaitement conscient de ce qui allait se passer en la condamnant à errer en Yuimen. De tous les massacres et campagnes d'asservissement qui allaient suivre. De tous les morts qui allaient résulter de ce choix... Et pour quel résultat, au final ? Ramener Oaxaca, en tant que prisonnière au lieu de membre du panthéon, sur l'île des dieux. Là où elle aurait du se trouver depuis le début.
Les fondateurs de notre monde auraient pu nous épargner toutes ces souffrances, mais ils... Ils ont préféré sacrifier les populations existantes que d'assumer leur erreur. Ou est-ce pire encore ? Leur éternité les ennuie-t-elle tant qu'ils ne trouvent de sens qu'en observant nos souffrances contre ces catastrophes qui nous dépassent ? Ne trouvent-ils pas que la diversité des peuples, dont les valeurs parfois grandement opposées et nous poussant continuellement au conflit, se suffit à elle-même ? Mes doigts se serrent sur mon ruban doré. Prier qui ? Zewen d'avoir sagement décidé d'écarter les dieux élémentaires de Yuimen tout en choisissant de laisser une entité ivre de vengeance écumer le monde ? Rana pour avoir eu la miséricorde et la sagesse de prendre le parti des mortels, mais ne pas s'être élevée contre la totale liberté d'une Déesse amère sans chaperon ? Moura, d'avoir donné espoir aux mortels en armant leurs bras de la force de se défendre, alors qu'il n'y en avait aucun face au simple souffle de la Mort Éternelle ? Et Gaïa... La lumineuse, celle que je prie en remerciement de mes pouvoirs... Peut-être est-elle à l'origine des fluides de lumière, mais puis-je réellement chanter ses louanges en ces heures sombres ? À quoi ma magie curative me sert-elle devant l'insoignable ? Comment peut-elle percer des ténèbres résultant de décisions divines ?
À mesure que je prends conscience de certaines réalités, je me sens de plus en plus... Trahi. Je pensais que les dieux s'étaient écartés du monde pour le préserver de leur puissance naturellement en conflit, et pour veiller sur nous. Maintenant... Je commence à me demander s'ils n'ont pas simplement pris du recul pour mieux assister au cruel spectacle de nos tragédies. Nous regarder nous débattre dans une fange qu'ils ont eux-même créé, et intervenir aux heures les plus désespérées et quand plus aucun risque n'existe, afin que nous retrouvions en eux les sauveurs qu'ils pensent être. Sommes-nous moins que du bétail à leurs yeux ? Un cheptel dont il faut abattre des têtes lorsque celles-ci deviennent trop nombreuses ? Pourquoi ? Que redouter de nous après tout ? Quels sont nos recours pour contrer la cruauté divine ? Peut-être n'avons-nous pas plus d'intérêt que des jouets dont ils se lassent vite après les avoir distrait un temps. Des mortels utilisés comme pantins pour réaliser des desseins qui les dépassent n'est pas une idée neuve, après tout.
Mon poing se serre sur mon ruban et pour la première fois, une nouvelle expérience de plus en ce jour, je ferme mon cœur aux divinités. Ce soir, je ne leur accorderai pas davantage de temps. J'ouvre ma sacoche et roule mon ruban que je laisse choir dedans. Il tombe sur la statuette à l'effigie de Gaïa récupérée au marché de Bouhen. Mes yeux s'attardent dessus un instant puis s'en détournent. Je prends une position de méditation, décidé à finalement suivre les directives de Talia afin de prendre un peu de recul et de repos.
Je rouvre les yeux après quelques heures, dans une légère pénombre, quand la porte du jardin face à moi s'ouvre. Je me sens moralement encore un peu las, mais suffisamment reposé. Un léger élan de peine me touche à la vue de mon épouse tenant la lanterne bleutée.
"
Mon aimé ? Il est temps.", dit-elle sans approcher mais sans cesser de me regarder.
"
Bien.", réponds-je en me coiffant mon heaume et en quittant le banc.
Le carillon tinte une ou deux fois tandis que je m'en éloigne et m'arrête auprès de ma tendre Dame Pâle. Nous échangeons un bref regard, puis elle se place de profil, me laissant passer devant. Je reprends mon arme et troque mes getas contre mes bottes tandis que la porte du jardin émet un doux claquement. Un léger bruit de murmures indistinct me parvient depuis la porte ouverte de la boutique donnant sur la rue. Ma main se serre sur la sangle de mon arme, et est doucement couverte par celle aux écailles noires de Talia.
Après avoir pris une profonde inspiration, retrouvé un semblant de courage et de volonté, je me remets à marcher.